Sales: Amour de Dieu 680

CHAPITRE VIII Du repos de l’âme recueillie en son bien-aimé.

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L’âme étant donc ainsi recueillie dedans elle-même en Dieu ou devant Dieu, se rend parfois si doucement attentive à la bonté de son bien-aimé, qu’il lui semble que son attention ne soit presque pas attention, tant elle est simplement et délicatement exercée comme il arrive en certains fleuves qui coulent si doucement et également, qu’il semble à ceux qui les regardent, ou naviguent sur iceux, de ne voir ni sentir aucun mouvement, parce qu’on ne les voit nullement ondoyer ni flotter. Et c’est cet aimable repos. de l’âme que la bienheureuse Vierge Térèse de Jésus appelle oraison de quiétude, non guère différente de ce qu’elle-même nomme sommeil des puissances, si toutefois je l’entends bien.

Certes, les amants humains se contentent parfois d’être auprès ou à la vue de la personne qu’ils aiment, sans parler à elle, et sans discourir à part eux ni d’elle ni de ses perfections; rassasiés, ce semble, et satisfaits de savourer cette bien-aimée présence, non par aucune considération qu’ils fassent sur icelle, mais par un certain accoisement et repos que leur esprit prend en elle. Mon bien-aimé m’est un bouquet de myrrhe, il demeurera sur mon sein (1). Mon bien-aimé est à moi, et moi je suis à lui, qui pait entre les lis, tandis que le jour aspire (2) et que les ombres s’inclinent (3). Montrez-moi donc, ô l’ami de mon âme, où vous paissez, où vous couchez sur le midi (4). Voyez-vous, Théotime, comme la sainte Sulamite se contente de savoir, que son bien-aimé soit avec elle, ou en son parc, ou ailleurs, pourvu qu’elle sache où il est: aussi est-elle Sulamite toute paisible, toute tranquille et en repos.

(1)
Ct 1,12
(2) Aspire, monte.
(3) Ct 2,16-17
(4) Ct 2,16-17

Or, ce repos passe quelquefois si avant en sa tranquillité, que toute l’âme et toutes les puissances d’icelle demeurent comme endormies, sans faire aucun mouvement ni action quiconque, si non la seule volonté; laquelle même ne fait aucune autre chose sinon recevoir l’aise et la satisfaction que la présence du bien-aimé lui donne. Et ce qui est encore plus admirable, c’est que la volonté n’aperçoit point cette aise et ce contentement qu’elle reçoit, jouissant insensiblement d’icelui, d’autant qu’elle ne pense pas à soi, mais à celui la présence duquel (1) lui donne ce plaisir; comme il arrive maintes fois que, surpris d’un léger sommeil, nous entrevoyons seulement ce que nos amis disent autour de nous, ou ressentons les caresses qu’ils nous font, presque imperceptiblement, sans sentir que nous sentons.

(1) Celui la présence duquel, celui dont la présence,


Néanmoins l’âme qui eu ce doux repos jouit de ce délicat sentiment de la présence divine, quoiqu’elle ne s’aperçoive pas de cette jouissance, témoigne toutefois clairement combien ce bonheur lui est précieux et aimable, quand on le lui veut ôter, ou que quelque chose l’en détourne : car alors la pauvre âme fait des plaintes, crie, voire quelquefois pleure comme un petit enfant qu’on a éveillé avant qu’il eût assez dormi, lequel par la douleur qu’il ressent de son réveil, montre bien sa satisfaction qu’il avait en son sommeil. Dont le divin berger adjure les filles de Sion, par les chevreuils et cerfs des campagnes, qu’elles n’éveillent point sa bien-aimée jusqu’à ce qu’elle le veuille (1), c’est-à-dire, qu’elle s’éveille d’elle-même. Non, Théotime, l’âme ainsi tranquille en son Dieu, ne quitterait pas ce repos pour tous les plus grands biens du monde.

