Sales: Amour de Dieu 840

CHAPITRE IV De la conformité de notre volonté avec celle que Dieu a de nous sauver.

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Dieu nous a signifié en tant de sortes et par tant de moyens qu’il voulait que nous fussions tous sauvés, que nul ne le peut ignorer. A cette intention, il nous a faits à son image et semblance (2) par la création, et s’est fait à notre image et semblance par l’incarnation; après laquelle il a souffert la mort pour racheter toute la race des hommes et la sauver : ce qu’il fit avec tant d’amour, que, comme raconte le grand saint Denis, apôtre de la France, il dit un jour au saint homme Carpus (3) qu’il était prêt à pâtir encore une fois pour sauver les hommes, et que cela lui serait agréable, s’il se pouvait faire sans le péché d’aucun homme.

(2) Semblance, ressemblance.
(3) Carpus, V. t. Ier p. 328.

Or, bien que tous ne se sauvent pas, cette volonté néanmoins ne laisse pas d’être une vraie volonté de Dieu, qui agit en nous selon la condition de sa nature et de la nôtre : car sa bonté le porte à nous communiquer libéralement le secours de sa grâce, afin que nous parvenions au bonheur de sa gloire; mais notre nature requiert que sa libéralité nous laisse en liberté de nous en prévaloir pour nous sauver, on de le mépriser pour nous perdre.

J’ai demandé une chose, disait le Prophète, et c’est celle-ci que je requerrai à jamais que je voie la volupté du Seigneur et que je visite son temple (1). Mais quelle est la volupté de la souveraine bonté, sinon de se répandre et communiquer ses perfections? Certes, ses délices sont d’être avec les enfants des hommes (2), pour verser ses grâces sur eux. Rien n’est si agréable et délicieux aux gens libres que de faire leur volonté. Notre sanctification est la volonté de Dieu (3), et notre salut son bon plaisir: or, il n’y a nulle différence entre le bon plaisir et la bonne volupté, ni par conséquent donc entre la bonne volupté et la bonne volonté divine; ains la volonté que Dieu a pour le bien des hommes est appelée bonne (4), parce qu’elle est aimable, propice, favorable, agréable, délicieuse : et comme les Grecs, après saint Paul, ont dit; c’est une vraie philanthropie, c’est-à-dire, une bienveillance ou volonté tout amoureuse envers les hommes.

(1)
Ps 26,4
(2) Pr 8,31
(3) 1Th 4,3
(4) Rm 12,2

Tout le temple céleste de l’Église triomphante et militante résonne (1) de toutes parts les cantiques de ce doux am6ur de Dieu envers nous. Et le corps très sacré du Sauveur, comme un temple très saint de sa divinité, est tout paré de marques et enseignes de cette bienveillance. C’est pourquoi, en visitant le temple divin, nous voyons ces aimables délices que son coeur prend à nous favoriser.

Regardons donc cent fois le jour cette amoureuse volonté de Dieu; et fondant notre volonté dans icelle, écrions (2) dévotement: O bonté d’infinie douceur, que votre volonté est aimable, que vos faveurs sont désirables ! Vous nous avez créés pour la vie éternelle; et votre poitrine maternelle, enflée des mamelles sacrées d’un amour incomparable, abonde en lait de miséricorde, soit pour pardonner aux pénitents, soit pour perfectionner les justes. Hé ! pourquoi donc ne collons-nous pas nos volontés à la vôtre, comme les petits enfants s’attachent au sein de leur mère, pour sucer le lait de vos éternelles bénédictions?

(1) Résonne, fait retentir.
(2) Ecrions, écrions-nous, disons.

Théotime, nous devons vouloir notre salut ainsi que Dieu le veut : or, il veut notre salut par manière de désir, et nous le devons aussi incessamment désirer ensuite de son désir. Non seulement il veut, mais en effet il nous donne tous les moyens requis pour nous faire parvenir au salut; et nous, ensuite du désir (1) que nous avons d’être sauvés, nous devons non seulement vouloir, mais en effet accepter toutes les grâces qu’il nous a préparées et qu’il nous offre. Il suffit de dire : Je désire d’être sauvé ; mais il ne suffit pas de dire : Je désire embrasser les moyens convenables pour y parvenir; aine il faut d’une résolution absolue, vouloir et embrasser les grâces que Dieu nous départ : car il faut que notre volonté corresponde à celle de Dieu. Et d’autant qu’elle nous donne les moyens de nous sauver, nous les devons recevoir comme nous devons désirer le salut, ainsi qu’elle nous le désire, et parce qu’elle le désire.

