Sales: Amour de Dieu 1180

CHAPITRE VIII. Comme la charité comprend toutes les vertus.

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Un fleuve sortait du lieu de délices pour arroser le paradis terrestre, et de là se séparait en quatre chefs (1). Or, l’homme est en un lieu de délices où Dieu fait sourdre le fleuve de la raison et lumière naturelle pour arroser tout le paradis de notre coeur; et ce fleuve se divise en quatre chefs, c’est-à-dire, prend quatre courants selon les quatre régions de l’âme.

Car, premièrement, sur l’entendement qu’on appelle pratique, c’est-à-dire, qui discerne les actions qu’il convient faire ou fuir, la lumière naturelle répand la prudence qui incline notre esprit à sagement juger du mal que nous devons éviter et chasser, et du bien que nous devons faire et pourchasser.

Secondement, sur notre volonté elle fait saillir la justice, qui n’est autre chose qu’un perpétuel et ferme vouloir de rendre à chacun ce qui lui est dû.

Troisièmement , sur l’appétit de convoitise elle fait couler la tempérance, qui modère les passions qui y sont.

(1) Chefs, ruisseaux principaux devenant d’autres fleuves.(2)
Gn 2,10

Quatrièmement, et sur l’appétit irascible, ou de la colère, elle fait flotter la force, qui bride et manie tous les mouvements de l’ire (1).

Or, ces quatre fleuves ainsi séparés se divisent par après en plusieurs autres, afin que toutes les actions humaines puissent être bien dressées à l’honnêteté et félicité naturelle. Mais, outre cela, Dieu voulant enrichir les chrétiens d’une spéciale faveur, il fait sourdre sur la cime de la partie supérieure de leur esprit une fontaine surnaturelle, que nous appelons grâce, laquelle comprend voirement la foi et l’espérance, mais qui consiste toutefois en la charité, qui purifie l’âme de tous péchés, puis l’orne et l’embellit d’une beauté très délectable, et enfin épanche ses eaux sur toutes les facultés et opérations d’icelle, pour donner à l’entendement une prudence céleste, à la volonté une sainte justice, à l’appétit de convoitise une tempérance sacrée, et à l’appétit irascible une force dévote; afin que tout le coeur humain tende à l’honnêteté et félicité surnaturelle, qui consiste en l’union avec Dieu. Que si ces quatre courants et fleuves de la charité rencontrent en une âme quelqu’une des quatre vertus naturelles, ils la réduisent à leur obéissance, se mêlant avec elle pour la perfectionner, comme l’eau de senteur perfectionne l’eau naturelle quand elles sont mêlées ensemble. Mais si la sainte dilection ainsi répandue ne trouve point les vertus naturelles en l’âme, alors elle-même fait toutes les opérations selon que les occasions le requièrent.

Ainsi l’amour céleste trouvant plusieurs vertus en saint Paul, saint Ambroise, saint Denis, saint Pacôme, il répandit sur icelle une agréable clarté, les réduisant toutes à son service. Mais en la Magdeleine, en sainte Marie Égyptiaque, au bon larron, et en cent autres tels pénitents qui avaient été grands pécheurs, le divin amour ne trouvant aucune vertu, fit la fanétian et les oeuvres de toutes les vertus, se rendant en iceux patient, doux, humble et libéral. Nous semons ès jardins une grande variété de graines, et les couvrons toutes de terre; comme les ensevelissant jusques à ce que le soleil plus fort les fasse lever et, par manière de dire, ressusciter lorsqu’elles produisent leurs feuilles et leurs fleurs, avec de nouvelles graines, une chacune selon son espèce, en sorte qu’une seule chaleur céleste fait toute la diversité de ces productions par les semences qu’elle trouve cachées dans le sein de la terre.

