Thérèse EJ, Histoire d'une âme A 45

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La source de mes larmes fut tarie et ne s'ouvrit depuis que rarement et difficilement ce qui justifia cette parole qui m'avait été dite: "Tu pleures tant dans ton enfance que plus tard tu n'auras plus de larmes à verser!..."
Ce fut le 25 décembre 1886 que je reçus la grâce de sortir de l'enfance, en un mot la grâce de ma complète conversion. - Nous revenions de la messe de minuit où j'avais eu le bonheur de recevoir le Dieu fort et puissant. Ps 24,8 En arrivant aux Buissonnets je me réjouissais d'aller prendre mes souliers dans la cheminée, cet antique usage nous avait causé tant de joie pendant notre enfance que Céline voulait continuer à me traiter comme un bébé puisque j'étais la plus petite de la famille... Papa aimait à voir mon bonheur, à entendre mes cris de joie en tirant chaque surprise des souliers enchantés, et la gaîté de mon Roi chéri augmentait beaucoup mon bonheur, mais Jésus voulant me montrer que je devais me défaire des défauts de l'enfance m'en retira aussi les innocentes joies, il permit que Papa fatigué de la messe de minuit éprouvât de l'ennui en voyant mes souliers dans la cheminée et qu'il dît ces paroles qui me percèrent le coeur: "Enfin, heureusement que c'est la dernière année!..." Je montais alors l'escalier pour aller défaire mon chapeau, Céline connaissant ma sensibilité et voyant des larmes briller dans mes yeux eut aussi bien envie d'en verser, car elle m'aimait beaucoup et comprenait mon chagrin: "O Thérèse! me dit-elle, ne descends pas, cela te ferait trop de peine de regarder tout de suite dans tes souliers." Mais Thérèse n'était plus la même, Jésus avait changé son coeur! Refoulant mes larmes, je descendis rapidement l'escalier et comprimant les battements de mon coeur, je pris mes souliers et les posant devant Papa, je tirai joyeusement tous les objets, ayant l'air heureuse comme une reine. Papa riait, il était aussi redevenu joyeux et Céline croyait rêver!... 184 Heureusement c'était une douce réalité, la petite Thérèse avait retrouvé la force d'âme qu'elle avait perdue à 4 ans et demi et c'était pour toujours qu'elle devait la conserver!...

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En cette nuit de lumière commença la troisième période de ma vie, 185 la plus belle de toutes, la plus remplie des grâces du Ciel... En un instant l'ouvrage que je n'avais pu faire en 10 ans, Jésus le fit se contentant de ma bonne volonté qui jamais ne me fit défaut. Comme ses apôtres, je pouvais Lui dire: "Seigneur, j'ai pêché toute la nuit sans rien prendre." NHA 502 Lc 5,4-10 Plus miséricordieux encore pour moi qu'Il ne le fut pour ses disciples, Jésus prit Lui-même le filet, le jeta et le retira rempli de poissons... Il fit de moi un pêcheur d'âmes, je sentis un grand désir de travailler à la conversion des pécheurs, désir que je n'avais senti aussi vivement... Je sentis en un mot la charité entrer dans mon coeur, le besoin de m'oublier pour faire plaisir 186 et depuis lors je fus heureuse!... Un Dimanche 187 en regardant une photographie de Notre Seigneur en Croix, je fus frappée par le sang qui tombait d'une de ses mains Divines, j'éprouvai une grande peine en pensant que ce sang tombait à terre sans que personne s'empresse de le recueillir, et je résolus de me tenir en esprit au pied de Croix pour recevoir la Divine rosée 188 qui en découlait, comprenant qu'il me faudrait ensuite la répandre sur les âmes... Le cri de Jésus sur la Croix retentissait aussi continuellement dans mon coeur: "J'ai soif!" Jn 19,28 NHA 503 189 Ces paroles allumaient en moi une ardeur inconnue et très vive... Je voulais donner à boire à mon Bien-Aimé et je me sentais moi-même dévorée de la soif des âmes... Ce n'était pas encore les âmes de prêtres 190 qui m'attiraient, mais celles des grands pécheurs, je brûlais du désir de les arracher aux flammes éternelles...
Afin d'exciter mon zèle le Bon Dieu me montra qu'il avait mes désirs pour agréables. - J'entendis parler d'un grand criminel qui venait d'être condamné à mort pour des crimes horribles NHA 504 191 , tout portait à croire qu'il mourrait dans l'impénitence. Je voulus à tout prix l'empêcher de tomber en enfer, 192 afin d'y parvenir j'employai tous les moyens imaginables: sentant que de moi-même je ne pouvais rien, j'offris