Mais il arrive maintes fois que les moyens de parvenir au salut, considérés en bloc ou en général, sont agréables à notre coeur, et regardés en détail et particulier, ils lui sont effroyables. Car n’avons-nous pas vu le pauvre saint Pierre disposé à recevoir en général toutes sortes de peines, et la mort même, pour suivre son maître? et néanmoins quand ce vint au fait et au prendre, pâlir, trembler et renier son maître à la voix d’une simple servante? Chacun pense pouvoir boire le calice de notre Seigneur avec lui (2); mais quand on nous le présente par effet (3), on s’enfuit, on quitte tout. Les choses représentées particulièrement font une impression plus forte, et blessent plus sensiblement l’imagination. C’est pourquoi en l’Introduction, nous avons donné par avis qu’après les affections générales on fît des

(1) Ensuite du désir, outre le désir,
(2) Mt 20,22
(3) Par effet, en réalité.

résolutions particulières en la sainte oraison. David acceptait en particulier des afflictions comme un acheminement à sa perfection, quand il chantait en cette sorte : O qu’il m’est bon, Seigneur, que vous m’ayez humilié, afin que j’apprenne vos justifications (1)! Ainsi furent les apôtres joyeux, ès tribulations, de quoi ils avaient la faveur d’endurer des ignominies pour le nom de leur Sauveur (2).

(1) Ps 118,71(2) Ac 5,41


CHAPITRE V De la conformité de notre volonté à celle de Dieu qui nous est signifiée par ses commandements.

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Le désir que Dieu a de nous faire observer ses commandements est extrême, ainsi que toute l’Écriture témoigne. Et comme le pouvait-il mieux exprimer que par les grandes récompenses qu’il propose aux observateurs de sa loi, et les étranges supplices dont il menace les violateurs d’icelle? C’est pourquoi David exclame : O Seigneur! vous avez ordonné que vos commandements soient trop plus (3) observés (4).

(3) Trop plus, au delà, de la manière la plus complète.
(4)
Ps 128,4

Or, l’amour de complaisance regardant ce désir divin, veut complaire à Dieu en l’observant: l’amour de bienveillance, qui veut tout soumettre ù Dieu, soumet par conséquent nos désirs et use volontés à celle-ci que Dieu nous a signifiée; et de là provient non seulement l’observation, mais aussi l’amour des commandements que David exalte d’un style extraordinaire au psaume 118, qu’il semble n’avoir fait que pour ce sujet :

Que j’aime votre loi d’un très ardent amour !
C’est tout mon entretien, j’en parle tout le jour.
O Seigneur ! je chéris vos très saints témoignages
Plus que l’or et l’éclat du topaze doré,
Que doux à mon palais sont vos sacrés langages !
Pour moi fade est le miel, s’il leur est comparé (1).

(1) Ps 118,127-130

Mais pour exciter ce saint et salutaire amour des commandements, nous devons contempler leur beauté, laquelle est admirable. Car comme il y a des oeuvres qui sont mauvaises parce qu’elles sont défendues, et des autres qui sont défendues parce qu’elles sont mauvaises; aussi y en a-t-il qui sont bonnes parce qu’elles sont commandées, et des autres qui sont commandées parce qu’elles sont bonnes et très utiles; de sorte que toutes sont très bonnes et très aimables, parce que le commandement donne la bonté aux unes qui n’en auraient point autrement, et donne un surcroît de bonté aux autres, qui sans être commandées ne laisseraient pas d’être bonnes.

Nous ne recevons pas le bien en bonne part quand il nous est présenté par une main ennemie. Les Lacédémoniens ne voulurent pas suivre un fort sain et salutaire conseil d’un méchant homme, jusqu’à ce qu’un homme de bien le leur redit. Au contraire, le présent n’est jamais qu’agréable quand un ami le fait: les plus doux commandements deviennent âpres si un coeur tyran et cruel les impose, et ils deviennent très aimables quand l’amour les ordonne: le service de Jacob lui semblait une royauté, parce qu’il procédait de l’amour.