Certes, mon Théotime, Dieu a répandu en nos âmes les semences de toutes les vertus, lesquelles néanmoins sont tellement couvertes de notre imperfection et faiblesse, qu’elles ne paraissent point, ou fort peu, jusqu’à ce que la vitale chaleur de la dilection sacrée les vienne animer et ressusciter: produisant par icelles les actions de toutes les vertus; si que comme la manne contenait en soi la variété des saveurs de toutes les viandes, et en excitait le goût dans la bouche des Israélites, ainsi l’amour céleste comprend en soi la diversité des perfections de toutes les vertus, d’une façon si éminente et si relevée qu’elle en produit toutes les actions en temps et lieu selon les occurrences. Josué défit certes vaillamment les ennemis de Dieu par la bonne conduite des armées qu’il eut en charge; mais Samson les défaisait encore plus glorieusement, qui de sa propre main avec des mâchoires d’ânes en tuait à milliers. Josué, par son commandement et bon ordre, employant la valeur de ses troupes, faisait des merveilles; mais Samson par sa propre force, sans employer aucune autre, faisait des miracles. Josué avait les forces de plusieurs soldats sous soi; mais Samson les avait en soi, et pouvait lui seul autant que Josué et plusieurs soldats avec lui eussent pu tous ensemble. L’amour céleste excelle en l’une et l’autre façon, car trouvant des vertus en une âme (et pour l’ordinaire au moins y trouve-t-il la foi, l’espérance et la pénitence), il les anime, il leur commande, il les emploie heureusement au service de Dieu; et pour le reste des vertus qu’il ne trouve pas, il fait lui-même leurs fonctions, ayant autant et plus de force lui seul qu’elles ne sauraient avoir toutes ensemble.

Certes le grand Apôtre ne dit pas seulement que la charité nous donne la patience, bénignité, constance, simplicité; mais il dit qu’elle-même elle est patiente, bénigne, constante (1Co 13,4); et c’est le propre des suprêmes vertus entre les anges et les hommes de pouvoir, non seulement ordonner aux inférieures qu’elles opèrent, mais aussi de pouvoir elles-mêmes faire ce qu’elles commandent aux autres. L’évêque donne les charges de toutes les fonctions ecclésiastiques, d’ouvrir l’église, d’y lire, exorciser, éclairer, prêcher, baptiser, sacrifier, communier, absoudre; et lui-même aussi peut faire et fait tout cela, ayant en soi une vertu éminente qui comprend toutes les autres inférieures. Ainsi saint Thomas, en considération de ce que saint Paul assure que la charité est patiente, bénigne et forte : La charité, dit-il, fait et accomplit les oeuvres de toutes les vertus. Et saint Ambroise, écrivant à Démétrius, appelle la patience et les autres vertus membres de la charité ; et le grand saint Augustin dit que l’amour de Dieu comprend toutes les vertus, et fait toutes leurs opérations en nous. Voici ses paroles: « Ce qu’on dit que la vertu est divisée en quatre (il entend les quatre vertus cardinales), on le dit, ce me semble, à raison des diverses affections qui proviennent de l’amour: de manière que je ne ferai nul doute de définir ces quatre vertus, en sorte que la tempérance soit l’amour qui se donne tout entier à Dieu; la force, un amour qui supporte volontiers toutes choses pour Dieu; la justice, une force servant Dieu seul, et pour n cela commandant droitement à tout ce qui. est sujet à l’homme; la prudence, un amour qui choisit ce qui lui est profitable pour » s’unir avec Dieu, et rejette ce qui lui est nuisible (1). » Celui donc qui a la charité, a son esprit revêtu d’une belle robe nuptiale, laquelle, comme celle de Joseph, est parsemée de toute la variété des vertus ; ou plutôt il a une perfection qui contient la vertu de toutes les perfections, ou la perfection de toutes les vertus: et par ainsi la charité est patiente, bénigne; elle n’est point envieuse, mais bonteuse; elle ne fait point de légéretés, ains elle est prudente; elle ne s’enfle point d’orgueil, ains elle est humble ; elle n’est point ambitieuse ou dédaigneuse, ains aimable et affable; elle n’est point pointilleuse à vouloir ce qui lui appartient, ains franche et condescendante; elle ne s’irrite point, ains est paisible; elle ne pense aucun mal, ains est débonnaire; elle ne se réjouit point sur le suai, ains se réjouit avec la vérité et en la vérité; elle souffre tout, elle croit aisément tout ce qu’on lui dit de bien, sans aucune opiniâtreté, contention ni défiance; elle espère tout bien du prochain, sans jamais perdre courage de lui procurer son salut; elle soutient tout (1Co 13,4-7), attendant sans inquiétude ce qui lui est promis. Et pour conclusion, la charité est le fin or et enflammé que notre Seigneur conseillait à l’évêque de Laodicée (Ap 3,18) d’acheter, lequel contient le prix de toutes choses, qui peut tout et qui fait tout.

(1) Ire, emportement,
(1) De moribus


CHAPITRE IX Que les vertus tirent leur perfection de l’amour sacré.