Telle fut presque la quiétude de la très sainte Magdeleine, quand assise aux pieds de son Maître elle écoutait sa sainte parole (2). Voyez-la, je vous prie, Théotime : elle est assise en une profonde tranquillité, elle ne dit mot, elle ne pleure point, elle ne sanglote point, elle ne soupire point, elle ne bouge point, elle ne prie point. Marthe, tout empressée, passe et repasse dedans la saIette (3); Marie n’y pense point. Et que fait-elle donc? Elle ne fait rien, ains écoute. Et qu’est-ce à dire, elle écoute? C’est-à-dire, elle est là comme un vaisseau d’honneur à recevoir goutte à goutte la myrrhe de suavité que les lèvres de son bien-aimé distillaient dans son coeur (4); et ce divin amant, jaloux de l’amoureux sommeil et repos de cette bien-aimée, tança Marthe qui la voulait éveiller : Marthe, Marthe, tu es bien embesognée, et te troubles après plusieurs choses : une seule chose néanmoins est requise : Marie a choisi la meilleure part, qui ne lai sera point ôtée (5). Mais quelle fut la partie ou portion de Marie? De demeurer en paix, en repos, en quiétude auprès de son doux Jésus.

(1) Ct 7,4(2) Lc 10,39(3) Salette, petite salle.(4) Ct 5,13(5) Lc 10,41-42

Les peintres peignent ordinairement le bien-aimé saint Jean en la cène, non seulement reposant, mais dormant sur la poitrine de son Maître, parce qu’il y fut assis à la façon des Levantins, en sorte que sa tête tendait vers le sein de son cher Maître, sur lequel comme il ne dormait pas du sommeil corporel, n’y ayant aucune vraisemblance en cela, aussi ne douté-je point que se trouvant si près de la source des douceurs éternelles, il n’y fit un profond, mystique et doux sommeil, comme un enfant d’amour qui, attaché au sein de sa mère, alaite (1) en dormant, et dort en alaitant. O Dieu! quelles délices à ce Benjamin, enfant de la joie du Sauveur, de dormir ainsi entre les bras de son Père; qui, le jour suivant, comme le Benoni, enfant de douleur, le recommanda aux douces mamelles de sa mère! Rien n’est plus désirable au petit enfant, soit qu’il veille ou qu’il dorme, que la poitrine de son père et le sein de sa mère.

Quand donc vous serez en cette simple et pure confiance filiale auprès de notre Seigneur, demeurez-y, mon cher Théotime, sans vous remuer nullement pour faire des actes sensibles, ni de l’entendement ni de la volonté; car cet amour simple de confiance, et cet endormissement amoureux de votre esprit entre les bras du Sauveur, comprend par excellence tout ce que vous allez cherchant çà et là pour votre goût. Il est mieux de dormir sur cette sacrée poitrine, que de veiller ailleurs où que ce soit.

(1) Alaite, s’allaite, puise le lait.



CHAPITRE IX Comme ce repos sacré se pratique.

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N’avez-vous jamais pris garde, Théotime, à l’ardeur avec laquelle les petits enfants s’attachent quelquefois au sein de leurs mères, quand ils ont faim? On les voit grommelant, serrer et presser la mamelle, suçant le lait si avidement, que même ils en donnent de la douleur à leurs mères. Mais après que la fraîcheur du lait a aucunement (1) apaisé la chaleur appétissante de leur petite poitrine, et que les agréables vapeurs qu’il envoie à leur cerveau commencent à les endormir, Théotime, vous les verriez fermer tout bellement leurs petits yeux, et céder petit à petit au sommeil, sans quitter néanmoins la mamelle, sur laquelle ils ne font nulle action que celle d’un lent et presque insensible mouvement de lèvres, par lequel ils tirent toujours le lait qu’ils avalent imperceptiblement : et cela ils le font sans y penser, mais non pas certes sans plaisir; car si on leur ôte la mamelle avant que le profond sommeil les ait accablés, ils s’éveillent et pleurent amèrement, témoignant, en la douleur qu’ils ont en la privation, qu’ils avaient beaucoup de douceur en la possession. Or, il en est de même de l’âme qui est en repos et quiétude devant Dieu; car elle suce presque insensiblement la douceur de cette présence, sans discourir, sans opérer et sans faire chose quelconque par aucune de ses facultés, sinon par la seule pointe de la volonté, qu’elle remue doucement et presque imperceptiblement, comme la bouche par laquelle entre la délectation et l’assouvissement insensible qu’elle prend à jouir de la présence divine. Que si on incommode cette pauvre petite pouponne, et qu’on lui veuille ôter la poupette (1), d’autant qu’elle semble endormie, elle montre bien alors qu’encore qu’elle dorme pour tout le reste des choses, elle ne dort pas néanmoins pour celle-là; car elle aperçoit le mal de cette séparation, et s’en fâche, montrant par là le plaisir qu’elle prenait, quoique sans y penser, au bien qu’elle possédait. La bienheureuse mère Térèse ayant écrit qu’elle trouvait cette similitude à propos, je l’ai ainsi voulu déclarer.

