F de Sales, Entretiens 16

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QUINZIÈME ENTRETIEN - SUR LE SUJET DE LA TENDRETÉ QUE L’ON A SUR SOI-MÊME

£[DU JUGEMENT PROPRE]

Avant toutes choses il faut faire le signe de la Croix, et puis nous dirons quelques petites choses sur les deux questions qui m’ont été faites, bien que peu, afin de laisser du temps à nos Soeurs de me demander ce qu’elles voudront.

La première est si d’être attachée à sa propre opinion est une chose bien contraire à la perfection. — Sur quoi je réponds qu’être sujet à avoir des propres opinions, ou n’y être pas, est une chose qui n’est ni bonne ni mauvaise, d’autant que cela est tout naturel. Chacun n des opinions; mais pourtant cela ne nous empêche pas de parvenir à la perfection, pourvu que nous ne nous attachions pas à notre propre opinion ou que nous ne l’aimions pas, car c’est cet amour de nos propres opinions qui est infiniment contraire à la perfection; c’est ce que j’ai tant de fois dit, que l’amour de notre propre jugement et l’estime que l’on en fait est la cause qu’il y n si peu de parfaits. Renoncer à la propre volonté, il s’en trouve beaucoup qui le font, les uns pour un sujet, les autres pour un autre ; je ne dis pas seulement en Religion, mais dans les cours mêmes. Si un prince commande quelque chose à un courtisan, il ne refusera jamais; mais avouer que le commandement soit bien fait, cela se fait grandement 1 rarement. Je ferai bien ce que vous me commandez, en cette même façon que vous me dites, mais... Ils demeurent toujours sur leur mais, qui veut autant dire qu’ils savent bien qu’il serait mieux autrement. Nul ne peut douter, mes chères Filles, que ceci ne soit fort contraire à l’acquisition de la perfection, car il produit pour l’ordinaire des inquiétudes d’esprit, des bizarreries, des murmures, et enfin il nourrit l’amour que nous avons de notre propre estime; de manière donc que la propre opinion ne doit pas être aimée ni estimée.

Mais il faut que je vous dise qu’il y a des personnes qui doivent former leur opinion, comme sont les Supérieurs qui ont charge des autres, les Evêques, et ainsi de ceux qui ont quelque charge de gouvernement. Mais les autres ne le doivent nullement faire, si l’obéissance ne le leur ordonne; car autrement ils perdraient le temps qui doit être employé à se tenir fidèlement auprès de Dieu. Et comme ceux-ci seraient estimés peu attentifs à leur propre perfection et personnes inutilement occupées, s’ils voulaient former et s’arrêter à considérer leurs propres opinions, de même les Supérieurs devraient être estimés peu capables de leur charge, s’ils ne voulaient enfin prendre quelque résolution sur les choses qui leur sont proposées, ou faire des considérations pour bien appuyer leurs opinions. Car ce serait une chose malséante de les voir toujours irrésolus en leurs opinions; mais pourtant, si ne doivent-ils pas agréer, ni s’appuyer

1. très

ou attacher à leurs propres opinions, car c’est ce qui est contraire à leur perfection.

Le grand saint Thomas, qui avait un esprit le plus grand que l’on saurait avoir, quand il formait quelque opinion, il l’assurait ou appuyait sur des raisons les plus prégnantes 2 qu’il se pût faire; et si néanmoins il se trouvait quelqu’un qui n’approuvât pas ce qu’il avait jugé ou qui y contredît, il ne disputait point ni ne s’en offensait point, mais souffrait cela de bon coeur; par où il témoignait bien qu’il n’aimait pas sa propre opinion, bien qu’il ne la désapprouvât pas aussi, ains laissait cela ainsi, qu’on le trouvât bon ou non. Après avoir fait son devoir, il ne se mettait pas en peine du reste. Les Apôtres n’étaient pas attachés à leurs propres opinions, non pas même ès choses du gouvernement de l’Eglise, qui était une affaire si importante : si que, après avoir déterminé une affaire par la résolution qu’ils en avaient prise, ils ne s’offensaient point si l’on opinait là-dessus et que quelques-uns refusassent de recevoir leurs opinions, quoique bonnes et justement fondées sur la raison; ils ne démordaient pas de leurs opinions quand elles étaient bien appuyées, mais pourtant ils ne cherchaient pas à les faire recevoir par des disputes ni contestes a 3.

Si les Supérieurs voulaient changer d’opinions à tous rencontres, ils seraient estimés légers et imprudents en leur gouvernement; mais si ceux qui n’ont point de charge voulaient être attachés à leurs opinions, les voulant former, assurer et

a. Ac 15,7 Ac 15,12-13 1Co 11,16.

2. pressantes 3. contestations

faire recevoir pour bonnes, ils seraient tenus pour opiniâtres; car c’est une chose toute certaine que l’amour de notre propre opinion dégénère en opiniâtreté s’il n’est fidèlement mortifié et retranché nous en voyons l’exemple même entre les Apôtres. C’est une chose admirable que Notre-Seigneur ait permis que plusieurs choses dignes véritablement d’être écrites, que les Apôtres ont faites, soient demeurées cachées sous un profond silence, et que cette imperfection que le grand saint Paul et saint Barnabé commirent ensemble ait été écrite.

C’est sans doute une spéciale providence de Notre-Seigneur qui l’a voulu ainsi pour notre instruction particulière b. Ils s’en allaient tous deux pour prêcher l’Evangile ensemble et menaient quant et eux un jeune homme nommé Jean-Marc, lequel était parent de saint Barnabé. Ces deux grands Apôtres tombèrent en dispute s’ils le mèneraient plus loin ou s’ils le laisseraient, et s’étant trouvés de contraire opinion sur ce fait, ne se pouvant accorder, se séparèrent l’un de l’autre c. Or, dites-moi maintenant, devons-nous nous troubler quand l’on voit quelques tels défauts parmi nous autres, puisque les Apôtres les commirent bien ? ils s’attachèrent à leur opinion jusques à descendre à l’opiniâtreté, en la voulant soutenir pour bonne.

Il y a certes des grands esprits qui sont fort bons, mais qui sont tellement sujets à leurs opinions et les estiment si bonnes que jamais ils n’en veulent démordre; si qu’il faut bien prendre garde de ne la leur pas demander à l’imprévu 4, de peur

b. Rm 15,4. — c. Ac 15,37-40.