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La charité est donc le lien de perfection (
Col 3,14), puisqu’en elle et par elle sont contenues et assemblées toutes les perfections de l’âme, et que sans elle non seulement on ne saurait avoir l’assemblage entier des vertus, mais on ne peut même sans elle avoir la perfection d’aucune vertu. Sans le ciment et mortier qui lie les pierres et murailles, tout l’édifice se dissout; sans les nerfs, muscles et tendons, tout le corps serait défait; et sans la charité, les vertus ne peuvent s’entretenir les unes aux autres. Notre-Seigneur lie toujours l’accomplissement des commandements à la charité. Qui a mes commandements, dit-il, et les observe, c’est celui qui m’aime. Celui qui ne m’aime pas, ne garde pas mes commandements. Si quelqu’un m’aime, il gardera mes paroles (Jn 14,21-25). Ce que répétant le disciple bien-aimé : Qui observe les commandements de Dieu, dit-il, la charité de Dieu est parfaite en icelui; et celle-ci est la charité de Dieu, que nous gardions ses commandements (1Jn 2,3-5). Or, qui aurait toutes les vertus, garderait tous les commandements; car, qui aurait la vertu de religion, observerait les trois premiers commandements; qui aurait la piété, observerait le quatrième; qui aurait la mansuétude et débonnaireté, observerait le cinquième; par la chasteté on garderait le sixième; par la libéralité on éviterait de violer le septième; par la vérité on ferait le huitième, et par la parcimonie et pudicité on observerait le neuvième et dixième. Que si on ne peut garder les commandements sans la charité, à plus forte raison ne peut-on sans icelle avoir toutes les vertus.

On peut certes bien avoir quelque vertu, et demeurer quelque peu de temps sans offenser Dieu, encore que l’on n’ait pas le divin amour. Mais tout ainsi que nous voyons parfois des arbres arrachés de terre faire quelques productions, non toutefois parfaites ni pour longtemps; de même un coeur séparé de la charité peut voirement produire quelques actes de vertu, mais non pas longuement.

Toutes les vertus séparées de la charité sont fort imparfaites, puisqu’elles ne peuvent sans icelle parvenir à leur fin, qui est de rendre l’homme heureux. Les abeilles sont en leur naissance des petits chardons et vermisseaux (1), sans pieds, sans ailes et sans formes; mais par succession de temps elles se changent et deviennent petites mouches; puis enfin quand elles sont fortes et qu’elles ont leur croissance, alors on dit qu’elles sont avettes formées, faites et parfaites, parce qu’elles ont ce qu’il faut pour voler et faire le miel. Les vertus ont leur commencement, leurs progrès et leur perfection, et je ne nie pas que sans la charité elles ne puissent naître, voire même faire progrès; mais qu’elles aient leur perfection pour porter le titre de vertus faites, formées et accomplies, cela dépend de la charité qui leur donne la force de voler en Dieu et recueillir de la miséricorde d’icelui le miel du vrai mérite et de la sanctification des coeurs esquels elles se trouvent.

La charité est entre les vertus comme le soleil entre les étoiles; elle leur distribue à toutes leur clarté et beauté. La foi, l’espérance, la crainte et pénitence viennent ordinairement devant elle en l’âme pour lui préparer le logis; et comme elle est arrivée, elles lui obéissent et la servent comme tout le reste des vertus, et elle les anime, les orne et vivifie toutes par sa présence.

Les autres vertus se peuvent réciproquement entr’aider et s’exciter mutuellement en leurs oeuvres et exercices; car qui ne sait que la chasteté requiert et excite la sobriété, et que l’obéissance nous porte à la liberté, à l’oraison, à l’humilité? Or, par cette communication qu’elles ont entr’elles elles participent aux perfections les unes des autres; car la chasteté observée par l’obéissance a double dignité, à savoir la sienne propre et celle de l’obéissance : ains elle a plus de celle de l’obéissance que de la sienne propre. Car comme Aristote dit que celui qui dérobait pour pouvoir commettre la fornication, était plus fornicateur que larron, d’autant que son affection tendait toute à la fornication, et ne se servait du larcin que comme d’un passage pour y parvenir; ainsi, qui observe la chasteté pour obéir, il est plus obéissant que chaste, puisqu’il emploie la chasteté au service de l’obéissance. Mais pourtant du mélange de l’obéissance avec la chasteté ne peut réussir une vertu accomplie et parfaite, puisque la dernière perfection, qui est l’amour, leur manque à toutes deux; de sorte que si même il se pouvait faire que toutes les vertus se trouvassent ensemble eu un homme, et que la seule charité lui manquât, cet assemblage de vertus serait voirement un corps très parfaitement accompli de toutes ses parties, tel que fut celui d’Adam, quand Dieu de sa main maîtresse le forma du limon de la terre, mais corps néanmoins qui serait sans mouvement, sans vie et sans grâce, jusqu’à ce que Dieu inspirât en icelui le spiracle (1) de vie (Gn 2,7), c’est-à-dire, la sacrée charité, sans laquelle rien ne nous profite.

