Sales: Amour de Dieu 11120

CHAPITRE XII Comme le saint amour revenant en l’âme fait revivre toutes les oeuvres que le péché avait fait périr.

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Les oeuvres donc que le pécheur fait tandis qu’il est privé du saint amour, ne profitent jamais pour la vie éternelle, et pour cela sont appelées oeuvres mortes; mais les bonnes oeuvres du juste sont au contraire nommées vives, d’autant que le divin amour les anime et vivifie de sa dignité. Que si par après elles perdent leur vie et valeur par le péché survenant, elles sont dites oeuvres amorties, éteintes, ou mortifiées seulement, mais non pas oeuvres mortes, si principalement on a égard aux élus. Car comme le Sauveur parlant de la petite Thabite, fille de Jaïrus, dit qu’elle n’était pas morte, ains dormait seulement (
Mc 5,39). parce que soudain devant être ressuscitée, sa mort serait de si peu de durée, qu’elle ressemblerait plutôt un sommeil qu’une vraie mort: ainsi les oeuvres des justes, et surtout des élus, que le péché survenu fait mourir, ne sont pas dites oeuvres mortes, ains seulement amorties, mortifiées, assoupies ou pâmées; parce qu’au prochain retour de la sainte dilection, elles doivent, ou du moins peuvent bientôt revivre et ressusciter. Le retour du péché ôte la vie au coeur et à toutes ses oeuvres, le retour de la grâce rend la vie au coeur et à toutes ses oeuvres. tin hiver rigoureux amortit toutes les plantes de la campagne, en sorte que, s’il durait toujours, elles aussi toujours demeureraient en cet état de mort. Le péché, triste et très effroyable hiver de l’âme, amortit toutes les saintes oeuvres qu’il y trouve: et s’il durait toujours, jamais rien ne reprendrait ni vie ni vigueur. Mais comme au retour du beau printemps non seulement les nouvelles semences qu’on jette en terre à la faveur de cette belle et féconde saison, germent et bourgeonnent agréablement chacune selon sa qualité ; mais aussi les vieilles plantes que l’âpreté de l’hiver précédent avait flétries, desséchées et amorties, reverdissent, se revigorent et reprennent leur vertu et leur vie : de même le péché étant aboli, et la grâce du divin amour revenant en l’âme, non seulement les nouvelles affections que le retour de ce sacré printemps apporte, germent et produisent beaucoup de mérites et de bénédictions; mais les oeuvres fanées et flétries sous la rigueur de l’hiver du péché passé, comme délivrées de leur ennemi mortel, reprennent leurs forces, se revigorent, et, comme ressuscitées, fleurissent derechef, et fructifient en mérites pour la vie éternelle. Telle est la toute-puissance du céleste amour, ou l’amour de la céleste toute-puissance. Si l’impie se détourne de son impiété, et qu’il fasse jugement et justice, il vivifiera son âme. Convertissez-vous et fait es pénitence de vos iniquités, et l’iniquité ne vous sera point à ruine, dit le Seigneur tout-puissant (Ez 18,27-30). Et qu’est-ce à dire, l’iniquité ne vous sera point à ruine, sinon que les ruines qu’elle avait faites seront réparées? Ainsi, outre mille caresses que l’enfant prodigue reçut de son père, il fut rétabli avec avantage en tous ses ornements et en toutes les grâces, faveurs et dignités qu’il avait perdues (Lc 15,22). Et Job, image innocente du pécheur pénitent, reçoit enfin au double de tout ce qu’il avait eu (Jb 42,10). Certes le très saint concile de Trente veut que l’on anime les pénitents retournés en la sacrée dilection de Dieu éternel, par ces paroles de l’Apôtre: Abondez en tout bon oeuvre, sachant que votre travail n’est point inutile en notre Seigneur (1Co 15,58); car Dieu n’est pas injuste pour oublier votre oeuvre et la dilection que vous avez montrée en son nom (He 6,10). Dieu donc n’oublie pas les oeuvres de ceux qui, ayant perdu la dilection par le péché, la recouvrent par la pénitence. Or, Dieu oublie les oeuvres quand elles perdent leur mérite et leur sainteté par le péché survenant, et s’en ressouvient quand elles retournent en vie et valeur par la présence du saint amour. De sorte même qu’afin que les fidèles soient récompensés de leurs bonnes oeuvres, tant par l’accroissement de la grâce et de la gloire future, que par l’effectuelle jouissance de la vie éternelle, il n’est pas nécessaire que l’on ne retombe point au péché, ains suffit, selon le sacré concile, que l’on trépasse en la grâce et charité de Dieu.

