Thérèse EJ, Histoire d'une âme A 36

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un véritable amour. Je sentais aussi le désir de n'aimer que le Bon Dieu, de ne trouver de joie qu'en Lui, souvent pendant mes communions, je répétais ces paroles de l'Imitation: "O Jésus! douceur ineffable, changez pour moi en amertume, toutes les consolations de la terre!..." NHA 409 141 Cette prière sortait de mes lèvres sans effort, sans contrainte, il me semblait que je la répétais, non par ma volonté, mais comme une enfant qui redit les paroles qu'une personne amie lui inspire... Plus tard je vous dirai, ma Mère chérie, comment Jésus s'est plu à réaliser mon désir, comment Il fut toujours Lui seul ma douceur ineffable, si je vous en parlais tout de suite je serais obligée d'anticiper sur le temps de ma vie de jeune fille, il me reste encore beaucoup de détails à vous donner sur ma vie d'enfant.
Peu de temps après ma première Communion, j'entrai de nouveau en retraite pour ma Confirmation. NHA 410 142 Je m'étais préparée avec beaucoup de soin à recevoir la visite de l'Esprit Saint, Ac 1,14 je ne comprenais pas qu'on ne fasse pas une grande attention à la réception de ce sacrement d'Amour. Ordinairement on ne faisait qu'un jour de retraite pour la Confirmation, mais Monseigneur n'ayant pu venir au jour marqué, j'eus la consolation d'avoir deux jours de solitude. Pour nous distraire notre maîtresse nous conduisit au Mont Cassin NHA 411 143 et là je cueillis à pleines mains des grandes pâquerettes pour la Fête Dieu. Ah! que mon âme était joyeuse, comme les apôtres j'attendais avec bonheur la visite de l'Esprit Saint... Ac 2,1-4 Je me réjouissais à la pensée d'être bientôt parfaite chrétienne et surtout à celle d'avoir éternellement sur le front la croix mystérieuse que l'évêque marque en imposant le sacrement... Enfin l'heureux moment arriva, je ne sentis pas un vent impétueux au moment de la descente du Saint Esprit, mais plutôt cette brise légère 144 dont le prophète Élie entendit le murmure sur le mont Horeb... 1R 19,11-13 NHA 412 En ce jour je reçus la force de souffrir, car bientôt après le martyre de mon âme devait

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commencer... Ce fut ma chère petite Léonie qui me servit de Marraine, elle était si émue qu'elle ne put empêcher ses larmes de couler tout le temps de la cérémonie. Avec moi elle reçut la Sainte Communion, car j'eus encore le bonheur de m'unir à Jésus en ce beau jour.
Après ces délicieuses et inoubliables fêtes, ma vie rentra dans l'ordinaire, c'est-à-dire que je dus reprendre la vie de pensionnaire qui m'était si pénible. Au moment de ma première Communion j'aimais cette existence avec des enfants de mon âge, toutes remplies de bonne volonté, ayant pris comme moi la résolution de pratiquer sérieusement la vertu, mais il fallait me remettre en contact avec des élèves bien différentes, dissipées, ne voulant pas observer la règle, et cela me rendait bien malheureuse. J'étais d'un caractère gai, mais je ne savais pas me livrer aux jeux de mon âge 145 , souvent pendant les récréations, je m'appuyais contre un arbre et là je contemplais le coup d'oeil, me livrant à de sérieuses réflexions! J'avais inventé un jeu qui me plaisait, c'était d'enterrer les pauvres petits oiseaux que nous trouvions morts sous les arbres, beaucoup d'élèves voulurent m'aider en sorte que notre cimetière devint très joli, planté d'arbres et de fleurs proportionnés à la grandeur de nos petits emplumés. J'aimais encore à raconter des histoires que j'inventais à mesure qu'elles me venaient à l'esprit, mes compagnes alors m'entouraient avec empressement et parfois de grandes élèves se mêlaient à la troupe des auditeurs. La même histoire durait plusieurs jours, car je me plaisais à la rendre de plus en plus intéressante à mesure que je voyais les impressions qu'elle produisait et qui se manifestaient sur les visages de mes compagnes, mais bientôt, la maîtresse me défendit de continuer mon métier d'orateur, voulant nous voir jouer et courir et non pas discourir...
Je retenais facilement le sens des choses que j'apprenais, mais j'avais de la peine à apprendre mot à mot, aussi pour le catéchisme, je demandai

