Sales: Amour de Dieu 11170

CHAPITRE XVII Comme la crainte servile demeure avec le divin amour.

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Toutefois, encore que la dame dont nous avons parlé ne veuille pas laisser l’aiguille en l’ouvrage quand il sera fait, si est-ce que tandis qu’elle y a quelque chose à faire, si elle est contrainte de se divertir pour quelqu’autre occurrence, elle laissera l’aiguille piquée dans l’oeillet, la rose oula pensée qu’elle brode, pour la trouver plus à propos quand elle retournera pour ouvrer. De même; Théotime, tandis que la Providence divine fait la broderie des vertus et l’ouvrage de son saint amour en nos âmes, elle y laisse toujours la crainte servile ou mercenaire, jusqu ‘à ce que la charité étant parfaite, elle ôte cette aiguille piquante, et la remet, par manière de dire, en son peloton. En cette vie donc en laquelle notre charité ne sera jamais si parfaite qu’elle soit exempte de péril, nous avons toujours besoin de la crainte, et lorsque nous tressaillons de joie par amour, nous devons trembler d’appréhension par la crainte.

Prenez instruction de ce qu’il vous faut faire
En crainte, et sans orgueil, servez la Tout-Puissant
Egayez-vous en lui; mais, vous esjouissant.
Que votre coeur soumis en tremblant le révère (3).

(3)
Ps 2,40

Le grand père Abraham envoya son serviteur Eliéser pour prendre une femme à son enfant unique Isaac. Eliéser va, et par inspiration céleste fit choix de la belle et chaste Rebecca, laquelle il amena avec soi ; mais cette sage demoiselle quitta Eliéser sitôt qu’elle eut rencontré Isaac, et, étant introduite en la chambre de San, elle demeura son épouse à jamais. Dieu envoie souvent la crainte servile, comme un autre Eliéser (Eliéser aussi veut dire aide de Dieu), pour traiter le mariage entre elle et l’amour sacré. Que si l’âme vient sous la conduite de la crainte, ce n’est pas qu’elle la veuille épouser; car, en effet, sitôt que l’âme rencontre l’amour, elle s’unit à lui, et quitte la crainte.

Mais comme Eliéser, étant de retour, demeura dans la maison au service d’isaac et de Rebecca; de même la crainte nous ayant amenés au saint amour, elle demeure avec nous pour servir ès occurrences et l’amour et l’âme amoureuse. Car l’âme, quoique juste, se voit maintes fois attaquée par des tentations extrêmes; et l’amour, tout courageux qu’il est, à fort à faire à se bien maintenir, à raison de la condition de la place en laquelle il se trouve, qui est le coeur humain, variable et sujet à la mutinerie des passions. Alors donc, Théotime, l’amour emploie la crainte au combat, et s’en sert pour repousser l’ennemi. Le brave prince Jonathas, allant à charge sur les Philistins, emmi les ténèbres de la nuit, voulut voir son écuyer avec soi: et ceux qu’il ne tuait pas, son écuyer les tuait (1). Et l’amour en voulant faire quelque entreprise hardie, il ne se sert pas

(1) 1S 14,13

seulement de ses propres motifs, ains aussi des motifs de la crainte servile et mercenaire. Et les tentations que l’amour ne défait pas, la crainte d’être damné les renverse. Si la tentation d’orgueil, d’avarice ou de quelque plaisir voluptueux m’attaque: Eh! ce dirai-je, serait-il bien possible que pour des choses si vaines mon coeur voulût quitter la grâce de son bien-aimé? Mais si cela ne suffit pas, l’amour excitera la crainte. Eh! ne vois-tu pas, misérable coeur, que secondant cette tentation, les effroyables flammes de l’enfer t’attendent, et que tu perds l’héritage éternel du paradis? On se sert de tout ès extrêmes nécessités, comme le même Jonathas fit, quand passant ces âpres rochers qui étaient entre lui et les Philistins, il ne se servait pas seulement de ses pieds, mais gravissait et grimpait à belles mains (1), comme il pouvait.