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au Bon Dieu tous les mérites infinis 193 de Notre Seigneur, les trésors de la Sainte Église, enfin je priai Céline de faire dire une messe dans mes intentions, n'osant pas la demander moi-même dans la crainte d'être obligée d'avouer que c'était pour Pranzini, le grand criminel. Je ne voulais pas non plus le dire à Céline, mais elle me fit de si tendres et si pressantes questions que je lui confiai mon secret; bien loin de se moquer de moi elle me demanda de m'aider convertir mon pécheur, j'acceptai avec reconnaissance, car j'aurais voulu que toutes les créatures s'unissent à moi pour implorer la grâce du coupable. Je sentais au fond de mon coeur la certitude que nos désirs seraient satisfaits, mais afin de me donner du courage pour continuer à prier pour les pécheurs, je dis au Bon Dieu que j'étais bien sûre qu'Il pardonnerait au pauvre malheureux Pranzini, que je le croirais même s'il ne se confessait pas et ne donnait aucune marque de repentir, tant j'avais de confiance en la miséricorde infinie de Jésus, mais que je lui demandais seulement "un signe" de repentir pour ma simple consolation... Ma prière fut exaucée à la lettre! Malgré la défense que Papa nous avait faite de lire aucun journal, je ne croyais pas désobéir en lisant les passages qui parlaient de Pranzini. Le lendemain de son exécution je trouve sous ma main le journal: "La Croix". 194 Je l'ouvre avec empressement et que vois-je?... Ah! mes larmes trahirent mon émotion et je fus obligée de me cacher... Pranzini ne s'était pas confessé, il était monté sur l'échafaud et s'apprêtait à passer sa tête dans le lugubre trou, quand tout à coup, saisi d'une inspiration subite, il se retourne, saisit un Crucifix 195 que lui présentait le prêtre et baise par trois fois ses plaies sacrées!... Puis son âme alla recevoir la sentence miséricordieuse 196 de Celui qui déclare qu'au Ciel il y aura plus de joie pour un seul pécheur qui fait pénitence que pour 99 justes qui n'ont pas besoin de pénitence!... NHA 505 Lc 15,7
J'avais obtenu "le signe" demandé et ce signe était la reproduction fidèle de

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grâces que Jésus m'avait faites pour m'attirer à prier pour les pécheurs. N'était-ce pas devant les plaies Jésus, en voyant couler son sang Divin que la soif des âmes était entrée dans mon coeur? Je voulais leur donner à boire ce sang immaculé qui devait les purifier de leurs souillures, et les lèvres de "mon premier enfant" allèrent se coller sur les plaies sacrées!!!... Quelle réponse ineffablement douce!... Ah! depuis cette grâce unique, mon désir de sauver les âmes grandit chaque jour, il me semblait entendre Jésus me dire comme à la samaritaine: "Donne-moi à boire!" NHA 506 Jn 4,6-15 C'était un véritable échange d'amour; aux âmes je donnais le sang de Jésus, à Jésus j'offrais ces mêmes âmes rafraîchies par sa rosée Divine, ainsi il me semblait le désaltérer et plus je lui donnais à boire plus la soif de ma pauvre petite âme augmentait et c'était cette soif ardente qu'Il me donnait comme le plus délicieux breuvage de son amour...
En peu de temps le Bon Dieu avait su me faire sortir du cercle étroit où je tournais ne sachant comment en sortir. En voyant le chemin qu'Il me fit parcourir, ma reconnaissance est grande, mais il faut bien que j'en convienne, si le plus grand pas était fait il me restait encore bien des choses à quitter. Dégagé des scrupules, de sa sensibilité excessive, mon esprit se développa. 197 J'avais toujours aimé le grand, le beau, mais à cette époque je fus prise d'un désir extrême de savoir. Ne me contentant pas des leçons et des devoirs que me donnait ma maîtresse, je m'appliquais seule à des études spéciales d'histoire et de science. Les autres études me laissaient indifférente, mais ces deux parties attiraient toute mon attention, aussi, en peu de mois j'acquis plus de connaissances que pendant mes années d'études. Ah! cela n'était bien que vanité et affliction d'esprit... NHA 507 Qo 2,11 Le chapitre de l'Imitation où il est parlé de sciences NHA 508 me revenait souvent à la pensée, mais je trouvais le moyen de continuer quand même, me disant qu'étant en âge d'étudier, il n'y avait pas

