Sales: Amour de Dieu 10100

CHAPITRE X Comme nous devons aimer la divine bonté souverainement plus que nous-mêmes.

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Aristote a eu raison de dire que le bien est voirement aimable, mais à un chacun principalement son bien propre, de sorte que l’amour que

(1)
Jc 2,11
(2) Axiome de l’École : Bonum ex integra causa, malum ex quocumque defectu.

nous avons envers autrui provient de celui que nous avons envers nous-mêmes. Car comme pouvait dire autre chose un philosophe, qui non seulement n’aima pas Dieu, mais ne parla même presque jamais de l’amour de Dieu? Amour de Dieu néanmoins qui précède tout amour de nous-mêmes, voire selon l’inclination naturelle de noire volonté, ainsi que j’ai déclaré au premier livre.

La volonté certes est tellement dédiée, et s’il faut ainsi dire, elle est tellement consacrée à la bonté, que si une bonté infinie lui est montrée clairement, il est impossible, sans miracle, qu’elle ne l’aime souverainement. Ainsi les bienheureux sont ravis et nécessités, quoique non forcés, d’aimer Dieu, duquel ils voient clairement la souveraine beauté ; ce que l’Écriture montre assez, quand elle compare le contentement qui comble les coeurs de ces glorieux habitants de la Jérusalem céleste, à un torrent et fleuve impétueux (1); duquel on ne peut empêcher les ondes qu’elles ne s’épanchent sur les plaines qu’elles rencontrent.

Mais en cette vie mortelle, Théotime, nous ne sommes pas nécessités de l’aimer si souverainement, d’autant que nous ne le connaissons pas si clairement. Au ciel, où nous le verrons face à face, nous t’aimerons coeur à coeur ; c’est-à-dire, comme nous verrons tous, un chacun selon sa mesure, l’infinité de sa beauté d’une vue souverainement claire, aussi serons-nous ravis en l’amour de son infinie bonté, d’un ravissement souverainement fort, auquel nous ne voudrons ni ne pourrons

(1) Ps 104,5

vouloir faire jamais aucune résistance. Mais ici-bas en terre, où nous ne voyons pas cette souveraine bonté en sa beauté, ains l’entrevoyons seulement entre nos obscurités, nous sommes à la vérité inclinés et alléchés, mais non pas nécessités de l’aimer plus que nous-mêmes; ains plutôt au contraire, quoique nous ayons cette sainte inclination naturelle d’aimer la Divinité sur toutes choses, nous n’avons pas néanmoins la force de la pratiquer, si cette même Divinité ne répand surnaturellement dans nos coeurs sa très sainte charité.

Or, il est vrai pourtant que, comme la claire vue de la Divinité produit infailliblement la nécessité de l’aimer plus que nous-mêmes, aussi l’entrevue, c’est-à-dire, la connaissance naturelle de la Divinité, produit infailliblement l’inclination et tendresse à l’aimer plus que nous-mêmes. Eh ! de grâce, Théotime, la volonté, toute destinée à l’amour du bien, comme en pourrait-elle tant soit peu connaître un souverain, sans être de même tant soit peu inclinée à l’aimer souverainement? Entre tous les biens qui ne sont pas infinis, notre volonté préférera toujours en son amour celui qui lui est plus proche, et surtout le sien propre; mais il y a si peu de proportion entre l’infini et le fini, que notre volonté, qui connaît un bien infini, est sans doute ébranlée, inclinée et incitée de préférer l’amitié de l’abîme de cette bonté infinie à toute sorte d’autre amour, et à celui-là encore de nous-mêmes.

Mais surtout cette inclination est forte parce que nous sommes plus en Dieu qu’en nous-mêmes, nous vivons plus en lui qu’en nous, et sommes tellement de lui, par lui, pour lui et à lui, que nous ne saurions, de sens rassis, penser ce que nous lui sommes et ce qu’il nous est, que nous ne soyons forcés de crier : Je suis vôtre, Seigneur, et ne dois être qu’à vous; mon âme est vôtre, et ne doit vivre que par vous; ma volonté est vôtre, et ne doit aimer que pour vous; mon amour est vôtre, et ne doit tendre qu’en vous. Je vous dois aimer comme mon premier principe, puisque je suis de vous ; je vous dois aimer comme ma fin et mon repos, puisque je suis pour vous; je vous dois aimer plus que mon être, puisque mon être subsiste par vous; je vous dois aimer plus que moi-même, puisque je suis tout à vous et en vous.

Que s’il y avait ou pouvait avoir quelque souveraine bonté de laquelle nous fussions indépendants, pourvu que nous pussions nous unir à elle par amour, encore serions-nous, incités à l’aimer plus que nous-mêmes, puisque l’infinité de sa suavité serait toujours souverainement plus forte pour attirer notre volonté à son amour que toutes les autres bontés, et même que la nôtre propre.

Mais si par imagination de choses impossibles, il y avait une infinie bonté à laquelle nous n’eussions nulle sorte d’appartenance, et avec laquelle nous ne pussions avoir aucune union ni communication, nous l’estimerions certes plus que nous-mêmes : car nous connaîtrions qu’étant infinie, elle serait plus estimable et aimable que nous; et par conséquents nous pourrions faire de simples souhaits de la pouvoir aimer. Mais, à proprement parler, nous ne l’aimerions pas, puisque l’amour regarde l’union; et beaucoup moins pourrions-nous avoir la charité envers elle, puisque la charité est une amitié, et l’amitié ne peut être que réciproque, ayant pour fondement la communication, et pour fin l’union. Ce que je dis ainsi pour certains esprits chimériques et vains, qui sur des imaginations impertinentes roulent bien. souvent des discours mélancoliques qui les affligent grandement. Mais quant à nous, Théotime, mon cher ami, nous voyons bien que nous ne pouvons pas être vrais hommes sans avoir inclination d’aimer Dieu plus que nous-mêmes, ni vrais chrétiens, sans pratiquer cotte inclination. Aimons plus que nous-mêmes celui qui nous est plus que tout et plus que nous-mêmes. Amen: il est vrai (1).