Au demeurant, la perfection de l’amour divin est si souveraine, qu’elle perfectionne toutes les vertus, et ne peut être perfectionnée par icelles, non pas même par l’obéissance, qui est celle laquelle peut le plus répandre de perfection sur les autres. Car, encore bien que l’amour soit commandé, et qu’en aimant nous pratiquions l’obéissance, si est-ce néanmoins que l’amour ne tire pas sa perfection de l’obéissance, ains de la bonté de celui qu’il aime; d’autant que l’amour n’est pas excellent parce qu’il est obéissant, mais parce qu’il aime un bien excellent. Certes, en aimant, nous obéissons, comme en obéissant nous aimons; mais si cette obéissance est si excellemment aimable, c’est parce qu’elle tend à l’excellence de l’amour; et sa perfection dépend, non de ce qu’en aimant nous obéissons, mais de ce qu’en obéissant nous aimons. De sorte que tout ainsi que Dieu est également la dernière fin de tout ce qui est bon, comme il en est la première source, de même l’amour, qui est l’origine de toute bonne affection, en est pareillement la dernière fin et perfection.

(1) Chardons, du grec Schadon, larve des abeilles, guêpes, etc.
(1) Spiracle, souffle, du lat. spiraculum.


CHAPITRE X Digression sur l’imperfection des vertus des païens.

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Ces anciens sages du monde firent jadis des magnifiques discours à l’honneur des vertus morales, oui même en faveur de la religion. Mais ce que Plutarque a observé ès stoïciens, est encore plus à propos pour tout le reste des païens. Nous voyons, dit-il, des navires qui portent des inscriptions fort illustres. Il y en a qu’on appelle Victoire, les autres Vaillance, les autres Soleil; mais pour cela elles ne laissent pas d’être sujettes aux vents et aux vagues. Ainsi les stoïciens se vantent d’être exempts de passions, sans peur, sans tristesse, sans ire, gens immuables et invariables; mais en effet, ils sont sujets au trouble, à l’inquiétude, à l’impétuosité et autres impertinences.

Pour Dieu ! Théotime, je vous prie, quelle vertu pouvaient avoir ces gens-là, qui volontairement, et comme à prix fait, renversaient toutes les lois de la religion? Sénèque avait fait un livre contre les superstitions, dans lequel il avait repris l’impiété païenne avec beaucoup de liberté. Or, cette liberté, dit le grand saint Augustin (1), se trouva en ses écrits, et non pas en sa vie, puisque même il conseilla que l’on rejetât de coeur la superstition, mais qu’on ne laissât pas de la pratiquer ès actions; car voici ses paroles : « lesquelles superstitions le sage observera comme commandées par les lois, non pas comme agréables aux dieux. » Comme pouvaient être vertueux ceux qui, comme rapporte saint Augustin, estimaient que le sage se devait tuer quand il ne pouvait ou ne devait plus supporter les calamités de cette vie, et toutefois ne voulaient pas avouer que les calamités fussent misérables, ni les misères calamiteuses, ains maintenaient que le sage était toujours heureux et sa vie bienheureuse? « O quelle vie bienheureuse, dit saint Augustin, pour laquelle éviter on a même recours à la mort! Si elle est bienheureuse, que n’y demeurez-vous?» Aussi celui d’entre les stoïciens et capitaines qui, pour s’être tué lui-même eu la ville d’Utique, afin d’éviter une calamité qu’il estimait indigne de sa vie, a été tant loué par les cervelles profanes, fit cette action avec si peu de véritable vertu, que, comme dit saint Augustin (2), il ne témoigna pas un courage qui voulût éviter la déshonnêteté, mais une âme infirme qui n’eut pas l’assurance d’attendre l’adversité; car, s’il eût estimé chose infâme de vivre sous la victoire de César, pourquoi eût-il commandé d’espérer en la douceur de César? Comme n’eût-il conseillé à son fils de mourir avec lui, si la mort était meilleure et plus honnête que la vie? Il se tua donc, ou parce qu’il envia à César la gloire qu’il eût eue de lui donner la vie, ou parce qu’il appréhenda la honte de vivre sous un vainqueur qu’il haïssait; en quoi il peut être loué d’un gros et, encore à l’aventure, grand courage, mais non pas d’un sage, vertueux et constant esprit. La cruauté qui se pratique sens émotion et de sang-froid, est la plus cruelle de toutes, et c’en est de même du désespoir; car celui qui est le plus lent, le plus délibéré, le plus résolu, est aussi le moins excusable et le plus désespéré.