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de mal à le faire. Je ne crois pas avoir offensé le Bon Dieu (bien que je reconnaisse avoir passé là un temps inutile) car je n'y employais qu'un certain nombre d'heures que je ne voulais pas dépasser afin de mortifier mon désir trop vif de savoir... J'étais à l'âge le plus dangereux pour les jeunes filles, mais le bon Dieu a fait pour moi ce que rapporte Ezéchiel 198 dans ses prophéties: "Passant auprès de moi, Jésus a vu que le temps était venu pour moi d'être aimée." Ez 16,8-13 "Il a fait alliance avec moi je suis devenue sienne... Il a étendu sur moi son manteau, il m'a lavée dans les parfums précieux, m'a revêtue de robes brodées, me donnant des colliers et des parures sans prix... Il m'a nourrie de la plus pure farine, de miel et d'huile en abondance... alors je suis devenue belle à ses yeux et Il a fait de moi une puissante reine!..." NHA 509
Oui Jésus a fait tout cela pour moi, je pourrais reprendre chaque mot que je viens d'écrire et prouver qu'il s'est réalisé en ma faveur, mais les grâces que j'ai rapportées plus haut en sont une preuve suffisante, je vais seulement parler de nourriture qu'Il m'a prodiguée "en abondance." Depuis longtemps je me nourrissais de "la pure farine" contenue dans l'Imitation, c'était le seul livre qui me fit du bien, car je n'avais pas encore trouvé les trésors cachés dans l'Evangile. Is 45,3 199 Je savais par coeur presque tous les chapitres de ma chère Imitation, 200 ce petit livre ne me quittait jamais; en été, je le portais dans ma poche, en hiver, dans mon manchon, aussi était-il devenu traditionnel, chez ma Tante on s'en amusait beaucoup et l'ouvrant au hasard on me faisait réciter le chapitre qui se trouvait devant les yeux. A 14 ans, avec mon désir de science, le Bon Dieu trouva qu'il était nécessaire de joindre "à la pure farine du miel et de l'huile en abondance." Ce miel et cette huile, il me les fit trouver dans les conférences de Mr l'abbé Arminjon, sur la fin du monde présent et les mystères de la vie future. NHA 510 201 Ce livre avait été prêté à Papa par mes chères carmélites, aussi contrairement à mon

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habitude (car je ne lisais pas les livres de papa) je demandai à le lire.
Cette lecture fut encore une des plus grandes grâces de ma vie, je la fis à la fenêtre de ma chambre d'étude, et l'impression que j'en ressentais est trop intime et trop douce pour que je puisse la rendre...
Toutes les grandes vérités de la religion, les mystères de l'éternité, plongeaient mon âme dans un bonheur qui n'était pas de la terre... 1Co 2,9 Je pressentais déjà ce que Dieu réserve à ceux qui l'aiment (non pas avec l'oeil de l'homme mais avec celui du coeur) NHA 511 et voyant que les récompenses éternelles n'avaient nulle proportion avec les légers sacrifices de la vie NHA 512 2Co 4,17 je voulais aimer, aimer Jésus avec passion, lui donner mille marques d'amour pendant que je le pouvais encore... Je copiai plusieurs passages sur le parfait amour et sur la réception que le Bon Dieu doit faire à ses élus au moment où Lui-même deviendra leur grande et éternelle récompense, Gn 15,1 FCB 202 je redisais sans cesse les paroles d'amour qui avaient embrasé mon coeur... Céline était devenue la confidente intime de mes pensées; depuis Noël nous pouvions nous comprendre, la distance d'âge n'existait plus puisque j'étais devenue grande en taille 203 et surtout en grâce... Avant cette époque je me plaignais souvent de ne point savoir les secrets de Céline, elle me disait que j'étais trop petite, qu'il me faudrait grandir de la hauteur d'un tabouret afin qu'elle puisse avoir confiance en moi... J'aimais à monter sur ce précieux tabouret lorsque j'étais à côté d'elle, et je lui disais de me parler intimement, mais mon industrie était inutile, une distance nous séparait encore!...
Jésus qui voulait nous faire avancer ensemble, forma dans nos coeurs des liens plus forts que ceux du sang, Il nous fit devenir soeurs d'âmes, en nous se réalisèrent ces paroles du Cantique de St Jean de la Croix 204 (parlant à l'Époux, l'épouse s'écrie): "En suivant vos traces, les jeunes filles parcourent légèrement le chemin, l'attouchement de