(1) Amen : il est vrai, c’est ainsi qu’il doit en être.


CHAPITRE XI Comme la très sainte charité produit l’amour du prochain.

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Comme Dieu créa l’homme à son image et semblance (
Gn 1,26), aussi a-t-il ordonné un amour pour l’homme à l’image et semblance de l’amour qui est dû à sa divinité. Tu aimeras, dit-il, le Seigneur ton Dieu de tout ton coeur: c’est le premier et le plus grand commandement. Or, le second est semblable à icelui: Tu aimeras ton prochain comme toi-même (Mt 22,37). Pourquoi aimons-nous Dieu, Théotime? La cause pour laquelle on aime Dieu, dit saint Bernard, c’est Dieu même; comme s’il disait que nous aimons Dieu parce qu’il est la très souveraine et très infinie bonté. Pourquoi nous aimons-nous nous-mêmes: en charité? Certes, c’est parce que nous sommes l’image et semblance de Dieu. Et puisque tous les hommes ont cette même dignité, nous-les aimons aussi comme nous-mêmes, c’est-à-dire, en qualité de très saintes et vivantes images de la divinité : car c’est en cette qualité-là, Théotime, que nous appartenons à Dieu d’une si étroite alliance et d’une si aimable dépendance, qu’il ne fait nulle difficulté de se dire notre père, et nous nommer ses enfants; c’est en cette qualité que nous sommes capables d’être unis à sa divine essence par la jouissance de sa souveraine bonté et félicité; c’est en cette qualité que nous recevons sa grâce, et que nos esprits sont associés au sien très saint; rendus, par manière de dire, participants de sa divine nature, comme dit saint Pierre (2P 1,4). Et c’est donc ainsi que la même-charité qui produit les actes de l’amour de Dieu, produit quand et quand (2) ceux de l’amour du prochain. Et tout ainsi que Jacob vit qu’une même échelle touchait le ciel et la terre, servant également aux anges pour descendre, comme pour monter; nous savons aussi qu’une même dilection s’étend à chérir Dieu et aimer le prochain, nous relevant à l’union de notre esprit avec Dieu, et nous ramenant à l’amoureuse société des prochains. En sorte toutefois que nous aimons le prochain en tant qu’il est à l’image et semblance de Dieu, créé pour communiquer avec la divine bonté, participer à sa grâce et jouir de sa gloire.

(2) Quand et quand, en même temps.

Théotime, aimer le prochain par charité, c’est aimer Dieu en l’homme, ou l’homme en Dieu; c’est chérir Dieu seul pour l’amour de hi-même, et la créature pour l’amour d’icelui. Le jeune Tobie accompagné de l’ange Raphaël, ayant abordé Raguel, son parent, auquel néanmoins il était inconnu, Raguel ne l’eut pas plus tôt regardé, dit la sainte Écriture, que se retournant devers Anne, sa femme : Tenez, dit-il, voyez combien ce jeune homme est semblable à mon cousin; et ayant dit cela, il les interrogea : D’où êtes-vous, jeunes gens, mes chers frères? A. quoi ils répondirent : Nous sommes de la tribu de Nephtali, de la captivité de Ninive. Et il leur dit : Connaissez-vous Tobie mon frère? Oui, nous le connaissons, dirent-ils. Et Raguel s’étant mis à dire beaucoup de bien de lui, l’ange lui dit : Tobie duquel vous vous enquérez, il est propre père de celui-ci. Lors Raguel s’avança, et le baisant avec beaucoup de larmes, et pleurant sur le col d’icelui : Bénédiction sur toi, mon Enfant, dit-il, car tu es fils d’un bon et très bon personnage (Tb 7,1); et la bonne dame Anne, femme de Raguel, avec Sara, sa fille, se mirent aussi à pleurer de tendreté d’amour. Ne remarquez-vous pas que Raguel, sans connaître le petit Tobie, l’embrasse, le caresse, le baise, pleure d’amour sur lui? D’où provient cet amour, sinon de celui qu’il portait au vieil Tobie le père, que cet enfant ressemblait (2) si fort? Béni sois-tu, dit-il, mais pourquoi? Non point, certes, parce que tu es un bon jeune homme, car cela je ne le sais pas encore; mais parce que tu es fils et ressembles à ton père, qui est un très homme de bien.

(2) Que cet enfant ressemblait, auquel cet enfant ressemblait.


