Sales: Amour de Dieu 7130

CHAPITRE XIII Que la très sacrée Vierge mère de Dieu mourut d’amour pour son fils.

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On ne peut quasi pas bonnement douter que le grand saint Joseph ne fût trépassé avant la Passion et mort du Sauveur, qui sans cela n’eût pas recommandé sa mère à saint Jean. Et comme pourrait-on donc imaginer que le cher enfant de son coeur, son nourrisson bien-aimé, ne l’assistât à l’heure de son passage? Bienheureux sont les miséricordieux, car ils obtiendront miséricorde (1). Hélas! combien de douceur, de charité et de miséricorde furent exercées par ce bon père nourricier envers le Sauveur lorsqu’il naquit petit enfant au monde ! Et qui pourrait donc croire qu’icelui sortant de ce monde, ce divin Fils ne lui rendit la pareille au centuple (2), le comblant de suavités célestes? Les cigognes sont un vrai portrait de la mutuelle piété des enfants envers les pères, et des pères envers les enfants; car comme ce sont des oiseaux passagers, elles portent leurs pères et mères vieux en leurs passages, ainsi qu’étant encore petites leurs pères et mères les avaient portées en même occasion. Quand le Sauveur était encore petit, le grand Joseph son père nourricier, et la très

(1)
Mt 5,7
(2) Mt 19,29

glorieuse Vierge sa mère l’avaient porté maintes fois, et spécialement au passage qu’ils firent de Judée en Egypte, et d’Egypte en Judée. Eh! qui doutera donc que ce saint père, parvenu à la fin de ses jours, n’ait réciproquement été porté par son divin nourrisson, au passage de ce monde en l’autre, dans le sein d’Abraham, pour de là le transporter dans le sien à la gloire, le jour de son ascension? Un saint qui avait tant aimé en sa vie ne pouvait mourir que d’amour: car son âme ne pouvant à souhait aimer son cher Jésus entre les distractions de cette vie, et ayant achevé le service qui était requis au bas-âge d’icelui, que restait-il sinon qu’il dit au Père éternel : O Père ! j’ai accompli l’oeuvre que vous m’aviez donnée à charge (1)? et puis au Fils : O mon enfant! comme votre père céleste remit votre corps entre mes mains au jour de votre venue au monde, ainsi en ce jour de mon départ de ce monde je remets mon esprit entre les vôtres.

(1) Jn 17,4

Telle, comme je pense, fut la mort de ce grand patriarche, homme choisi pour faire les plus tendres et amoureux offices qui furent ni seront jamais faits à l’endroit du Fils de Dieu, après ceux qui furent pratiqués par sa céleste épouse, vraie mère naturelle de ce même fils, de laquelle il est impossible d’imaginer qu’elle soit morte d’autre sorte de mort que de celle d’amour, mort la plus noble de toutes, et due par conséquent à la plus noble vie qui fût oncques entre les créatures, mort de laquelle les anges mêmes désireraient de mourir, s’ils étaient capables de mort. Si les premiers chrétiens furent dits n’avoir qu’un coeur et une âme (1), à cause de leur parfaite mutuelle dilection, si saint Paul ne vivait plus lui-même, ains Jésus-Christ vivait en lui, à raison de l’extrême union de son coeur à celui de son Maître, par laquelle son âme était comme morte en son coeur qu’elle animait, pour vivre dans le coeur de son divin Sauveur; ô vrai Dieu, combien est-il plus véritable que la sacrée Vierge et son Fils n’avaient qu’une âme, qu’un coeur et qu’une vie; en sorte que cette sacrée mère, vivant, ne vivait pas elle, mais son Fils vivait en elle! Mère la plus amante et la plus aimée qui pouvait jamais être, mais amante et aimée d’un amour incomparablement plus éminent que celui de tous les ordres des anges et des hommes, à mesure que les noms de mère unique et de fils unique sont aussi des noms au-dessus de tous autres noms en matière d’amour. Et je dis de mère unique et d’enfant unique, parce que tous les autres enfants des hommes partagent la reconnaissance de leur production entre le père et la mère. Mais en celui-ci comme toute sa naissance humaine dépendit de sa seule mère, laquelle seule contribua (2) ce qui était requis à la vertu du Saint-Esprit pour la conception de ce divin enfant, aussi à elle seule fut dû et rendu tout l’amour qui provient de la production, de sorte que ce fils et cette mère furent unis d’une union d’autant, plus excellente qu’elle a un nom différent en amour par-dessus tous les autres noms; car à qui de tous les