(1) Aucunement, en quelque façon.
(1) Pouponne, enfant qui tette; — poupette, sein.

Mais dites-moi; Théotime, l’âme recueillie en son Dieu, pourquoi, je vous prie, s’inquiéterait-elle? N’a-t-elle pas sujet de s’accoiser (2) et demeurer en repos? car que chercherait-elle? Elle a trouvé celui qu’elle cherchait. Que lui reste-t-il plus, sinon de dire : J’ai trouvé mon cher bien-aimé; je le tiens et ne le quitterai point (3). Elle n’a plus besoin de s’amuser à discourir par l’entendement; car elle voit d’une si douce vue son époux présent, que les discours lui seraient inutiles et superflus. Que si même elle ne le voit pas par l’entendement, elle ne s’en soucie point, se contentant de le sentir près d’elle par l’aise et satisfaction que la volonté en reçoit. Hé! la Mère de Dieu, notre dame et maîtresse, étant enceinte, ne voyait pas son divin Enfant: mais le sentant dedans ses

(2) S’accoiser, se calmer.
(3)
Ct 3,4

entrailles sacrées, vrai Dieu ! quel contentement en ressentait-elle! Et sainte Elisabeth ne jouit-elle pas admirablement des fruits de la divine présence du Sauveur, sans le voir, au jour de la très sainte Visitation? L’âme non plus n’a aucun besoin, en ce repos, de la mémoire; car elle a présent son bien-aimé, Elle n’a pas aussi besoin de l’imagination : car qu’est-il besoin de se représenter en image, soit extérieure, soit intérieure, celui de la présence duquel on jouit? De sorte qu’enfin c’est la seule volonté qui attire doucement, et comme en tétant tendrement le lait de cette douce présence; tout le reste de l’âme demeurant en quiétude avec elle par la suavité du plaisir qu’elle prend.

On ne se sert pas seulement du vin emmiellé pour retirer et rappeler les avettes dans les ruches, mais on s’en sert encore pour les apaiser : car quand elles font des séditions et mutineries entr’elles, s’entretuant et défaisant les unes les autres, leur gouverneur n’a point de meilleur remède que de jeter du vin emmiellé au milieu de ce petit peuple effarouché; d’autant que les particuliers desquels il est composé, sentant cette suave et agréable odeur, s’apaisent, et s’occupant à la jouissance de cette douceur, demeurent accoisés et tranquilles. O Dieu éternel! quand par votre douce présence vous jetez les odorants parfums dedans nos coeurs, parfums réjouissants plus que le vin délicieux et plus que le miel, alors toutes les puissances de nos âmes entrent en un agréable repos, avec un accoisement si parfait qu’il n’y a plus aucun sentiment que celui de la volonté, laquelle, comme l’odorat spirituel, demeure doucement engagée à sentir, sans s’en apercevoir, le bien incomparable d’avoir son Dieu présent.


CHAPITRE X Des divers degrés de cette quiétude, et comme il la faut conserver.

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Il y a des esprits actifs, fertiles et foisonnants en considération : il y en a qui sont souples, repliants, et qui aiment grandement à sentir ce qu’ils font, qui veulent tout voir et éplucher ce qui se passe en eux, retournant perpétuellement leur vue sur eux-mêmes pour reconnaît leur avancement. Il y en a encore d’autres qui ne se contentent pas d’être contents, s’ils ne sentent, regardent et savourent leur contentement; et sont semblables à ceux qui étant bien vêtus contre le froid, ne penseraient pas l’être, s’ils ne savaient combien de robes ils portent; ou qui voyant leurs cabinets (1) pleins d’argent, ne penseraient pas être riches, s’ils ne savaient le compte de leurs écus.