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presque tous les jours l'année qui précéda ma première Communion, la permission de l'apprendre pendant les récréations, mes efforts furent couronnés de succès et je fus toujours la première. Si par hasard pour un seul mot oublié, je perdais ma place, ma douleur se manifestait par des larmes amères que Mr l'abbé Domin ne savait comment apaiser... Il était bien content de moi (non pas lorsque je pleurais) et m'appelait son petit docteur, à cause de mon nom de Thérèse. Une fois l'élève qui me suivait ne sut pas faire à sa compagne la question du catéchisme, 146 Mr l'abbé ayant en vain fait le tour de toutes les élèves revint à moi et dit qu'il allait voir si je méritais ma place de première. Dans ma profonde humilité, 147 je n'attendais que cela; me levant avec assurance je dis ce qui m'était demandé sans faire une seule faute, au grand étonnement de tout le monde... Après ma première Communion, mon zèle pour le catéchisme continua jusqu'à ma sortie de pension. Je réussissais très bien dans mes études, presque toujours j'étais la première, mes plus grands succès étaient l'histoire et le style. Toutes mes maîtresses me regardaient comme une élève très intelligente, il n'en était pas de même chez mon Oncle où je passais pour une petite ignorante, bonne et douce, ayant un jugement droit, mais incapable et maladroite... Je ne suis pas surprise de cette opinion que mon Oncle et ma Tante avaient et ont sans doute encore de moi, je ne parlais presque pas étant très timide, lorsque j'écrivais, mon écriture de chat et mon orthographe qui n'est rien moins que naturelle n'étaient pas faites pour séduire... Dans les petits travaux de couture, broderies et autres, je réussissais bien, il est vrai, au gré de mes maîtresses, mais la façon gauche et maladroite dont je tenais mon ouvrage justifiait l'opinion peu avantageuse qu'on avait de moi. Je regarde cela comme une grâce, le Bon Dieu voulant mon coeur pour

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Lui seul, exauçait déjà ma prière "Changeant en amertume les consolations de la terre NHA 413 148 ." J'en avais d'autant plus besoin que je n'aurais pas été insensible aux louanges. 149 Souvent on vantait devant moi l'intelligence des autres, mais la mienne jamais, alors j'en conclus que je n'en avais pas et je me résignai à m'en voir privée...
Mon coeur sensible et aimant se serait facilement donné s'il avait trouvé un coeur capable de le comprendre... 150 J'essayai de me lier avec des petites filles de mon âge, surtout avec deux d'entre elles, je les aimais et de leur côté elles m'aimaient autant qu'elles en étaient capables; mais hélas! qu'il est étroit et volage le coeur des créatures!!!... Bientôt je vis que mon amour était incompris, une de mes amies ayant été obligée de rentrer dans sa famille revint quelques mois après, pendant son absence j'avais pensé à elle, gardant précieusement une petite bague qu'elle m'avait donnée. En revoyant ma compagne ma joie fut grande, mais hélas! je n'obtins qu'un regard indifférent... Mon amour n'était pas compris, je le sentis et je ne mendiai pas une affection qu'on me refusait, mais le Bon Dieu m'a donné un coeur si fidèle que lorsqu'il a aimé purement il aime toujours, aussi je continuai de prier pour ma compagne et je l'aime encore... En voyant Céline aimer une de nos maîtresses, je voulus l'imiter, mais ne sachant pas gagner les bonnes grâces des créatures je ne pus y réussir. O heureuse ignorance! qu'elle m'a évité de grands maux!... Combien je remercie Jésus de ne m'avoir fait trouver "qu'amertume dans les amitiés de la terre" avec un coeur comme le mien, je me serais laissée prendre et couper les ailes, alors comment aurais-je pu "voler et me reposer?" NHA 414 Ps 54,7 "Comment un coeur livré à l'affection des créatures 151 peut-il s'unir intimement à Dieu?... Je sens que cela n'est pas possible. Sans avoir bu à la coupe empoisonnée