(1) Ac 4,32
(2) Contribua, fournit, donna.

séraphins appartient-il de dire au Sauveur: Vous êtes mon vrai fils, et je vous aime comme mon vrai fils? et à qui de toutes les créatures fut-il jamais dit par le Sauveur: Vous êtes ma vraie mère, et je vous aime comme ma vraie mère; vous êtes ma vraie mère toute mienne, et je suis votre vrai fils tout vôtre? Si donc un serviteur amant osa bien dire, et le dit en vérité, qu’il n’avait point d’autre vie que celle de son maître, hélas! combien hardiment et ardemment devait exclamer cette mère : Je n’ai point d’autre vie que la vie de mon fils, ma vie est toute en la sienne, et la sienne toute en la mienne! Car ce n’était plus union, ains unité de coeur, d’âme et de vie entre cette mère et ce fils.

Or, si cette mère vécut de la vie de son Fils, elle mourut aussi de la mort de son Fils; car quelle (1) est la vie, telle est la mort. Le phénix, comme on dit, étant fort envieilli, ramasse sur le haut d’une montagne une quantité de bois aromatiques sur lesquels, comme sur son lit d’honneur, il va finir ses jours ; car lorsque le soleil au fort de son midi jette ses rayons plus ardents, ce tout unique oiseau, pour contribuer à l’ardeur du soleil un surcroît d’action, ne cesse point de battre des ailes sur son bûcher jusqu’à ce qu’il lui ait fait prendre feu, et, brûlant avec icelui, il se consume et meurt entre ses flammes odorantes. De même, Théotime, la Vierge mère ayant assemblé en son esprit, par une vive et continuelle mémoire, tous les plus aimables mystères de la vie et mort de son Fils, et recevant toujours à droit

(1) Quelle... telle, pour telle, telle, qualis talis, en latin,

fil (1) parmi cela les plus ardentes inspirations que son Fils soleil de justice, jetât sur les humains au plus fort du midi de sa charité, puis d’ailleurs faisant aussi de son côté un perpétuel mouvement de contemplation; enfin le feu sacré de divin amour la consuma toute comme un holocauste de suavité, de sorte qu’elle en mourut, son âme étant toute ravie et transportée entre les bras de la dilection de son Fils. O mort amoureusement vitale ! ô amour vitalement mortel!

Plusieurs amants sacrés furent présents à la mort du Sauveur, entre lesquels ceux qui eurent le plus d’amour eurent le plus de douleur : car l’amour alors était tout détrempé en la douleur, et la douleur en l’amour : et tous ceux qui pour leur Sauveur étaient passionnés d’amour, furent amoureux de sa passion et douleur; mais la douce mère, qui aimait plus que tous, fut plus que tous outre-percée du glaive de douleur (2). La douleur du Fils fut alors une épée tranchante qui passa au travers du coeur de la mère, d’autant que ce coeur de mère était collé, joint et uni à son Fils d’une union si parfaite que rien ne pouvait blesser l’un qu’il ne navrât aussi vivement l’autre. Or, cette poitrine maternelle étant ainsi blessée d’amour, non seulement ne chercha pas la guérison de sa blessure, mais aima sa blessure plus que toute guérison, gardant chèrement les traits de douleur qu’elle avait reçus, à cause de l’amour qui les avait décochés dans son coeur, et désirant continuellement d’en mourir, puisque son Fils en était mort, qui, comme dit toute l’Ecriture sainte et tous les docteurs, mourut entre les flammes de la charité, holocauste parfait pour tous les péchés du monde.

(1) A droit fil, directement.
(2) Lc 2,35



CHAPITRE XIV Que la glorieuse Vierge mourut d’un amour extrêmement doux et tranquille.

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On dit d’un côté que Notre-Dame révéla à sainte Mathilde que la maladie de laquelle elle mourut ne fut autre chose qu’un assaut impétueux du divin amour; mais sainte Brigitte et saint Jean Damascène témoignent qu’elle mourut d’une mort extrêmement paisible; et l’un et l’autre est vrai, Théotime.