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l'étincelle, le vin épicé leur font produire des aspirations divinement embaumées." NHA 513 Oui, c'était bien légèrement que nous suivions les traces de Jésus, les étincelles d'amour qu'Il semait à pleines mains dans nos âmes, le vin délicieux et fort qu'Il nous donnait à boire faisait disparaître à nos yeux les choses passagères et de nos lèvres sortaient des aspirations d'amour inspirées par Lui. Qu'elles étaient douces les conversations que nous avions chaque soir dans le belvédère! 205 Le regard plongé dans le lointain, nous considérions la blanche lune s'élevant doucement derrière les grands arbres... les reflets argentés qu'elle répandait sur la nature endormie, les brillantes étoiles scintillant dans l'azur profond... le souffle léger de la brise du soir faisant flotter les nuages neigeux, tout élevait nos âmes vers le Ciel, le beau Ciel dont nous ne contemplions encore "que l'envers limpide..." NHA 514 206
Je ne sais si je me trompe, mais il me semble que l'épanchement de nos âmes ressemblait à celui de Ste Monique avec son fils 207 lorsqu'au port d'Ostie ils restaient perdus dans l'extase à la vue des merveilles du Créateur!... Il me semble que nous recevions des grâces d'un ordre aussi élevé que celles accordées aux grands saints. Comme dit l'Imitation, le Bon Dieu se communique parfois au milieu d'une vive splendeur ou bien "doucement voilé sous des ombres et des figures," NHA 515 208 c'était de cette manière qu'Il daignait se manifester à nos âmes, mais qu'il était transparent et léger le voile qui dérobait Jésus à nos regards!... 209 Le doute n'était pas possible, déjà la Foi et l'Espérance n'étaient plus nécessaires, 210 l'amour nous faisait trouver sur la terre Celui que nous cherchions. "L'ayant trouvé seul, Il nous avait donné son baiser, afin qu'à l'avenir personne ne puisse nous mépriser." NHA 516 Ct 8,1
Des grâces aussi grandes ne devaient pas rester sans fruits, aussi furent-ils abondants, la pratique de la vertu nous devint douce et naturelle; au commencement mon visage trahissait souvent le combat, mais peu à peu cette impression disparut et le renoncement me devint facile même au premier instant. Jésus l'a dit: "A

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celui qui possède, on donnera encore et il sera dans l'abondance." NHA 517 Mt 13,12 Mt 25,29 Pour une grâce fidèlement reçue Il m'en accordait une multitude d'autres... Il se donnait Lui-même à moi dans la Ste Communion plus souvent que je n'aurais osé l'espérer. J'avais pris pour règle de conduite de faire sans en manquer une seule les communions que mon confesseur me donnerait, mais de le laisser en régler le nombre sans jamais lui en demander. Je n'avais point à cette époque l'audace que je possède maintenant, sans cela j'aurais agi autrement, car je suis bien sûre qu'une âme doit dire à son confesseur l'attrait qu'elle sent à recevoir son Dieu, Gn 1,26 ce n'est pas pour rester dans le ciboire d'or qu'Il descend chaque jour du Ciel, 211 c'est afin de trouver un autre Ciel qui lui est infiniment plus cher que le premier, le Ciel de notre âme, faite à son image, FCB le temple vivant de l'adorable Trinité!... 1Co 3,16
Jésus qui voyait mon désir et la droiture de mon coeur permit que pendant le mois de mai, mon confesseur me dit de faire la Ste Communion 4 fois par semaine et ce beau mois passé, il en ajouta une cinquième à chaque fois qu'il se trouverait une fête. De bien douces larmes coulèrent de mes yeux en sortant du confessionnal, il me semblait que c'était Jésus Lui-même qui voulait se donner à moi, car je n'étais que très peu de temps à confesse, jamais je ne disais un mot de mes sentiments intérieurs, la voie par laquelle je marchais était si droite, si lumineuse qu'il ne me fallait pas d'autre guide que Jésus... Je comparais les directeurs à des miroirs fidèles qui reflétaient Jésus dans les âmes et je disais que pour moi le Bon Dieu ne se servait pas d'intermédiaire mais agissait directement!...
Lorsqu'un jardinier entoure de soins un fruit qu'il veut faire mûrir avant la saison, ce n'est jamais pour le laisser suspendu à l'arbre, mais afin de le présenter sur une table brillamment servie. C'était dans une intention semblable