Tout ainsi donc que les nochers qui partent sous un vent favorable en une saison propice, n’oublient pourtant jamais les cordages, ancres et autres choses requises en temps de fortune et parmi la tempête; aussi, quoique le serviteur de Dieu jouisse du repos et de la douceur du saint amour, il ne doit jamais être dépourvu de la crainte des jugements divins, pour s’en servir entre les orages et assauts des tentations. Outre que, comme la pelure d’une pomme, qui est de peu d’estime en soi-même, sert toutefois grandement à conserver la pomme qu’elle couvre; aussi la crainte servile, qui est de peu de prix en sa propre condition au regard de l’amour, lui est

(1) 1S 14,13

néanmoins grandement utile à sa conservation pendant les hasards de cette vie mortelle. Et comme celui qui donne une grenade la donne voirement pour les grains et le suc qu’elle a au-dedans, mais ne laisse pas pourtant de donner aussi l’écorce comme une dépendance d’icelle; de même, bien que le Saint-Esprit, entre ses dons sacrés, confère celui de la crainte amoureuse aux âmes des siens, afin qu’elles craignent Dieu en piété, comme leur père et leur époux, si est-ce toutefois qu’il ne laisse pas de leur donner encore la crainte servile et mercenaire, comme un accessoire de l’autre plus excellente. Ainsi Joseph envoyant à son père plusieurs charges de toutes les richesses d’Égypte, ne lui donna pas seulement les trésors comme principaux présents, mais aussi les ânes qui les portaient.


Or, bien que la crainte servile et mercenaire soit grandement utile pour cette vie mortelle, si est-ce qu’elle est indigne d’avoir place en l’éternelle, en laquelle il y aura une assurance sans crainte, une paix sans défiance, un repos sans souci. Mais les services néanmoins que ces craintes servantes et mercenaires auront rendus à l’amour, y seront récompensés: de sorte que si ces craintes, comme des autres Moïse et Aaron, n’entrent pas en la terre de promission, leur postérité néanmoins et leurs ouvrages y entreront. Et quant aux craintes des enfants et des épouses, elles y tiendront leur rang et leur grade, non pour donner aucune défiance ou perplexité de l’âme, mais pour lui faire admirer et révérer avec soumission l’incompréhensible majesté de ce père tout-puissant et de cet époux de gloire.

Le respect au Seigneur porté
Est saint, rempli de pureté,
Sa crainte en tout siècle est durable.
Tout ainsi que sa majesté
Est à jamais très adorable.


CHAPITRE XVIII Comme l’amour se sert de la crainte naturelle, servile et mercenaire.

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Les éclairs, tonnerres, foudres, tempêtes, inondations, tremble-terres (1) et autres tels accidents inopinés excitent même les plus indévots à craindre Dieu; et la nature prévenant le discours en telles occurrences, pousse le coeur, les yeux et les mains même devers le ciel pour réclamer le secours, de la très sainte Divinité, selon le sentiment commun du genre humain, qui est, dit Tite-Live, que ceux qui servent la Divinité prospèrent, et ceux qui la méprisent sont affligés. En la tourmente qui fit périller (2) Jonas, les mariniers craignirent d’une grande crainte, et crièrent soudain un chacun à son Dieu (3). Ils ignoraient, dit saint Jérôme, la vérité; mais ils reconnaissaient la Providence, et crurent que c’était par jugement céleste qu’ils se trouvaient en ce danger; comme les Maltais, lorsqu’ils virent saint Paul échappé du naufrage, être attaqué par la vipère, crurent que c’était par vengeance divine (4). Aussi les tonnerres, tempêtes, foudres sont appelés voix du Seigneur par le Psalmiste, qui dit de plus qu’elles font la parole d’icelui (5), parce qu’elles annoncent

(1) Tremble-terres, tremblements de terre.(2) Fit périller, mit en péril.(3)
Jn 1,5(4) Ac 28,4(5) Ps 143,8

sa crainte, et sont comme ministres de sa justice. Et ailleurs souhaitant que la divine majesté se fasse redouter à ses ennemis: Lancez, dit-il, des éclairs, et vous les dissiperez; décoche: vos dards, et vous les troublerez (1), où il appelle les foudres sagettes (2) et dards du Seigneur. Et devant le Psalmiste la bonne mère de Samuel avait déjà chanté que les ennemis mêmes, de Dieu le craindraient, d’autant qu’il tonnerait sur eux dès le ciel (3). Certes, Platon en son Gorgias et ailleurs témoigne qu’entre les païens il y avait quelque sen tintent de crainte, non seulement pour les châtiments que la souveraine justice de Dieu pratique en ce monde, mais aussi pour les punitions qu’il exerce en l’autre vie sur les âmes de ceux qui ont des péchés-incurables. Tant l’instinct de craindre la Divinité est gravé profondément en la nature humaine.