Les étoiles sont merveilleusement belles à voir, et jettent des clartés agréables; mais si vous y avez pris garde, c’est par brillements (1), étincellements et élans qu’elles produisent leurs rayons, comme si elles enfantaient la lumière avec effort à diverses reprises, soit que leur clarté étant faible ne puisse pas agir si continuellement avec égalité, soit que nos yeux imbéciles ne fassent pas leur vue constante et ferme à cause de la grande distance qui est entre eux et ces astres. Ainsi, pour ordinaire, les saints qui moururent d’amour sentirent une grande variété d’accidents et de symptômes de dilection avant que d’en venir au trépas, force élans, force assauts, force extases, force langueurs, force agonies, et semblait que leur amour enfantât par effort et à plusieurs reprises leur bienheureuse mort : ce qui se fit à cause de la débilité de leur amour, non encore absolument parfait, qui ne pouvait pas continuer sa dilection avec une égale fermeté.

(1) Brillements, éclats soudaine

Mais ce fut tout autre chose en la très sainte Vierge; car comme nous voyons croître la belle aube du jour, non à diverses reprises et par secousses, ains par une certaine dilatation et croissance continue, qui est presque insensiblement sensible, en sorte que vraiment on la voit croître en clarté, mais si également que nul n’aperçoit aucune interruption, séparation ou discontinuation de ses accroissements; ainsi le divin amour croissait à chaque moment dans le coeur virginal de notre glorieuse Dame, mais par des croissances douces, paisibles et continues, sans agitation, ni secousse, ni violence quelconque. Ah! non, Théotime, il ne faut pas mettre une impétuosité d’agitation en ce céleste amour du coeur maternel de la Vierge; car l’amour, de soi-même, est doux, gracieux, paisible et tranquille. Que s’il fait quelquefois des assauts, s’il donne des secousses à l’esprit, c’est parce qu’il trouve de la résistance.

Mais quand les passages de l’âme lui sont ouverts sans opposition ni contrariété, il fait ses progrès paisiblement avec une suavité nonpareille. Ainsi donc la sainte dilection employait sa force dans le coeur virginal de sa mère sacrée, sans effort ni violente impétuosité, d’autant qu’elle ne trouvait ni résistance ni empêchement quelconque; car comme l’on voit les grands fleuves faire des bouillons et rejaillissements avec grand bruit ès endroits raboteux, esquels les rochers font des bancs et écueils, qui s’opposent et empêchent l’écoulement des eaux, ou au contraire se trouvant en la plaine ils coulent et flottent doucement sans effort, de même le divin amour trouvant ès âmes humaines plusieurs empêchements et résistances, comme à la vérité toutes en ont, quoique différemment, il y fait des violences, combattant les mauvaises inclinations, frappant le coeur, poussant la volonté par diverses agitations et différents efforts, afin de se faire faire place, ou du moins outrepasser ces obstacles.

Mais en la Vierge sabrée, tout favorisait et secondait le cours de l’amour céleste. Les progrès et accroissements d’icelui se faisaient incomparablement plus grands qu’en tout le reste des créatures, progrès néanmoins infiniment doux, paisibles et tranquilles. Non, elle ne se pâma pas d’amour ni de compassion auprès de la croix de son Fils, encore qu’elle eût alors le plus ardent et plus douloureux accès d’amour qu’on puisse imaginer; car bien que l’accès fût extrême, si fut-il toutefois également fort et doux tout ensemble, puissant et tranquille, actif et paisible, composé d’une chaleur aiguë, mais suave.

Je ne dis pas, Théotime, qu’en l’âme de la très sainte Vierge il n’y eût deux portions, et par conséquent deux appétits : l’un selon l’esprit et la raison supérieure, l’autre selon les sens et la raison inférieure; en sorte qu’elle pouvait sentir des répugnances et contrariétés de l’un à l’autre appétit; car ce travail se trouva même en notre Seigneur son Fils: mais je dis qu’en cette céleste mère toutes les affections étaient si bien rangées et ordonnées que le divin amour exerçait en elle son empire et sa domination très paisiblement, sans être troublée par la diversité des volontés ou appétits, ni par la contrariété des sens; parce que les répugnances de l’appétit naturel, ni les mouvements des sens n’arrivaient jamais jusqu’au péché, non pas même jusqu’au péché véniel; ains au contraire tout cela était saintement et fidèlement employé au service du saint amour pour l’exercice des autres vertus, lesquelles pour la plupart ne peuvent être pratiquées qu’entre les difficultés, oppositions et contradictions.