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que Jésus prodiguait ses grâces à sa petite fleurette... Lui qui s'écriait aux jours de sa vie mortelle dans un transport de joie: "Mon Père, je vous bénis de ce que vous avez caché ces choses aux sages et aux prudents et que vous les avez révélées aux plus petits" NHA 518 Lc 10,21 voulait faire éclater en moi sa miséricorde, parce que j'étais petite et faible il s'abaissait vers moi, il m'instruisait en secret des choses de son amour. Ah! si des savants ayant passé leur vie dans l'étude étaient venus m'interroger, 212 sans doute auraient-ils été étonnés de voir une enfant de quatorze ans comprendre les secrets de la perfection, secrets que toute leur science ne leur peut découvrir, puisque pour les posséder il faut être pauvre d'esprit!... Mt 5,3
Comme le dit St Jean de la Croix en son cantique: "Je n'avais ni guide, ni lumière, excepté celle qui brillait dans mon coeur, cette lumière me guidait plus sûrement que celle du midi au lieu où m'attendait Celui qui me connaît parfaitement." NHA 519 NHA 518 213 Ce lieu c'était le Carmel avant de "me reposer à l'ombre de Celui que je désirais," NHA 520 je devais passer par bien des épreuves, Ct 2,3 mais l'appel Divin était si pressant que m'eût-il fallu traverser les flammes 214 je l'aurais fait pour être fidèle à Jésus... Pour m'encourager dans ma vocation, je ne trouvai qu'une seule âme, ce fut celle de ma Mère chérie... mon coeur trouva dans le sien un écho fidèle et sans elle je ne serais sans doute pas arrivée au rivage béni qui l'avait reçue depuis 5 ans sur son sol imprégné de la rosée céleste... Oui depuis 5 ans j'étais éloignée de vous, ma Mère chérie, je croyais vous avoir perdue, mais au moment de l'épreuve c'est votre main qui m'indiqua la route qu'il me fallait suivre... J'avais besoin de ce soulagement, car mes parloirs au Carmel m'étaient devenus de plus en plus pénibles, je ne pouvais parler de mon désir d'entrer sans me sentir repoussée. Marie trouvant que j'étais trop jeune, faisait tout son possible pour empêcher mon entrée; vous-même, ma Mère, afin de m'éprouver, essayiez quelquefois de ralentir mon ardeur

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enfin si je n'avais pas eu vraiment vocation, je me serais arrêtée dès le début car je rencontrai des obstacles aussitôt que je commençai à répondre à l'appel de Jésus. Je ne voulus pas dire Céline mon désir d'entrer si jeune au Carmel et cela me fit souffrir davantage car il m'était bien difficile de lui cacher quelque chose... Cette souffrance ne dura pas longtemps, bientôt ma petite Soeur chérie apprit ma détermination 215 et loin d'essayer de me détourner, elle accepta avec un courage admirable le sacrifice que le Bon Dieu lui demandait; pour comprendre combien il fut grand il faudrait savoir à quel point nous étions unies... c'était pour ainsi dire la même âme qui nous faisait vivre; depuis peu de mois nous jouissions ensemble de la vie la plus douce que des jeunes filles puissent rêver, tout, autour de nous, répondait à nos goûts, la liberté la plus grande nous était donnée, enfin je disais que notre vie était sur la terre l'Idéal du bonheur... 216 A peine avions-nous eu le temps de goûter cet idéal du bonheur, qu'il fallait s'en détourner librement, et ma Céline chérie ne se révolta pas un instant. Ce n'était pas elle cependant que Jésus appelait la première, aussi aurait-elle pu se plaindre... ayant la même vocation que moi c'était à elle de partir!... mais comme au temps des martyrs, ceux qui restaient dans la prison donnaient joyeusement le baiser de paix à leurs frères partant les premiers pour combattre dans l'arène et se consolaient dans la pensée que peut-être ils étaient réservés pour des combats plus grands encore, ainsi Céline laissa-t-elle sa Thérèse s'éloigner et resta seule pour le glorieux et sanglant combat NHA 821 auquel Jésus la destinait comme la privilégiée de son amour!...
Céline devint donc la confidente de mes luttes et de mes souffrances, elle y prit la même part que s'il se fût agi de sa propre vocation; de son côté je n'avais pas à craindre d'opposition, mais je ne savais quel moyen prendre pour l'annoncer à Papa... Comment lui parler de quitter sa reine, lui qui venait de sacrifier ses trois aînées?... 217 Ah! que luttes intimes n'ai-je pas souffertes avant