Or, tous ces esprits sont ordinairement sujets d’être troublés en la sainte oraison. Car si Dieu leur donne le sacré repos de sa présence, ils le quittent volontairement pour voir comme ils se comportent en icelui, et pour examiner s’ils y ont bien du contentement, s’inquiétant pour savoir si leur tranquillité est bien tranquille, et leur quiétude bien quiète (2) : si que, en lieu

(1) Cabinets, armoires, coffres.
(2) Quiète, calme; — si que, tellement lue.

d’occuper doucement leur volonté à sentir les suavités de la présence divine, ils emploient leur entendement à discourir sur les sentiments qu’ils ont; comme une épouse qui s’amuserait à regarder la bague avec laquelle elle aurait été épousée, sans voir l’époux même qui la lui aurait donnée. Il y a bien de la différence, Théotime, entre s’occuper en Dieu qui nous donne du contentement, et s’amuser au contentement que Dieu nous donne.

L’âme donc à qui Dieu donne la sainte quiétude amoureuse en l’oraison, se doit abstenir, taut qu’elle peut, de se regarder soi-même ni son repos, lequel, pour être gardé, ne doit point être curieusement regardé car qui l’affectionne trop, le perd; et la juste règle de le bien affectionner, c’est de ne point l’affecter (1). Et comme l’enfant qui, pour voir où il a ses pieds, a ôté sa tête du sein de sa mère, y retourne tout incontinent, parce qu’il est fort mignard (2); ainsi faut-il que si nous nous apercevons d’être distraits par la curiosité de savoir ce que nous faisons en l’oraison, soudain nous remettions notre coeur en la douce et paisible attention de la présence de Dieu, de laquelle nous étions divertis.


(1) Affecter, atteindre, compromettre.
(2) Mignard, gracieux.


Néanmoins il ne faut pas croire qu’il y ait aucun péril de perdre cette sacrée quiétude par les actions du corps ou de l’esprit qui ne se font ni par légèreté ni par indiscrétion. Car comme dit la bienheureuse mère Térèse, c’est une superstition d’être si jaloux de ce repos, que de ne vouloir ni tousser, ni cracher, ni respirer, de peur de le perdre, d’autant que Dieu qui donne cette paix, ne l’ôte pas pour tels mouvements nécessaires, ni pour les distractions et divagations de l’esprit, quand elles sont involontaires; et la volonté étant une fois bien amorcée à la présence divine, ne laisse pas d’en savourer les douceurs, quoique l’entendement ou la mémoire se soit échappé et débandé après des pensées étrangères et inutiles.

Il est vrai qu’alors la quiétude de l’âme n’est pas si grande comme si l’entendement et la mémoire conspiraient avec la volonté; mais toutefois elle ne laisse pas d’être une vraie tranquillité spirituelle, puisqu’elle règne en la volonté, qui est la Maîtresse de toutes les autres facultés. Certes, nous avons vu une âme extrêmement attachée et jointe à Dieu, laquelle néanmoins avait l’entendement et la mémoire tellement libres de toute occupation intérieure, qu’elle entendait fort distinctement ce qui se disait autour d’elle, et s’en ressouvenait fort entièrement, encore qu’il lui fût impossible de répondre ni de se déprendre de Dieu auquel elle était attachée par l’application de sa volonté : mais je dis tellement attachée, qu’elle ne pouvait être retirée de cette douce occupation sans en recevoir une grande douleur qui la provoquait à des gémissements, lesquels même elle faisait au plus fort de sa consolation et quiétude; comme nous voyons les petits enfants grommeler et faire des petits plaints (1) quand ils ont ardemment désiré le lait, et qu’ils commencent à téter; ou comme fit Jacob, qui en embrassant la belle et chaste Rachel, jetant un cri, pleura de la véhémence de la consolation et tendreté qu’il sentait. Si que cette âme de laquelle je parle, ayant la seule volonté engagée, et l’entendement, mémoire, ouïe et imagination libres, ressemblait, comme je pense, au petit enfant qui alaitant pourrait voir, ouïr et même remuer le bras, sans pour cela quitter son cher tétin.

(1) Plaints, plaintes.