Les épines, selon l’opinion vulgaire, sont non seulement différentes, mais aussi contraires aux fleurs, et semble que, s’il n’y en avait point au monde, la chose en irait mieux: qui a fait penser à saint Ambroise que sans le péché il n’en serait point. Mais toutefois, puisqu’il y en a, le bon laboureur les rend utiles, et en fait des haies et clôtures autour des champs et jeunes arbres, auxquels elles servent de défenses et remparts contre les animaux. Ainsi la glorieuse Vierge ayant eu part à toutes les misères du genre humain, excepté celles qui tendent immédiatement au péché, elle les employa très utilement pour l’exercice et accroissement des saintes vertus de force, tempérance, justice et prudence, pauvreté, humilité, souffrance, compassion ; de sorte qu’elles ne donnaient aucun empêchement, ains beaucoup d’occasions à l’amour céleste de se renforcer par des continuels exercices et avancements et chez elle, Magdeleine ne se divertit(1) point de l’attention avec laquelle elle reçoit les impressions amoureuses du Sauveur, pour toute l’ardeur et sollicitude que Marthe peut avoir: elle a choisi l’amour de son Fils, et rien ne le lui ôte.

(1) Divertit, détourne.

L’aimant, comme chacun sait, Théotime, tire naturellement à soi le fer par une vertu secrète et très admirable; mais pourtant cinq choses empêchent cette opération : 1° la trop grande distance de l’un à l’autre ; 2° s’il y a quelque diamant entre deux ; 3° si le fer est engraissé ; 4° s’il est frotté d’un ail ; 5° si le fer est trop pesant. Notre coeur est fait pour Dieu, qui l’allèche continuellement, et ne cesse de jeter en lui les attraits de son céleste amour. Mais cinq choses empêchent la sainte attraction d’opérer : 1° le péché qui nous éloigne de Dieu ; 2° l’affection aux richesses; 3° les plaisirs sensuels; 4° l’orgueil et vanité ; 5° l’amour-propre avec la multitude des passions déréglées qu’il produit, et qui sont en nous un pesant fardeau, lequel nous accable. Or, nul de ces empêchements n’eut lieu au coeur de la glorieuse Vierge : 1° toujours préservée de tout péché; 2 toujours très pauvre de coeur; 3° toujours très pure; 4° toujours très humble; 5° toujours maîtresse paisible de toutes ses passions, et tout exempte de la rébellion que l’amour-propre fait à l’amour de Dieu. Et c’est pourquoi, comme le fer, s’il était quitte de tous empêchements et même de sa pesanteur, serait attiré fortement, mais doucement et d’une attraction égale par l’aimant, en sorte néanmoins que l’attraction serait toujours plus active et plus forte à mesure que l’un serait plus près de l’autre, et que le mouvement serait plus proche de sa fin ; ainsi, la très sainte Mère n’ayant rien en soi qui empêchât l’opération du divin amour de son Fils, elle s’unissait avec icelui d’une union incomparable, par des extases douces, paisibles et sans efforts; extases esquelles la partie sensible ne laissait pas de faire ses actions, sans donner pour cela aucune incommodité à l’union de l’esprit : comme réciproquement la parfaite application de son esprit ne donnait pas fort grand divertissement aux sens. Si que la mort de cette Vierge fut plus douce qu’on ne se peut imaginer, son Fils l’attirant suavement à l’odeur de ses parfums (1) ; et elle s’écoulant très amiablement après la senteur sacrée d’iceux dedans le sein de la bonté de son Fils. Et bien que cette sainte âme aimât extrêmement son très saint, très pur et très aimable corps ; si le quitta-t-elle néanmoins sans peine ni résistance quelconque, comme la chaste Judith, quoiqu’elle aimât grandement les habits de pénitence et de viduité, les quitta néanmoins et s’en dépouilla avec plaisir pour se revêtir de ses habits nuptiaux, quand elle alla se rendre victorieuse d’Holopherne; ou comme Jonathas, quand, pour l’amour de David, il se dépouilla de ses vêtements. L’amour avait donné près de la croix à cette divine épouse les suprêmes douleurs de la mort; certes il était raisonnable qu’enfin la mort lui donnât les souveraines délices de l’amour.