Dieu a promis des récompenses éternelles aux oeuvres de l’homme juste; mais si le juste se détourne de sa justice par le péché, Dieu n’aura plus de mémoire des justices et bonnes oeuvres qu’il avait faites (1). Que si néanmoins par après ce pauvre homme tombé en péché se relève et retourne en l’amour divin par pénitence, Dieu ne se ressouviendra plus de son péché; et s’il ne se ressouvient plus du péché, il se ressouviendra donc des bonnes oeuvres précédentes, et de la récompense qu’il leur avait promise; puisque le péché, qui seul les avait ôtées de la mémoire divine, est totalement effacé, aboli, anéanti; si qu’alors la justice de Dieu oblige sa miséricorde, ou plutôt la miséricorde de Dieu oblige sa justice de regarder derechef les bonnes oeuvres passées comme si jamais il ne les avait oubliées : autrement le sacré pénitent n’eût pas osé dire à son maître : Rendez-moi l’allégresse de votre salutaire (2), et me confirmez de votre esprit principal (3). Car, comme vous voyez, non seulement il requiert une nouveauté d’esprit et de coeur, mais il prétend qu’on lui rende l’allégresse (4) que le péché lui avait ravie. Or, cette allégresse n’est autre chose que le vin du céleste amour, qui réjouit le coeur de l’homme (5).

Il n’est pas du péché en cet endroit comme des oeuvres de charité. Car les oeuvres du juste ne sont pas effacées, abolies ou anéanties par le péché survenant, ains elles sont seulement oubliées. Mais le péché du méchant n’est pas seulement oublié, ains il est effacé, nettoyé, aboli, anéanti par la sainte pénitence : c’est pourquoi le péché sur

(1) Ez 18,24(2) Votre salutaire, l’assistance salutaire de votre grâce.(3) Ps 50,14(4) Ps 12(5) Ps 103,15

venant au juste ne fait pas revivre les péchés autrefois pardonnés, d’autant qu’ils ont été tout à fait anéantis; mais l’amour revenant en l’âme du pénitent, fait bien revivre les saintes oeuvres d’autrefois, parce qu’elles n’étaient pas abolies, ains seulement oubliées. Et cet oubli des bonnes oeuvres des justes, après qu’ils ont quitté leur justice et dilection, consiste en ce qu’elles nous sont rendues inutiles tandis que le péché nous rend incapables de la vie éternelle qui est leur fruit : et partant sitôt que par le retour de la charité nous sommes remis au rang des enfants de Dieu, et par conséquent rendus susceptibles de la gloire immortelle, Dieu se ressouvient de nos bonnes oeuvres anciennes, et elles nous sont derechef rendues fructueuses. Il n’est pas raisonnable que le péché ait autant de force contre la charité, comme la charité en a contre le péché ; car le péché procède de notre faiblesse, et la charité de la puissance divine. Si le péché abonde en malice pour ruiner, la grâce surabonde pour réparer (Rm 5,20) ; et la miséricorde de Dieu, par laquelle il efface le péché, s’exalte toujours, et se rend glorieusement triomphante contre la rigueur du jugement (Jc 2,13) par lequel Dieu avait oublié les bonnes oeuvres qui précédaient le péché. Ainsi toujours ès guérisons corporelles que notre Seigneur donnait par miracle, non seulement il rendait la santé, mais il ajoutait des bénédictions nouvelles, faisant exceller la guérison au-dessus de la maladie; tant il est bon envers les hommes.