O que doux et désirable est le joug de la loi céleste qu’un roi si aimable a établie sur nous!

Plusieurs observent les commandements comme on avale les médecines, plus crainte de mourir damnés que pour le plaisir de vivre au gré du Sauveur. Ains comme il y a des personnes qui, pour agréable que soit un médicament, ont du contrecoeur à le prendre, seulement parce qu’il porte le nom de médicament; aussi y a-t-il des âmes qui ont en horreur les actions commandées, seulement parce qu’elles sont commandées; et s’est trouvé tel homme, ce dit-on, qui ayant doucement vécu dans la grande ville de Paris l’espace de quatre-vingts ans sans en sortir, soudain qu’on lui eut enjoint de par le roi d’y demeurer encore le reste de ses jours, il alla dehors voir les champs que de sa vie il n’avait désirés.

Au contraire, le coeur amoureux aime les commandements; et plus ils sont de chose difficile, plus il les trouve doux et agréables, parce qu’il complaît plus parfaitement au bien-aimé et lui rend plus d’honneur. Il lance et chante des hymnes d’allégresse, quand Dieu lui enseigne ses commandements et justifications (1). Et comme le pèlerin qui va gaiement chantant en son voyage, ajoute voirement la peine du chant à celle du marcher, et néanmoins en effet par surcroît de peine il se désennuie et allège du travail du chemin; aussi l’amant sacré trouve tant de suavité aux commandements, que rien ne lui donne tant d’haleine et de soulagement en cette vie mortelle que la gracieuse charge des préceptes de son Dieu. Dont le saint Psalmiste s’écrie : O Seigneur, vos

(1) Ps 118,171

justifications ou commandements me sont des douces chansons en ce lieu de mon pèlerinage (1). On dit que les mulets et chevaux chargés de figues (2) succombent incontinent au faix et perdent toutes leurs forces. Plus douces que les figues est la loi du Seigneur; mais l’homme brutal qui s’est rendu comme le cheval et mulet, es quels il n’y a point d’entendement (3), perd le courage et ne peut trouver des forces pour porter cet aimable faix. Au contraire, comme une branche d’agnus-castus (4) empêche de lassitude le voyageur qui la porte, aussi la croix, la mortification, le joug, la loi du Sauveur, qui est le vrai agneau chaste, est une charge qui délasse, qui soulage et récrée les coeurs qui aiment sa divine Majesté. On n’a point de travail en ce qui est aimé; on s’il y a du travail, c’est un travail bien-aimé le travail mêlé du saint amour est un certain aigre-doux plus agréable au goût qu’une pure douceur.

Le divin amour nous rend donc ainsi conformes à la volonté de Dieu, et nous fait soigneusement observer ses commandements en qualité de désir absolu de sa majesté à laquelle nous voulons plaire; si que cette complaisance prévient par sa douce et aimable violence la nécessité d’obéir que la loi nous impose, convertissant cette nécessité en vertu de dilection, et toute la difficulté en délectation.

(1) Ps 44
(2) Croyance populaire du temps, sans doute.
(3) Ps 31,9
(4) Agnus castus, gattilier, arbrisseau aromatique auquel on attribuait anciennement des propriétés qui lui faisaient donner ce nom d’agneau chaste.



CHAPITRE VI. De la conformité de notre volonté à celle que Dieu nous a signifiée par ses conseils.

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Le commandement témoigne une volonté fort entière et pressante de celui qui ordonne; mais le conseil ne nous représente qu’une volonté de souhait. Le commandement nous oblige, le conseil nous incite seulement. Le commandement rend coupables les transgresseurs; le conseil rend seulement moins louables ceux qui ne le suivent pas. Les violateurs des commandements méritent d’être damnés: ceux qui négligent les conseils méritent seulement d’être moins glorifiés. Il y a différence entre commander et recommander. Quand on commande, on use d’autorité pour obliger; quand on recommande, on use d’amitié pour induire et provoquer. Le commandement impose nécessité; le conseil et recommandation nous incite à ce qui est de plus grande utilité. Au commandement correspond l’obéissance, et la créance au conseil. On suit le conseil afin de plaire, et le commandement pour ne pas déplaire. C’est pourquoi l’amour de complaisance qui nous oblige de plaire au bien-aimé, nous porte par conséquent à la suite de ses conseils; et l’amour de bienveillance qui veut que toutes les volontés et affections lui soient soumises, fait que nous voulons, non seulement ce qu’il ordonne, mais ce qu’il conseille et à quoi il exhorte ; ainsi que l’amour et respect qu’un enfant fidèle porte à son bon père, le fait résoudre de vivre, non seulement selon les commandements qu’il impose, mais encore selon les désirs et inclinations qu’il manifeste.