4. à l’improviste

qu’ils ne la forment sans bonnes considérations, car après, il est presque impossible de leur faire reconnaître ou confesser qu’ils ont failli, d’autant qu’ils se vont enfonçant si avant à la recherche des raisons propres à soutenir ce qu’ils ont une fois dit être bon, qu’il n’y a plus moyen, s’ils ne s’adonnent à une excellente perfection, de les en faire dédire. Il y en a d’autres qui, ayant des esprits grands et fort capables, ne sont pourtant pas sujets à cette imperfection, ains se démettent assez volontiers de leurs opinions. Bien qu’elles soient très bonnes, ils ne s’arment pourtant pas à la défense quand on leur oppose quelque contrariété ou contraire opinion à celle qu’ils ont jugée être bonne et bien assurée 5, ainsi que nous avons dit du grand saint Thomas. Par ainsi, vous voyez que c’est une chose naturelle que d’être sujet à ses opinions.

Les personnes mélancoliques y sont pour l’ordinaire plus sujettes que non pas ceux R qui sont d’humeur joviale et gaie, car pour l’ordinaire, ceux-ci sont assez aisés à tourner à toutes mains et faciles à croire ce qu’on leur dit. La grande sainte Paule était opiniâtre à soutenir l’opinion qu’elle avait formée de faire des grandes austérités, plutôt que de se soumettre à s’en abstenir ; de même plusieurs autres Saints, lesquels estimaient qu’il fallait grandement macérer le corps pour plaire à Dieu, si qu’ils refusaient pour cela d’obéir au médecin et de faire autres telles choses propres à la conservation de ces corps périssables et mortels. Et bien que cela fût une imperfection, ils

5. sûre — 6. que ceux — 7. beaucoup

ne laissèrent pas d’être saints et fort agréables à Dieu; ce qui nous apprend que nous ne nous devons pas troubler quand nous apercevons en nous des imperfections ou des inclinations contraires à la vraie perfection, pourvu qu’on ne se rende pas opiniâtre à vouloir persévérer en icelles; car et sainte Paule et les autres qui se rendirent opiniâtres, quoique ce fût en peu de chose, ont été répréhensibles en cela. Quant à nous autres, il ne faut jamais que nous laissions tellement former nos opinions que nous n’en déprenions 8 volontiers quand il est de besoin 9, soit que nous soyons obligés ou non de les former. Ceux qui sont adonnés à leur propre jugement se vont enfonçant presque continuellement à la recherche des raisons propres à soutenir ce qu’ils ont une fois compris; ceci est naturel, mais de s’y laisser aller, ce serait une imperfection notable. Dites-moi, n’est-ce pas perdre le temps inutilement, spécialement ceux qui n’ont pas charge de le faire?

Vous me dites ce que c’est qu’il faut faire pour mortifier cette inclination? — Il lui faut retrancher la nourriture. Vous vient-il en pensée qu’on a tort de faire faire cela de la sorte, qu’il serait mieux ainsi que vous l’avez conçu, détournez-vous de cette pensée en disant en vous-même : Hélas! qu’ai-je à faire de telle chose, puisqu’elle ne m’est pas commise. Il est toujours beaucoup mieux fait de s’en détourner ainsi tout simplement, que non pas de rechercher des raisons en notre esprit pour nous faire croire que nous avons

8. nous ne nous en déprenions — 9. il en est besoin, c’est nécessaire

tort; car au lieu de le faire, votre entendement, qui est préoccupé de son jugement particulier, vous donnera le change, et au lieu d’anéantir et désapprouver l’opinion que vous aviez conçue, il vous donnera des raisons pour la maintenir et faire reconnaître pour bonne. Il est toujours mieux de faire comme je viens de dire, de la mépriser sans la vouloir regarder, la chasser si promptement quand on l’aperçoit que l’on ne sache pas ce qu’elle voulait dire.

O ma fille, il ne faut pas être si rigoureux à soi-même que d’empêcher ce premier mouvement de complaisance qui nous vient quand notre opinion est approuvée et suivie, car cela ne se peut autrement, mais il ne se faut pas amuser à cette complaisance; il en faut bénir Dieu, puis passer outre sans se mettre en peine de cela, non plus que d’un petit ressentiment de douleur qui nous viendrait si elle n’était pas suivie ni approuvée. Il faut quand on est requis, ou par la charité ou par l’obéissance, proposer ou avancer notre opinion sur le sujet dont il est question; mais au demeurant, il faut se rendre indifférent si elle sera reçue ou non. Il faut même opiner aucunes fois sur les opinions des autres et remontrer 10 les raisons sur quoi nous avons appuyé les nôtres; mais il faut que cela se fasse modestement et humblement, sans mépriser celles des autres, ni contester pour faire recevoir les nôtres.

Dites-vous si ce n’est pas nourrir cette imperfection que de rechercher 11 d’en parler avec ceux qui ont été de notre avis, lorsqu’il n’est plus

10. faire remarquer — 11. chercher

question d’y prendre nulle résolution, étant déjà déterminé ce qui s’en doit faire ? — Qui en doute, ma chère fille, que ce ne soit nourrir nôtre inclination, et par conséquent commettre de l’imperfection 12; car c’est la vraie marque que l’on ne s’est pas soumis à l’avis des autres et que l’on préfère toujours le nôtre particulier. La chose qui a été proposée étant déterminée, il n’en faut plus parler non plus qu’y penser, sinon que ce fût une chose notablement mauvaise; car alors, s’il se pouvait encore trouver quelque invention pour en détourner l’exécution, ou y mettre remède étant déjà faite, il le faudrait faire le plus charitablement qu’il se pourrait et le plus insensiblement, afin de ne troubler personne ni mépriser ce qui aurait été trouvé bon ou jugé à propos.