Mais cette crainte toutefois pratiquée par manière d’élan, ou sentiment naturel, n’est ni louable ni vitupérable (4) en nous, puisqu’elle ne procède pas de notre élection. Elle est néanmoins un effet d’une très bonne cause, et cause d’un très bon effet; car elle provient de la connaissance naturelle que Dieu nous a donnée de sa providence, et nous fait reconnaître combien nous dépendons de la toute-puissance souveraine, nous incitant à l’implorer; et, se trouvant en une âme fidèle, elle lui fait beaucoup de bien. Les chrétiens, parmi les étonnements que les tonnerres, tempêtes et autres

(1) Ps 143,6(2) Sagettes, flèches.(3) 1S 2,10(4) Vitupérable, blâmable.

périls naturels leur apportent, invoquent le nom sacré de Jésus et de Marie, font le signe de la croix, se prosternent devant Dieu, et font plusieurs bons actes de foi, d’espérance et de religion. Le glorieux saint Thomas d’Aquin, étant naturellement sujet à s’effrayer quand il tonnait, soulait (1) dire, par manière d’oraison jaculatoire, les divines paroles que l’Église estime tant : Le Verbe a été fait chair (2). Sur cette crainte donc le divin amour fait maintes fois des actes de complaisance et de bienveillance : Je vous bénirai, Seigneur, car vous êtes terriblement magnifié (3) Que chacun vous craigne, ô Seigneur! O grands de la terre, entendez, servez Dieu en crainte, et tressaillez pour lui en tremblement (4).

Mais il y a une autre crainte qui prend origine de la foi, laquelle nous apprend qu’après cette vie mortelle il y a des supplices effroyablement éternels, ou éternellement effroyables, pour ceux qui en ce monde auront offensé la divine majesté et seront décédés sans être réconciliés avec elle; qu’à l’heure de la mort les âmes seront jugées du jugement particulier, et à la fin du monde tous comparaîtront ressuscités pour être derechef jugés au jugement universel. Car ces vérités chrétiennes, Théotime, frappent le coeur qui les considère, d’un épouvantement extrême. Et comme pourrait-on se représenter ces horreurs éternelles sans frémir et trembler d’appréhension ? Or, quand ces sentiments de crainte prennent tellement place

(1) Soulait, avait coutume de.(2) Jn 1,14(3) Ps 138,14(4) Ps 11,10-12

dans nos coeurs, qu’ils en bannissent et chassent l’affection et volonté du péché, comme le sacré concile de Trente parle, certes ils sont grandement salutaires. Nous avons conçu de votre crainte, ô Dieu, et enfanté l’esprit de salut (1), est-il dit en Isaïe: c’est-à-dire, votre face courroucée nous a épouvantés, et nous a fait concevoir et enfanter l’esprit de pénitence qui est l’esprit de salut, ainsi que le Psalmiste avait dit : Mes os n’ont point de paix (2), ains tremblent devant la face de votre ire.

Notre Seigneur qui était venu pour nous apporter la loi d’amour, ne laisse pas de nous inculquer cette crainte : Craignez, dit-il, celui qui peut jeter le corps et l’âme en la géhenne (3). Les Ninivites, par les menaces de leur subversion et damnation, firent pénitence, et leur pénitence fut agréable à Dieu (4); et en somme cette crainte est comprise ès dons du Saint-Esprit, comme plusieurs anciens Pères ont remarqué.

Que si la crainte ne forclôt (5) pas la volonté de pécher, ni l’affection au péché, certes elle est méchante et pareille à celle des diables, qui cessent souvent de nuire, de peur d’être tourmentés par l’exorcisme, sans cesser néanmoins de désirer et vouloir le mal qu’ils méditent à jamais; pareille à celle du misérable forçat, qui voudrait manger le coeur du comite (6), quoiqu’il n’ose quitter la rame de peur d’être battu; pareille à la crainte de ce

(1) Is 26,18(2) Ps 38,4(3) Mt 10,28(4) Jn 15,3(5) Forclôt, exclut.(6) Comite, officier proposé à la chiourme des galères.

grand hérésiarque du siècle passé, qui confesse d’avoir haï Dieu d’autant qu’il punissait les méchants. Certes celui qui aime le péché et le voudrait volontiers commettre malgré la volonté de Dieu, encore qu’il ne le veuille commettre craignant seulement être damné, il a une crainte horrible et détestable. Car bien qu’il n’ait pas la volonté de venir à l’exécution du péché, il a néanmoins l’exécution en sa volonté, puisqu’il le voudrait faire, si la crainte ne lé tenait; et c’est comme par force qu’il n’en vient pas aux effets.