Que les guêpes, taons ou mouchons et tels petits animaux nuisibles, étant morts, puissent revivre et ressusciter, je ne l’ai jamais ni vu, ni lu, ni oui dire; mais que les chères avettes (1), mouches si vertueuses, puissent ressusciter, chacun le dit, et je l’ai maintes fois lu. On dit (ce sont les paroles de Pline) que gardant les corps morts des mouches à miel qu’on a noyées dans la maison, tout l’hiver, et les remettant au soleil le printemps suivant, couvertes de cendres de figuier, elles ressuscitent et seront bonnes comme auparavant (2). Que les iniquités et oeuvres malignes puissent revivre après que par la pénitence elles ont été noyées et abolies, certes, mon Théotime, jamais l’Écriture, ni aucun. théologien ne l’a dit, que je sache; ains le contraire est autorisé par la sacrée parole et par le commun consentement de tous les docteurs. Mais que les oeuvres saintes, qui, comme douces abeilles, font le miel du mérite, étant noyées dans le péché, puissent par après revivre quand, couvertes des cendres de la pénitence, on les remet au soleil de la grâce et charité, tous les théologiens le disent et enseignent bien clairement; et lors il ne faut pas douter qu’elles ne soient utiles et fructueuses comme avant le péché. Lorsque Nabuzardan détruisit Jérusalem, et qu’Israël fut mené en captivité, le feu sacré de l’autel fut caché dans un puits, oh il se convertit en boue ; mais cette boue tirée du puits et remise au soleil lors du retour de la captivité, le feu mort ressuscita, et cette boue fut convertie en flammes (3). Quand l’homme juste est rendu

(1) Avettes, abeilles.(2) Les observations de Pline ne sont pas confirmées par la science.(3) 2M 1,19

esclave du péché, toutes les bonnes oeuvres qu’il avait faites sont misérablement oubliées et réduites en boue; mais au sortir de la captivité, lorsque par la pénitence il retourne en la grâce de la dilection divine, ses bonnes oeuvres précédentes sont tirées du puits de l’oubli, et, touchées des rayons de la miséricorde céleste, elles revivent et se convertissent en flammes, aussi claires que jamais elles furent, pour être remises sur l’autel sacré de la divine approbation, et avoir leur première dignité, leur premier prix et leur première valeur.


CHAPITRE XIII Comme nous devons réduire toute la pratique des vertus et de nos actions au saint amour.

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Les bêtes, ne pouvant connaître la fin de leurs actions, tendent voirement à leur fin, mais n’y prétendent pas, car prétendre, c’est tendre à une chose par-dessein avant que d’y tendre par effet: elles jettent leurs actions à leur fin; mais elles ne projettent point, ains suivent leurs instincts sans élection ni intention. Mais l’homme est tellement maître de ses actions humaines et raisonnables, qu’il les fait toutes pour quelque fin, et les peut destiner à une ou plusieurs fins particulières, ainsi que bon lui semble : car il peut changer la fin naturelle d’une action, comme quand il jure pour tromper, puisqu’au contraire la fin du serment est d’empêcher la tromperie; et peut ajouter à la fin naturelle d’une action quelqu’autre sorte de fin, comme quand, outre l’intention de secourir le pauvre, à laquelle l’aumône tend, il ajoute l’intention d’obliger l’indigent à la pareille.

Or, nous ajoutons quelquefois une fin de moindre perfection que n’est celle de notre action, quelquefois aussi nous ajoutons une fin d’égale ou semblable perfection, et parfois encore une fin plus éminente et plus relevée. Car outre le secours du souffreteux, auquel l’aumône tend spécialement, ne peut-on pas prétendre, premièrement, d’acquérir son amitié; secondement, d’édifier le prochain, tiercement, de plaire à Dieu? qui sont trois diverses fins, dont la première est moindre, la seconde n’est pas presque plus excellente, et la troisième est beaucoup plus excellente que la fin ordinaire de l’aumône : si que nous pouvons, comme vous voyez, donner diverses perfections à nos actions, selon la variété des motifs, fins et intentions que nous prenons en les faisant.