Le conseil se donne voirement en faveur de celui qu’on conseille, afin qu’il soit parfait. Si tu veux être parfait, dit le Sauveur, va, vends tout ce que tu as et le donne aux pauvres et me suis (1).

Mais le coeur amoureux ne reçoit pas le conseil pour son utilité, ains pour se conformer au désir de celui qui conseille, et rendre l’hommage qui est dû à sa volonté. Et partant il ne reçoit les conseils, sinon ainsi que Dieu le veut; et Dieu ne veut pas qu’un chacun observe tous les conseils, ains seulement ceux qui sont convenables selon la diversité des personnes, des temps, des occasions et des forces, ainsi que la charité le requiert; car c’est elle qui, comme reine de toutes les vertus, de tous les commandements, de tous les conseils, et en somme de toutes les lois et de toutes les actions chrétiennes, leur donne à tous et à toutes le rang, l’ordre, le temps et la valeur.

Si ton père ou ta mère ont une vraie nécessité de ton assistance pour vivre, il n’est pas temps alors de pratiquer le conseil de la retraite en un monastère; car la charité t’ordonne que tu ailles en effet exécuter ce commandement d’honorer, servir, aider et secourir ton père ou ta mère (2). Tu es un prince par la postérité duquel les sujets de la couronne qui t’appartient doivent être conservés en paix, et assurés contre la tyrannie, sédition et guerre civile : l’occasion donc d’un si grand bien t’oblige de produire en un saint mariage des légitimes successeurs. Ce n’est pas perdre la chasteté, ou au moins c’est la perdre chastement, que de la sacrifier au bien public en faveur

(1)
Mt 10,21
(2) Ex 31,12

de la charité. As-tu une santé faible, inconstante, qui a besoin de grands supports? Ne te charge donc pas volontairement de la pauvreté effectuelle; car la charité te le défend. Non seulement la charité ne permet pas aux pères de famille de tout vendre pour donner aux pauvres, mais leur ordonne d’assembler honnêtement ce qui est requis pour l’éducation et sustentation de la femme, des enfants et serviteurs; comme aussi aux rois et princes d’avoir des trésors qui, provenus d’une juste épargne et non de tyranniques inventions servent comme de salutaires préservatifs contre les ennemis visibles. Saint Paul ne conseille-t-il pas aux mariés, passé le temps de l’oraison, de retourner (1) au train bien réglé au devoir nuptial ?

Les conseils sont tous donnés pour la perfection du peuple chrétien, mais non pas pour celle de chaque chrétien en particulier. Il y a des circonstances qui les rendent quelquefois impossibles, quelquefois inutiles, quelquefois périlleux, quelquefois nuisibles à quelques-uns, qui est une des intentions pour lesquelles notre Seigneur dit de l’un d’iceux ce qu’il veut être entendu de tous : Qui te peut prendre, qu’il le prenne (2); comme s’il disait, ainsi que saint Jérôme expose: Qui peut gagner et emporter l’honneur de la chasteté comme un prix de réputation, qu’il le prenne car il est exposé à ceux qui courront vaillamment. Tous donc ne peuvent pas, c’est-à-dire, il n’est pas expédient à tous d’observer tous les conseils, lesquels étant donnés en faveur de la charité, elle sert de règle et de mesure à l’exécution d’iceux.

(1) 1Co 6,5
(2) Mt 19,12

Quand donc la charité l’ordonne, on tire les moines et religieux des cloîtres pour en faire des cardinaux, des prélats, des curés; voire même on les réduit quelquefois au mariage pour le repos des royaumes, ainsi que j’ai dit ci-dessus. Que si la charité fait sortir des cloîtres ceux qui par voeu solennel s’y étaient attachés, à plus forte raison, et pour moindre sujet, on peut, par l’autorité de cette même charité, conseiller à plusieurs de demeurer chez eux, garder leurs moyens, se marier, voire de prendre les armes et aller à la guerre, qui est une profession si dangereuse.