A cette crainte on en peut ajouter une autre, certes moins malicieuse, mais autant inutile, comme fut celle du juge Félix, qui oyant parler du jugement divin, fuit tout épouvanté (1), et toutefois ne laissa pas pour cela de continuer en son avarice; et celle de Balthasar, qui voyant cette main prodigieuse qui écrivait sa condamnation contre le paroi, fut tellement effrayé qu’il changea de visage, et les jointures de ses reins se desserraient, et ses genoux trémoussants s’entre-heurtaient l’un à l’autre (2), et néanmoins ne fit point pénitence. Or, de quoi sert-il de craindre le mal, si par la crainte on ne se résout de l’éviter?

La crainte donc de ceux qui, comme esclaves, observent la loi de Dieu pour éviter l’enfer, est fort bonne. Mais beaucoup plus noble et désirable est la crainte des chrétiens mercenaires, qui comme serviteurs à gages travaillent fidèlement, non pas certes principalement pour aucun amour qu’ils aient encore envers leurs maîtres, mais pour être salariés de la récompense qui leur est promise.

(1) Ac 24,25(2) Da 5,6

O si l’oeil pouvait voir, si l’oreille pouvait ouïr, ou qu’il pût monter au coeur de l’homme ce que Dieu a préparé à ceux qui le servent (1) ! hé, quelle appréhension aurait-on de violer les commandements divins, de peur de perdre ces récompenses immortelles! Quelles larmes, quels gémissements jetterait-on, quand par le péché on les aurait perdues! Or, cette crainte néanmoins serait blâmable, si elle renfermait en soi l’exclusion du saint amour. Car qui dirait: Je ne veux point servir Dieu pour aucun amour que je lui veuille porter, mais seulement pour avoir les récompenses qu’il promet, il ferait un blasphème, préférant la récompense au maître, le bienfait au bienfaiteur, l’héritage au père, et son propre profit à Dieu tout-puissant, ainsi que nous avons plus amplement montré au livre second.

Mais enfin, quand nous craignons d’offenser Dieu, non point pour éviter la peine de l’enfer ou la perte du paradis, mais seulement parce que Dieu étant notre très bon père, nous lui devons honneur, respect, obéissance; alors notre crainte est filiale, d’autant qu’un enfant bien né n’obéit pas à son père en considération du pouvoir qu’il a de punir sa désobéissance, ni aussi parce qu’il le peut exhéréder (2), ains seulement parce qu’il est son père; en sorte qu’encore que le père serait vieil, faible et pauvre, il ne laisserait pas de le servir avec égale diligence; ains, comme la pieuse cigogne (3), il l’assisterait avec plus de soin et d’affection; ainsi que Joseph, voyant le bonhomme

(1) 1Co 1,9(2) Exhéréder, deshériter.(3) La pieuse cigogne. Les Romains avaient fait decet ciseau l’emblème de la piété filiale.

Jacob son père, vieux, nécessiteux et réduit sous son sceptre, il ne laissa pas de l’honorer, servir et révérer avec une tendreté plus filiale, et telle que ses frères l’ayant reconnue, estimèrent qu’elle opérerait encore après sa mort, et l’employèrent pour obtenir pardon de lui, disant : Votre père a commandé que nous vous disions de sa part: Je vous prie d’oublier le crime de vos frères, et la malice qu’ils ont exercée envers vous (1). Ce que ayant oui, il se prit à pleurer, tant son coeur filial fut attendri, les désirs et volontés de son père décédé étant représentés. Ceux-là donc craignent Dieu d’une affection filiale, qui ont peur de lui déplaire purement et simplement, parce qu’il est leur Père très doux, très bénin et très aimable.

Toutefois quand il arrive que cette crainte filiale est jointe, mêlée et détrempée avec la crainte servile de la damnation éternelle ou bien avec la crainte mercenaire de perdre le paradis, elle ne laisse pas d’être fort agréable à Dieu, et s’appelle crainte initiale c’est-à-dire crainte des apprentis qui entrent ès exercices de l’amour divin. Car comme les jeunes garçons qui commencent à monter à cheval, quand ils sentent leur cheval porter un peu plus haut, ne serrent pas seulement les genoux, ains se prennent à belles mains à la selle; mais quand ils sont un peu plus exercés ils se tiennent seulement en leurs serres (2): de même les novices et apprentis au service de Dieu, se trouvant éperdus parmi les assauts que leurs ennemis leur livrent au commencement, ils ne se servent pas seulement de la crainte filiale, mais aussi de la mercenaire et servile, et se tiennent comme ils peuvent pour ne point déchoir de leur prétention.