Hé ! vrai Dieu, Théotime, quand nous voyons un prochain créé à l’image et semblance de Dieu, ne devrions-nous pas dire les uns aux autres: Tenez, voyez cette créature comme elle ressemble au Créateur? Ne devrions-nous pas nous jeter sur son visage, la caresser et pleurer d’amour pour elle? Ne devrions-nous pas lui donner mille et mille bénédictions? Et quoi donc, pour l’amour d’elle? Non certes; car nous ne savons pas si elle est digne d’amour ou de haine en elle-même. Et pourquoi donc, ô Théotime? Pour l’amour de Dieu, qui l’a formée à son image et semblance, et par conséquent rendue capable de participer à sa bonté, en la grâce et en la gloire; pour l’amour de Dieu, dis-je, de qui elle est, à qui elle est, par qui elle est, en qui elle est, pour qui elle est, et qu’elle lui ressemble d’une façon toute particulière. Et c’est pourquoi, non seulement le divin amour commande maintes fois l’amour du prochain, mais il le produit et répand lui-même dans le coeur humain, comme sa ressemblance et son image; puisque tout ainsi que L’homme est l’image de Dieu, de même l’amour sacré de l’homme envers l’homme est la vraie image de l’amour céleste de l’homme envers Dieu. Mais ce discours de l’amour du prochain requiert un traité à part, que je supplie le souverain amant des hommes vouloir inspirer à quelqu’un de ses plus excellents serviteurs, puisque le comble de l’amour de la divine bonté du Père céleste consiste en la perfection de l’amour de nos frères et compagnons.


CHAPITRE XII Comme l’amour produit le zèle.

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Comme l’amour tend au bien de la chose aimée, ou s’y complaisant, si elle l’a, ou le lui désirant et pourchassant, si elle ne l’a pas; aussi il produit la haine par laquelle il fuit le mal contraire à la chose aimée, ou désirant et pourchassant de l’éloigner d’icelle, si elle l’a déjà, ou le divertissant et empêchant de venir, si elle ne l’a pas encore. Que si le’ mal ne peut ni être empêché ni être éloigné, l’amour, au moins, ne laisse pas de le faire haïr et détester. Quand donc l’amour est ardent, et qu’il est parvenu jusques à vouloir ôter, éloigner et divertir ce qui est opposé à la chose aimée, on l’appelle zèle; de sorte que, à proprement parler, le zèle n’est autre chose sinon l’amour qui est en ardeur, ou plutôt l’ardeur qui est en amour. Et partant, quel est l’amour, tel est le zèle(4) qui en est l’ardeur : si l’amour est bon, le zèle en est bon; si l’amour est mauvais, le zèle en est mauvais. Or, quand je parle du zèle, j’entends encore parler de la jalousie ; car la jalousie est une espèce de zèle, et si je ne me trompe, il n’y a que cette différence entre l’un et l’autre, que le zèle regarde tout le bien de la chose aimée, pour éloigner le mal contraire; et la jalousie regarde le bien particulier de l’amitié, pour repousser tout ce qui s’y oppose.

(1) Quel... tel, pour : tel est l’amour, tel est le zèle. Formule latine qualis, talis.


Quand donc nous aimons ardemment les choses mondaines et temporelles, la beauté, les honneurs, les richesses, les rangs, ce zèle, c’est-à-dire, l’ardeur de cet amour, se termine pour l’ordinaire en envie, parce que ces basses choses sont si petites, particulières, bornées, finies et imparfaites, que quand l’un les possède, l’autre ne les peut entièrement posséder; de sorte qu’étant communiquées à plusieurs, la communication en est moins parfaite pour un chacun. Mais quand en particulier nous aimons ardemment d’être aimés, le zèle, ou bien l’ardeur de cet amour, devient jalousie, d’autant que l’amitié humaine, quoiqu’elle soit vertu, si est-ce qu’elle a cette imperfection à raison de notre imbécillité, qu’étant départie plusieurs, la part d’un chacun en est moindre. C’est pourquoi l’ardeur ou zèle que nous avons d’être aimés, ne peut souffrir que nous ayons des rivaux et compagnons ; et si nous nous imaginons d’en avoir, nous entrons soudain en la passion de jalousie, laquelle, certes, a bien quelque ressemblance avec l’envie, mais ne laisse pas pour cela d’être fort différente d’avec elle.

1° L’envie est toujours injuste, mais la jalousie est quelquefois juste, pourvu qu’elle soit modérée; car les mariés, par exemple, n’ont-ils pas raison d’empêcher que leur amitié ne reçoive diminution par le partage?

2° Par l’envie nous nous attristons que le prochain ait un bien plus grand ou pareil au nôtre, encore qu’il ne nous ôte rien de ce que nous avons; en quoi l’envie est déraisonnable, nous faisant estimer que te bien du prochain soit notre mal. Mais la jalousie n’est nullement marrie (1) que le prochain ait du bien, pourvu que ce ne soit pas le nôtre; car le jaloux ne serait pas marri que son compagnon fût aimé des autres femmes; pourvu que ce ne fût pas de la sienne. Voire même, à proprement parler, on n’est pas jaloux d’un rival, sinon après qu’on estime d’avoir acquis l’amitié de la personne aimée; que si avant cela il y a quelque passion, ce n’est pas jalousie, mais envie.

(1) Marrie, peinée.


3° Nous ne présupposons pas de l’imperfection en celui que nous envions, ains au contraire nous l’estimons avoir le bien que nous lui envions; mais nous présupposons bien que la personne de laquelle nous sommes jaloux soit imparfaite, changeante, corruptible et variable.

4° La jalousie procède de l’amour; l’envie, au contraire, provient du manquement d’amour.

5° La jalousie n’est jamais qu’en matière d’amour; mais l’envie s’étend en toutes matières de biens, d’honneur, de faveurs, de beauté. Que si quelquefois on est envieux de l’amour qui est porté à quelqu’un, ce n’est pas pour l’amour, ains pour les fruits qui en dépendent. Un envieux se soucie peu que son compagnon soit aimé du prince, pourvu qu’il ne soit pas favorisé ni gratifié ès occurrences.


CHAPITRE XIII Comme Dieu est jaloux de nous.

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Dieu dit ainsi : Je suis le Seigneur ton Dieu, fort, jaloux (
Dt 5,9). Le Seigneur a pour son nom Jaloux (Ex 34,14).