(1) De civit., lib. XIX, c. IV.
(2) Ibid., lib. I, c., XXII et XXIII.

Et quant à Lucrèce (afin que nous n’oubliions pas aussi les valeurs du sexe moins courageux), ou elle fut chaste parmi la violence et le forcement du fils de Tarquinius, ou elle ne le fut pas. Si Lucrèce ne fut pas chaste, pourquoi loue-t-on donc la chasteté de Lucrèce? Si Lucrèce fut chaste et innocente en cet accident-là, Lucrèce ne fut-elle pas méchante de tuer l’innocente Lucrèce? Si elle fut adultère, pourquoi est-elle tant louée? Si elle fut pudique, pourquoi fut-elle tuée? Mais elle craignait l’opprobre et la honte de ceux qui eussent pu croire que la déshonnêteté qu’elle avait soufferte violemment tandis qu’elle était en vie, eût aussi été soufferte volontairement, si après icelle elle fût demeurée en vie ; elle eût peur qu’on l’estimât complice du péché, si ce qui avait été fait en elle vilainement était supporté par elle patiemment. Eh donc! faut-il pour fuir la honte et l’opprobre qui dépend de l’opinion des hommes, accabler l’innocent et tuer le juste? Faut-il maintenir l’honneur aux dépens de la vertu, et la réputation au péril de l’équité? Telles furent les vertus des plus vertueux païens envers Dieu et envers eux-mêmes.

Et pour les vertus qui regardent le prochain, ils foulèrent aux pieds et fort effrontément, par leurs lois mêmes, la principale, qui est la piété. Car Aristote, le plus grand cerveau d’entre eux, prononce cette horrible et très impiteuse sentence (1) : « Touchant l’exposition, c’est-à-dire, l’abandonnement des enfants ou leur éducation, la loi soit telle : Qu’il ne faut rien nourrir de ce qui est privé de quelque membre. Et quant aux autres enfants, si les lois et coutumes de la cité défendent qu’on n’abandonne pas les enfants, et que le nombre des enfants se multiplie à quelqu’un, en sorte qu’il en ait déjà au double de la portée de ses facultés, il faut prévenir, et procurer l’avortement. » Sénèque (2), ce sage tant loué: « Nous tuons, dit-il, les monstres; et nos enfants, s’ils sont manqués, débiles, imparfaits ou monstrueux, nous les rejetons et abandonnons. » De sorte que ce n’est pas sans cause que Tertullien (3) reproche aux Romains qu’ils exposaient leurs enfants aux ondes, au froid, à la faim et aux chiens, et cela non par force de pauvreté; car, comme il dit, les présidents mêmes et magistrats pratiquaient cette dénaturée cruauté. O vrai Dieu, Théotime, quels vertueux voilà! et quels sages pouvaient être ces gens qui enseignaient une si cruelle et brutale sagesse? Hélas! dit le grand Apôtre, croyant d’être sages, ils ont été faits insensés, et leur fol esprit a été obscurci; gens abandonnés au sens réprouvé (
Rm 1,12)! Ah! quelle horreur qu’un si grand philosophe conseille l’avortement ; c’est devancer l’homicide, dit Tertullien, d’empêcher un homme conçu de naître; et saint Ambroise, reprenant les païens de cette même barbarie: On ôte, dit-il, en cette sorte, la vie aux enfants avant qu’on la leur ait donnée.

(1) Pol., lib. VII, c. XVI.(2) De ira, lib. I, c. XV.(3) Apol, c. IX.