Soyez bons changeurs, dit le Sauveur. Prenons donc bien garde, Théotime, de ne point changer les motifs et la fin de nos actions qu’avec avantage et profit, et de ne rien faire en ce trafic que par bon ordre et raison. Tenez, voilà cet homme qui entre en charge pour servir le publie et pour acquérir de l’honneur; s’il a plus de prétention de s’honorer que de servir la chose publique, ou qu’il soit également désireux de l’un et de l’autre, il a tort, et ne laisse pas d’être ambitieux car il renverse l’ordre de la raison, égalant ou préférant son intérêt au bien public. Mais si prétendant pour sa fin principale de servir le publie, il est bien aise aussi parmi cela d’accroître l’honneur de sa famille, certes, on ne le saurait blâmer; parce que non seulement ses deux prétentions sont honnêtes, mais elles sont bien rangées. Cet autre se communie à Pâques pour ne point être blâmé de son voisinage et pour obéir à Dieu: qui doute qu’il ne fasse impertinemment, égalant ou préférant le respect humain à l’obéissance qu’il doit à Dieu? Je puis jeûner le carême, ou par charité, afin de plaire à. Dieu; ou par obéissance, parce l’Église l’ordonne; ou par sobriété ou par diligence, pour mieux étudier; ou par prudence, afin de faire quelque épargne requise; ou par chasteté, afin de tromper le corps ; ou par religion, pour mieux prier. Or, si je veux, je puis assembler toutes ces intentions, et jeûner pour tout cela; mais, en ce cas, il faut tenir bonne police à. ranger ses motifs. Car si je jeûnais principalement pour épargner plus que pour obéir à l’Église, plus pour bien étudier que pour plaire à Dieu, qui ne voit que je pervertis le droit et l’ordre, préférant mon intérêt à l’obéissance de l’Église et au contentement de mon Dieu ? Jeûner pour épargner est bon, jeûner pour obéir à l’Eglise est meilleur, jeûner pour plaire à Dieu est très bon: mais encore qu’il semble que de trois biens on ne puisse pas composer un mal, si est-ce que qui les colloquerait en désordre, préférant le moindre au meilleur, il ferait sans doute un dérèglement blâmable.

Un homme qui n’invite qu’un de ses amis, n’offense nullement les autres; mais s’il les invite tous, et qu’il donne les premières séances aux moindres, reculant les plus honorables au bas bout, n’offense-t-il pas ceux-ci et ceux-là tout ensemble? ceux-ci, parce qu’il les déprime contre la raison ; ceux-là, parce qu’il les fait paraître sots. Ainsi, faire une action pour un seul motif raisonnable, pour petit qu’il soit, la raison n’en est point offensée; mais qui veut avoir plusieurs motifs, il les doit ranger selon leurs qualités, autrement il commet péché : car le désordre est un péché, comme le péché est un désordre. Qui veut plaire à Dieu et à notre Dame fait très bien; mais qui voudrait plaire à notre Dame également ou plus qu’à Dieu, il commettrait un dérèglement insupportable, et on lui pourrait dire ce qui fut dit à Caïn: Si vous avez bien offert, mais avez mal partagé; cessez, vous avez péché (1). Il faut donner à chaque fin le rang qui lui convient, et par conséquent le souverain à celle de plaire à Dieu.

Or, le souverain motif de nos actions, qui est celui du céleste amour, a cette souveraine propriété, qu’étant plus pur, il rend l’action qui en provient plus pure; si que les anges et saints du paradis n’aiment chose aucune pour autre fin quelconque que pour celle de l’amour de la divine bonté, et par le motif tic lui vouloir plaire. Ils s’entr’aiment voirement tous très ardemment, ils nous aiment aussi, ils aiment les vertus, mais tout cela pour plaire à Dieu seulement. Ils suivent et pratiquent les vertus, non en tant qu’elles sont belles et aimables, mais en tant qu’elles sont agréables à. Dieu. Ils aiment leur félicité, non en tant qu’elle est à eux, mais en tant qu’elle plait à Dieu. Oui même ils aiment l’amour duquel ils aiment Dieu, non parce qu’il est en eux, mais parce qu’il tend à. Dieu, non parce qu’il leur est doux, mais parce qu’il plait à Dieu; non parce qu’ils

(1)
Gn 4,7

l’ont et le possèdent, mais parce que Dieu le leur donne et qu’il y prend son bon plaisir.


CHAPITRE XIV Pratique de ce qui a été dit au chapitre précédent.