Le meilleur remède à ceci est donc, comme j’ai déjà dit en termes différents, de négliger ce qui nous vient en pensée pour ce regard 13, nous appliquant à quelque chose meilleure 14 car si nous nous voulons laisser aller à faire attention sur 15 toutes les opinions que notre propre jugement nous suggèrera en diverses rencontres et occasions, qu’arrivera-t-il, sinon une continuelle distraction des 16 choses plus utiles qui sont propres à notre perfection, nous rendant incapables et inhabiles pour la sainte oraison? Car, ayant donné la liberté à notre esprit de s’amuser à la considération de telles tricheries 17, il s’enfoncera toujours plus avant et nous produira pensées sur pensées, opinions sur opinions et raisons sur raisons qui

12. une imperfection — 13. pour ce sujet, à ce sujet — 14. de meilleur —15. à —16. d’avec les — 17. choses de rien

nous importuneront merveilleusement au temps de l’oraison. Car l’oraison n’étant autre chose qu’une application totale de notre esprit avec toutes ses facultés en Dieu, étant lassé à la poursuite des choses inutiles, sera d’autant moins habile et apte à la considération des mystères sur lesquels on veut faire l’oraison.

Voilà donc ce que j’avais à vous dire sur le sujet de la première question, par laquelle nous avons été enseignés que d’avoir des opinions n’est pas contraire à la perfection, mais oui bien d’avoir l’amour de nos propres opinions et l’estime par conséquent; car si nous ne les estimions pas, nous n’en serions pas si amoureux, et si nous ne les aimions pas, nous ne nous soucierions guère qu’elles fussent approuvées, et ne serions pas si faciles à dire : Les autres croiront ce qu’ils voudront, mais quant à moi... Savez-vous que veut dire ce quant à moi? Je ne me soumettrai point, ains serai ferme en ma résolution et en mon opinion. C’est, comme j’ai dit plusieurs fois, la dernière chose que nous quittons que notre propre jugement, et pourtant c’est une des choses les plus nécessaires à quitter et renoncer pour l’acquisition de la vraie perfection; car autrement, nous n’acquerrons pas l’humilité qui nous empêche et nous défend de faire aucune estime de nous, ni de tout ce qui en dépend; et partant, si nous n’avons la pratique de cette vertu en grande recommandation, nous penserons toujours être quelque chose de meilleur que nous ne sommes, et que les autres nous en doivent de reste. Or, c’est assez dit sur ce sujet.

Si vous ne demandez rien davantage, nous passerons à la seconde question, qui est si la tendreté que nous avons sur nous-mêmes nous empêche beaucoup au chemin de la perfection. Ce que pour mieux entendre, il faut que je vous ressouvienne de ce que vous savez très bien, que nous avons en nous deux amours, l’amour affectif et l’amour effectif; et cela est aussi bien en l’amour que nous avons pour Dieu qu’en celui que nous avons pour le prochain et pour nous-même encore. Mais nous ne parlerons pas de celui que nous portons à Dieu, ains de celui du prochain, et puis nous retournerons à nous-mêmes.

Les théologiens ont accoutumé 18, pour faire bien comprendre la différence entre ces deux amours, de se servir de la comparaison d’un père lequel a deux fils, dont l’un est un petit mignon encore tout enfant, de bonne grâce, et l’autre est homme fait, brave et généreux soldat, ou bien à quelque autre condition telle que l’on voudra. Le père aime grandement ses deux fils, mais d’amour différent, car il aime ce petit d’un amour extrêmement tendre et affectif. Regardez-le, je vous prie, qu’est-ce qu’il ne permet pas de faire à ce poupon autour de lui? Il permet qu’il lui entortille la barbe autour de sa main, qu’il la plie ou peigne ; il le dorlotte, il le tient avec une suavité non pareille, tant pour l’enfant que pour lui, sur ses genoux ou entre ses bras, il le baise et rebaise. Si l’enfant a été piqué d’une abeille, il ne cesse de souffler dessus le mal, jusques à tant que la douleur soit apaisée; que si, au contraire, son fils aîné avait été piqué de trente

18. ont l’habitude

abeilles, il n’en daignerait tourner son pied, bien qu’il l’aime d’un amour grandement fort et solide. Considérez, je vous prie, la différence de ces deux amours; car bien que vous ayez vu la tendreté que ce père a peur son petit, il ne laisse pourtant pas de faire dessein de le mettre hors de sa maison et le faire chevalier de Malte, destinant son aîné pour son héritier et successeur de ses biens. Celui-ci donc est aimé de l’amour effectif, et le petit de l’amour affectif; l’un et l’autre sont aimés, mais différemment.

L’amour que nous avons pour nous-mêmes est de cette sorte, car il est affectif et effectif. L’amour effectif est celui qui gouverne les grands, ambitieux d’honneurs et de richesses, qui se procurent tant de biens et qui ne se rassasient jamais d’en acquérir : ceux-là, dis-je, s’aiment grandement de cet amour effectif. Mais il y en n d’autres qui s’aiment plus de l’amour affectif: ceux-ci sont grandement tendres d’eux-mêmes, et ne font jamais autre chose que de se dorloter, mignarder et conserver; ils craignent tant tout ce qui leur pourrait nuire que c’est grande pitié. S’ils sont malades, quand bien ils n’auraient mal qu’au bout du doigt, il n’y a rien de plus mal qu’ils sont; ils sont si misérables! Nul mal, pour grand qu’il soit, n’est comparable à celui qu’ils souffrent, et l’on ne peut trouver jamais assez de médecins pour les guérir; ils ne cessent de se médeciner, et pensant conserver leur santé, ils la perdent et ruinent tout à fait si les autres sont malades, ce n’est rien. Enfin, il n’y a qu’eux qui soient à plaindre, et pleurent tendrement sur eux-mêmes, si qu’ils tâchent fort d’émouvoir ceux qui les voient à compassion; ils ne se soucient guère qu’on les estime patients, pourvu qu’on les croie bien malades et affligés imperfection, certes, propre aux enfants, et, si je l’ose dire, aux femmes, et encore entre les hommes à ceux qui sont d’un courage efféminé et peu courageux; car entre les généreux, cette imperfection ne se rencontre point. Les esprits bien faits ne s’arrêtent pas à ces niaiseries et fades tendretés qui ne sont propres que pour nous arrêter en la voie de notre perfection. Ne pouvoir souffrir que l’on nous estime tendres, n’est-ce pas l’être grandement?