Mais pourtant la paix de l’âme serait bien plus grande et plus douce, si on ne faisait point de bruit autour d’elle, et qu’elle n’eût aucun sujet de se mouvoir, ni quant au coeur, ni quant au corps; car elle voudrait bien être tout occupée en la suavité de cette présence divine; mais ne pouvant quelquefois s’empêcher d’être divertie ès autres facultés, elle conserve au moins la quiétude en la volonté, qui est la faculté par laquelle elle reçoit la jouissance du bien. Et notez qu’alors la volonté retenue en quiétude par le plaisir qu’elle prend en la présence divine, elle ne se remue point pour ramener les autres puissances qui s’égarent; d’autant que si elle voulait entreprendre cela, elle perdrait son repos, s’éloignant de son cher bien-aimé, et perdrait sa peine de courir çà et là pour attraper ces puissances volages, lesquelles aussi bien ne peuvent jamais être si utilement appelées à leur devoir que par la persévérance de la volonté - en la sainte quiétude car petit à petit toutes les facultés sont attirées par le plaisir que la volonté reçoit, et duquel elle leur donne certains ressentiments, comme des parfums qui les excitent à venir auprès d’elle pour participer au bien dont elle jouit.


CHAPITRE XI Suite du discours des divers degrés de la sainte quiétude et d’une excellente abnégation de soi-même qu’on y pratique quelquefois.

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Suivant ce que nous avons dit, la sainte quiétude a donc divers degrés: car quelquefois elle est en toutes les puissances de l’âme, jointes et unies à la volonté; quelquefois elle est seulement en la volonté, en laquelle elle est aucunes fois sensiblement, et d’autres fois imperceptiblement; d’autant qu’il arrive parfois que l’âme tire un contentement incomparable de sentir par certaines douceurs intérieures que Dieu lui est présent; comme il advint à sainte Élisabeth, quand Notre-Dame la visita (
Lc 1,41); et d’autres fois l’âme a une certaine ardente suavité d’être en la présence de Dieu, laquelle pour lors lui est imperceptible; comme il advint aux disciples pèlerins qui ne s’aperçurent bonnement de l’agréable plaisir dont ils étaient touchés, marchant avec notre Seigneur, sinon quand ils furent arrivés, et qu’ils l’eurent reconnu en la divine fraction du pain (Lc 24,30). Quelquefois non seulement l’âme s’aperçoit de la présence de Dieu, mais elle l’écoute parler par certaines clartés et persuasions intérieures qui tiennent lieu de paroles; aucunes fois elle le sent parler et lui parle réciproquement, mais si secrètement, si doucement, si bellement, que c’est sans pour cela perdre la sainte paix et quiétude; si que sans se (374) réveiller elle veille avec lui, c’est-à-dire, elle veille et parle à son bien-aimé avec autant de suave tranquillité et de gracieux repos, comme si elle sommeillait doucement (Ct 5,2). Et d’autres fois elle sent parler l’époux, mais elle ne saurait lui parler, parce que l’aise de l’ouïr, ou la révérence qu’elle lui porte, la tient en silence; ou bien parce qu’elle est en sécheresse et tellement alangourie d’esprit, qu’elle n’a de force que pour ouïr, et non pas pour parler; comme il arrive corporellement quelquefois à ceux qui commencent â s’endormir, ou qui sont grandement affaiblis par quelque maladie.

Mais enfin quelquefois ni elle n’ouït son bien-aimé, ni elle ne lui parle, ni elle ne sent aucun signe de sa présence, ains simplement elle sait qu’elle est en la présence de son Dieu, auquel il plait qu’elle soit là. Imaginez-vous, Théotime, que le glorieux apôtre saint Jean eût dormi d’un sommeil corporel sur la poitrine de son cher Seigneur en la sainte cène, et qu’il se fût endormi par le commandement d’icelui. Certes, en ce cas-là, il eût été en la présence de son Maître sans le sentir en façon quelconque.

Et remarquez, je vous prie, qu’il faut plus de soin pour se mettre en la présence de Dieu, que pour y demeurer lorsque l’on s’y est mis; car, pour s’y mettre, il faut appliquer sa pensée, et la rendre actuellement attentive à cette présence, ainsi que je le dis en l'Introduction. Mais quand on s’est mis en cette présence, on s’y tient par plusieurs autres moyens, tandis que, soit par l’entendement, soit par la volonté, on fait quelque chose en Dieu ou pour Dieu; comme, par exemple, le regardant, ou quelque chose pour l’amour de lui, l’écoutant, ou ceux qui parlent pour lui, parlant à lui, ou à quelqu’un pour l’amour de lui, et faisant quelque oeuvre, quelle qu’elle soit, pour son honneur et service. Ains on se maintient en la présence de Dieu, non seulement l’écoutant, ou le regardant, ou lui parlant, mais aussi attendant s’il lui plaira de nous regarder, de nous parler, ou de nous faire parler à lui; ou bien encore ne faisant rien de tout cela, mais demeurant simplement où il lui plaît que nous soyons, et parce qu’il lui plait que nous y soyons. Que si à cette simple façon de demeurer devant Dieu, il lui plaît d’ajouter quelque petit sentiment que nous sommes tout siens et qu’il est tout nôtre, ô Dieu, que ce nous est une grâce désirable et précieuse