Dieu donc est jaloux, Théotime; mais quelle est sa jalousie? Certes elle semble d’abord être une jalousie de convoitise, telle qu’est celle des maris pour leurs femmes; car il veut que nous soyons tellement siens, que nous ne soyons en façon quelconque à personne qu’à lui. Nul, dit-il, ne peut servir deux maîtres (Mt 6,24). il demande tout notre coeur, toute notre âme, tout notre esprit, toutes nos forces. Pour cela même il s’appelle notre époux, et nos âmes ses épouses; et nomme toutes sortes d’éloignements de lui fornication, adultère. Et si (2) il a raison, ce grand Dieu tout uniquement bon, de vouloir très parfaitement tout notre coeur. Car nous avons un coeur petit, qui ne peut pas assez fournir d’amour pour aimer dignement la divine bonté; n’est-il pas donc convenable que ne lui pouvant donner tout l’amour qu’il serait requis, il lui donne pour le moins tout celui qu’il peut? Le bien qui est souverainement aimable ne doit-il pas être souverainement aimé? Or, aimer souverainement, c’est aimer totalement.

(2) Et si, et, en réalité.

Cette jalousie néanmoins que Dieu a pour nous, n’est pas en effet une jalousie de convoitise, ains de souveraine amitié; car ce n’est pas son intérêt que nous l’aimions, c’est le nôtre. Notre amour lui est inutile, mais il nous est de grand profit, et s’il lui est agréable, c’est parce qu’il nous est profitable; car, étant le souverain bien, il se plat à se communiquer par son amour, sans qui bien quelconque lui en puisse revenir, dont il s’écrie, se plaignant des pécheurs par manière de jalousie: Ils m’ont laissé, moi qui suis la source d’eau vive, et se sont foui des citernes, citernes dissipées et crevassées, qui ne peuvent retenir les eaux (Jr 2,13). Voyez un peu, Théotime, je vous prie, comme ce divin amant exprime délicatement la noblesse et générosité de sa jalousie. Ils m’ont laissé, dit-il, moi qui suis la source d’eau vive comme s’il disait: Je ne me plains pas de quoi ils m’ont quitté pour aucun dommage que leur abandonnement ne puisse apporter; car quel dommage peut recevoir une source vive, si on n’y vient pas puiser de l’eau? laissera-t-elle pour cela de ruisseler et flotter sur la terre? Mais je regrette leur malheur, de quoi m’ayant laissé ils se sont amusés à des puits sans eaux. Que si par pensée de chose, impossible, ils eussent pu rencontrer quelque autre fontaine d’eau vive, je supporterais aisément leur départie (2) d’avec moi, puisque je n’ai nulle prétention en leur amour que celle de leur bonheur. Mais me quitter pour périr, m’abandonner pour se précipiter, c’est cela qui me fait étonner et fâcher. sur leur folie. C’est donc pour l’amour de nous qu’il veut que nous l’aimions, parce que nous ne pouvons cesser de l’aimer sans commencer de nous perdre, et que tout ce que nous lui ôtons de nos affections, nous le perdons.

(2) Départie, séparation, éloignement.

Mets-moi, dit le divin berger la Sulamite, mets-moi comme un cachet sur ton coeur, comme un cachet sur ton bras (Ct 8,6). Sulamnite, certes, avait son coeur tout plein de l’amour céleste de son cher amant, lequel, quoiqu’il ait tout, ne se contente pas mais par une sacrée défiance de jalousie veut encore être sur le coeur qu’il possède, et le cacheter de soi-même, afin que rien ne sorte de l’amour qui est pour lui, et que rien n’y entre qui puisse y faire du mélange; car il n’est pas assouvi de l’affection dont l’âme de sa Sulamite est comblée, si elle, n’est invariable, toute pure, toute unique pour lui. Et pour ne jouir pas seulement des affections de notre coeur, aies aussi des effets et opérations de nos mains, il veut être encore comme un cachet sur notre bras droit, afin qu’il ne s’étende et ne soit employé que pour les oeuvres de son service.

Et la raison de cette demande de l’amant divin est que, comme la mort est si forte qu’elle sépare l’âme de toutes choses et de son corps même aussi l’amour sacré, parvenu jusques au degré du zèle, divise et éteigne l’âme de toutes autres affections, et l’épure de tout mélange, d’autant qu’il n’est pas seulement aussi fort que la mort, ains il est âpre, inexorable, dur et impiteux (1) à châtier le tort qu’on lui fait, quand on reçoit avec lui des rivaux, comme l’enfer est (Ct 7,6) violent; à punir les damnés. Et tout ainsi que l’enfer, plein d’horreur, de rage et de félonie, ne reçoit aucun mélange d’amour; aussi l’amour jaloux ne reçoit aucun mélange d’autre affection, voulant que tout soit pour le bien-aimé. Rien n’est si doux que le colombeau, mais rien si impétueux que lui envers sa colombelle, quand il y a quelque jalousie. Si jamais vous y avez pris gaule, vous aurez vu, Théotime, que ce débonnaire animal,

(1) Impiteux, sans pitié.

revenant de l’essor (1), et trouvant sa partie avec ses compagnons, il ne se peut empêcher de ressentir un peu de défiance qui le rende âpre et bizarre; de sorte que d’abord il la vient environner, grommelant, trépignant et la frappant à traits d’ailes, quoiqu’il sache bien qu’elle est fidèle, et qu’il la voie toute blanche d’innocence.

(1) Essor, se dit du vol de l’oiseau qui s’est écarté et va revenir.