J’ai une histoire, dès que je passai de Paris à une Maison religieuse, qui sert à mon propos; et certes, j’eus plus de consolation en ce 19 rencontre que je n’en avais eu en tout mon voyage, bien que j’eusse fait rencontre de beaucoup d’âmes fort vertueuses; mais celle-ci me consola entre toutes. Il y avait en cette Maison une fille en son essai qui était merveilleusement douce, maniable, soumise et obéissante, enfin elle avait les conditions plus nécessaires pour être vraie Religieuse en la Visitation. Il arriva par malheur que les Soeurs remarquèrent en elle une imperfection et une tare corporelle 20 qui fut cause qu’elles commencèrent à mettre en doute si pour cela on la devait renvoyer. La Mère l’aimait fort et il lui fâchait de le faire; néanmoins les Soeurs s’arrêtaient fort sur cette incommodité corporelle. Or, quand je passai, le différend fut remis à moi pour en déterminer selon que je jugerais devoir être fait ; si que cette bonne

19. cette — 20. défaut corporel

fille, qui est de bonne maison, fut amenée devant moi, où étant, elle se mit à genoux et me dit : Il est vrai, Monsieur, que j’ai une telle imperfection, qui est certes assez honteuse (la nommant tout haut avec une simplicité grande). Je confesse que nos Soeurs ont bien grande raison de ne me pas vouloir recevoir, car je suis insupportable en mon défaut; mais je vous supplie de m’être favorable, vous assurant que si elles me reçoivent, exerçant ainsi la charité en mon endroit, j’aurai un grand soin de ne les point incommoder, me soumettant de bon coeur à faire le jardin, ou à être employée à d’autres offices quels qu’ils soient qui me tiennent éloignée de leur compagnie, afin que je ne les incommode point.— Oh! certes, cette fille n’était guère tendre d’elle SI même! Je ne me pus tenir de dire que je voudrais de bon coeur avoir le même défaut naturel, et avoir le courage de le dire devant tout le monde avec la même simplicité qu’elle fit devant moi.

Elle n’avait pas si peur d’être mésestimée, comme plusieurs autres, et n’était pas si tendre dessus soi-même; elle ne faisait pas toutes ces considérations vaines et inutiles : Que dira la Supérieure si je lui dis ceci ou cela ? mais si je lui vais demander quelque soulagement. elle dira ou pensera que je suis bien tendre. Et pourquoi, s’il est vrai, ne voudriez-vous pas qu’elle le pense? —Mais quand je le lui dis, elle me fait une mine si sèche qu’il me semble qu’elle ne l’agrée pas. — Il se peut bien faire que la Supérieure, ayant assez d’autres choses en l’esprit, ne fera pas toujours

21. sur elle

attention à rire ou parler fort gracieusement quand vous lui dites votre mal; et c’est ce qui vous fâche et vous ôte, dites-vous, la confiance de lui aller dire vos incommodités. O Dieu, mes chères Filles, cela sont des enfances; il faut aller simple-ment. Si la Supérieure ou la Maîtresse Pe vous ont pas bien reçues comme vous voudriez bien, une fois, voire plusieurs, il ne faut pas se fâcher pourtant, ni juger qu’elle fera toujours de même; oh non, Notre-Seigneur la touchera peut-être de son esprit de suavité pour la rendre plus agréable à votre premier retour.

Il ne faut pas être si tendre que de vouloir dire toujours toutes les incommodités que nous avons, quand elles ne sont pas d’importance : un petit mal de tête ou un petit mal de dents qui sera peut-être bientôt passé, si vous le voulez porter pour l’amour de Dieu, il n’est pas besoin que vous l’alliez dire pour vous faire un peu plaindre. — Dites-vous que vous ne le dites pas à la Supérieure ou à celle qui vous peut faire prendre du soulagement, mais oui bien facilement aux autres, parce que vous voulez souffrir cela pour Dieu. — O ma chère fille, si cela était que vous le voulussiez souffrir pour Dieu, ainsi que vous dites, vous ne l’iriez pas dire à une autre que vous savez bien qui se sentira obligée à déclarer votre mal à la Supérieure; et par ce moyen, vous aurez, en biaisant, le soulagement que tout à la bonne foi vous eussiez mieux fait de demander tout simplement à celle qui vous pouvait donner congé; car vous savez bien que la Soeur à qui vous dites que la tête vous fait bien mal, n’a pas le pouvoir de vous dire : Allez vous coucher. Ce ne peut être donc à autre intention, bien que l’on ne le fasse pas à dessein, sinon d’être un peu plainte par cette Soeur, et cela fait grand bien à l’amour-propre. Or, si c’est par rencontre que vous le dites, les Soeurs vous demandant peut-être comme vous vous portez à cette heure-là, il n’y a point de mal, pourvu que vous le disiez tout simplement, sans l’agrandir ou vous lamenter; mais hors de là il ne le faut dire sinon à la Supérieure ou à la Maîtresse. — Vous répliquez que si vous le dites à la Supérieure vous craignez de vous attendrir en le disant. — Ne le dites donc pas si le mal ne le requiert, je veux dire qu’il ne soit pas d’importance. J’approuve grandement la coutume des Soeurs Carmélites, de ne point se plaindre ni découvrir leurs incommodités à autres sinon à la Supérieure, et les Novices à la Maîtresse. Il ne faut pas craindre non plus, bien qu’elles soient un peu rigoureuses à faire la correction sur tel défaut, car vous ne leur ôtez pas la confiance de vous la faire : allez donc tout simplement leur dire votre mal.

Oh! je crois bien du, que vous prenez plus de plaisir de le dire à celles qui n’ont point charge de vous soulager; car tandis que vous faites ainsi, chacun plaint ma Soeur l’Assistante et se met-on en besogne pour lui pourvoir 22 les remèdes, au lieu que si vous l’alliez dire à la Soeur qui a charge de vous, il faudrait entrer en sujétion de faire ce qu’elle ordonnerait : et cependant, c’est cette bénite sujétion que nous évitons toujours de tout notre coeur, l’amour-propre recherchant d’être

22. procurer

gouvernante de nous-même et maîtresse de notre propre volonté. — Mais si je dis que j’ai mal à la tête, la Supérieure me dira que je m’aille coucher. — Et bien, qu’importe? si vous n’avez pas assez de mal pour cela, il ne vous coûtera guère de dire Ma Mère ou ma Soeur, je n’ai pas assez de mal pour cela, ce me semble. — Et si elle dit après que vous ne laissiez pas pourtant 23, vous irez tout simplement ; car il faut observer toujours une grande simplicité en toutes choses. Marcher simplement est une voie grandement agréable à Dieu et très assurée.