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de l'amour trop ardent des créatures, je sens que je ne puis me tromper, j'ai vu tant d'âmes séduites par cette fausse lumière, voler comme de pauvres papillons et se brûler les ailes, puis revenir vers la vraie, la douce lumière de l'amour qui leur donnait de nouvelles ailes plus brillantes et plus légères afin qu'elles puissent voler vers Jésus, ce Feu Divin 152 "qui brûle sans consumer." FCB NHA 415 Ex 3,2 Ah! je le sens, Jésus me savait trop faible pour m'exposer à la tentation, peut-être me serais-je laissée brûler tout entière par la trompeuse lumière si je l'avais vue briller à mes yeux... Il n'en a pas été ainsi, je n'ai rencontré qu'amertume là où des âmes plus fortes rencontrent la joie et s'en détachent par fidélité. Je n'ai donc aucun mérite à ne m'être pas livrée à l'amour des créatures, puisque je n'en fus préservée que par la grande miséricorde du Bon Dieu!... Je reconnais que sans Lui, j'aurais pu tomber aussi bas que Sainte Madeleine et la profonde parole de Notre Seigneur à Simon retentit avec une grande douceur dans mon âme... Je le sais: "celui à qui on remet moins, aime moins" NHA 416 Lc 7,40-47 153 mais je sais aussi que Jésus m'a plus remis qu'à Ste Madeleine, puisqu'il m'a remis d'avance, m'empêchant de tomber. Ah! que je voudrais pouvoir expliquer ce que je sens!... Voici un exemple qui traduira un peu ma pensée. - Je suppose que le fils d'un habile docteur 154 rencontre sur son chemin une pierre qui le fasse tomber et que dans cette chute il se casse un membre, aussitôt son père vient à lui, le relève avec amour, soigne ses blessures, employant à cela toutes les ressources de son art et bientôt son fils complètement guéri lui témoigne sa reconnaissance. Sans doute cet enfant a bien raison d'aimer son père! Mais je vais encore faire une autre supposition. - Le père ayant su que sur la route de son fils se trouvait une pierre, s'empresse d'aller devant lui et la retire (sans être vu de personne). Certainement, ce fils,


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objet de sa prévoyante tendresse, ne SACHANT pas le malheur dont il est délivré par son père ne lui témoignera pas sa reconnaissance et l'aimera moins que s'il eût été guéri par lui... mais s'il vient à connaître le danger auquel il vient d'échapper, ne l'aimera-t-il pas davantage? Eh bien, c'est moi qui suis cette enfant, objet de l'amour prévoyant d'un Père qui n'a pas envoyé son Verbe pour racheter les justes mais les pécheurs." NHA 417 Mt 9,13 Il veut que je l'aime parce qu'il m'a remis, non pas beaucoup, mais tout. Lc 7,47 Il n'a pas attendu que je l'aime beaucoup comme Ste Madeleine, mais il a voulu que JE SACHE comment il m'avait aimée d'un amour d'ineffable prévoyance, afin que maintenant je l'aime à la folie!... 155 J'ai entendu dire qu'il ne s'était pas rencontré une âme pure aimant davantage qu'une âme repentante, 156 ah! que je voudrais faire mentir cette parole!...
Je m'aperçois être bien loin de mon sujet aussi je me hâte d'y rentrer. - L'année qui suivit ma première Communion se passa presque tout entière sans épreuves intérieures pour mon âme, ce fut pendant ma retraite de seconde Communion 157 NHA 418 que je me vis assaillie par la terrible maladie des scrupules... Il faut avoir passé par ce martyre pour le bien comprendre, dire ce que j'ai souffert pendant un an et demi, me serait impossible... Toutes mes pensées et mes actions les plus simples devenaient pour moi un sujet de trouble, je n'avais de repos qu'en les disant à Marie, 158 ce qui me coûtait beaucoup, car je me croyais obligée de lui dire les pensées extravagantes que j'avais d'elle même. Aussitôt que mon fardeau était déposé, je goûtais un instant de paix, mais cette paix passait comme un éclair et bientôt mon martyre recommençait. Quelle patience n'a-t-il pas fallu à ma chère Marie, pour m'écouter