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de me sentir le courage de parler!... Cependant il fallait me décider, j'allais avoir quatorze ans et demi, six mois seulement nous séparaient encore de la belle nuit de Noël 218 où j'avais résolu d'entrer, à l'heure même où l'année précédente j'avais reçu "ma grâce." Pour faire ma grande confidence je choisis le jour de la Pentecôte, NHA 522 toute la journée je suppliai les Sts Apôtres de prier pour moi, de m'inspirer les paroles que j'allais avoir à dire... N'était-ce pas eux en effet qui devaient aider l'enfant timide que Dieu destinait à devenir l'apôtre des apôtres 219 par la prière et le sacrifice?... Ce ne fut que l'après-midi en revenant des vêpres que je trouvai l'occasion de parler à mon petit Père chéri; il était allé s'asseoir au bord de la citerne et là, les mains jointes, il contemplait les merveilles de la nature, le soleil dont les feux avaient perdu leur ardeur dorait le sommet des grands arbres, où les petits oiseaux chantaient joyeusement leur prière du soir. La belle figure de Papa avait une expression céleste, je sentais que la paix inondait son coeur; sans dire un seul mot j'allai m'asseoir à ses côtés, les yeux déjà mouillés de larmes, il me regarda avec tendresse et prenant ma tête il l'appuya sur son coeur, me disant: "Qu'as-tu ma petite reine?... confie-moi cela..." Puis se levant, comme pour dissimuler sa propre émotion, il marcha lentement, tenant toujours ma tête sur son coeur. A travers mes larmes je lui confiai mon désir d'entrer au Carmel, alors ses larmes vinrent se mêler aux miennes, mais il ne dit pas un mot pour me détourner de ma vocation, se contentant simplement de me faire remarquer que j'étais encore bien jeune pour prendre une détermination aussi grave. Mais je défendis si bien ma cause, qu'avec la nature simple et droite de Papa, il fut bientôt convaincu 220 que mon désir était celui de Dieu lui-même et dans sa foi profonde il s'écria que le Bon Dieu lui faisait un grand honneur de lui demander ainsi ses enfants, nous continuâmes longtemps notre promenade, mon coeur soulagé par la bonté avec laquelle mon incomparable Père avait accueilli ses confidences,

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s'épanchait doucement dans le sien. Papa semblait jouir de cette joie tranquille que donne le sacrifice accompli, il me parla comme un saint 221 et je voudrais me rappeler ses paroles pour les écrire ici, mais je n'en ai conservé qu'un souvenir trop embaumé 222 pour qu'il puisse se traduire. Ce dont je me souviens parfaitement ce fut de l'action symbolique que mon Roi chéri accomplit sans le savoir. S'approchant d'un mur peu élevé, il me montra de petites fleurs blanches semblables à des lys en miniature 223 et prenant une de ces fleurs, il me la donna, m'expliquant avec quel soin le Bon Dieu l'avait fait naître et l'avait conservée jusqu'à ce jour; en l'entendant parler, je croyais écouter mon histoire tant il y avait de ressemblance entre ce que Jésus avait fait pour la petite fleur et la petite Thérèse... 224 Je reçus cette fleurette comme une relique et je vis qu'en voulant la cueillir Papa avait enlevé toutes ses racines sans les briser, elle semblait destinée à vivre encore dans une autre terre plus fertile que la mousse tendre où s'étaient écoulés ses premiers matins... C'était bien cette même action que Papa venait de faire pour moi quelques instants plus tôt, en me permettant de gravir la montagne du Carmel et de quitter la douce vallée témoin de mes premiers pas dans la vie.
Je plaçai ma petite fleur blanche dans mon Imitation, au chapitre intitulé: "Qu'il faut aimer Jésus par-dessus toutes choses," 225 NHA 523 c'est là qu'elle est encore, seulement la tige s'est brisée tout près de la racine et le Bon Dieu semble me dire par là qu'il brisera bientôt les liens de sa petite fleur Ps 116,16 et ne la laissera pas se faner sur la terre!
Après avoir obtenu le consentement de Papa, je croyais pouvoir m'envoler sans crainte au Carmel, mais de bien douloureuses épreuves devaient encore éprouver ma vocation. Ce ne fut qu'en tremblant que je confiai à mon oncle la résolution que j'avais prise. 226 NHA 524 Il me prodigua toutes les marques de tendresse possibles, cependant il ne me donna pas la permission de partir, au contraire, il me défendit de lui