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Purifions donc, Théotime, tant que nous pourrons, toutes nos intentions; et puisque nous pouvons répandre sur toutes les actions des vertus le motif sacré du divin amour, pourquoi ne le ferons-nous pas, rejetant ès occurrences toutes sortes de motifs Vicieux, comme la vaine gloire et l’intérêt propre, et considérant tous-les bons motifs que nous pouvons avoir d’entreprendre l’action qui se présente alors, afin de choisir celui du saint amour, qui est le plus excellent de tous, pour en arroser et détremper tous les autres? Par exemple, si je veux m’exposer vaillamment aux hasards de la guerre, je le puis, considérant divers motifs; car le motif naturel de cette action, c’est celui de la force et vaillance à laquelle il appartient de faire entreprendre par raison les choses périlleuses; mais outre celui-ci, j’en puis avoir plusieurs autres, comme celui d’obéir au prince que je sers, celui de l’amour envers le public, celui de la magnanimité qui me fait plaire en la grandeur de cette action. Or, venant donc à l’action, je me pousse au péril, prévenu pour tous ces motifs mais pour les relever tous au degré de l’amour divin et les purifier parfaitement, je dirai en mon âme, de tout mon coeur: O Dieu éternel, qui êtes le très cher amour de mes affections ! si la vaillance, l’obéissance au prince l’amour de la patrie et la magnanimité ne vous étaient agréables, je ne suivrais jamais leurs mouvements que je sens maintenant; mais parce que ces vertus vous plaisent, j’embrasse cette occasion de les pratiquer, et ne veux seconder leur instinct et inclination,. sinon parce que vous les aimez, et que vous le voulez.


Vous voyez bien, mon cher Théotime, qu’en ce retour d’esprit nous parfumons tous les autres motifs de l’odeur et sainte suavité de l’amour, puisque nous ne les suivons pas en qualité de motifs simplement vertueux, mais en qualité de motifs voulus, agréés, aimés et chéris de Dieu. Qui dérobe pour ivrogner; il est plus ivrogne que larron, selon Aristote : et celui donc qui exerce la vaillance, l’obéissance, l’affection envers sa patrie, la magnanimité pour plaire à Dieu, il est plus amoureux divin que vaillant, obéissant, hou citoyen et magnanime; parce que toute sa volonté en cet exercice aboutit et vient fondre dans l’amour de Dieu, n’employant tous les autres motifs que pour parvenir à cette fin. Nous ne disons pas que nous allons à Lyon, mais à Paris, quand nous n’allons à Lyon que pour aller à Paris; ni que nous allons chanter, mais que nous allons servir Dieu, quand nous n’allons chanter que pour servir Dieu.

Que si quelquefois nous sommes touchés de quelque motif particulier, comme, par exemple, s’il nous advenait d’aimer la chasteté à cause de sa belle et tant agréable pureté, soudain sur ce motif il faut répandre celui du divin amour, en cette sorte: O très honnête et délicieuse blancheur de la chasteté, que vous êtes aimable, puisque vous êtes tant aimée par la divine bonté ! puis se retournant vers le Créateur: Hé ! Seigneur, je vous requiers une seule chose, c’est celle que je recherche en la chasteté, de voir et pratiquer en icelle votre bon plaisir, et les délices que vous y prenez. Et lorsque nous entrons ès exercices des vertus, nous devons souvent dire de tout notre coeur : Oui, Père éternel, je le ferai, parce qu’ainsi a-t-il été agréable de toute éternité devant vous (1). En cette sorte faut-il animer toutes nos actions de ce bon plaisir céleste, aimant principalement l’honnêteté et beauté des vertus, parce qu’elle est agréable à Dieu: car, mon cher Théotime, il se trouve des hommes qui aiment éperdument la beauté de quelques vertus, non seulement sans aimer la charité, mais avec mépris de la charité.

Origène, certes, et Tertullien aimèrent tellement la blancheur de la chasteté, qu’ils violèrent les plus grandes règles de la charité; l’un ayant choisi de commettre l’idolâtrie plutôt que de souffrir une horrible vilenie, de laquelle les tyrans voulaient souiller son corps; l’autre se séparant de la très chaste Église catholique sa mère, pour mieux établir selon son gré la chasteté de sa femme. Qui ne sait qu’il y a eu des pauvres de Lyon (2) qui, pour louer avec excès la mendicité, se firent hérétiques, et de mendiants devinrent de faux bélitres (3) ? Qui ne sait la vanité

(1)
Mt 11,26(2) Pauvres de Lyon, membres d’une secte vaudoise qui prit naissance à Lyon au XIIe siècle.(3) Faux bélitres. On nommait anciennement bélitre les quatre ordres mendiants. Faux bélitres, seraient de faux mendiants; bélistrerie. métier de fainéant.

des enthousiastes, messalliens, euchites (4), qui quittèrent la dilection pour vanter l’oraison? Qui ne sait qu’il y a eu des hérétiques qui, pour exalter la charité envers les pauvres, déprimaient la charité envers Dieu, attribuant tout le salut des hommes à la vertu de l’aumône, selon que saint Augustin le témoigne, quoique le saint Apôtre exclame que qui donne tout son bien aux pauvres, et n’a pas la charité, cela ne lui profite point (2)?