(1)
Ct 1,3

FIN DU SEPTIÉME LIVRE.




LIVRE HUITIÈME

DE L’AMOUR DE CONFORMITÉ PAR LEQUEL NOUS UNISSONS NOTRE VOLONTÉ A CELLE DE DIEU, QUI NOUS EST SIGNIFIÉE PAR SES COMMANDEMENTS, CONSEILS ET INSPIRATIONS


CHAPITRE PREMIER De l’amour de conformité provenant de la sacrée complaisance.

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Comme la bonne terre ayant reçu le grain, le rend en sa saison au centuple (1), ainsi le coeur qui a pris de la complaisance en Dieu ne se peut empêcher de vouloir réciproquement donner à Dieu une autre complaisance. Nul ne nous plaît à qui nous ne désirions de plaire. Le vin frais rafraîchit pour un temps ceux qui le boivent; mais soudain qu’il a été échauffé par l’estomac dans lequel il entre, il l’échauffe réciproquement; et plus l’estomac lui donne de chaleur; plus il lui en rend. Le véritable amour n’est jamais ingrat, il tâche de complaire à ceux esquels il se complaît; et de là Vient la conformité des amants qui nous fait être tels que ce que nous aimons. Le très dévot et très sage roi Salomon devint idolâtre

(1)
Lc 7,8

et fou, quand il aima les femmes idolâtres et folles, et eut autant d’idoles que ces femmes en avaient. L’Écriture appelle pour cela efféminés les hommes qui aiment éperdument les femmes pour leur sexe, parce que l’amour les transforme d’hommes en femmes quant aux moeurs et humeurs.

Or, cette transformation se fait insensiblement par la complaisance, laquelle étant entrée en nos coeurs, en engendre une autre pour donner à celui de qui nous l’avons reçue. On dit qu’il y a ès Indes un petits animal terrestre qui se plaît tant avec les poissons et dans la mer, qu’à force de venir souvent nager avec eux, enfin il devient poisson; et d’animal terrestre, il est rendu tout à fait animal marin. Ainsi à. force de se plaire en Dieu on devient conforme à Dieu, et notre volonté se transforme en celle de la divine Majesté par la complaisance qu’elle y prend. L’amour, dit saint Chrysostome, ou il trouve, ou il fait la ressemblance; l’exemple de ceux que nous aimons a un doux et imperceptible empire et une autorité insensible sur nous il est forcé de les quitter ou de les imiter. Celui qui, attiré de la suavité des parfums, entre en la boutique d’un parfumeur, en recevant le plaisir qu’il prend à sentir ces odeurs, il se parfume soi-même; et au sortir de là il donne part aux autres du plaisir qu’il a reçu, répandant entre eux la senteur des parfums qu’il a contractée. Avec le plaisir que notre coeur prend en la chose aimée, il tire à soi les qualités d’icelle ; car la délectation ouvre le coeur, comme la tristesse le resserre; dont l’Écriture sacrée use souvent du mot de dilater, en lieu de celui de réjouir. Or, le coeur se trouvant ouvert par le plaisir, les impressions des qualités desquelles le plaisir dépend, entrent aisément en l’esprit; et avec elles les autres encore qui sont au même sujet, bien qu’elles nous déplaisent, ne laissent pas d’entrer en nous parmi la presse du plaisir; comme celui qui sans robe nuptiale (1) entra au festin parmi ceux qui étaient parés. Ainsi les disciples d’Aristote se plaisaient à parler bègue comme lui, et ceux de Platon tenaient les épaules courbées à son imitation En somme, le plaisir que l’on a en la chose, est un certain fourrier (2), qui fourre dans le coeur amant les qualités de la chose qui plaît. Et pour cela la sacrée complaisance nous transforme en Dieu que nous aimons; et à mesure qu’elle est grande, la transformation est plus parfaite. Ainsi les saints qui ont grandement aimé, ont été fort vitement et parfaitement transformés, l’amour transportant et transmettant les moeurs et humeurs de l’un des coeurs en l’autre.