Or, quand la charité porte les uns à la pauvreté, et qu’elle en retire les autres, quand elle en pousse les uns au mariage, les autres à la continence; qu’elle enferme l’un dans le cloître, et en fait sortir l’autre, elle n’a pas besoin d’en rendre raison à personne; car elle a la plénitude de la puissance en la loi chrétienne, selon qu’il est écrit La charité peut toutes choses (1); elle a le comble de la prudence, selon qu’il est dit : La charité ne fait rien en vain (2). Que si quelqu’un veut contester, et lui demander pourquoi elle fait ainsi, elle répondra hardiment : Parce que le Seigneur en a besoin (3); tout est fait pour la charité, et la charité pour Dieu; tout doit servir à la charité, et elle à personne, non pas même à son bien-aimé, duquel elle n’est pas servante, mais épouse. Pour cela on doit prendre d’elle l’ordre de l’exercice

(1) 1Co 13
(2) 1Co 4
(3) Mt 21,3

des conseils; car aux uns elle ordonnera la chasteté, et non la pauvreté; aux autres l’obéissance, et non la chasteté; aux autres le jeûne, et non l’aumône; aux autres l’aumône, et non le jeûne; aux autres la solitude, et non la charge pastorale; aux autres la conversation, et non la solitude. En somme, c’est une eau sacrée par laquelle le jardin de l’Église est fécondé, et bien qu’elle n’ait qu’une couleur sans couleur, les fleurs néanmoins qu’elle fait croître ne laissent pas d’avoir une chacune sa couleur différente. Elle fait des martyrs plus vermeils que la rose, des vierges plus blanches que le lis; aux uns elle donne le fin violet de la mortification, aux autres le jaune des soucis du mariage; employant diversement les conseils pour la perfection des âmes qui sont si heureuses que de vivre sous sa conduite.


CHAPITRE VII Que l’amour de la volonté de Dieu signifiée ès commandements nous porte à l’amour des conseils.

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O Théotime ! que cette volonté divine est aimable! ô qu’elle est amiable (1) et désirable ! ô loi toute d’amour et toute pour l’amour! Les Hébreux, par le mot de paix, entendent l’assemblage et comble de tous biens, c’est-à-dire, la félicité; et le Psalmiste s’écrie : Qu’une paix plantureuse abonde à ceux qui aiment la loi de Dieu, et que nul choppement (2) ne leur arrive (
Ps 118,165); comme s’il voulait dire: O Seigneur! que de suavité en l’amour de vos sacrés commandements! toute douceur délicieuse saisit le coeur qui est saisi de la dilection de votre loi. Certes ce grand roi, qui avait son coeur fait selon le coeur de Dieu, savourait si fort la parfaite excellence des ordonnances divines, qu’il semble que ce soit un amoureux épris de la beauté de cette loi, comme de la chaste épouse et reine de son coeur, ainsi qu’il appert par les continuelles louanges qu’il lui donne.

(1) Amiable, douce.
(2) Choppement, action de chopper, heurter en marchant.