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sans jamais témoigner d'ennui!... A peine étais-je revenue de l'abbaye qu'elle se mettait à me friser pour le lendemain (car tous les jours pour faire plaisir à Papa la petite reine avait les cheveux frisés, au grand étonnement de ses compagnes et surtout des maîtresses qui ne voyaient pas d'enfants si choyées de leurs parents), pendant la séance je ne cessais de pleurer en racontant tous mes scrupules. A la fin de l'année Céline ayant fini ses études revint à la maison et la pauvre Thérèse obligée de rentrer seule, ne tarda pas à tomber malade, le seul charme qui la retenait en pension, c'était de vivre avec son inséparable Céline, sans elle jamais sa "petite fille" ne put y rester... Je sortis donc de l'abbaye à l'âge de 13 ans, NHA 419 et continuai mon éducation en prenant plusieurs leçons par semaine chez "Madame Papinau". 159 C'était une bien bonne personne très instruite, mais ayant un peu des allures de vieille fille, elle vivait avec sa mère, et c'était charmant de voir le petit ménage qu'elles faisaient ensemble à trois (car la chatte était de la famille et je devais supporter qu'elle fasse son ronron sur mes cahiers et même admirer sa jolie tournure.) J'avais l'avantage de vivre dans l'intime de la famille, les Buissonnets étant trop éloignés pour les jambes un peu vieilles de ma maîtresse, elle avait demandé que je vienne prendre mes leçons chez elle. Lorsque j'arrivais, je ne trouvais ordinairement que la vieille dame Cochain qui me regardait "avec ses grands yeux clairs" et puis elle appelait d'une voix calme et sentencieuse: "Madame Pâpinau... Ma...d'môizelle Thê...rèse est là!. .." Sa fille lui répondait promptement d'une voix enfantine: "Me voilà, maman." Et bientôt la leçon commençait. Ces leçons avaient encore l'avantage (en plus de l'instruction que j'y recevais) de me faire connaître le monde... Qui aurait pu le croire!... dans cette chambre meublée à l'antique, entourée de livres et de cahiers, j'assistais souvent

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à des visites de tous genres, Prêtres, dames, jeunes filles, etc... Mme Cochain faisait autant que possible les frais de la conversation afin de laisser sa fille me donner la leçon, mais ces jours-là je n'apprenais pas grand'chose; le nez dans un livre, j'entendais tout ce qui se disait et même ce qu'il eût mieux valu pour moi ne point entendre, la vanité se glisse si facilement dans le coeur!... 160 Une dame disait que j'avais de beaux cheveux... une autre en sortant, croyant ne pas être entendue, demandait quelle était cette jeune fille si jolie et ces paroles, d'autant plus flatteuses qu'elles n'étaient pas dites devant moi, laissaient dans mon âme une impression de plaisir qui me montrait clairement combien j'étais remplie d'amour-propre. Oh! comme j'ai compassion des âmes qui se perdent!... Il est si facile de s'égarer dans les sentiers fleuris du monde... sans doute, pour une âme un peu élevée, la douceur qu'il offre est mélangée d'amertume et le vide immense des désirs 161 ne saurait être rempli par des louanges d'un instant... mais si mon coeur n'avait pas été élevé vers Dieu dès son éveil, si le monde m'avait souri dès mon entrée dans la vie, que serais-je devenue?... O ma Mère chérie, avec quelle reconnaissance je chante les miséricordes du Seigneur!... Ne m'a-il pas, suivant ces paroles de Sagesse "Retirée du monde avant que mon esprit fût corrompu par sa malice et que ses apparences trompeuses n'aient séduit mon âme?..." Ps 89,2 NHA 420 Sg 4,11 La Sainte Vierge aussi veillait sur sa petite fleur et ne voulant point qu'elle fût ternie au contact des choses de la terre, la retira sur sa montagne avant qu'elle soit épanouie... En attendant cet heureux moment la petite Thérèse grandissait en amour de sa Mère du Ciel, pour lui prouver cet amour elle fit une action qui lui coûta beaucoup et que je vais raconter en peu de mots, malgré sa longueur...