Un jour sainte Catherine de Sienne était en un ravissement qui ne lui ôtait pas l’usage des sens, et tandis que Dieu lui faisait voir des merveilles, un sien frère passa près d’elle, qui, faisant du bruit, la divertit, en sorte qu’elle se retourna pour le regarder un seul petit moment. Cette petite distraction, survenue à l’imprévu, ne fut pas un péché ni une infidélité, ains une seule ombre de péché et une seule image d’infidélité. Et néanmoins la très sainte mère de l’Époux céleste l’en tança si fort, et le glorieux saint Paul lui en fit une si grande confusion, qu’elle pensa fondre en larmes. Et David rétabli en grâce par un parfait amour, comme fut-il traité pour le seul péché véniel qu’il commit faisant faire le dénombrement de son peuple (2S 1,24)?

Mais, Théotime, qui veut voir cette jalousie délicatement et excellemment exprimée, il faut qu’il lise les enseignements que la séraphique sainte Catherine de Gênes a faits pour déclarer les propriétés du pur amour, entre lesquelles elle inculque et presse fort celle-ci: que l’amour parfait, c’est-à-dire, l’amour étant parvenu jusqu’au zèle, ne peut souffrir l’entremise ou interposition, ni le mélange d’aucune autre chose, non pas même des dons de Dieu, voire jusqu’à cette rigueur qu’il ne permet pas qu’on affectionne le paradis, sinon pour y aimer plus parfaitement la bonté de celui qui le donne ; de sorte que les lampes de ce pur amour n’ont point d’huile, de lumignon, ni de fumée; elles sont toutes feu et flamme que rien du monde ne peut éteindre (Ct 7,6-7); et ceux qui ont ces lampes ardentes en leurs mains (Lc 12,35), ont la très sainte crainte des chastes épouses, non pas celle des femmes adultères. Celles-là craignent, et celles-ci aussi, mais différemment, dit saint Augustin. La chaste épouse craint l’absence de son époux, l’adultère craint la présence du sien : celle-là craint qu’il s’en aille, et celle-ci craint qu’il demeure celle-la est si fort amoureuse, qu’elle en est toute jalouse; celle-ci n’est point jalouse, parce qu’elle n’est pas amoureuse; celle-ci craint d’être châtiée, et celle-là craint de n’être pas assez aimée. Ainsi en vérité elle ne craint pas, à proprement parler, de n’être pas aimée, comme font les autres jalouses qui s’aiment elles-mêmes et veulent être aimées, mais elle craint de n’aimer pas assez celui qu’elle Voit être tant aimable que nul ne le peut assez dignement aimer selon la grandeur de l’amour qu’il mérite, ainsi que j’ai dit naguère. C’est pourquoi elle n’est pas jalouse d’une jalousie intéressée, mais d’une jalousie pure qui ne procède d’aucune convoitise, ains d’une noble et simple amitié; jalousie laquelle par après s’étend jusqu’au prochain, avec l’amour duquel elle procède. Car puisque nous aimons le prochain pour Dieu comme nous-mêmes, nous sommes aussi jaloux de lui pour Dieu comme nous le sommes de nous-mêmes; de sorte que nous voudrions bien mourir pour l’empêcher de périr.

Or, comme le zèle est une ardeur enflammée, ou une inflammation ardente de l’amour, il a aussi besoin d’être sagement et prudemment pratiqué. Autrement, sous prétexte d’icelui, on violerait les termes de la modestie ou discrétion, et serait aisé de passer du zèle à la colère, et d’une juste affection à une inique passion. C’est pourquoi n’étant pas ici le lieu de marquer les conditions du zèle, mon Théotime, je vous avertis que pour l’exécution d’icelui vous ayez toujours recours à celui que Dieu vous a donné pour votre conduite en la vie dévote.


CHAPITRE XIV Du zèle ou jalousie que nous avons pour notre Seigneur.

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Un chevalier désira qu’un peintre fameux lui fit un cheval courant; et le peintre le lui ayant présenté sur le dos, et comme se vautrant, le chevalier commençait à se courroucer, quand le peintre retournant l’image sens dessus dessous : Ne vous fâchez pas, monsieur, dit-il, pour changer la posture d’un cheval courant en celle d’un cheval se vautrant, il ne faut que renverser le tableau. Théotime, qui veut bien voir quel zèle ou quelle jalousie nous devons avoir pour Dieu, il ne faut sinon bien exprimer la jalousie que nous avons pour les choses humaines, et puis la renverser; car telle devra être celle que Dieu requiert de nous pour lui.

Imaginez-vous, Théotime, la comparaison qu’il y a entre ceux qui jouissent de la lumière du soleil, et ceux qui n’ont, que la petite clarté d’une lampe. Ceux-là ne sont point envieux ni jaloux les uns des autres, car ils savent bien que cette lumière-là est très suffisante pour tous, que la jouissance de. l’un n’empêche point la jouissance de l’autre, et que chacun ne la possède pas moins, encore que tous la possèdent généralement, que si un chacun lui seul la possédait en particulier. Mais quant à la clarté d’une lampe, parce qu’elle est petite, courte et insuffisante pour plusieurs, chacun la veut avoir en sa chambre; et qui l’a est envié des autres. Le bien des choses mondaines est si chétif et vil, que quand l’un en jouit, il faut que l’autre en soit privé; et l’amitié humaine est si courte et infirme, qu’à mesure qu’elle se communique aux uns, elle s’affaiblit d’autant pour les autres; c’est pourquoi nous sommes jaloux et fâchés quand nous y avons des corivaux et compagnons. Le coeur de Dieu est si abondant en amour, son bien est si fort infini, que tous le peuvent posséder, sans qu’un chacun pour cela le possède moins, cette infinité ne pouvant être épuisée, quoiqu’elle remplisse tous les esprits, de l’univers; car après que tout en est comblé, son infinité lui demeure toujours tout entière, sans diminution quelconque. Le soleil ne regarde pas moins une rose avec mille millions d’autres fleurs, que s’il ne regardait qu’elle seule. Et Dieu ne répand pas moins son amour sur une âme, encore qu’il en aime une infinité d’autres, que s’il n’aimait que celle-là, seule, la force de sa dilection ne diminuant point pour la multitude des rayons qu’elle répand, ains demeurant toujours toute pleine de son immensité.