Quand l’épouse céleste veut exprimer l’infinie suavité des parfums de son divin époux: Votre nom, lui dit-elle, est un onguent répandu (Ct 1,2); comme si elle disait : Vous êtes si excellemment parfumé, qu’il semble que vous soyez tout parfum, et qu’il soit à propos de vous appeler onguent et parfum, plutôt qu’oint et parfumé. Ainsi l’âme qui aime Dieu, est tellement transformée en la volonté divine, qu’elle mérite plutôt d’être nommée volonté de Dieu, qu’obéissante ou sujette à la volonté divine ; dont Dieu dit par Isaïe qu’il appellera l’Église chrétienne d’un nom nouveau que la bouche du Seigneur nommera (Is 62,2), marquera et gravera dans le coeur de ses fidèles; puis expliquant ce nom, il dit que ce sera : Ma volonté en icelle (Is 4); comme s’il disait qu’entre ceux qui ne sont pas chrétiens, un chacun a sa volonté propre au milieu de son coeur; mais parmi les vrais enfants du Sauveur, chacun quittera sa volonté, et il n’y aura plus qu’une volonté maîtresse, régente et universelle, qui animera, gouvernera et dressera toutes les âmes, tous les coeurs et toutes les volontés; et le nom d’honneur des chrétiens ne sera autre chose, sinon la volonté de Dieu en eux : volonté qui règnera sur toutes les volontés, et les transformera toutes en soi; de sorte que les volontés des chrétiens et la volonté de notre Seigneur ne soient plus qu’une seule volonté. Ce qui fut parfaitement vérifié en la primitive Église, lorsque, comme dit le glorieux saint Luc, en la multitude des croyants il n’y avait qu’un coeur et qu’une âme (1) : car il n’entend pas parler du coeur qui fait vivre nos corps, ni de l’âme qui anime ces coeurs d’une vie humaine; mais il parle du coeur qui donne la vie céleste à nos âmes, et de l’âme qui anime nos coeurs de la vie surnaturelle : coeur et âme très unique des vrais chrétiens, qui n’est autre chose que la volonté de Dieu. La vie, dit le Psalmiste, est en la volonté de Dieu (2), non seulement parce que notre vie temporelle dépend de la volonté divine, mais aussi d’autant que notre vie spirituelle en l’exécution d’icelle, par laquelle Dieu vit et règne en nous, et nous fait vivre et subsister en lui. Au contraire, le méchant, dés le siècle, c’est-à-dire toujours, a rompu le joug de la loi de Dieu, et a dit : Je ne servirai point (3). C’est pourquoi Dieu dit qu’il l’a appelé, dés le ventre de sa mère, transgresseur et rebelle (4) : et parlant au roi de Tyr, il lui reproche qu’il avait mis son coeur comme le coeur de Dieu (5); car l’esprit révolté veut que son coeur soit maître de soi-même, et que sa propre

(1) Ac 4,32
(2) Ps 29,6
(3) Jr 2,20
(4) Is 48,8
(5) Ez 28,2

volonté soit souveraine comme la volonté de Dieu. Il ne veut pas que la volonté divine règne sur la sienne, ains veut être absolu et sans dépendance quelconque. O Seigneur éternel, ne le permettez pas, ains faites que jamais ma volonté ne soit faite, mais la vôtre (1), Hélas! nous sommes en ce monde, non point pour faire nos volontés, mais celle de votre bonté qui nous y a mis. Il fut écrit de vous, ô Sauveur de mon âme! que vous fissiez la volonté (2) de votre Père éternel; et par le premier vouloir humain de votre âme, à l’instant de votre conception, vous embrassâtes amoureusement cette loi de la volonté divine, et la mîtes au milieu de votre coeur (3) pour y régner et dominer éternellement. Eh! qui fera la grâce à mon âme qu’elle n’ait point de volonté que la volonté de Dieu?

(1) Lc 32,42
(2) Ps 39,8-9
(3) Ps 39,8-9

Or, quand notre amour est extrême à l’endroit de la volonté de Dieu, nous ne nous contentons pas de faire seulement la volonté divine qui nous est signifiée ès commandements, mais nous nous rangeons encore à l’obéissance des conseils, lesquels ne nous sont donnés que pour plus parfaitement observer les commandements, auxquels aussi ils se rapportent, ainsi que dit excellemment saint Thomas. O combien excellente est l’observation de la défense des injustes voluptés en celui qui a même renoncé aux plus justes et légitimes délices: ô combien celui-là est éloigné de convoiter le bien d’autrui, qui rejette toutes richesses, et celles mêmes que saintement il pourrait garder! Que celui-ci est bien éloigné de vouloir préférer sa volonté à celle de Dieu, qui, pour faire la volonté de Dieu, s’assujettit à celle d’un homme.