Chose étrange, mais véritable : s’il y a deux luths unisones (3), c’est-à-dire, de même son et accord, l’un près de l’autre, et que l’on joue d’un d’iceux, l’autre, quoiqu’on ne le touche point, ne laissera pas de résonner comme celui duquel on joue, la convenance de l’un à l’autre, comme par un amour naturel, faisant cette correspondance. Nous avons répugnance d’imiter ceux que nous haïssons, ès choses mêmes qui sont bonnes; et les

(1) Mt 22,12
(2) Fourrier désigne ici, ce que l’auteur explique lui-même, celui qui fourre, qui introduit.
(3) Unisones, à l’unisson.

Lacedémoniens ne voulurent pas suivre le bon conseil d’un méchant homme, sinon après qu’un homme de bien l’aurait prononcé. Au contraire, on ne peut s’empêcher de se conformer à ce qu’on aime. Le grand Apôtre dit, comme je pense en ce sens, que la loi n’est point mise aux justes (1); car, en vérité, le juste n’est juste, sinon parce qu’il a le saint amour, et s’il a l’amour, il n’a pas besoin qu’on le presse par la rigueur de la loi, puisque l’amour est le plus pressant docteur et solliciteur pour persuader au coeur qu’il possède l’obéissance aux volontés et intentions du bien-aimé. L’amour est un magistrat qui exerce sa puissance sans bruit, sans prévôt, ni sergents, par cette mutuelle complaisance par laquelle, comme nous nous plaisons en Dieu, nous désirons aussi réciproquement de lui plaire. L’amour est l’abrégé de toute la théologie, qui rend très saintement docte l’ignorance des Paul, des Antoine, des Hilarion, des Siméon, des François, sans livres, sans précepteurs, sans art. En vertu de cet amour, la bien-aimée peut dire en assurance : Mon bien-aimé est tout mien, par la complaisance de laquelle il me plaît et me paît ; et moi je suis toute à lui (2) par bienveillance de laquelle je lui p’ais et le repais. Mon coeur se paît de se plaire en lui, et le sien se paît de quoi je lui plais pour lui; tout ainsi qu’un sacré berger il me paît, comme sa chère brebis, entre les lis de ses perfections esquelles je me plais; et pour moi, comme sa chère brebis, je le pais du fait de mes affections, par lesquelles je lui veux plaire. Quiconque se plait véritablement en Dieu, désire de plaire fidèlement à Dieu, et, pour lui plaire, de se conformer à lui.

(1) 1Tm 1,9
(2) Ct 2,16



CHAPITRE II. De la conformité de soumission qui procède de l’amour de bienveillance.

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La complaisance attire donc en nous les traits des perfections divines selon que nous sommes capables de les recevoir, comme le miroir reçoit la ressemblance du soleil, non selon l’excellence et grandeur de ce grand et admirable luminaire, mais selon la capacité et mesure. de sa glace, si que nous sommes ainsi rendus conformes à Dieu.

Mais outre cela, l’amour de bienveillance nous donne cette sainte conformité par une autre voie. L’amour de complaisance tire Dieu dedans nos coeurs mais l’amour de bienveillance jette nos coeurs en Dieu, et par conséquent toutes nos actions et affections, les lui dédiant et consacrant très amoureusement : car la bienveillance désire à Dieu tout l’honneur, toute la gloire et toute la reconnaissance qu’il est possible de lui rendre, comme un certain bien extérieur qui est dû à la bonté.

Or, ce désir se pratique selon la complaisance que nous avons. en Dieu, en la façon qui s’ensuit. Nous avons eu une extrême complaisance à voir que Dieu est souverainement bon; et partant nous désirons, par l’amour de bienveillance, que tous les amours qu’il nous est possible d’imaginer, soient employés à bien aimer cette bonté. Nous nous sommes plu en la souveraine excellence de la perfection de Dieu; ensuite de cela nous désirons qu’il soit souverainement loué, honoré et adoré. Nous nous sommes délectés à considérer comme Dieu est non seulement le premier principe, mais aussi la dernière fin, auteur, conservateur et seigneur de toutes choses; à raison de quoi nous souhaitons que tout lui soit soumis par une souveraine obéissance. Nous voyons la volonté de Dieu souverainement parfaite, droite, juste et équitable; et à cette considération nous désirons qu’elle soit la’ règle et la loi souveraine de toutes choses, et qu’elle soit suivie, servie et obéie par toutes les autres volontés.