Mais en quoi donc consiste le zèle ou la jalousie que nous devons avoir pour la divine bonté? Théotime, son office est premièrement de hair, fuir, empêcher, détester, rejeter, combattre et abattre, si l’on peut, tout ce qui est contraire à Dieu, c’est-à-dire, à sa volonté, à sa gloire et à la sanctification de son nom. J’ai haï l’iniquité, dit David, et l’ai abominée (1). Ceux que vous haïssez, ô Seigneur! ne tes haïssais-je pas? et ne séchais-je pas de regret sur vos ennemis (1)? Mon zèle m’a fait pâmer, parce que mes ennemis ont oublié vos paroles (3). Au matin je tuais tous les pécheurs de la terre, afin de ruiner et exterminer tous les ouvriers d’iniquité (4). Voyez, je vous prie, Théotime, ce grand roi; de quel zèle il est animé, et comme il emploie les passions de son âme au service de la sainte jalousie. Il ne hait pas simplement l’iniquité, mais l’abomine, il sèche de détresse en la voyant, il tombe en défaillance et définiment (5) de coeur; il la persécute, il la renverse et l’extermine. Ainsi Phynées, outré d’un saint zèle, transperça saintement d’un coup de glaive cet effronté Israélite et cette vilaine Madianite qu’il trouva en l’infâme trafic de leur passion (6). Ainsi le zèle qui dévorait le coeur de notre Sauveur, fit qu’il éloigna, et quand et quand (7) vengea

(1)
Ps 118,163
(2) Ps 138,21
(3) Ps 118,139
(4) Ps 1,8,
(5) Définement de coeur, faiblesse mortelle.
(6) Nb 25,8
(7) Quand et quand, en même temps.

l’irrévérence et profanation que ces vendeurs et acheteurs faisaient dans le temple (1).

Le zèle, en second lieu, nous rend ardemment jaloux pour la pureté des âmes, qui sont épouses de Jésus-Christ, selon le dire du saint Apôtre aux Corinthiens: Je suis jaloux de vous, de la jalousie de Dieu: car je vous ai promis à un homme afin de vous représenter comme une vierge chaste à Jésus-Christ (2). Eliézer eût été extrêmement piqué de jalousie, s’il eût vu la chaste et belle Rebecca, qu’il conduisait pour être épousée au fils de son seigneur, en quelque péril; et sans doute il eût pu dire à cette sainte demoiselle: Je suis jaloux de vous, de la jalousie que j’ai pour mon maître; car je vous ai fiancée à un homme pour vous présenter comme une vierge chaste au fils de mon seigneur Abraham. Ainsi veut dire le glorieux saint Paul à ses Corinthiens : J’ai été envoyé de Dieu à vos âmes pour traiter le mariage d’une éternelle union entre son Fils notre Sauveur et vous; je vous ai promis à lui pour vous représenter, ainsi qu’une vierge chaste, à ce divin époux; et voilà pourquoi je suis jaloux, non de ma jalousie, mais de la jalousie de Dieu, au nom duquel j’ai traité avec vous.

Cette jalousie, Théotime, faisait mourir cl pâmer tous les jours ce saint apôtre: Je meurs, dit-il, tous les jours pour votre gloire (3). Qui est infirme, que je ne sois aussi infirme? Qui est scandalisé, que je ne brûle (4)? Voyez, disent les anciens, voyez quel amour, quel soin et quelle


(1) Jn 11,14-15
(2) 1Co 11,2
(3) 1Co 15,31
(4) 1Co 11,29

jalousie une mère poule a pour ses poussins (car notre Seigneur n’a pas estimé cette comparaison indigne de son Evangile). La poule est une poule, c’est-à-dire, un animal sans courage ni générosité quelconque tandis qu’elle n’est pas mère; mais quand elle l’est devenue elle a un coeur de lion, toujours la tête levée, toujours les yeux hagards; toujours elle va roulant sa vue, de toutes parts, pour peu qu’il y ait apparence de péril pour ses petits : il n’y a ennemi aux yeux duquel elle ne se jette pour la défense de sa chère couvée, pour laquelle elle a un souci continuel, qui la fait toujours aller glossant (1) et plaignant. Que si quelqu’un de ses poussins périt, quels regrets! quelle colère ! c’est la jalousie des pères et mères pour leurs enfants, des pasteurs pour leurs ouailles, des frères pour leurs frères. Quel zèle des enfants de Jacob quand ils surent que Dina avait été déshonorée ! Quel zèle de Job sur l’appréhension et crainte qu’il avait que ses enfants n’offensassent, Dieu! Quel zèle de saint Paul pour ses frères selon la chair, et pour ses enfants selon Dieu, pour lesquels il avait désiré d’être exterminé, comme criminel d’anathème et d’excommunication (2) ! Quel zèle de Moïse envers son peuple, pour lequel il veut bien en certaine façon être rayé du livre de vie (3)!