Certes, si les païens ont pratiqué quelques vertus, ç’a été pour la plupart en faveur de la gloire du monde, et par conséquent ils n’ont eu de la vertu que l’action, et non pas le motif et l’intention. Or, la vertu n’est pas vraie vertu, si elle n’a la vraie intention. La convoitise humaine a fait la force des païens, dit le concile d’Orange (2), et la charité divine a fait celle des chrétiens. Les vertus des païens, dit saint Augustin, ont été non vraies, mais vraisemblables, parce qu’elles ne furent pas exercées pour la fin convenable, mais pour des fins périssables. Fabricius sera moins puni que Catilina, non pas que celui-là fût bon, mais parce que celui-ci fût pire; non que Fabricius eût des vraies vertus, mais parce qu’il ne fut pas si éloigné des vraies vertus. Si qu’au jour du jugement les vertus des païens les défendront, non afin qu’ils soient sauvés, mais afin qu’ils ne soient pas tant damnés. Un vice était ôté par un autre vice entre les païens ; les vices se faisant place les uns aux autres, sans en laisser aucune à la vertu, et pour ce seul unique vice de la vaine gloire ils réprimaient l’avarice et plusieurs autres vices. Voire même quelques fois ils méprisaient la vanité par vanité, dont l’un d’entre eux lui semblait le plus éloigné de la vanité, foulant aux pieds le lit bien paré de Platon : Que fais-tu, Diogène? lui dit Platon. Je foule, répondit-il, le faste de Platon. Il est vrai, répliqua Platon, tu le foules, mais par un autre faste. Si Sénèque fût vain, on ne peut recueillir de ses derniers propos; car la fin couronne l’oeuvre, et la dernière heure les juge toutes. Quelle vanité, je vous prie! étant sur le point de mourir, il dit à ses amis qu’il n’avait pu jusqu’à l’heure les remercier asses dignement, et que partant il leur voulait laisser un légat (1) de ce qu’il avait en soi de plus agréable et de plus beau, et que s’ils le gardaient soigneusement, ifs en recevraient de grandes louanges, ajoutant que ce magnifique légat (1) n’était autre chose que l’image de sa vie. Voyez-vous, Théotime, comme les abois de cet homme sont puants de vanité. Ce ne fut pas l’amour de l’honnêteté, mais l’amour de l’honneur qui poussa ces sages mondains à l’exercice des vertus, et leurs vertus de même furent aussi différentes des vraies vertus comme l’amour de l’honnêteté et l’amour du mérite d’avec l’amour de la récompense. Ceux qui servent les princes pour l’intérêt font ordinairement des services plus empressés, plus ardents et sensibles; mais ceux qui servent par amour les font plus nobles, plus généreux, et par conséquent plus estimables.

(2) Conc. Araus., C. XVII.
(1) Légat, legs, héritage.

Les escarboucles (1) et rubis sont appelés par les Grecs de deux noms contraires: car ils les nomment pyropes et apyropes, c’est-à-dire de feu et sans feu, ou bien enflammés et sans flamme; ils les nomment ignés, de feu, charbons ou escarboucles, parce qu’ils ressemblent au feu en lueur et splendeur; mais ils les appellent sans feu, ou, pour dire ainsi, ininflammables, parce que non seulement leur lueur n’a nulle chaleur, mais ils ne sont nullement susceptibles de chaleur, et n’y a feu qui les puisse échauffer. Ainsi nos anciens pères ont appelé les vertus des païens vertus et non-vertus tout ensemble : vertus, parce qu’elles en ont la lueur et l’apparence; non-vertus, parce que non seulement elles n’ont pas eu cette chaleur vitale de l’amour de Dieu, qui seule les pouvait perfectionner, mais elles n’en étaient pas susceptibles, puisqu’elles étaient en des sujets infidèles. Y ayant de ce temps-là, dit saint Augustin, deux Romains grands en vertus, César et Caton, la vertu de Caton fut de beaucoup pins approchante de la vraie vertu que celle de César. Et ayant dit en quelque lieu que les philosophes destitués de la vraie piété avaient resplendi en lumière de vertu, il s’en dédit au livre de ses rétractations, estimant que cette louange était trop grande pour des vertus si imparfaites, comme furent celles des païens, qui en vérité ressemblent à ces vers à feu et luisants, qui ne sont luisants qu’emmi la nuit, et le jour venu perdent leur lueur; car de même ces vertus païennes ne sont vertus qu’en comparaison des vices, mais, en comparaison des vertus des vrais chrétiens, ne méritent nullement le nom de vertus.

Parce néanmoins qu’elles ont quelque chose de bon, elles peuvent être comparées aux pommes véreuses, car elles ont la couleur et ce peu de substance qui leur reste aussi bonnes que les vertus entières; mais le ver de la vanité est au milieu qui les gâte. C’est pourquoi qui en veut user doit séparer le bon d’avec le mauvais. Je veux bien, Théotime, qu’il y eût quelque fermeté de courage en Caton, et que cette fermeté fût louable en soi, mais qui veut se prévaloir de son exemple, il faut que ce soit en un juste et bon. sujet, non pas se donnant la-mort, mais la souffrant lorsque la vraie vertu le requiert, non pour la vanité de la gloire, mais pour la gloire de la vérité, comme il advint à nos martyrs, qui, avec des courages invincibles, firent tant de miracles de constance et valeur, que les Caton, les Horace, les Sénèque, les Lucrèce, les Arrie (1) ne méritent certes nulle considération en comparaison, témoin les Laurent, les Vincent, les Vitaux (2), les Erasme, les Eugène, les Sébastien, les Agathe, les Agnès, Catherine, Perpétue, Félicité, Symphorose, Natalie, et mille milliers d’autres qui me font tous les jours admirer les admirateurs des vertus païennes, non tant parce qu’ils admirent désordonnément les vertus imparfaites des païens, comme parce qu’ils n’admirent point les vertus très parfaites des chrétiens, vertus cent fois plus dignes d’admiration, et seules dignes d’imitation.