Mais notez, Théotime, que je ne traite pas ici de l’obéissance qui est due à Dieu parce qu’il est notre seigneur et maître, notre père et bienfaiteur: car cet-te sorte d’obéissance appartient à la vertu de justice, et non pas à l’amour. Non, ce n’est pas cela dont je parle à présent: car encore qu’il n’y eût ni enfer pour punir les rebelles, ni paradis pour récompenser les bons, et que nous n’eussions nulle sorte d’obligations ni de devoir à Dieu (et ceci soit dit par imagination de chose impossible, et qui n’est presque pas imaginable) ; si est-ce toutefois que (1) l’amour de bienveillance nous porterait à rendre toute obéissance et soumission à Dieu par élection et inclination, voire même par une douce violence amoureuse, en considération de la souveraine bonté, justice et droiture de la divine volonté.

(1) Si est-ce que, toujours est-il que.

Voyons-nous pas, Théotime, qu’une fille, par une libre élection qui procède de l’amour de bienveillance, s’assujettit à un époux, auquel d’ailleurs elle n’avait aucun devoir; qu’un gentilhomme se soumet au service d’un prince étranger, ou bien jette sa volonté ès mains du supérieur de quelque ordre de religion auquel il se rangera?

Ainsi donc se fait la conformité de notre coeur avec celui de Dieu, lorsque par la sainte bienveillance nous jetons toutes nos affections entre les mains de la divine volonté, afin qu’elles soient par icelle pliées et maniées, à son gré, moulées et formées selon son bon plaisir. Et en ce point consiste la très profonde obéissance d’amour, laquelle n’a pas besoin d’être excitée par menaces ou récompenses, ni par aucune loi ou par quelque commandement; car elle prévient tout cela, se soumettant à Dieu - pour la seule très parfaite bonté qui est en lui, à raison de laquelle il mérite que toute volonté lui soit obéissante, sujette et soumise, se conformant et unissant à jamais en tout et partout à ses intentions divines,


CHAPITRE III Comme nous nous devons conformer à la divine volonté que l’on appelle signifiée.

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Nous considérons quelquefois la volonté de Dieu en elle-même; et la voyant toute sainte et toute bonne, il nous est aisé de la louer, bénir et adorer, et de sacrifier notre volonté et toutes celles des autres créatures à son obéissance, par cette divine exclamation : Votre volonté soit faite en la terre comme au ciel (1). D’autres fois nous considérons la volonté de Dieu en ses effets particuliers, comme ès événements qui nous touchent, et ès occurrences qui nous arrivent; et finalement en la déclaration et manifestation de ses intentions. Et, bien qu’en vérité sa divine majesté n’ait qu’une très unique et très simple volonté, si est-ce que nous la marquons de noms différents, suivant la variété des moyens par lesquels nous la connaissons; variété selon laquelle nous sommes aussi diversement obligés de nous conduire à icelle.

La doctrine chrétienne nous propose clairement les vérités que Dieu veut que nous croyions, les biens qu’il veut que nous espérions, les peines qu’il veut que nous craignions, ce qu’il veut que nous aimions, les commandements qu’il veut que nous fassions et les conseils qu’il désire que nous suivions. Et tout cela s’appelle la volonté signifiée de Dieu, parce qu’il nous a signifié et manifesté qu’il veut et entend que tout cela soit cru, espéré, craint, aimé et pratiqué.