Dieu a mis sur moi l’étendard de sa charité (3), dit la sacrée Sulamite. L’amour, Théotime, est l’étendard en l’armée des vertus; elles se doivent toutes ranger à lui, c’est le seul drapeau sous lequel notre Seigneur les fait combattre, lui qui est le vrai général de l’armée. Réduisons donc. toutes les vertus à l’obéissance de la charité ; aimons les vertus particulières, mais principalement parce qu’elles sont agréables à Dieu; aimons excellemment les vertus plus excellentes, non parce qu’elles sont excellentes, mais parce que Dieu les aime plus excellemment. Ainsi le saint amour vivifiera toutes les vertus, les rendant toutes amantes, aimables et suraimables.

(1) Enthousiastes, noua générique des sectes d’illuminés; Messaliens, petite secte dissidente en Russie ; Euchites, nom d’une secte ancienne qui regardait la prière comme seule nécessaire au salut.(2) 1Co 13,3(3) Ct 2,4


CHAPITRE XV Comme la charité comprend en soi les dons du Saint-Esprit.

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Afin que l’esprit humain suive aisément les mouvements et instincts de la raison, pour parvenir au bonheur naturel qu’il peut prétendre vivant selon les lois de l’honnêteté, il a besoin premièrement de la tempérance, pour réprimer les inclinations insolentes de la sensualité ; secondement, de la justice, pour rendre à Dieu, au prochain et à soi-même ce qu’il est obligé; tiercement, de la force, pour vaincre les difficultés qu’on sent à faire le bien, et repousser le mal; quatrièmement, de la prudence, pour discerner quels sont les moyens plus propres pour parvenir au bien et à la vertu; cinquièmement, de la science, pour connaître le vrai bien auquel il faut aspirer et le vrai mal qu’il faut rejeter; sixièmement, de l’entendement, pour bien pénétrer les premiers et principaux fondements ou principes de la beauté et excellence de l’honnêteté; septièmement et en fin finale, de la sapience, pour contempler la Divinité, première source de tout bien. Telles sont les qualités par lesquelles l’esprit est rendu doux, obéissant et pliable aux lois de la raison naturelle qui est en nous.

Ainsi, Théotime, le Saint-Esprit qui habite en nous, voulant rendre notre âme souple, maniable et obéissante à ses divins mouvements et célestes inspirations, qui sont les lois de son amour, en l’observation desquelles consiste la félicité surnaturelle de cette vie présente, il nous donne sept propriétés et perfections pareilles presque aux sept que nous venons de réciter, qui, en l’Écriture sainte et ès livres des théologiens, sont appelées dons du Saint-Esprit.

Or, ils ne sont pas seulement inséparables de la charité, ains, toutes choses bien considérées, et à proprement parier, ils sont les principales vertus, propriétés et qualités de la charité; car, 1° la sapience n’est autre chose en effet que l’amour qui savoure, goûte et expérimente combien Dieu est doux et suave; 2° l’entendement n’est autre chose que l’amour attentif à considérer et pénétrer la beauté des vérités de la foi, pour y connaître Dieu en lui-même, et puis de là en descendant le considérer ès créatures ; 3° la science, au contraire, n’est autre chose que le même amour qui nous tient attentifs à nous connaître nous-mêmes et les créatures, poumons faire remonter à une plus parfaite connaissance du service que nous devons à Dieu; 4° le conseil est aussi l’amour, en tant qu’il nous rend soigneux, attentifs et habiles pour bien choisir les moyens propres à servir Dieu saintement; 5° la force est l’amour qui encourage et anime le coeur pour exécuter ce que le conseil a déterminé devoir être fait; 6° la piété est l’amour qui adoucit le travail et nous fait cordialement, agréablement et d’une affection filiale employer aux oeuvres qui plaisent à Dieu notre Père; et 7° pour conclusion, la crainte n’est autre chose que l’amour en tant qu’il nous fait fuir et éviter ce qui est désagréable à la divine majesté.