(1) Gn 50,16-17(2) En leurs serres, en serrant les jambes.



CHAPITRE XIX Comme l’amour sacré comprend les douze fruits du Saint-Esprit, avec les huit béatitudes de l’Évangile.

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Le glorieux saint Paul dit ainsi: Or le fruit de l’Esprit est la charité, la joie, la paix, la patience, la bénignité, la bonté, la longanimité, la mansuétude, la foi, la modestie, la continence, la chasteté (1). Mais voyez, Théotime, que ce divin apôtre comptant ces douze fruits du Saint-Esprit, il ne les met que pour un seul fruit; car il ne dit pas: les fruits de l’esprit sont la charité, la joie; mais seulement: le fruit de l’Esprit est la charité, la joie. Or voici le mystère de cette façon de parler. La charité de Dieu est répandue en nos coeurs par le Saint-Esprit qui nous est donné (2) : certes, la charité est l’unique fruit du Saint-Esprit; mais parce que ce fruit a une infinité d’excellentes propriétés, l’Apôtre qui en veut représenter quelques-unes par manière de montre, parle de cet unique fruit comme de plusieurs, à cause de la multitude des propriétés qu’il contient en son unité: il parle réciproquement de tous ces fruits comme d’un seul, à cause de l’unité en laquelle est comprise cette variété. Ainsi qui dirait : Le fruit de la vigne c’est le raisin, le moût, le vin, l’eau-de-vie, la liqueur réjouissant le coeur de l’homme (3), le breuvage confortant l’estomac, il ne voudrait pas dire que

(1)
Ga 5,22-23(2) Rm 5,5(3) Ps 103,5

ce fussent des fruits de différentes espèces, ains seulement qu’encore que ce ne soit qu’un seul fruit, il a néanmoins une quantité de diverses propriétés selon qu’il est employé diversement.

L’Apôtre donc ne veut dire autre chose, sinon que le fruit du Saint-Esprit est la charité; laquelle est joyeuse, paisible, patiente, bénigne, bonteuse (1), longanime, douce, fidèle, modeste, continente, chaste, c’est-à-dire, que le divin amour donne une joie et consolation intérieure avec une grande paix de coeur qui se conserve dans les adversités par la patience, et qui nous rend gracieux et bénis à secourir le prochain par une bonté cordiale envers icelui, bonté qui n’est point variable, ains constante et persévérante, d’autant qu’elle nous donne un courage de longue étendue, au moyen de quoi nous sommes rendus doux, affables et condescendants envers tous, supportant leurs humeurs et imperfections, en leur gardant une loyauté parfaite, témoignant une simplicité accompagnée de confiance, tant en nos paroles qu’en nos actions, vivant modestement et humblement, retranchant toutes superfluité et tous désordres au boire, manger, vêtir, coucher, jeux, passe-temps et autres telles convoitises voluptueuses par une sainte continence, et réprimant surtout les inclinations et séditions de la chair par une soigneuse chasteté, afin que toute notre personne soit occupée en la divine dilection, tant intérieurement par la joie, paix, patience, longanimité, bonté et loyauté comme aussi extérieurement par la bénignité, mansuétude, modestie, continence et chasteté.

(1) Bonteuse, bonne

Or, la dilection est appelée fruit, en tant qu’elle nous délecte, et que nous jouissons de sa délicieuse suavité comme d’une vraie pomme de paradis, recueillie de l’arbre de vie, qui est le Saint-Esprit enté sur nos esprits humains, et habitant en nous par sa miséricorde infinie. Mais quand non seulement nous nous-réjouissons en cette divine dilection, et jouissons de la délicieuse douceur, ains que nous établissons toute notre gloire en icelle comme en la couronne de notre bonheur; alors elle n’est pas seulement un fruit doux à notre gosier, mais elle est une béatitude et félicité très désirable; non seulement parce qu’elle nous assure la félicité de l’autre vie, mais parce qu’en celle-ci elle nous donne un contentement lequel est si fort, que ni les eaux des tribulations et les fleuves des persécutions ne le peuvent éteindre; ains non seulement il ne périt pas, mais il s’enrichit parmi les pauvretés, il s’agrandit ès abjections et humilités, il se réjouit entre les larmes, il se renforce d’être abandonné de la justice et privé de l’assistance d’icelle, lorsque le réclamant, nul ne lui en donne; il se récrée emmi la compassion et commisération, lorsqu’il est environné des misérables et souffreteux; il se délecte de renoncer à toutes sortes de délices sensuelles et mondaines, pour obtenir la pureté et netteté de coeur; il fait vaillance d’assoupir les guerres noires et dissensions, et de mépriser les grandeurs et réputation temporelles; il se revigore d’endurer toutes sortes de souffrances, et tient que sa vraie vie consiste à mourir pour le bien-aimé.