Or, d’autant que cette volonté signifiée de Dieu procède par manière de désir, et non par manière de vouloir absolu, nous pouvons ou la suivre par obéissance, ou lui résister par désobéissance, car Dieu fait trois actes de sa volonté pour ce regard (2) : il veut que nous puissions résister, il désire que nous ne résistions pas, et permet néanmoins que nous résistions si nous voulons. Que nous puissions résister, cela dépend de notre naturelle condition et liberté; que nous résistions,

(1)
Mt 6,10
(2) Pour ce regard, dans ce but

cela dépend de notre malice; que nous ne résistions pas, c’est selon le désir de la divine bonté. Quand donc nous résistons, Dieu ne contribue rien à notre désobéissance; ains laissant notre volonté en la main (1) de son franc arbitre, il permet qu’elle choisisse le mal. Mais quand nous obéissons, Dieu contribue son secours, son inspiration et sa grâce. Car la permission est une action de la volonté, qui de soi-même est bréhaigne (2), stérile, inféconde, et, par manière de dire, c’est une action passive, qui ne fait rien, ains laisse faire. Au contraire, le désir est une action active, féconde, fertile, qui excite, semond (3) et presse. C’est pourquoi Dieu désirant que nous suivions, sa volonté signifiée, il nous sollicite, exhorte, incite, inspire, aide et secourt; mais permettant que nous résistions, il ne fait autre chose que de simplement nous laisser faire ce que nous voulons, selon notre libre élection, contre son désir et intention. Et toutefois ce désir est un vrai désir: car comme peut-on exprimer plus naïvement le désir que l’on a qu’un ami fasse bonne chère, que de préparer un bon et excellent festin, comme fit ce roi de la parabole évangélique; puis l’inviter, presser et presque contraindre, par prières, exhortations et poursuites, de venir s’asseoir à table et de manger? Certes, celui qui, à vive force, ouvrirait la bouche à un ami, lui fourrerait la viande dans le gosier, et la lui ferait avaler, il ne lui donnerait pas un festin de courtoisie, mais le traiterait en bête, et comme un

(1) Qo 15,14
(2) Bréhaigne, stérile, qui ne produit pas,
(3) Semond, reprend.

chapon qu’on veut engraisser. Cette espèce de bienfait veut être offert par semonces, remontrances et sollicitations, et non violemment et forcément exercé. C’est pourquoi il se fait par manière de désir, et non de vouloir absolu. Or, c’en est de même de la volonté signifiée de Dieu; car par icelle Dieu désire d’un vrai désir que nous fassions ce qu’il déclare; et à cette occasion il nous fournit tout ce qui est requis, nous exhortant et pressant de l’employer. En ce genre de faveur on ne peut rien désirer de plus. Et comme les rayons de soleil ne laissent pas d’être vrais rayons, quand ils sont rejetés et repoussés par quelque obstacle; aussi la volonté signifiée de Dieu ne laisse pas d’être vraie volonté de Dieu, encore qu’on lui résiste, et bien qu’elle ne fasse pas tant d’effets comme si on la secondait.

La conformité donc de notre coeur à la volonté signifiée de Dieu consiste en ce que nous voulions tout ce que la divine bonté nous signifie être de son intention, croyant selon sa doctrine, espérant selon ses promesses, craignant selon ses menaces, aimant et vivant selon ses ordonnances et avertissements, à quoi tendent les protestations que si souvent nous en faisons ès saintes cérémonies ecclésiastiques. Car pour cela nous demeurons debout tandis qu’on lit les levons de l’Évangile, comme prêts à obéir à la sainte signification de la volonté de Dieu, que l’Évangile contient. Pour cela nous baisons le livre à l’endroit de l’Évangile, comme adorant la sainte parole qui déclare la volonté céleste. Pour cela plusieurs saints et saintes portaient sur leurs poitrines anciennement l’Évangile en écrit, comme un épithème (1) d’amour, ainsi qu’on lit de sainte Cécile; et de fait on trouva celui de saint Matthieu sur le coeur de saint Barnabé trépassé, écrit de sa propre main. Ensuite de quoi, ès anciens conciles, on mettait au milieu de l’assemblée de tous les évêques un grand trône, et sur icelui le livre des saints Évangiles, qui représentait la personne du Sauveur, roi, docteur, directeur, esprit et unique coeur des conciles et de toute l’Église : tant on honorait la signification de la volonté de Dieu exprimée en ce divin livre. Certes, le grand miroir de l’ordre pastoral, saint Charles, archevêque de Milan, n’étudiait jamais dans l’Écriture sainte, qu’il ne se mit à genoux et tête nue, pour témoigner le respect avec lequel il fallait entendre et lire la volonté de Dieu signifiée.

(1) Epithème, médicament topique.



Sales: Amour de Dieu 7130