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Presque aussitôt après mon entrée à l'abbaye, j'avais été reçue dans l'association des Sts Anges, j'aimais beaucoup les pratiques de dévotion qu'elle m'imposait, ayant un attrait tout particulier à prier les Bienheureux Esprits du Ciel et particulièrement celui que le Bon Dieu m'a donné pour être le compagnon de mon exil. 163 Quelque temps après ma Première Communion, le ruban d'aspirante aux enfants de Marie remplaça celui des Saints Anges, mais je quittai l'abbaye n'étant pas reçue dans l'association de la Ste Vierge. Etant sortie avant d'avoir achevé mes études, je n'avais pas la permission d'entrer comme ancienne élève; j'avoue que ce privilège n'excitait pas mon envie, mais pensant que toutes mes soeurs avaient été "enfants de Marie," je craignis d'être moins qu'elles l'enfant de ma Mère des Cieux, aussi j'allai bien humblement (malgré ce qu'il m'en coûta) demander la permission d'être reçue dans l'association de la Ste Vierge à l'Abbaye. La première maîtresse ne voulut pas me refuser, mais elle y mit pour condition que je rentrerais deux jours par semaine l'après-midi afin de montrer si j'étais digne d'être admise. Bien loin de me faire plaisir cette permission me coûta extrêmement, je n'avais pas, comme les autres anciennes élèves, de maîtresse amie avec laquelle je puisse aller passer plusieurs heures, aussi je me contentais d'aller saluer la maîtresse puis je travaillais en silence jusqu'à la fin de la leçon d'ouvrage. Personne ne faisait attention à moi, aussi je montais à la tribune de la chapelle et je restais devant le Saint Sacrement jusqu'au moment où Papa venait me chercher, c'était ma seule consolation, Jésus n'était-il pas mon unique ami?... 164 Je ne savais parler qu'à lui, les conversations avec les créatures, même les conversations pieuses, me fatiguaient l'âme... Je sentais qu'il valait mieux parler à Dieu que de

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parler de Dieu, car il se mêle tant d'amour-propre dans les conversations spirituelles!... Ah! c'était bien pour la Ste Vierge toute seule que je venais à l'abbaye... parfois je me sentais seule, bien seule, comme aux jours de ma vie de pensionnaire alors que je me promenais triste et malade dans la grande cour, je répétais ces paroles qui toujours faisaient renaître la paix et la force en mon coeur: "La vie est ton navire et non pas ta demeure!..." 165 NHA 421 Toute petite ces paroles me rendaient le courage, maintenant encore, malgré les années qui font disparaître tant d'impressions de piété enfantine, l'image du navire charme encore mon âme et lui aide à supporter l'exil... La Sagesse aussi ne dit-elle pas que "La vie est comme le vaisseau qui fend les flots agités et ne laisse après lui aucune trace de son passage rapide?... NHA 422 Sg 5,10 Quand je pense à ces choses, mon âme se plonge dans l'infini, il me semble déjà toucher le rivage éternel... Il me semble recevoir les embrassements de Jésus... Je crois voir Ma Mère du Ciel venant à ma rencontre avec Papa... Maman.. les quatre petits anges... Je crois jouir enfin pour toujours de la vraie, de l'éternelle vie en famille...
Avant de voir la famille réunie au foyer Paternel des Cieux, je devais passer encore par bien des séparations; l'année où je fus reçue enfant de la Ste Vierge, elle me ravit ma chère Marie, NHA 423 166 l'unique soutien de mon âme... C'était Marie qui me guidait, me consolait, m'aidait à pratiquer la vertu, elle était mon seul oracle. Sans doute, Pauline était restée bien avant dans mon coeur, mais Pauline était loin, bien loin de moi!... j'avais souffert le martyre pour m'habituer à vivre sans elle, pour voir entre elle et moi des murs infran-

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chissables, mais enfin j'avais fini par reconnaître la triste réalité, Pauline était perdue pour moi, presque de la même manière que si elle était morte. Elle m'aimait toujours, priait pour moi, mais à mes yeux, ma Pauline chérie était devenue une Sainte, qui ne devait plus comprendre les choses de la terre et les misères de sa pauvre Thérèse auraient dû, si elle les avait connues, l'étonner et l'empêcher de l'aimer autant... D'ailleurs, alors même que j'aurais voulu lui confier mes pensées, comme aux Buissonnets, je ne l'aurais pas pu, les parloirs n'étaient que pour Marie. Céline et moi n'avions la permission d'y venir qu'à la fin, juste pour avoir le temps de se serrer le coeur... Ainsi je n'avais en réalité que Marie, elle m'était pour ainsi dire indispensable, je ne disais qu'à elle mes scrupules et j'étais si obéissante que jamais mon confesseur n'a connu ma vilaine maladie, je lui disais juste le nombre de péchés que Marie m'avait permis de confesser, pas un de plus, aussi j'aurais pu passer pour être l'âme la moins scrupuleuse de la terre, malgré que je le fusse au dernier degré... Marie savait donc tout ce qui passait en mon âme, elle savait aussi mes désirs du Carmel et je l'aimais tant que je ne pouvais pas vivre sans elle. Ma tante nous invitait tous les ans à venir les unes après les autres chez elle à Trouville, j'aurais beaucoup aimé y aller, mais avec Marie, quand je ne l'avais pas, je m'ennuyais beaucoup. Une fois cependant, j'eus du plaisir Trouville, 167 c'était l'année du voyage de Papa à Constantinople, NHA 424 pour nous distraire un peu (car nous avions beaucoup de chagrin de savoir Papa si loin) Marie nous envoya, Céline et moi, passer 15 jours au bord de la mer. Je m'y amusai beaucoup parce que j'avais ma Céline. Ma Tante nous procura tous les plaisirs possibles: promenades à âne, pêche à l'équille, etc. J'étais encore bien enfant