Mon cher Théotime, prenons encore la liberté de faire cette imagination (1). Si une statue que le sculpteur aurait nichée dans la galerie de quelque grand prince, était douée d’entendement, et qu’elle pût discourir et parler, et qu’on lui demandât : O belle statue, dis-moi pourquoi es-tu là dans cette niche ? Parce, répondrait-elle, que mon maître m’y a colloquée. Et si l’on y répliquait: Mais pourquoi y demeures-tu sans rien faire? Parce, dirait-elle, que mon maître ne m’y a pas placée afin que je fisse chose quelconque, ains seulement afin que j’y fusse immobile. Que si derechef on la pressait en disant Mais, pauvre statue, de quoi te sert-il d’être là de la sorte? Eh,

(1) Imagination, exemple, figure.

Dieu! répondrait-elle, je ne suis pas ici pour mon intérêt et service, mais pour obéir et servir à la volonté de mon seigneur et sculpteur, et cela me suffit. Et si on rechargeait (1) en cette sorte : Or, dis-moi donc, statue, je te prie, tu ne vois point ton maître, et comme prends-tu du contentement à le contenter? Non, certes, confesserait-elle, je ne le vois pas ; car j’ai des yeux non pas pour voir, comme j’ai des pieds non pas pour marcher ; mais je suis trop contente de voir que mon cher maître me voit ici, et prend plaisir de m’y voir. Mais si l’on continuait la dispute avec la statue, et qu’on lui dit: Mais ne voudrais-tu pas bien avoir du mouvement pour t’approcher de l’ouvrier qui t’a faite, afin de lui faire quelque autre meilleur service? Sans doute elle le nierait, et protesterait qu’elle ne voudrait pas faire autre chose, sinon que son maître le voulût. Et quoi donc, conclurait-on, tu ne désires rien, sinon d’être une immobile statue, là dedans cette niche? Non, certes, dirait enfin cette sage statue; non je ne veux rien être sinon une statue, et toujours dedans cette niche, tandis que mon sculpteur le voudra, me contentant d’être ici et ainsi, puisque c’est le contentement de celui à qui je suis, et par qui je suis ce que je suis.

(1) Si on rechargeait, si on revenait à la charge, si on reprenait.

O vrai Dieu ! que c’est une bonne façon de se tenir en la présence de Dieu, d’être et de vouloir toujours et à jamais être en son bon plaisir! Car ainsi, comme je pense, en toutes occurences, oui, même en dormant profondément, nous sommes encore plus profondément en la très sainte présence de Dieu. Oui, certes, Théotime, car si nous l’aimons, nous nous endormons non seulement à sa vue, mais à son gré, et non seulement par sa volonté, mais selon sa volonté, et semble que ce soit lui-même notre créateur et sculpteur céleste qui nous jette là sur nos lits comme des statues dans leurs niches, afin que nous nichions dans nos lits, comme les oiseaux couchent dans leurs nids. Puis à notre réveil, si nous y pensons bien, nous trouvons que Dieu nous a toujours été présent, et que nous ne nous sommes pas non plus éloignés ni séparés de lui. Nous avons donc été là en la présence de son bon plaisir, quoique sans le voir et sans nous en apercevoir; si que nous pourrions dire, à l’imitation de Jacob : Vraiment, j’ai dormi auprès de mon Dieu et entre les bras de sa divine présence et providence, et je n’en savais rien (1).

(1) Gn 28,16

Or, cette quiétude en laquelle la volonté n’agit que par un très simple acquiescement au bon plaisir divin, voulant être en l’oraison sans aucune prétention que d’être à la vue de Dieu selon qu’il lui plaira, c’est une quiétude souverainement excellente, d’autant qu’elle est pure de toute sorte d’intérêt, les facultés de l’âme n’y prenant aucun contentement, ni même la volonté, sinon en sa suprême pointe, en laquelle elle se contente de n’avoir aucun contentement, sinon celui d’être sans contentement, pour l’amour du contentement et bon plaisir de son Dieu, dans lequel elle se repose; car, en somme, c’est le comble de l’amoureuse extase de n’avoir pas sa volonté en son contentement, mais en celui de Dieu, ou de n’avoir pas son contentement en sa volonté, mais en celle de Dieu.