(1) Escarboucle, pierre précieuse d’un rouge foncé.
(1) Arrie, dame romaine qui se poignarda pour encourager Poetus, son mari, condamné à mort, à prévenir lui-même son supplice,
(2) Vitaux, S. Vital.


CHAPITRE XI Comme les actions humaines sont sans valeur lorsqu’elles sont faites sans le divin amour.

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Le grand ami de Dieu Abraham n’eut de Sara, sa femme principale, que son très cher fils unique Isaac, qui seul aussi fut son héritier universel, et bien qu’il eût encore son Ismadi d’Agar, et plusieurs autres enfants de Cétura, ses femmes servantes et moins principales, si est-ce toutefois qu’il ne leur donna sinon quelques présents et légats (1), pour les déjeter et exhéréder (2), d’autant que n’étant pas avoués de la femme principale, ils ne pouvaient pas aussi lui succéder. Or, ils ne furent pas avoués, parce que, quant aux enfants de Cétura, ils naquirent tous après la mort de Sara; et pour le regard (3) d’Ismaël, quoique sa mère Agar l’eût conçu par l’autorité de Sara, sa maîtresse, toutefois se voyant grosse, elle la méprisa (
Gn 16,4), et ne mit pas cet enfant au monde sur les genoux d’icelle, comme Bala mit les siens sur les genoux de Rachel. Théotime, il n’y a que les enfants, c’est-à-dire, les actes de la très sainte charité, qui soient héritiers de Dieu, cohéritiers de Jésus-Christ (Rm 8,17), et les enfants ou actes une les autres vertus conçoivent et enfantent sur ses genoux par son commandement, ou au moins sous les ailes et la faveur de sa présence. Mais quand les vertus morales, ou même les vertus sur-

(1) Légats, legs.
(2) Pour les déjeter et exhéréder, rejeter et déshériter.
(3) Pour le regard, pour ce qui regarde, au sujet de.

naturelles, produisent leurs actions en l’absence de la charité, comme elles font entre les schismatiques, au rapport de saint Augustin, et quelquefois parmi les mauvais catholiques, elles n’ont nulle va1eur pour le paradis, non pas même l’aumône, quand elle nous porterait à distribuer toute notre substance aux pauvres (1Co 13,3), ni le martyre non plus, quand nous livrerions notre corps aux flammes pour être brûlé (1Co 13,3). Non, Théotime, sans la charité, dit l’Apôtre, tout cela ne servirait de rien (1Co 13,3), ainsi que nous montrerons plus amplement ailleurs.


Or, il y a de plus quand, en la production des vertus morales, la volonté se rend désobéissante à sa dame, qui est la charité, comme quand par l’orgueil, la vanité, l’intérêt temporel, ou par quelqu’autre mauvais motif, les vertus sont détournées de leur propre nature; certes, alors ces actions sont chassées et bannies de la maison d’Abraham et de la société de Sara, c’est-à-dire, elles sont privées du fruit et clos privilèges de la charité, et par conséquent demeurent sans valeur ni mérite. Car ces actions-là, ainsi infectées d’une mauvaise intention, sont en effet plus vicieuses que vertueuses, puisqu’elles n’ont de la vertu que le corps extérieur, l’intérieur appartenant au vice qui leur sert de motif: témoin les jeûnes, offrandes et autres actions du Pharisien (Lc 18,12).

Mais enfin, outre tout cela, comme les Israëlites vécurent paisiblement en Égypte durant la vie de Joseph et de Lévi, et soudain après la mort de Lévi furent tyranniquement réduits en servitude, d’où provient le proverbe des Juifs : L’un des frères trépassé, les autres sont oppressés, selon qu’il est rapporté en la grande chronologie des Hébreux publiée par le savant archevêque d’Aix Gilbert Genebrard (1), que je nomme par honneur et avec consolation, pour avoir été son disciple, quoique inutilement, lorsqu’il était lecteur royal à Paris, et qu’il exposait le Cantique des cantiques; de même les mérites et fruits des vertus tant morales que chrétiennes subsistent très doucement et tranquillement en l’âme tandis que la sacrée dilection y vit et règne; mais à même que la dilection divine y meurt, tous les mérites et fruits des autres vertus meurent quant et quant (2); et ce sont ces oeuvres que les théologiens appellent fortifiées, parce que étant nées en vie sous la faveur de la dilection, et comme un Ismaël en la famille d’Abraham, elles perdent par après la vie et le droit d’hériter par la désobéissance et rébellion suivante de la volonté humaine qui est leur mère.