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malgré mes 12 ans et demi, je me souviens de ma joie en mettant de jolis rubans bleu ciel que ma Tante m'avait donnés pour mes cheveux, je me souviens aussi de m'être confessée à Trouville même de ce plaisir enfantin qui me semblait être un péché... Un soir je fis une expérience qui m'étonna beaucoup. - Marie (Guérin) qui était presque toujours souffrante, pleurnichait souvent, alors ma Tante la câlinait, lui prodiguait les noms les plus tendres et ma chère petite cousine n'en continuait pas moins de dire en larmoyant qu'elle avait mal à la tête. Moi qui presque chaque jour avais aussi mal à la tête NHA 425 et ne m'en plaignais pas, je voulus un soir imiter Marie, je me mis donc en devoir de larmoyer sur un fauteuil dans un coin du salon. Bientôt Jeanne et ma Tante s'empressèrent autour de moi me demandant ce que j'avais. Je répondis comme Marie: "J'ai mal à la tête." Il paraît que cela ne m'allait pas de me plaindre, jamais je ne pus les convaincre que le mal de tête me fît pleurer, au lieu de me câliner on me parla comme à une grande personne et Jeanne me reprocha de manquer de confiance en ma Tante, car elle pensait que j'avais une inquiétude de conscience... enfin j'en fus quitte pour mes frais, bien résolue à ne plus imiter les autres et je compris la fable de "L'âne et du petit chien" 168 NHA 426 J'étais l'âne qui ayant vu les caresses que l'on prodiguait au petit chien, était venu mettre sa lourde patte sur la table pour recevoir sa part de baisers; mais hélas! si je n'ai pas reçu de coups de bâton comme le pauvre animal, j'ai reçu véritablement la monnaie de ma pièce et cette monnaie me guérit pour la vie du désir d'attirer l'attention, le seul effort que je fis pour cela me coûta trop cher!...
L'année suivante qui fut celle du départ de ma chère Marraine, ma Tante m'invita encore mais cette fois, seule, et je me trouvai si dépaysée qu'au

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bout de deux ou trois jours je tombai malade et il fallut me ramener à Lisieux; NHA 427 169 ma maladie que l'on craignait qui fût grave, n'était que la nostalgie des Buissonnets, à peine y eus-je posé le pied que la santé revint... Et c'était à cette enfant-là que le Bon Dieu allait ravir l'unique appui qui l'attachât à la vie!...
Aussitôt que j'appris la détermination de Marie, je résolus de prendre plus aucun plaisir sur la terre... 170 Depuis ma sortie de pension, je m'étais installée dans l'ancienne chambre de peinture à Pauline NHA 428 et je l'avais arrangée à mon goût. C'était un vrai bazar, un assemblage de piété et de curiosités, un jardin et une volière... Ainsi dans le fond se détachait sur le mur une grande croix de bois noir sans Christ, quelques dessins qui me plaisaient; sur un autre mur, une bourriche garnie de mousseline et de rubans roses avec des herbes fines et des fleurs; enfin sur le dernier mur le portrait de Pauline à 10 ans trônait seul; en dessous de ce portrait j'avais une table sur laquelle était placée une grande cage, renfermant un grand nombre d'oiseaux dont le ramage mélodieux cassait la tête aux visiteurs, mais non pas celle de leur petite maîtresse qui les chérissait beaucoup... Il y avait encore le "petit meuble blanc" rempli de mes livres d'études, cahiers, etc. sur ce meuble était posée une statue de la Ste Vierge avec des vases toujours garnis de fleurs naturelles, des flambeaux, tout autour il y avait une quantité de petites statues de Saints et de Saintes, des petits paniers en coquillages, des boîtes en papier bristol, etc.! Enfin mon jardin était suspendu devant la fenêtre où je soignais des pots de fleurs (les plus rares que je pouvais trouver), j'avais encore une jardinière dans l'intérieur de "mon musée" et j'y mettais ma plante privilégiée... Devant la