Que dites-vous, ma chère fille ? si voyant une Soeur qui a quelque peine en l’esprit, ou quelque incommodité, n’avoir pas la confiance ou le courage de se surmonter à vous la venir dire, et vous apercevant bien que, faute de le faire, cela la porte à quelque humeur mélancolique, si vous devez l’attirer ou bien la laisser venir d’elle-même? — A cela, il faut que la considération gouverne, car quelquefois il faut condescendre à leur tendreté en les appelant et s’informant qu’il 24 y a, et d’autres fois il faut mortifier ces petites bizarreries en les laissant, comme qui dirait: Vous ne voulez pas vous surmonter à demander le remède propre à votre peine, souffrez-la donc à la bonne heure, vous méritez bien cela.

Cette tendreté est beaucoup plus insupportable aux choses de l’esprit que non pas aux corporelles; et si, elle est par malheur plus pratiquée ou nourrie par les personnes les plus spirituelles, lesquelles voudraient être saintes du premier coup, et ne

23. d’y aller 24. de ce qu’il

voudraient pas néanmoins qu’il leur coutât rien, non pas même les combats que leur cause la partie inférieure par les ressentiments n qu’elle a ès choses contraires à la nature; et cependant, veuillons-nous ou non, il faudra que nous ayons le courage de souffrir et résister à ces efforts tout le temps de notre vie en plusieurs petites rencontres, si nous ne voulons faire banqueroute à la perfection que nous avons entreprise. Je désire grandement que l’on distingue toujours les effets de la partie supérieure de notre âme d’avec les effets de la partie inférieure, et que nous ne nous étonnions jamais des productions de l’inférieure, pour mauvaises qu’elles puissent être; car cela n’est nullement capable de nous arrêter en chemin, pourvu que nous nous tenions fermes en la partie supérieure pour aller toujours avant en la voie de la perfection, sans nous amuser et perdre le temps à nous plaindre que nous sommes imparfaits et dignes de compassion, comme si l’on ne devait faire autre chose que de plaindre, notre misère et infortune d’être si tardifs à venir à chef de notre entreprise.

Cette bonne fille de laquelle nous avons parlé, ne s’attendrit nullement en parlant de son défaut, ains elle me le dit avec un coeur et une contenance fort assurée, en quoi elle me plut davantage; car nous autres, il nous fait si grand bien de pleurer un peu sur nos défauts, cela contente tant l’amour-propre! Il faut, mes chères Filles, être plus généreuses et ne s’étonner nullement de nous voir sujettes à mille sortes d’imperfections, et avoir

25. répugnances

néanmoins un grand courage pour mépriser nos inclinations, nos humeurs, bizarreries et attendrissements, mortifiant fidèlement tout cela en chaque rencontre. Que si néanmoins il nous échappe d’y faire des fautes par ci par là, ne nous arrêtons pourtant pas, mais relevons notre courage pour être plus fidèles à la première occasion et passons outre, faisant du chemin en la voie de Dieu et au renoncement de nous-mêmes.

Que dites-vous, ma fille, si la Supérieure vous voyant faire mauvaise mine vous demande que vous avez, et vous voyant prou de choses en l’esprit pêle-mêle qui vous fâchent, ne pouvez pourtant dire ce que c’est, comme il faut que vous fassiez? — Il faut dire cela ainsi tout simplement: J’ai plusieurs choses en l’esprit, mais je ne sais que c’est. — Vous craignez, dites-vous, que la Supérieure pense que vous n’avez pas la confiance de le lui dire. — Que vous doit-il soucier qu’elle le pense ou qu’elle ne le pense pas ? pourvu que vous fassiez votre devoir, de quoi vous mettez-vous en peine? Ce, que dira-t-on si je fais ceci ou cela, ou qu’est-ce que la Supérieure pensera, est grandement contraire à la perfection quand on s’y arrête; car il faut toujours se souvenir en tout ce que je dis, que je n’entends point parler de ce que fait ou dit la partie inférieure, car je n’en fais nul état. C’est donc à la partie supérieure que je dis qu’il faut mépriser ce que dira-t-on ou que pensera-t-on?

Cela vous vient quand vous avez rendu compte, parce que vous n’avez pas assez dit de fautes particulières vous pensez, dites-vous, que la Supérieure dira ou pensera que vous ne lui voulez pas tout dire. — C’en est de même des redditions de compte comme de la confession ; il faut avoir une égale simplicité en l’une comme en l’autre. Or, dites-moi, faudrait-il dire : Si je me confesse de telle chose, que dira mon confesseur ou que pensera-t-il de moi ? Nullement, il pensera et dira ce qu’il voudra; pourvu qu’il m’ait donné l’absolution et que j’aie rendu mon devoir, il me suffit. Et comme après la confession il n’est pas temps de s’examiner pour voir si l’on a bien dit tout ce que l’on a fait, ains c’est le temps de se tenir attentif et tranquille auprès de Dieu avec lequel nous nous sommes réconciliés et lui rendre grâce de ses bienfaits, n’étant nullement nécessaire de faire la recherche de ce que nous pourrions avoir oublié, de même en est-il après avoir rendu compte : il faut dire tout simplement ce qui nous vient; après, il n’y faut plus penser. Mais aussi, comme ce ne serait pas aller à la confession bien préparé que de ne vouloir pas s’examiner, de crainte de trouver quelque chose digne de se confesser 26, de même il ne faudrait pas négliger de rentrer en soi-même, ou se divertir pour ne pas se ressouvenir de ce que l’on a fait, afin d’en rendre compte selon l’ordinaire.

Il ne faut aussi être si tendre à vouloir tout dire, ni recourir aux Supérieurs pour crier holà! à la moindre petite peine que vous avez, laquelle peut-être sera passée dans un quart d’heure. Il faut bien apprendre à souffrir un peu généreusement ces petites choses auxquelles nous ne pouvons

26. qui méritât d’être accusée en confession

remédier, étant des nouvelles productions, pour l’ordinaire, de notre nature imparfaite: comme sont ces inconstances d’humeurs, de volontés, de désirs, qui produisent tantôt un peu de chagrin, tantôt une envie de parler et puis tout pour un coup 27 une aversion grande de le faire, et choses semblables auxquelles nous sommes sujets tant que nous sommes en cette vie périssable et passagère. Mais quant à cette peine que vous dites que vous avez, laquelle vous ôte le moyen de vous tenir attentive à Dieu si vous ne l’allez incontinent dire à la Supérieure, à cela je vous dis qu’il faut remarquer qu’elle ne vous ôte pas peut-être l’attention à la présence de Dieu, ains plutôt la suavité de cette attention. Or, si ce n’est que cela, si vous avez bien le courage et la volonté, ainsi que vous dites, de la souffrir sans rechercher du soulagement, je vous dis que vous ferez très bien de le faire, bien qu’elle vous apportât un peu d’inquiétude, pourvu qu’elle ne fût pas grande. Mais si elle vous ôtait le moyen de vous tenir proche de Dieu, à cette heure-là il le faudrait aller dire à la Supérieure, non pas pour vous soulager, mais pour gagner chemin en la présence de Dieu, bien qu’il n’y aurait pas grand mal de le faire pour vous soulager.