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parler de ma vocation avant l'âge de 17 ans. C'était contraire à la prudence humaine disait-il, de faire entrer au Carmel une enfant de 15 ans, cette vie de carmélite étant aux yeux du monde une vie de philosophe, ce serait faire grand tort à la religion de laisser une enfant sans expérience l'embrasser... Tout le monde en parlerait, etc... etc... Il dit même que pour le décider à me laisser partir il faudrait un miracle. Je vis bien que tous les raisonnements seraient inutiles, aussi je me retirai, le coeur plongé dans l'amertume la plus profonde, ma seule consolation était la prière, je suppliais Jésus de faire le miracle demandé puisqu'à ce prix seulement je pourrais répondre à son appel. Un temps assez long NHA 525 227 se passa avant que j'ose parler de nouveau à mon oncle, cela me coûtait extrêmement d'aller chez lui, de son côté il paraissait ne plus penser à ma vocation, mais j'ai su plus tard que ma grande tristesse l'influença beaucoup en ma faveur. Avant de faire luire sur mon âme un rayon d'espérance, le Bon Dieu voulut m'envoyer un martyre bien douloureux qui dura trois jours NHA 526 228 Oh! jamais je n'ai si bien compris que pendant cette épreuve, la douleur de la Ste Vierge et de St Joseph cherchant le divin Enfant Jésus... Lc 2,41-50 J'étais dans un triste désert ou plutôt mon âme était semblable au fragile esquif livré sans pilote à la merci des flots orageux... Je le sais, Jésus était là dormant sur ma nacelle Mc 4,37-39 mais la nuit était si noire qu'il m'était impossible de le voir, rien ne m'éclairait, pas même un éclair ne venait sillonner les sombres nuages... Sans doute c'est une bien triste lueur que celle des éclairs, mais au moins, si l'orage avait éclaté ouvertement, j'aurais pu apercevoir un instant Jésus... c'était la nuit, la nuit profonde de l'âme... comme Jésus au jardin de l'agonie Lc 22,39-46 je me sentais seule, ne trouvant de consolation ni sur la terre ni du côté des Cieux, le Bon Dieu paraissait m'avoir délaissée!!!... La nature semblait prendre part à ma tristesse amère, pendant ces trois jours, le soleil ne fit pas luire un seul de

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ses rayons et la pluie tomba par torrents. (J'ai remarqué que dans toutes les circonstances graves de ma vie, la nature était l'image de mon âme. 229 Les jours de larmes, le Ciel pleurait avec moi, les jours de joie, le Soleil envoyait à profusion ses gais rayons et l'azur n'était obscurci d'aucun nuage...)
Enfin le quatrième jour qui se trouvait être un samedi, 230 jour consacré à la douce Reine des Cieux, j'allai voir mon oncle. Quelle ne fut pas ma surprise en le voyant me regarder et me faire entrer dans son cabinet sans que je lui en eusse témoigné le désir!... Il commença par me faire de doux reproches de ce que je paraissais avoir peur de lui et puis il me dit qu'il n'était pas nécessaire de demander un miracle, qu'il avait seulement prié le Bon Dieu de lui donner "une simple inclination de coeur" et qu'il était exaucé... Ah! je ne fus pas tentée d'implorer de miracle, car pour moi le miracle était accordé, 231 mon oncle n'était plus le même. Sans faire aucune allusion à "la prudence humaine" il me dit que j'étais une petite fleur que le Bon Dieu voulait cueillir et qu'il ne s'y opposerait plus!...
Cette réponse définitive 232 était vraiment digne de lui. Pour la troisième fois ce Chrétien d'un autre âge permettait qu'une des filles adoptives de son coeur allât s'ensevelir loin du monde. Ma Tante aussi fut admirable de tendresse et de prudence, je ne me souviens pas que pendant mon épreuve elle m'ait dit un mot qui pût l'augmenter, je voyais qu'elle avait grand'pitié de sa pauvre petite Thérèse, aussi lorsque j'eus obtenu le consentement de mon cher Oncle, elle me donna le sien mais non sans me prouver de mille manières que mon départ lui causerait du chagrin... Hélas! nos chers parents étaient loin de s'attendre

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alors qu'il leur faudrait renouveler deux fois encore le même sacrifice... Mais en tendant la main pour demander toujours, le Bon Dieu ne la présenta pas vide, ses amis les plus chers purent y puiser abondamment la force et le courage qui leur étaient si nécessaires... Mais mon coeur m'emporte bien loin de mon sujet, j'y retourne presque à regret:- Après la réponse de mon Oncle, vous comprenez, ma Mère,

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avec quelle allégresse je repris le chemin des Buissonnets, sous "le beau ciel, dont les nuages s'étaient complètement dissipés!..." Dans mon âme aussi la nuit avait cessé, Jésus en se réveillant m'avait rendu la joie, le bruit des vagues s'était apaisé; au lieu du vent de l'épreuve, une brise légère enflait ma voile et je croyais arriver bientôt sur le rivage béni Mc 4,39 que j'apercevais tout près de moi. Il était en effet bien près de ma nacelle, mais plus d'un orage devait encore s'élever et lui dérobant la vue de son phare lumineux, lui faire craindre de s'être éloignée sans retour de la plage si ardemment désirée...
Peu de jours après 233 avoir obtenu le consentement de mon oncle, j'allais vous voir, NHA 527 ma Mère chérie, et je vous dis ma joie de ce que toutes mes épreuves étaient passées, mais quelle ne fut pas ma surprise et mon chagrin en vous entendant me dire que Mr

Manuscrit A Folio 52 Recto.