Ainsi, Théotime, la charité nous sera une autre échelle de Jacob, composée des sept dons du Saint-Esprit, comme autant d’échelons sacrés par lesquels les hommes angéliques monteront de la terre au ciel pour s’aller unir à la poitrine de Dieu tout-puissant, et descendront (1) du ciel en terre

(1)
Gn 28,12

pour venir prendre le prochain par la main et le conduire au ciel; car montant au premier échelon, la crainte nous fait quitter le mal ; au deuxième, la piété nous excite à vouloir faire le biens; au troisième, la science nous fait connaître le bien qu’il faut faire et le mal qu’il faut fuir; au quatrième, par la force nous prenons courage contre toutes les difficultés qu’il y a en notre entreprise; au cinquième, par le conseil nous choisissons les moyens propres à cela, au sixième, nous unissons notre entendement à Dieu pour voir et pénétrer les traits de son infinie beauté; et au septième, nous joignons notre volonté à Dieu, pour savourer et expérimenter les douceurs de son incompréhensible bonté., car sur le sommet de cette échelle, Dieu étant penché devers nous, il nous donne le baiser, d’amour et nous fait teter les sacrées mamelles de sa suavité, meilleures que le vin (1).

Mais si ayant délicieusement joui de ces amoureuses faveurs, nous voulons retourner en terre pour tirer le prochain à ce même bonheur, du premier et plus haut degré où nous avons rempli notre volonté d’un zèle très ardent, et avons parfumé notre âme des parfums de la charité souveraine de Dieu, nous descendons au second degré, où notre entendement prend une clarté nonpareille, et fait provision des conceptions et maximes plus excellentes pour la gloire de la beauté et bonté divines; de là, nous venons au troisième, où, par le don du conseil nous avisons par quels moyens nous inspirerons dans l’esprit des prochains le goût et l’estime de la divine suavité ;

(1) Ct 1,1

au quatrième, nous nous encourageons, recevant une sainte force pour surmonter les difficultés qui peuvent être en ce dessein; au cinquième, nous commençons à prêcher par le don de science, exhortant les âmes à la suite (1) des vertus et à la fuite des vices; au sixième, nous tâchons de leur imprimer la sainte piété, afin que, reconnaissant Dieu pour le père très aimable, ils lui obéissent avec une crainte filiale; et au dernier degré, nous les pressons de craindre les jugements de Dieu, afin que, mêlant cotte crainte d’être damnés avec la révérence filiale, ils quittent plus ardemment la terre pour monter au ciel avec nous.

La charité cependant comprend les sept dons et ressemble à une belle fleur de lis qui a six feuilles plus blanches que la neige, et au milieu les beaux martelets d’or de la sapience, qui poussent en nos coeurs les goûts et savourements amoureux de la bonté du Père notre créateur, de la miséricorde du Fils notre rédempteur, et de la suavité du Saint-Esprit notre sanctificateur. Et je mets ainsi cette double crainte ès deux degrés, pour accorder toutes les traductions avec la sainte et sacrée édition ordinaire: car, si en l’hébreu le mot de crainte est répété par deux fois, ce n’est pas sans mystère, ains pour montrer qu’il y a un don de crainte filiale qui n’est autre chose que le don de piété, et un don de la crainte servile qui est le commencement de tout notre acheminement à la souveraine sagesse.


(1) Suite, poursuite.


CHAPITRE XVI De la crainte amoureuse des épouses: suite du discours commencé.

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Ah ! Jonathas mon frère, disait David, tu étais aimable sur (1) l’amour des femmes (2). Et c’est comme s’il eût dit : Tu méritais un plus grand amour que celui des femmes envers leurs maris. Toutes choses excellentes sont rares. Imaginez-vous, Théotime, une épouse de coeur colombin, qui ait la perfection de l’amour nuptial, son amour est incomparable, non seulement en excellence mais aussi en une grande variété de belles affections et qualités qui l’accompagnent. Il est non seulement chaste, mais pudique; il est fort, mais gracieux; il est violent, mais tendre; il est ardent, mais respectueux; généreux, mais craintif; hardi, mais obéissant ; et sa crainte est toute mêlée d’une délicieuse confiance.