O Dieu, Théotime, quel malheur! si le juste se détourne de sa justice, et qu’il fasse l’iniquité, on n’aura plus mémoire de toutes ses justices, il mourra en son péché (Ez 18,24), dit notre Seigneur en Ezéchiel.

(1) Gilbert Genebrard, archevêque d’Aix de 1591 à 1597, homme remarquable par son érudition, a laissé un nombre considérable d’ouvrages, surtout sur les livres hébraïques. Il se montra partisan exagéré de la Ligue et ne cessa de déclamer contre Henri IV, qui le relégua dans son prieuré de Semur-en-Auxois, où il mourut.
(2) Quant et quant, en même temps.

De sorte que le péché mortel ruine tout le mérite des vertus: car quant à celles qu’on pratique tandis qu’il règne en l’âme, elles naissent tellement mortes qu’elles sont à jamais inutiles pour la prétention de la vie éternelle; et quant à celles que l’on a pratiquées avant qu’il fût commis, c’est-à-dire, tandis que la dilection sacrée vivait en l’âme, leur valeur et mérite périt et meurt soudain à son arrivée, ne pouvant conserver leur vie après la mort de la charité qui la leur avait donnée. Le lac que les profanes appellent communément Asphaltite, et les auteurs sacrés mer Morte, a une malédiction si grande que rien ne peut Vivre de ce que l’on y met. Quand les poissons du fleuve Jordain l’approchent, ils meurent promptement, s’ils ne rebroussent contre mont (1); les arbres de son rivage ne produisent rien de vivant, et bien que leurs fruits aient l’apparence et forme citérieure, pareille aux fruits des autres contrées, néanmoins quand on les veut arracher, on trouve que ce ne sont qu’écorces et pelures pleines de cendres qui s’en vont au vent; marques des infâmes péchés pour la punition desquels cette contrée, peuplée de quatre cités plantureuses, fut jadis convertie en cet abîme de puanteur et d’infection; et rien aussi ne peut, ce semble, mieux représenter le malheur du péché, que ce lac abominable qui prit son origine du plus exécrable désordre que la chair humaine puisse commettre. Le péché donc, comme une mer morte et mortelle, tue tout ce qui l’aborde: rien n’est vivant de tout ce qui naît en l’âme qu’il occupe, ni de tout ce qui croIt autour de lui. O Dieu, nullement, Théotime ; car non seulement le péché est une oeuvre morte, mais elle est tellement pestilente et vénéneuse, que les plus excellentes vertus de l’âme pécheresse ne produisent aucune action vivante; et quoique quelquefois les actions des pécheurs aient une grande ressemblance avec les actions des justes, ce ne sont toutefois qu’écorces pleines de vent et de poussière, regardées voirement, et même récompensées par la bonté divine de quelques présents temporels qui leur sont donnés comme aux enfants des chambrières; mais écorces pourtant qui ne sont ni ne peuvent être savourées ni goûtées par la divine justice pour être salariées de loyer (1) éternel; elles périssent sur leurs arbres, et ne peuvent être conservées en la main de Dieu, parce qu’elles sont vides de vraie valeur, comme il est dit dans l’Apocalypse à l’évêque de Sardes, lequel était estimé un arbre vivant, à cause de plusieurs vertus qu’il pratiquait; et néanmoins il était mort (Ap 3,1); parce qu’étant en péché, ses vertus n’étaient pas des vrais fruits vivants, mais des écorces mortes et des amusements pour les yeux, non des pommes savoureuses utiles à manger. De sorte que nous pouvons tous lancer cette véritable voix, à l’imitation du saint Apôtre: Sans la charité, je ne suis rien, rien ne me profite (1Co 13,2-3); et celle-ci avec saint Augustin : Mettez dans un coeur la charité, tout profite; ôtez du coeur la charité, rien ne profite.

Or, je dis, rien ne profite pour la vie éternelle, quoique, comme nous disons ailleurs, les oeuvres vertueuses des pécheurs ne soient pas Inutiles pour la vie temporelle; mais, Théotime mon ami, Que profite-t-il à l’homme, s’il gagne tout le monde temporellement, et qu’il perde son âme éternellement (Mt 16,26)?

(1) Contre mont, en amont.
(1) Loyer, récompense.



Sales: Amour de Dieu 1180