CHAPITRE XII De l’écoulement ou liquéfaction de l’âme en Dieu.

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Les choses humides et liquides reçoivent aisément les figures et limites qu’on leur veut donner, d’autant qu’elles n’ont nulle fermeté ni solidité qui les arrête ou borne en elles-mêmes. Mettez de la liqueur dans un vaisseau, et vous verrez qu’elle demeurera bornée dans les limites du vaisseau; lequel, s’il est rond ou carré, la liqueur sera de même, n’ayant aucune limite ni figure, sinon celle du vaisseau qui la contient.

L’âme n’en est pas de même par nature, car elle a ses figures et ses bornes propres. Elle a la figure par ses habitudes et inclinations, et ses bornes par sa propre volonté; et quand elle est arrêtée à ses inclinations et volontés propres, nous disons qu’elle est dure, c’est-à-dire, opiniâtre, obstinée. Je vous ôterai, dit Dieu, votre coeur de pierre (1), c’est-à-dire, je vous ôterai votre obstination. Pour faire changer de figure au caillou, au fer, au bois, il y faut la cognée, le marteau, le feu. On appelle coeur de fer, de bois ou de pierre, celui qui ne reçoit pas aisément les impressions divines, ains demeure en sa propre volonté emmi les inclinations qui accompagnent notre nature dépravée. Au contraire, un coeur doux, maniable et traitable, est appelé un coeur fondu et liquéfié.

(1)
Ez 27,26

Mon coeur, dit David parlant en la personne de notre Seigneur sur la croix, mon coeur est fait comme de la cire fondue au milieu de mes entrailles (1). Cléopâtre, cette infâme reine d’Égypte, voulant enchérir sur tous les excès et toutes les dissolutions que Marc-Antoine avait faits en banquets, fit apporter, à la fin d’un festin qu’elle faisait à son tour, un bocal de fin vinaigre, dans lequel elle jeta une des perles qu’elle portait en ses oreilles, estimée deux cent cinquante mille écus; puis la perle étant résolue, fondue et liquéfiée, elle l’avala, et eût encore enseveli dans le cloaque de son vilain estomac l’autre perle qu’elle avait en l’autre oreille, si Lucius Plautus ne l’eût empêchée. Le coeur du Sauveur, vraie perle orientale, uniquement unique et de prix inestimable, jeté au milieu d’une mer d’aigreurs incomparables au jour de sa Passion, se fondit en soi-même, se résolut, défit et écoula en douleur sous l’effort de tant d’angoisses mortelles; mais l’amour, plus fort que la mort, amollit, attendrit et fait fondre les coeurs encore bien plus promptement que toutes les autres passions.

Mon âme, dit l’amante sacrée, s’est toute fondue à même que mon bien-aimé a parlé (2). Et qu’est-ce à dire, elle s’est fondue, sinon elle ne s’est plus contenue en elle-même, ains s’est écoulée devers son divin amant? Dieu ordonna à Moïse qu’il parlât au rocher, et qu’il produirait des eaux (3) ; ce n’est donc pas merveille si lui-même fit fondre

(1) Ps 21,5
(2) Ct 5,6
(3) Nb 20,8

l’âme son amante, lorsqu’il lui parlait en sa douceur. Le baume est si épais de sa nature, qu’il n’est point fluide ni coulant, et plus il est gardé, plus il s’épaissit, et enfin s’endurcit, devenant rouge et transparent ; mais la chaleur le dissout et le rend fluide. L’amour avait rendu l’époux fluide et coulant, dont l’épouse l’appelle une huile répandue. Et voilà que maintenant elle assure qu’elle-même est toute fondue d’amour: Mon âme, dit-elle, s’est écoulée, lorsque mon bien-aimé a parlé (1). L’amour de l’époux était dans son coeur et dans son sein, comme un vin nouveau bien puissant qui ne peut être retenu dans son tonneau, car il se répandait de toutes parts, et parce que l’âme suit son amour, après que l’épouse a dit : Vos mamelles sont meilleures que le vin, répandant des onguents précieux, elle ajoute : Votre nom est comme une huile répandue (2). Et comme l’époux aurait répandu son amour et son âme dans le coeur de l’épouse; aussi l’épouse réciproquement verse son âme dans le coeur de l’époux. Et comme l’on voit qu’un bornai ou couteau (3) touché des rayons ardents sort de soi-même et quitte sa forme pour s’écouler devers l’endroit duquel les rayons le touchent; ainsi l’âme de cette amante s’écoula du côté de la voix de son bien-aimé, sortant d’elle-même et des limites de son être naturel, pour suivre celui qui lui parlait.