(1) Sur, au-dessus de.(2)
2S 1,26

Telle certes est la crainte de l’âme qui a l’excellente dilection; car elle s’assure tant de la souveraine bonté de son époux, qu’elle ne craint pas de le perdre, mais elle craint bien toutefois de ne jouir pas assez de sa divine présence, et que quelque occasion ne le fasse absenter pour un seul moment; elle a bien confiance de ne lui déplaire jamais, mais elle craint de ne lui plaire pas autant que l’amour le requiert: son amour est trop courageux pour entrer voire même au seul soupçon d’être jamais en sa disgrâce, mais il est aussi si attentif qu’elle craint de ne lui être pas assez unie; oui même l’âme arrive quelquefois à tant de perfection, qu’elle ne craint plus de n’être pas assez unie à lui, son amour l’assurant qu’elle le sera toujours; mais elle craint que cette union ne soit pas si pure, simple et attentive, comme son amour lui fait prétendre. C’est cette admirable amante qui voudrait ne point aimer les goûts, les délices, les vertus et les consolations spirituelles, de peur d’être divertie pour peu que ce soit de l’unique amour qu’elle porte à son bien-aimé, protestant que c’est lui-même et non ses biens qu’elle recherche, et criant à cette intention : Eh ! montrez-moi, mon bien-aimé, où vous paissez et reposez au midi, afin que je ne me divertisse point après les plaisirs qui sont hors de vous (1).

De cette sacrée crainte des divines épouses furent touchées ces grandes âmes de saint Paul, saint François, sainte Catherine de Gênes, et autres, qui ne voulaient aucun mélange en leurs amours, ains tâchaient de le rendre si pur, si simple, si parfait, que ni les consolations ni les vertus mêmes ne tinssent aucune place entre leur coeur et Dieu; en sorte qu’elles pouvaient dire : Je vis, mais non plus moi-même, ains Jésus-Christ vit, en moi : Mon Dieu m’est toutes choses (2) : Ce qui n’est point Dieu, ne m’est rien : Jésus-Christ est ma. vie : Mon amour est crucifié; et telles autres paroles d’un sentiment extatique.

Or, la crainte initiale, non des apprentis, procède du vrai amour, mais amour encore tendre, faible et commençant. La crainte filiale procède de l’amour ferme, solide et déjà tendant à la

(1) Ct 1,6(2) Ga 2,20

perfection; mais la crainte des épouses provient de l’excellence et perfection amoureuse déjà tout acquise : et quant aux craintes serviles et mercenaires, elles ne procèdent voirement pas de l’amour, mais elles précèdent ordinairement l’amour pour lui servir de fourrier, ainsi que nous avons dit ailleurs, et sont bien souvent très utiles à son service. Vous verrez toutefois, Théotime, une honnête dame, qui, ne voulant pas manger son pain en oisiveté (1), non plus que celle que Salomon a tant louée, couchera la soie en une belle variété de couleurs sur un satin bien blanc, pour faire une broderie de plusieurs belles fleurs, qu’elle rehaussera par après fort richement d’or et d’argent selon les assortiments convenables. Cet ouvrage se fait à l’aiguille, qu’elle passe partout où elle veut coucher la soie, l’or et l’argent mais néanmoins l’aiguille n’est point mise dans le satin pour y être laissée, ains seulement pour y introduire la soie, l’or et l’argent, et leur faire passage de façon qu’à mesure que ces choses entrent dans le fond, l’aiguille en est tirée et en sort. Ainsi la divine bonté voulant coucher en l’âme humaine une grande diversité de vertus, et les rehausser enfin de son amour sacré, elle se sert de l’aiguille de la crainte servile et mercenaire de laquelle pour l’ordinaire nos coeurs sont premièrement piqués, mais pourtant elle n’y est pas laissée; ains à mesure que les vertus sont tirées et couchées en l’âme, la crainte servile et mercenaire en sort, selon le dire du bien-aimé disciple, que la charité parfaite pousse la

(1) Pr 31,27

crainte dehors (1). Oui de vrai, Théotirne, car les craintes d’être damné et perdre le paradis sont effroyables et angoisseuses (2), et comme sauraient-elles demeurer avec la sacrée dilection, qui est toute douce, toute suave?

(1) Jn 4,18(2) Angoisseuses, pleines d’angoisses.



Sales: Amour de Dieu 11120