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fenêtre était placée ma table couverte d'un tapis vert et sur ce tapis j'avais posé au milieu, un sablier, une petite statue de St Joseph, un porte-montre, des corbeilles de fleurs, un encrier, etc... Quelques chaises boiteuses et le ravissant lit de poupée à Pauline terminaient tout mon ameublement. Vraiment cette pauvre mansarde était un monde pour moi et comme Mr de Maistre je pourrais composer un livre intitulé: "Promenade autour de ma chambre." C'était dans cette chambre que j'aimais à rester seule des heures entières pour étudier et méditer devant la belle vue qui s'étendait devant mes yeux... En apprenant le départ de Marie ma chambre perdit pour moi tous charmes, je ne voulais pas quitter un seul instant la soeur chérie qui devait s'envoler bientôt... Que d'actes de patience je lui ai fait pratiquer, à chaque fois que je passais devant la porte de sa chambre, je frappais jusqu'à ce qu'elle m'ouvre et je l'embrassais de tout mon coeur, je voulais faire provision de baisers pour tout le temps que je devais en être privée.
Un mois avant son entrée au Carmel, Papa nous conduisit à Alençon, 171 NHA 429 mais ce voyage fut loin de ressembler au premier, tout y fut pour moi tristesse et amertume. Je ne pourrais dire les larmes que je versai sur la tombe de maman, parce que j'avais oublié d'apporter un bouquet de bluets cueillis pour elle. Je me faisais vraiment des peines de tout, c'était le contraire de maintenant, car le Bon Dieu me fait la grâce de n'être abattue par aucune chose passagère. Quand je me souviens du temps passé, mon âme déborde de reconnaissance en voyant les faveurs que j'ai reçues du Ciel, il s'est fait un tel changement en moi que ne suis pas reconnaissable... Il est vrai que je désirais la grâce "d'avoir sur mes actions un empire absolu, d'en être la maîtresse et non pas l'esclave." NHA 430 172

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Ces paroles de l'Imitation me touchaient profondément, mais je devais pour ainsi dire acheter par mes désirs cette grâce inestimable; je n'étais encore qu'une enfant qui ne paraissait avoir d'autre volonté que celle des autres, ce qui faisait dire aux personnes d'Alençon que j'étais faible de caractère... Ce fut pendant ce voyage que Léonie fit son essai chez les clarisses, NHA 431 173 j'eus du chagrin de son extraordinaire entrée, car je l'aimais bien et je n'avais pas pu l'embrasser avant son départ.
Jamais je n'oublierai la bonté et l'embarras de ce pauvre petit Père en venant nous annoncer que Léonie avait déjà l'habit de clarisse... Comme nous, il trouvait cela bien drôle, mais ne voulait rien dire, voyant combien Marie était mécontente. Il nous conduisit au couvent et là, je sentis un serrement de coeur comme jamais je n'en avais senti à l'aspect d'un monastère, cela me produisit l'effet contraire du Carmel où tout me dilatait l'âme... La vue des religieuses ne m'enchanta pas davantage, et je ne fus pas tentée de rester parmi elles; cette pauvre Léonie était cependant bien gentille sous son nouveau costume, elle nous dit de bien regarder ses yeux parce que nous ne devions plus les revoir (les clarisses ne se montrant que les yeux baissés) mais le bon Dieu se contenta de deux mois de sacrifice et Léonie revint nous montrer ses yeux bleus bien souvent mouillés de larmes... En quittant Alençon je croyais qu'elle resterait avec les clarisses, aussi ce fut le coeur bien gros que je m'éloignai de la triste rue de la demi-lune. Nous n'étions plus que trois et bientôt notre chère Marie devait aussi nous quitter... Le 15 octobre fut le jour de la séparation! De la joyeuse et nombreuse famille des Buissonnets il ne restait que les deux dernières enfants... Les colombes avaient fui du nid paternel, celles qui restaient auraient voulu voler à leur suite, mais leurs ailes