C’est une grande pitié, certes, que la Supérieure dise : Faites ce qu’il vous plaira, quand on lui demande pour lui parler. Si elle vous remet à votre volonté, il faut considérer lequel est mieux, de le faire ou de ne le faire pas, et puis se résoudre, car il ne faut pas perdre le temps.

27. tout à coup

Mais dites-vous, ma chère fille, si les Soeurs ont une Supérieure de si mauvaise grâce qu’elle ne les reçoive point avec l’esprit de suavité, quand elles viennent à elle, soit quand elles ont besoin de lui parler ou qu’elles demandent quelque congé, et par ce moyen leur ôte la confiance de recourir à elle en leurs nécessités, s’il leur serait point permis de s’adresser à celle qui tient sa place et son autorité quand elle n’y est pas, sous le prétexte de ne pas tant importuner la Supérieure, et de plus, afin d’avoir le congé que peut-être elle ne leur donnerait pas ?— Oh! non certes, ma chère Soeur, l’on ne doit pas faire cela, sinon que la Supérieure fût tellement empêchée que l’on l’incommodât bien de lui parler. Or, je sais bien que, quand elle n’est pas aux Assemblées, il ne la faudrait pas aller chercher pour lui demander congé d’en sortir. N’est-ce pas être bien tendre de ne vouloir pas s’adresser à la Supérieure parce qu’elle est de mauvaise grâce ? Si elle continue à mal recevoir les Soeurs qui viennent en simplicité de coeur s’adresser à elle, je confesse bien qu’elle fait mal et est bien imparfaite; mais les Soeurs pour cela ne doivent pas laisser de rendre leur devoir tout simplement, s’adressant à elle comme à leur Mère, avec une confiance toute filiale. — Mais elle me refuse pour l’ordinaire tout ce que je lui demande. — C’est tout un, il ne faut pas laisser pourtant de lui demander ce qui semblera être bon de faire; et quant à cette considération qu’elle peut être importunée de vous, elle est vaine, il la faut retrancher. — Mais elle ne fait pas ainsi aux autres. — Cela peut bien être. — Et partant, je pense qu’elle ne m’aime pas tant. — Oh! c’est là que je vous attendais, car c’est toujours notre rendez-vous général que de revenir à nous-mêmes; nous ne sommes jamais assez aimées ou estimées de la Supérieure, qui est une chose très importante pour notre consolation. Que nous doit-il importer, pourvu que nous rendions notre devoir en son endroit, qu’elle nous aime ou qu’elle ne nous aime pas ? Oh ! dà, ma chère fille, je ne dis pas qu’il faille dire par esprit de mépris de la Supérieure que nous ne nous soucions pas qu’elle nous aime, ains plutôt par mépris de nous-même et avec intention de nous dépouiller de cette vaine affection que nous avons d’être aimée. En quoi voulons-nous nous mortifier sinon ès occasions de contradiction qui nous arrivent? Mes chères Filles, il faut écorcher la victime si nous voulons qu’elle soit agréable à Dieu. En l’ancienne Loi d, Dieu ne voulait point que l’holocauste lui fût offert, si premier 28 il n’était écorché : de même, nos coeurs ne seront jamais si propres pour être immolés et sacrifiés à l’honneur de la divine Majesté, que quand ils seront bien écorchés de leur vieille peau, qui sont nos habitudes, nos inclinations, nos répugnances, les affections superflues que nous avons sur nous-mêmes et pour notre propre volonté.

C’est un grand cas 29! mais j’ai une si puissante répugnance d’aller parler à cette heure à la Supérieure, pour la présomption que j’ai qu’elle me mortifiera. — C’est ici où il y va du bon; car un acte de mortification fait avec une grande

d. Lv 1,1-6.

28. d’abord — 29. c’est une chose surprenante

répugnance, est infiniment propre pour nous mettre fort avant en la perfection. Ce serait une chose grandement agréable si l’on pouvait faire que la Supérieure eût toujours le miel sur les lèvres pour distiller sa suavité et sa douceur dans le coeur de celles qui lui voudraient parler, et que ce fût toujours. — Mais ce qu’elle me dit ne me sert de rien pour ma consolation à cette heure que j’ai le coeur en amertume; et c’est peut-être parce qu’elle ne me parle pas assez gracieusement selon que je désirerais.— Oh! sans doute, c’est cela; mais que faut-il faire? Il se faut moquer de tout cela comme étant des enfances. Sommes-nous consolées ? bénissons Dieu; la consolation nous manque-t-elle ? bénissons-le semblablement, et ne nous étonnons point de ces petites bizarreries.

Mais si les Soeurs ne doivent pas perdre la confiance de s’adresser à la Supérieure, encore qu’elles y aient de la répugnance, de même la Supérieure ne doit pas s’abstenir de leur commander ou ordonner quelque chose, encore que les Soeurs lui témoignent de la répugnance; sinon que, apercevant une grande et puissante aversion en la Soeur, elle trouvât bon de différer un peu de temps à l’exercer en la mortification, car il ne faut pas être toujours si rigoureux. Mais, mon Dieu, que les Soeurs qui auraient une Supérieure qui ne les aimerait pas seraient heureuses! bien que cela ne se puisse, car la Supérieure aime toujours les Soeurs de cet amour effectif dont nous avons parlé, leur procurant tout le bien qu’elle peut par l’exercice de sa charge, selon qu’elle y est obligée; mais de cet amour affectif, tendre et mignard 30, que nous désirons si chèrement 31, c’est de celui-là que je veux dire; car moins la Supérieure nous aimera de cette sorte, et moins d’amusement nous aurons autour de cet amour, si que nous aurons plus de temps pour nous tenir retirées auprès de Dieu, qui doit être notre soin particulier.