En la jalousie humaine, nous craignons que la chose aimée ne soit possédée par quelque autre; mais le zèle que nous avons envers Dieu, fait qu’au contraire nous redoutons sur toutes choses

(1) Glossant, gloussant.
(2) Rm 9,2-3
(3) Ex 32,32

que nous ne soyons pas assez entièrement possédés par icelui. La jalousie humaine nous fait appréhender de n’être pas assez aimés; la jalousie chrétienne nous met en peine de n’aimer pas assez. C’est pourquoi la sainte Sulamite s’écriait : O le bien-aimé de mon âme, montrez-moi où vous reposez au midi, afin que je ne m’égare, et que je n’aille à la suite des troupeaux de vos compagnons (Ct 1,6). Elle craint de n’être pas toute à son sacré berger, et d’être tant soit peu amusée après ceux qui se veulent rendre ses rivaux. Car elle ne veut qu’en façon du monde les plaisirs, les honneurs et les biens extérieurs puissent occuper un seul brin de son amour, qu’elle a tout dédié à son cher Sauveur.


CHAPITRE XV Avis pour la conduite du saint zèle.

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D’autant que le zèle est une ardeur et véhémence d’amour, il a besoin d’être sagement conduit, autrement il violerait les termes de la modestie et de la discrétion; non pas certes que le divin amour, pour véhément qu’il soit, puisse être excessif en soi-même, ni ès mouvements ou inclinations qu’il donne aux esprits; mais parce qu’il emploie à l’exécution de ses projets l’entendement, lui ordonnant de chercher les moyens de les faire réussir, et la hardiesse ou colère pour surmonter les difficultés qu’il rencontre, il advient très souvent que l’entendement propose et fait prendre des voies trop âpres et violentes, et que la colère ou audace étant une fois émue, et ne se pouvant contenir dans les limites de la raison, emporte le coeur dans le désordre, en sorte que le zèle est par ce moyen exercé indiscrètement et dérèglement; ce qui le rend mauvais et blâmable. David envoya Joab avec son armée contre son déloyal et rebelle enfant Absalon, lequel il défendit sur toutes choses qu’on ne touchât point, ordonnant qu’en toutes occurrences on eût soin de le sauver. Mais Joab étant en besogne, échauffé à la polir-suite de la victoire, tua lui-même de sa main le pauvre Absalon, sans avoir égard à tout ce que le roi lui avait dit. Le zèle de même emploie la colère contre le mal, et lui ordonne toujours très expressément qu’en détruisant l’iniquité et le péché, elle sauve, s’il se peut, le pécheur et l’inique. Mais elle, étant une fois en fougue comme un cheval fort en bouche et bigearre (1), elle se dérobe, emporte son homme hors de la lice, et ne pare (2) jamais qu’au défaut d’haleine. Ce bon père de famille que notre Seigneur décrit en l’Évangile, connut bien que les serviteurs ardents et violents sont coutumiers d’outre-passer l’intention de leur maître, car les siens s’offrant à lui pour aller sarcler son champ, afin d’en arracher l’ivraie : Non, leur dit-il, je ne le veux pas, de peur que d’aventure avec l’ivraie vous ne tiriez aussi le froment (
Mt 13,28-29). Certes, Théotime, la colère est un serviteur qui étant puissant, courageux et grand entrepreneur, fait aussi d’abord beaucoup de besogne; mais il est si ardent, si remuant, si inconsidéré et impétueux, qu’il ne fait aucun bien que pour

(1) Bigearre, bizarre, qui s’écarte de la voie, extravagant.
(2) Pare, cède, s’arrête.

l’ordinaire il ne fasse quand et quand (1) plusieurs maux. Or, ce n’est pas bon ménage, disent nos gens des champs, de tenir des paons en la maison; car encore qu’ils chassent aux araignées et en défont le logis, ils gâtent toutefois tant les couverts (2) et les toits, que leur utilité n’est pas comparable au dégât qu’ils font. La colère est un secours donné de la nature à la raison, et employé par la grâce au service du zèle pour l’exécution de ses desseins, mais secours dangereux et peu désirable; car si elle vient forte, elle se rend maîtresse, renversant l’autorité de la raison, et les lois amoureuses du zèle. Que si elle vient faible, elle ne fait rien que le seul zèle ne fit lui seul sans elle; et toujours elle tient en une juste crainte que se renforçant elle ne s’empare du coeur et du zèle, les soumettant à sa tyrannie, tout ainsi qu’un feu artificiel qui en un moment embrase un édifice, et ne sait-on comme l’éteindre. C’est un acte de désespoir de mettre dans une place un secours étranger qui se peut rendre le plus fort.

L’amour-propre nous trompe souvent, et nous donne le change, exerçant ses propres passions sous le nom du zèle. Le zèle s’est jadis servi aucune fois de la colère ; et maintenant la colère se sert en contre-change du nom de zèle, pour, sous icelui, tenir à couvert son ignominieux dérèglement. Or, je dis qu’elle se sert du nom de zèle, parce qu’elle ne saurait se servir du zèle en lui-même, d’autant que c’est le propre de toutes les vertus, mais surtout de la charité, de laquelle le zèle est une dépendance, d’être si bonne que nul n’en peut abuser.

(1) Quand et quand, en même temps.
(2) Couverts, les constructions couvertes.