(1) Ct 1,2(2) Ct 1,2,(3) Bornal ou couteau, ruche de cire.

Mais comme se fait cet écoulement sacré de l’âme en son bien-aimé? Une extrême complaisance de l’amant en la chose aimée produit une certaine impuissance spirituelle qui fait que l’âme ne se sent plus aucun pouvoir de demeurer en soi-même. C’est pourquoi, comme un baume fondu qui n’a plus de fermeté ni de solidité, elle se laisse aller et écouler en ce qu’elle aime; elle ne se jette pas par manière d’élancement, ni elle ne se serre pas par manière d’union, mais elle se va doucement coulant, comme une chose fluide et liquide, dedans la Divinité qu’elle aime. Et comme nous voyons que les nuées épaissies par le vent du midi, se fondant et convertissant en pluie, ne peuvent plus demeurer en elles-mêmes, ains tombent et s’écoulent en bas, se mêlant si intimement avec la terre qu’elles détrempent, qu’elles ne sont p1us qu’une même chose avec icelle; ainsi l’âme, laquelle, quoique aimante, demeurait encore en elle-même, sort par cet écoulement sacré et fluidité sainte, et se quitte soi-même, non seulement pour s’unir au bien-aimé, mais pour se mêler toute et se détremper avec lui.

Vous voyez donc bien, Théotime, que l’écoulement d’une âme en son Dieu n’est autre chose qu’une véritable extase, par laquelle l’âme est toute hors des bornes de son maintien naturel, toute mêlée, absorbée et engloutie en son Dieu, dont il arrive que ceux qui parviennent à ce saint excès de l’amour divin, étant par après revenus à eux, ne voient rien en la terre qui les contente, et vivant en un extrême anéantissement d’eux-mêmes, demeurent fort alangouris en tout ce qui appartient aux sens, et ont perpétuellement au coeur la maxime de la bienheureuse vierge Térèse de Jésus: Ce qui n’est pas Dieu ne m’est rien. Et semble que telle fut la passion amoureuse de ce grand ami du bien-aimé, qui disait: Je vis, mais non pas moi, aine Jésus-Christ vit en moi (1); et notre vie est cachée avec Jésus-Christ en Dieu (2), Car, dites-moi, je vous prie, Théotime, si une goutte d’eau élémentaire jetée dans un océan d’eau de naffe (3) était vivante et qu’elle pût parler et dire l’état auquel elle serait, ne crierait-elle pas de grande joie : O mortels, je vis voirement, mais je ne vis pas moi-même, ains cet océan vit en moi, et ma vie est cachée en cet abîme.

L’âme écoulée en Dieu ne meurt pas; car comme pourrait-elle mourir d’être abîmée en la vie? Mais elle vit sans vivre en elle-même, parce que comme les étoiles, sans perdre leur lumière, ne luisent plus en la présence du soleil, ains le soleil luit en elles, et sont cachées en la lumière du soleil, aussi l’âme, sans perdre sa vie, ne vit plus étant mêlée avec Dieu, ains Dieu vit en elle. Tels furent, je pense, les sentiments des grands bienheureux Philippe Nérius (4) et François Xavier, quand, accablés des consolations célestes, ils demandaient à Dieu qu’il se retirât pour un peu d’eux, puisqu’il voulait que leur vie parût aussi encore un peu au monde, ce qui ne se pouvait tandis qu’elle était toute cachée et absorbée en Dieu.

(1) Ga 2,20
(2) Col 3,3
(3) Naffe, eau de senteur dont la base est la fleur d’oranger.
(4) Philippe Nérius, S. Philippe de Néri.



Sales: Amour de Dieu 680