le Supérieur NHA 528 234 ne consentait pas à mon entrée avant l'âge de 21 ans...
Personne n'avait pensé à cette opposition, la plus invincible de toutes; cependant sans perdre courage j'allai moi-même avec Papa et Céline chez notre Père, afin d'essayer de le toucher en lui montrant que j'avais bien la vocation du Carmel. Il nous reçut très froidement, mon incomparable petit Père eut beau joindre ses instances aux miennes, rien ne put changer sa disposition. Il me dit qu'il n'y avait pas de péril à la demeure, que je pouvais mener une vie de carmélite à la maison, que si je ne prenais pas la discipline tout ne serait pas perdu... etc... etc... enfin il finit par ajouter qu'il n'était que le délégué de Monseigneur et que s'il voulait me permettre d'entrer au Carmel, lui n'aurait plus rien à dire... Je sortis tout en larmes du presbytère, heureusement j'étais cachée par mon parapluie, car la pluie tombait par torrents. Papa ne savait comment me consoler... il me promit de me conduire à Bayeux aussitôt que j'en témoignai le désir, car j'étais résolue d'arriver à mes fins, je dis même que j'irais jusqu'au Saint Père, 235 si Monseigneur ne voulait pas me permettre d'entrer au Carmel à 15 ans... Bien des événements se passèrent 236 avant mon voyage à Bayeux, NHA 529 à l'extérieur ma vie paraissait la même, j'étudiais, je prenais des leçons de dessin avec Céline NHA 530 237 et mon habile maîtresse trouvait en moi beaucoup de dispositions à son art. Surtout je grandissais dans l'amour du Bon Dieu, je sentais en mon coeur des élans inconnus jusqu'alors, parfois j'avais de véritables transports d'amour. Un soir ne sachant comment dire à Jésus que je l'aimais et combien je désirais qu'Il soit partout aimé et glorifié, je pensais avec douleur qu'il ne pourrait jamais recevoir en enfer un seul acte d'amour, alors je dis au Bon Dieu que pour lui faire plaisir je consentirais bien à m'y voir plongée, afin qu'il soit aimé éternellement dans ce lieu de blasphème 238 ... Je savais que cela ne pouvait pas le glorifier, puisqu'Il ne désire que notre bonheur, mais quand on

Manuscrit A Folio 52 Verso.

aime on éprouve le besoin de dire mille folies; si je parlais de la sorte, ce n'était pas que le Ciel n'excitât mon envie, mais alors mon Ciel à moi 239 n'était autre que l'Amour et je sentais comme St Paul que rien ne pourrait me détacher de l'objet divin qui m'avait ravie!... NHA 531 Rm 8,35-39
Avant de quitter le monde, le Bon Dieu me donna la consolation de contempler de près des âmes d'enfants; 240 étant la plus petite de la famille, je n'avais jamais eu ce bonheur. Voici les tristes circonstances qui me le procurèrent: Une pauvre femme, parente de notre bonne, mourut à la fleur de l'âge laissant 3 enfants tout petits; pendant sa maladie nous prîmes à la maison les deux petites filles dont l'aînée n'avait pas 6 ans, je m'en occupais toute la journée et c'était un grand plaisir pour moi de voir avec quelle candeur elles croyaient tout ce que je leur disais. Il faut que le Saint Baptême dépose dans les âmes un germe bien profond des vertus théologales puisque dès l'enfance elles se montrent déjà et que l'espérance de biens futurs suffit pour faire accepter des sacrifices. Lorsque je voulais voir mes deux petites filles bien conciliantes l'une pour l'autre, au lieu de promettre des jouets et des bonbons à celle qui céderait à sa soeur, je leur parlais des récompenses éternelles que le petit Jésus donnerait dans le Ciel aux petits enfants sages; l'aînée, dont la raison commençait à se développer, me regardait avec des yeux brillants de joie, me faisait mille questions charmantes sur le petit Jésus et son beau Ciel et me promettait avec enthousiasme de toujours céder à sa soeur, et disait que jamais de sa vie elle n'oublierait ce que lui avait dit "la grande demoiselle", car c'est ainsi qu'elle m'appelait... En voyant de près ces âmes innocentes, j'ai compris quel malheur c'était de ne pas bien les former dès leur éveil, alors qu'elles ressemblent à une cire molle sur laquelle on peut déposer l'empreinte des vertus mais aussi celle du mal... j'ai compris ce qu'a dit Jésus en l'Evangile: "Qu'il vaudrait mieux être jeté à la mer que de scandaliser un seul de ces petits enfants." NHA 532 Mt 18,6


Thérèse EJ, Histoire d'une âme A 45