Un pécheur fameux vint un jour se jeter aux pieds d’un bon et digne prêtre, protestant avec beaucoup de soumission qu’il venait pour trouver le remède à ses maux, c’est-à-dire, pour recevoir la sainte absolution de ses fautes. Un certain moine nommé Démophile, estimant à son avis que ce pauvre pénitent s’approchât trop du saint autel, entra en une colère si violente, que se ruant sur lui à grands coups de pieds, il le poussa et chassa hors de là, injuriant outrageusement le bon prêtre qui, selon son devoir, avait doucement recueilli ce pauvre repentant; puis courant à l’autel, il en ôta les choses très saintes qui y étaient et les emporta, de peur, comme il voulait faire accroire, que par l’approchement du pécheur, le lieu n’eût été profané. Or, ayant fait ce bel exploit de zèle, il ne resta pas là, mais en fit grande fête au grand saint Denis Aréopagite par une lettre qu’il lui en écrivit, de laquelle il reçut une excellente réponse digne de l’esprit apostolique dont ce grand disciple de saint Paul était animé. Car il lui fit voir clairement que son zèle avait été indiscret, imprudent et impudent tout ensemble, d’autant qu’encore que le zèle de l’honneur dû aux choses saintes soit bon et louable, si est-ce (1) qu’il avait été pratiqué contre toute raison, sans considération ni jugement quelconque, puisqu’il avait employé les coups de pieds, les outrages, injures et reproches en un lieu, eu une occasion, et contre des personnes qu’il devait honorer, aimer et respecter; si que le zèle ne pouvait être bon, étant exercé avec un si grand désordre. Mais en cette même réponse ce grand saint récite (1) un autre exemple admirable d’un grand zèle procédé d’une âme fort bonne, gâtée néanmoins et viciée par l’excès de la colère qu’elle avait excitée.

(1) Si est-ce que, pourtant il...
(1) Récite, raconte.


Un païen avait séduit et fait retourner à l’idolâtrie un chrétien candiot, nouvellement converti à la foi. Carpus, homme éminent en pureté et sainteté de vie, et lequel, il y a grande apparence, avait été évêque de Candie, en conçut un si grand courroux, qu’oncques il n’en avait souffert de tel, et se laissa porter si avant en cette passion, que s’étant levé à minuit pour prier selon sa coutume, il concluait à part soi qu’il n’était pas raisonnable que les hommes impies vécussent davantage, priant par grande indignation la divine justice de faire mourir d’un coup de foudre ces deux pécheurs ensemble, le païen séducteur et le chrétien séduit. Mais voyez, Théotime, ce que Dieu fit pour corriger l’âpreté de la passion dont le pauvre Carpus était outré. Premièrement, il lui fit voir comme à un autre saint Étienne le ciel tout ouvert, et Jésus-Christ notre Seigneur assis sur un grand trône, environné d’une multitude d’anges qui lui assistaient en forme humaine; puis il vit en bas la terre ouverte comme un horrible et vaste gouffre, et les deux dévoyés, auxquels il avait souhaité tant de mal, sur le bord de ce précipice, tremblants et presque pâmés d’effroi, à cause qu’ils étaient prêts à tomber dedans, attirés d’un côté par une multitude de serpents, qui sortant de l’abîme s’entortillaient à leurs jambes, et avec leurs queues les chatouillaient et provoquaient à la chute; et, de l’autre côté, certains hommes les poussaient et frappaient poux les faire tomber, si qu’ils semblaient être sur le point d’être abîmés dans ce précipice. Or, considérez, je vous prie, mon Théotime, la violence de la passion de Carpus. Car, comme il racontait par après lui-même à saint Denis, il ne tenait compte de contempler notre Seigneur et les anges qui se montraient au ciel; tant il prenait plaisir de voir en bas la détresse effroyable de ces deux misérables chétifs (1), se fâchant seulement de ce qu’ils tardaient tant à périr, et partant s’essayait de les précipiter lui-même; ce que ne pouvant sitôt faire, il s’en dépitait et les maudissait, jusqu’à ce qu’enfin levant les yeux au ciel, il vit le doux et très pitoyable Sauveur, qui, par une extrême pitié et, compassion de ce qui se passait, se leva de son trône, et descendant jusqu’au lieu où étaient ces deux pauvres misérables, leur tendait sa main secourable, à même temps que les anges aussi, qui d’un côté, qui d’autre, les retenaient pour les empêcher de tomber dans cet épouvantable gouffre; et pour conclusion, l’aimable et débonnaire Jésus s’adressant au courroucé Carpus : Tiens, Carpus, dit-il, frappe désormais sur moi; car je suis prêt à pâtir encore une fois pour sauver les hommes; et cela me serait agréable, s’il se pouvait faire sans le péché des autres hommes. Mais, au surplus, avise ce qui te serait meilleur, ou d’être en ce gouffre avec les serpents, ou de demeurer avec les anges qui sont si grands amis des hommes. Théotime, le saint homme Carpus avait raison d’entrer en zèle pour ces deux hommes, et son zèle avait justement excité la colère contre eux, mais la colère étant émue, avait laissé la raison et le zèle en derrière, outrepassant toutes les bornes et limites du saint amour, et par conséquent du zèle qui en est la ferveur. Elle avait converti la haine du péché en haine du pécheur, et la très douce charité en une furieuse cruauté.


(1) Chétifs, méchants, de l’italien cattivo.


Ainsi y a-t-il des personnes qui ne pensent pas qu’on puisse avoir beaucoup de zèle si on n’a pas beaucoup de colère, n’estimant pas de pouvoir rien accommoder s’ils ne gâtent tout, bien qu’au contraire le vrai zèle ne se serve presque jamais de la colère: car comme on n’applique pas le fer et le feu aux malades que lorsqu’on ne peut faire autrement, aussi le saint zèle n’emploie la colère qu’ès extrêmes nécessités.



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