David était un jour en son préside (1), et la garnison des Philistins en Bethléem. Or il fit un souhait, disant : O si quelqu’un me donnait à boire de l’eau de la citerne qui est à la porte de Bethléem (2)! Et voilà qu’il n’eut pas plus tôt dit le mot, que trois vaillants chevaliers partent de là, main et tête baissées, traversent l’armée ennemie, vont à la citerne de Bethléem, puisent de l’eau, et l’apportent à David: lequel voyant le hasard auquel ces gentilshommes s’étaient mis pour contenter son appétit, ne voulut point boire cette eau conquise au péril de leur sang et de leur vie, ains la répandit en oblation au Père éternel (3). Eh! voyez, je vous prie, Théotime, quelle ardeur de ces chevaliers au service et contentement de leur maître! ils volent et fendent la presse des ennemis avec mille dangers de se perdre, pour assouvir un seul simple souhait que le roi leur témoigne. Le Sauveur étant en ce monde déclara sa volonté en plusieurs choses par manière de commandement, et en plusieurs autres il la signifia seulement par manière de souhait : car il loua fort la chasteté, la pauvreté, l’obéissance et résignation parfaite, l’abnégation de la propre volonté, la viduité, le jeûne, la prière ordinaire; et ce qu’il dit de la chasteté, que qui en pourrait emporter le prix, qu’il le print, il l’a ainsi dit de tous les autres conseils. A ce souhait, les plus vaillants chrétiens se sont mis à la course; et forçant toutes les

(1) Son préside, son camp, sa tente.
(2) 2S 23,15
(3) Ps 16

répugnances, convoitises et difficultés, ont atteint à la sainte perfection, se rangeant à l’étroite observance des désirs de leur roi, obtenant par ce moyen la couronne de gloire.

Certes, ainsi que témoigne le divin Psalmiste, Dieu n’exauce pas seulement l’oraison de ses fidèles, ains il exauce même encore le seul désir d’iceux, et la seule préparation qu’ils font en leurs coeurs pour prier (1) tant il est favorable et propice à faire la volonté de ceux qui l’aiment. Et pourquoi donc réciproquement ne serons-nous si jaloux de suivre la sacrée volonté de notre Seigneur, que nous fassions non seulement ce qu’il commande, mais encore ce qu’il témoigne d’agréer et souhaiter? Les âmes nobles n’ont pas besoin d’un plus fort motif pour embrasser un dessein, que de savoir que le bien-aimé le désire. Mon âme, dit l’une d’icelles, s’est écoulée soudain que mon ami a parlé (2).

(1) Ps 9,38
(2) Ct 5,5


CHAPITRE VIII Que le mépris des conseils évangéliques est un grand péché.

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Les paroles par lesquelles notre Seigneur nous exhorte de tendre et prétendre à la perfection, sont si fortes et pressantes, que nous ne saurions dissimuler l’obligation que nous avons de nous engager à ce dessein. Soyez saints, dit-il, parce que je suis saint (3). Qui est saint, qu’il soit encore davantage sanctifié, et qui est juste, qu’il soit encore plus justifié (4). Soyez parfaits, ainsi que votre

(3)
Lv 11,44
(4) Ap 22,11

Père céleste est parfait (1). Pour cela, le grand saint Bernard écrivant au glorieux saint Guarin, abbé d’Aux (2), duquel la vie et les miracles ont tant rendu de bonne odeur en ce diocèse: L’homme juste, dit-il, ne dit jamais: C’est assez; il a toujours faim et soif de la justice.

Certes, Théotime, quant aux biens temporels, rien ne suffit à celui auquel ce qui suffit ne suffit pas : car qu’est-ce qui peut suffire à un coeur auquel la suffisance n’est pas suffisante? Mais quant aux biens spirituels, celui n’en a pas ce qui lui suffit (3), auquel il suffit d’avoir ce qui lui suffit; et la suffisance n’est pas suffisante, parce que la vraie suffisance ès choses divines consiste en partie au désir de l’affluence. Dieu, au commencement du monde, commanda à la terre de germer l’herbe verdoyante faisant sa semence, et tout arbre fruitier faisant son fruit, un chacun selon son espèce, qui sùt aussi sa semence en soi-même (4).