Qui ne voit que c’est par esprit de jalousie que vous entrez en humeur de quoi cette Soeur se tient si près de la Supérieure et témoigne trop tendrement son affection ? — Dites-vous, ma chère fille, que ce n’est pas cela, ains seulement l’aversion que vous avez à ces fades caresses. — Or, pour cela, il n’en faut pas avoir de l’aversion, ou du moins ne s’y faut-il pas laisser aller, ains secouer notre esprit pour l’en divertir. Si la Soeur suit un peu trop son inclination à cette heure, vous en ferez peut-être autant bientôt après en une autre occasion, et partant il la faut supporter. Il nous faut user du même remède pour nous divertir de ces petites tricheries d’humeur, de chagrin, d’aversion, que nous avons dit touchant la première question du renoncement de la propre opinion, par un simple divertissement 32 de notre esprit, pour parler à Dieu d’autre chose. Car, comme l’amour de la propre opinion, quand elle s’attache ès choses de la foi, nous fait tomber en hérésie, et nous rend malheureux (comme il advint aux Anges, qui, s’étant trop attachés à l’opinion qu’ils avaient formée qu’ils devaient être quelque chose davantage qu’ils n’étaient, furent par leur opiniâtreté à soutenir et aimer leur opinion rendus d’Anges

30. délicat, gracieux — 31. ardemment, avec grande affection — 32. action de se détourner

glorieux, diables, éternellement damnés et éternellement attachés au mal, si que jamais plus ils ne s’en peuvent déprendre; où au contraire, les Anges, pour s’être soumis, se sont tellement attachés à Dieu que jamais ils n’en peuvent être détachés, car ayant par la subtilité de leur esprit une fois pénétré le fond de quelque vérité, ils n’en démordent jamais), de même, si nous n’apprenons à négliger et nous moquer de la variété de l’esprit humain, nous perdrons le temps à nous tourmenter en nous voyant si éloignés de cette égalité après laquelle nous aspirons, et de laquelle pourtant nous ne jouirons point absolument tandis que nous serons en cette vie, cette grâce étant réservée aux esprits bienheureux là-haut au Ciel. Et bien que, comme je viens de dire, nous ne la puissions pas avoir absolument en sa perfection en cette vie, nous devons pourtant tâcher de l’avoir au plus grand degré que nous pourrons.

Or sus, n’avons-nous pas assez dit touchant cette tendreté que nous avons sur nous-même, tant de l’intérieur qui regarde l’esprit, comme des choses qui regardent le corps ? Les plus spirituels s’aiment bien aussi de l’amour effectif; car nous avons dit que les mondains s’aiment grandement de cet amour, se souhaitant, par une affection pleine d’ambition, tant de biens et tant d’honneurs qu’ils n’en sont jamais contents. Les personnes qui font état de servir Dieu le plus fidèlement qu’elles peuvent, ne sont pas exemptes de l’ambition, mais elle s’exerce au désir des choses intérieures, souhaitant les vertus au plus haut degré de leur perfection; mais l’amour tendre et affectif ayant plus de pouvoir sur eux que non pas sur les mondains, les fait amuser à ce désir sans s’appliquer soigneusement et laborieusement à la recherche de venir à chef de leur prétention, parce qu’il leur coûterait cher de renoncer à soi-même en tant d’occasions. Répugner à nos répugnances, décliner de nos inclinations, mortifier nos affections, mortifier le propre jugement et renoncer à la propre volonté est une chose que l’amour affectif et mignard que nous nous portons à nous-mêmes ne nous peut permettre sans crier : holà! que cela fait de la peine! Et cela est cause que nous ne faisons rien.

Dites-vous, ma chère fille, si pour pratiquer la sainte pauvreté, il ne faut pas se tenir attentif à recevoir de bon coeur les petites disettes qui nous arrivent, tantôt en ceci, tantôt en cela ? — Je l’ai dit à Philothée; à plus forte raison le doivent faire ceux qui en ont fait le voeu. C’est être pauvre bien agréablement, ou plutôt ce n’est pas être pauvre quand rien ne nous manque. C’est sans doute qu’il ne se faut pas plaindre de tels rencontres, car si nous nous en plaignons, c’est une marque que nous ne les aimons pas, et partant nous ne rendons pas notre devoir à la pauvreté. Ce n’est pas être pauvre de n’avoir point d’argent quand nous n’en avons pas besoin et que rien ne nous manque. Notre glorieux Père saint Augustin dit dans vos Règles que celui-là est plus heureux lequel n’a pas besoin de beaucoup, que celui qui a besoin de beaucoup de choses de quoi les autres se passent bien. Il y a certes des personnes qui sont toujours en nécessité, parce qu’ils ont besoin de tant de choses pour les contenter que c’est grande pitié; et c’est ceux-ci qui sont pauvres, pourvu qu’ils ne se procurent pas tant de choses, parce qu’ils ont de la disette de ce qu’ils n’ont pas et qu’il semble qu’ils devraient avoir.

Ce que j’ai dit à Philothée est bon pour être pratiqué par les Religieux, excepté certains chapitres, comme sont ceux qui regardent le mariage, les danses, les jeux et semblables; mais tout le reste est très bon. Je l’incite donc de 33 prendre amoureusement les occasions qu’elle rencontrera de pratiquer la pauvreté réelle. Si nous nous procurons d’être toujours bien pourvus de tout ce qui nous semble aucunement nécessaire, nous ne ressentirons point d’effets de la sainte pauvreté. Quant à moi, je ne voudrais pas demander ce de quoi je me pourrais bien passer, pourvu qu’il n’apportât un notable détriment à la santé; car pour avoir un peu de froid, pour porter une robe un peu trop courte, ou qui n’est pas bien faite assez juste pour moi, je ne ferais nul état de cela. Mais si l’on me donnait des chausses qui fussent si étroites qu’il me fallut demeurer un demi quart d’heure à les chausser, j’en demanderais d’autres, plutôt que de perdre le temps là tous les matins; mais pour porter quelque chose mal accommodée ou qui me blesserait un peu, je n’en voudrais rien dire. Or, quant à souffrir le froid, il faut avoir égard à ne pas souffrir des grandes froidures contraires à la santé ; il ne le faut pas faire.