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étaient encore trop faibles pour qu'elles puissent prendre leur essor... Le Bon Dieu qui voulait appeler à lui la plus petite et la plus faible de toutes se hâta de développer ses ailes. Lui qui se plaît à montrer sa bonté et sa puissance en se servant des instruments les moins dignes, voulut bien m'appeler avant Céline qui sans doute méritait plutôt cette faveur, mais Jésus savait combien j'étais faible et c'est pour cela qu'Il m'a cachée la première dans le creux du rocher. Ex 33,22 NHA 432 1Co 1,26-29 Ct 2,14 174
Lorsque Marie entra au Carmel, j'étais encore bien scrupuleuse. Ne pouvant plus me confier à elle je me tournai du côté des Cieux. Ce fut aux quatre petits anges 175 qui m'avaient précédée là-haut que je m'adressai, car je pensais que ces âmes innocentes n'ayant jamais connu les troubles ni la crainte devaient avoir pitié de leur pauvre petite soeur qui souffrait sur la terre. Je leur parlai avec une simplicité d'enfant, leur faisant remarquer qu'étant la dernière de la famille, j'avais toujours été la plus aimée, la plus comblée des tendresses de mes soeurs, que s'ils étaient restés sur la terre ils m'auraient sans doute aussi donné des preuves d'affection... Leur départ pour le Ciel ne me paraissait pas une raison de m'oublier, au contraire se trouvant à même de puiser dans les trésors Divins, ils devaient y prendre pour moi la paix et me montrer ainsi qu'au Ciel on sait encore aimer!... 176 La réponse ne se fit pas attendre, bientôt la paix vint inonder mon âme de ses flots délicieux et je compris que si j'étais aimée sur la terre, je l'étais aussi dans le Ciel... Depuis ce moment ma dévotion grandit pour mes petits frères et soeurs et j'aime à m'entretenir souvent avec eux, à leur parler des tristesses de l'exil... de mon désir d'aller bientôt 177 les rejoindre dans la Patrie!...
Si le Ciel me comblait de grâces, ce n'était pas parce que je les méritais, j'étais encore bien imparfaite, j'avais, il est vrai, un grand désir de pratiquer

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la vertu, mais je m'y prenais d'une drôle de façon, en voici un exemple: Étant la dernière, je n'étais pas habituée à me servir, Céline faisait la chambre où nous couchions ensemble et moi je ne faisais aucun travail de ménage; après l'entrée de Marie au Carmel, il m'arrivait quelquefois pour faire plaisir au Bon Dieu d'essayer de faire le lit, ou bien d'aller en l'absence de Céline rentrer le soir ses pots de fleurs; comme je l'ai dit, c'était pour le Bon Dieu tout seul que je faisais ces choses, ainsi je n'aurais pas dû attendre le merci des créatures. Hélas! il en était tout autrement, si Céline avait le malheur de n'avoir pas l'air d'être heureuse et surprise de mes petits services, je n'étais pas contente et le lui prouvais par mes larmes...
J'étais vraiment insupportable par ma trop grande sensibilité, ainsi, s'il m'arrivait de faire involontairement une petite peine à une personne que j'aimais, au lieu de prendre le dessus et de ne pas pleurer, ce qui augmentait ma faute au lieu de la diminuer je pleurais comme une Madeleine et lorsque je commençais à me consoler de la chose en elle-même, je pleurais d'avoir pleuré... Tous les raisonnements étaient inutiles et je ne pouvais arriver à me corriger de ce vilain défaut. Je ne sais comment je me berçais de la douce pensée d'entrer au Carmel, étant encore dans les langes de l'enfance!... 178 Il fallut que le Bon Dieu fasse un petit miracle pour me faire grandir en un moment et ce miracle il le fit au jour inoubliable de Noël, 179 en cette nuit lumineuse qui éclaire les délices de la Trinité Sainte 180 , Jésus le doux petit Enfant d'une heure, changea la nuit de mon âme en torrents de lumière... Ps 138,12 en cette nuit où Il se fit faible et souffrant pour mon amour, Il me rendit forte et courageuse, Il me revêtit de ses armes Ep 6,11 181 et depuis cette nuit bénie, je ne fus vaincue en aucun combat, mais au contraire je marchai de victoires en victoires 182 et commençai pour ainsi dire "une course de géant!..." NHA 501 Ps 18,6 183


Thérèse EJ, Histoire d'une âme A 36