Et ne voyons-nous pas par expérience que les plantes et fruits n’ont pas leur juste croissance et maturité, que quand elles portent leurs graines et pépins, qui leur servent de géniture (5) pour la production de plantes et d’arbres de pareille sorte? Jamais vertus n’ont leur juste stature et suffisance, qu’elles ne produisent eu nous des désirs de faire progrès, qui, comme semences spirituelles, servent eu la production de nouveaux

(1) Mt 5,48
(2) Aux, Notre-Dame des Alpes, monastère du diocèse de Genève, fondé en 1133.
(3) Celui n’en a pas, pour celui-là n’en a pas. La construction de la phrase est évidemment tourmentée.
(4) Gn 1,11
(5) Géniture, famille, enfants.

degrés de vertus. Et me semble que la terre de notre coeur a commandement de germer les plantes des vertus qui portent les fruits des saintes oeuvres, une chacune selon son genre, et qui ait les semences des désirs et desseins de toujours multiplier et avancer en perfection. Et la vertu qui n’a point la graine ou le pépin de ces désirs, elle n’est pas en sa suffisance et maturité. « O donc, dit saint Bernard au fainéant, tu ne veux pas t’avancer en la perfection? — Non. — Et tu ne veux pas non plus empirer? — Non de vrai. — Et quoi donc tu ne veux être ni pire ni meilleur? Hélas ! pauvre homme, tu veux être ce qui ne peut être. Rien voirement (1) n’est stable ni ferme en ce monde; mais de l’homme il en est dit encore plus particulièrement que jamais il ne demeure en un état (2). Il faut donc ou qu’il s’avance, ou qu’il retourne en arrière. »

(1) Voirement, à la vérité.
(2) Jb 14,2

Or, je ne dis pas, non plus que saint Bernard, que ce soit péché de ne pratiquer pas les conseils. Non certes, Théotime : car c’est la propre différence du commandement au conseil, que le commandement nous oblige sous peine de péché. et le conseil nous invite sans peine de péché. Néanmoins je dis bien que c’est un grand péché de mépriser la prétention à la perfection chrétienne, et encore plus de mépriser la semonce par laquelle notre Seigneur nous y appelle: mais c’est une impiété insupportable de mépriser les conseils et moyens d’y parvenir que notre Seigneur nous marque. C’est une hérésie de dire que notre Seigneur ne nous a pas bien conseillés, et un blasphème de dire à Dieu : Retire-toi de nous, nous ne voulons pas la science de tes voies (1). Mais c’est une irrévérence horrible contre celui qui avec tant d’amour et de suavité nous invite à la perfection, de dire : Je ne veux pas être saint ni parfait, ni avoir plus de part en votre bienveillance, ni suivre les conseils que vous me donnez pour faire progrès en icelle.

(1) Jb 21,14

On peut bien, sans pécher, ne suivre pas les conseils, pour l’affection que l’on a ailleurs: comme, par exemple, on peut bien ne vendre pas ce que l’on a, et ne le donner pas aux pauvres, parce qu’on n’a pas le courage de faire un si grand renoncement; on peut bien aussi se marier, parce qu’on aime une femme, ou qu’on n’a pas assez de force en l’âme pour entreprendre la guerre qu’il faut faire à la chair. Mais de faire profession de ne vouloir point suivre les conseils, ni aucun d’iceux, cela ne se peut faire sans mépris de celui qui les donne. De ne suivre pas le conseil de virginité, afin de se marier, cela n’est pas malfait; mais de se marier pour préférer le mariage à la chasteté, comme font les hérétiques, c’est un grand mépris ou du conseiller ou du conseil. Boire du vin contre l’avis du médecin, quand on est vaincu de la soif ou de la fantaisie d’en boire, ce n’est pas proprement mépriser le médecin ni son avis, mais dire : Je ne veux point suivre l’avis du médecin; il faut que cela provienne d’une mauvaise estime qu’on a de lui. Or, quant aux hommes, on peut souvent mépriser leur conseil, et ne mépriser pas ceux qui le donnent, parce me ce n’est pas mépriser un homme, d’estimer qu’il ait erré. Mais quant à Dieu, rejeter son conseil et le mépriser, cela ne peut provenir que de l’estime que l’on fait qu’il n’a pas bien conseillé ce qui ne peut être pensé que par esprit de blasphème; comme si Dieu n’était pas assez sage pour savoir, ou assez bon pour vouloir bien conseiller. Et c’en est de même des conseils de l’Église, laquelle, à raison de la continuelle assistance du Saint-Esprit, qui l’enseigne et conduit en toute vérité, ne peut jamais donner de mauvais avis.



Sales: Amour de Dieu 840