J’ai dit en deux ou trois lieux de la France une chose que je m’en vais vous dire maintenant

32. à — 34. bas qui fussent si étroits

c’est que, pour parvenir à la perfection, il faut vouloir peu et ne demander rien. Il est vrai que c’est être bien pauvre d’observer ceci; mais je vous assure que c’est un grand secret pour acquérir la perfection, et si caché néanmoins, qu’il y a peu de personnes qui le sachent, ou, s’ils le savent, qui en fassent leur profit. Quant à moi, si j’étais Religieuse, je ne demanderais rien, au moins si j’étais de l’humeur que je suis maintenant, car je ne demande rien à Notre-Seigneur, ni ne veux rien demander. Il y en a qui demandent des croix, et ne leur semble jamais que Notre-Seigneur leur en donnera assez pour satisfaire à leur ferveur; moi, je n’en demande point, seulement je désire de me tenir prêt pour porter celles qu’il plaira à sa Bonté de m’envoyer, le plus patiemment et humblement que je pourrai. J’en ferais de même si j’étais en Religion: je ne demanderais du tout rien, sinon que je fusse malade, car il faut que les malades demandent confidemment leurs petites nécessités. Je ne demanderais pas même de conununier, excepté en certains jours que la coutume semble nous obliger de le demander, comme celui de la réception à l’habit, de la Profession et de la fête du Patron et je demanderais aussi une aiguille et du filet quand on me commanderait de faire quelque ouvrage, car le commandement qui m’est fait de faire l’ouvrage m’oblige à demander ce qui est requis pour le faire. Non, certes, ma chère fille, je ne demanderais point des mortifications ; je me tiendrais prêt pour bien recevoir celles que vous me feriez, mais je n’en demanderais point. Je m’amuserais à aller simplement toujours avant en mon chemin, sans m’amuser à désirer aucune chose.

Vous faites bien de demander à pétrir parce que vous vous sentez assez forte pour cela ; mais moi je le ferais de bon coeur quand on me le commanderait, autrement je n’y penserais pas. Enfin, j’aimerais mieux porter une petite croix de paille que l’on me mettrait sur les épaules sans mon choix, que non pas d’en aller couper une bien grande dans un bois avec beaucoup de travail, et la porter par après avec une grande peine ; et je croirais, comme il serait véritable, être plus agréable à Dieu avec la croix de paille que non pas avec celle que je me serais fabriquée avec plus de peine et de sueur, parce que je la porterais avec plus de satisfaction pour l’amour-propre qui se plaît tant à ses inventions, et si peu à se laisser conduire et gouverner en simplicité, qui est ce que je vous désire le plus. Faire tout simplement tout ce qui nous est commandé ou par les Règles, ou par les Constitutions, ou bien par nos Supérieurs, et puis nous tenir en repos pour tout le reste, tant près de Dieu que nous pourrons.

Que dites-vous, ma chère fille, que sur ce que j’ai dit tantôt qu’il se fallait mortifier fidèlement, si vous devez vous abstenir ordinairement de manger telle ou telle viande que vous aimez fort ? —Si c’était moi, je ne le ferais pas, car nous sommes obligés par la parole sacrée de Notre-Seigneur e de manger ce que l’on nous mettra devant ; et cela se fait sans choix. Quand l’on me donnerait ce

e. Lc 10,8.

que j’aimerais bien, je le mangerais avec actions de grâces; quand on ne m’en donnerait pas, je ne m’en soucierais pas.—Mais dites-vous qu’il y a de deux sortes de viandes en votre portion.— Je mangerais toujours ce qui se rencontrerait de mon côté et selon mon appétit ou nécessité, et puis je laisserais le reste, bien que ce fût ce qui serait plus à mon goût; mais si j’avais bien du dégoût, je choisirais ce que je pourrais mieux manger hors de là, je prendrais sans choix ce qui me serait donné et au même ordre qu’il me serait donné.

Sur le sujet de la pauvreté, j’ai dit qu’il est bon de souffrir quelque petite nécessité sans se plaindre, ni désirer, encore moins demander, ce qui nous manque. Celles qui ne le voudront faire peuvent demander ce qu’elles auront besoin, d’autant que les Règles le permettent, et cela n’est pas contre la pauvreté ainsi que vous dites ; mais aussi n’est-il pas selon icelle, ni selon la perfection. En tâchant de vous accommoder vous ne faites pas mal, pourvu que vous ne vous rendiez trop exactes à la recherche de vos commodités, et que vous vous teniez dans les termes de l’observance pour ce regard 35 ; mais aussi perdons-nous, par ce moyen, des pratiques de vertu qui sont fort propres à notre condition. — Non, ma chère Soeur, la charité ne requiert pas que les Soeurs se tiennent en attention pour reconnaître et remarquer si quelque chose ne manque point à quelques-unes, tandis qu’elles n’en ont point de charge ; mais si elles aperçoivent quelque nécessité en une Soeur, elles doivent en avertir la Supérieure tout simplement,

35. à cet égard

sans l’agrandir ni diminuer, non plus que si c’était pour elles-mêmes.

Vous demandez si c’est manquer à l’observance et faire mal que de choisir une serviette plus déliée pour la Supérieure, et ne lui donner pas celle qui se rencontre, sans choix, comme l’on fait aux autres Soeurs. — A cela, ma chère fille, je vous réponds que ce qui a été fait pour ce regard jusqu’à présent n’a pas été mal, mais si est-ce pourtant que désormais il ne le faut plus faire. La Supérieure a ses honneurs et singularités à part : elle est appelée ma Mère, elle a le pouvoir et l’autorité de commander et d’ordonner, et les Soeurs lui obéissent; hors de cela, il ne faut point de singularité, ainsi qu’il est dit dans les Constitutions, sinon de la nécessité comme les autres Soeurs.

Il faut donc conclure maintenant et clore notre Entretien par la recommandation de la simplicité et générosité d’esprit ; marcher toujours en la voie de notre propre perfection, sans nous amuser en chemin, quel rencontre de contradiction que nous puissions faire, soit de nos propres imperfections, répugnances ou passions immortifiées, soit des autres exercices qui proviennent d’ailleurs. De quel côté que ce soit, ne nous lassons point de souffrir pour Notre-Seigneur, auquel soit à jamais rendu grâce, gloire et louange par tous les siècles des siècles. Amen.






F de Sales, Entretiens 16