De sorte, Théotime, qu’en somme la très sainte dilection est une vertu, un don, un fruit et une béatitude. En qualité de vertu, elle nous rend obéissants aux inspirations intérieures que Dieu-nous donne par ses commandements et conseils-, en l’exécution desquels on pratique toutes vertus, dont la dilection est la vertu de toutes les vertus. En qualité de don, la dilection nous rend souples et maniables aux inspirations intérieures, qui sont comme les commandements et conseils secrets de Dieu, à l’exécution desquels sont employés les sept dons du Saint-Esprit, si que la dilection est le don des dons. En qualité de fruit, elle nous donne un goût et plaisir extrême en la pratique de la vie dévote, qui se sent ès douze fruits du Saint-Esprit, et partant elle est le fruit des fruits. En qualité de béatitude, elle nous fait prendre à faveur extrême et singulier honneur les affronts, calomnies, vitupères (1) et opprobres que le monde nous fait, et nous fait quitter renoncer et rejeter toute autre gloire, sinon celle qui procède du bien-aimé crucifix, pour laquelle nous nous glorifions en l’abjection, abnégation et anéantissement de nous-mêmes, ne voulant autres marques de majesté que la couronne d’épine, du crucifix, le sceptre de son roseau, le mantelet de mépris qui lui fut imposé et le trône de sa croix, sur lequel les amoureux sacrés ont plus de contentement, de joie, de gloire et de félicité, que jamais Salomon n’eut sur son trône d’ivoire.

Ainsi la dilection est maintes fois représentée par la grenade, qui, tirant ses propriétés du grenadier, peut être dite la vertu d’icelui, comme encore elle semble être son don qu’il offre à

(1) Vitupères, du lat. reproches.

l’homme par amour, et son fruit, puisqu’elle est mangée pour récréer le goût de l’homme; et enfin elle est, par manière de dire, sa gloire et béatitude, puisqu’elle porte la couronne et diadème.


CHAPITRE XX Comme le divin amour emploie toutes les passions et afflictions de l’âme, et les réduit à son obéissance.

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L’amour est la vie de notre coeur. Et comme le contre-poids donne le mouvement à toutes les pièces mobiles d’une horloge, ainsi l’amour donne à l’à me tous les mouvements qu’elle a. Toutes nos affections suivent notre amour, et selon icelui nous désirons, nous nous délectons, nous espérons et désespérons, nous craignons, nous nous encourageons; nous haïssons, nous fuyons, nous nous attristons, nous entrons en colère, nous triomphons. Ne voyons-nous pas les hommes qui ont donné leur coeur en proie à l’amour vil et abject des femmes; comme ils ne désirent que selon cet amour, ils n’ont plaisir qu’en cet amour, ils n’espèrent ni ne désespèrent que pour ce sujet, ils ne craignent ni n’entreprennent que pour cela, ils n’ont à contre-coeur ni ne fuient que ce qui les en détourne, ils ne s’attristent que de ce qui les en prive, ils n’ont de colère que par jalousie, ils ne triomphent que par cette infamie. C’en est de même des amateurs des richesses et ambitieux de l’honneur; car ils sont rendus esclaves de ce qu’ils aiment, et n’ont plus de coeur en leurs poitrines, ni d’âmes en leurs coeurs, ni d’affections en leurs âmes que pour cela.

Quand donc le divin amour règne dans nos coeurs, il s’assujettit royalement tous les autres amours de la volonté, et par conséquent toutes les affections d’icelle, parce que naturellement elles suivent les amours; puis il dompte l’amour sensuel, et le réduisant à son obéissance, il tire aussi après icelui toutes les passions sensuelles; car, en somme, cette sacrée dilection est l’eau salutaire de laquelle Notre-Seigneur disait : Celui qui boira de l’eau que je lui donnerai, il n’aura jamais soif (1). Non vraiment, Théotime, qui aura l’amour de Dieu un peu abondamment, il n’aura plus ni désir, ni crainte, ni espérance, ni courage, ni joie, que pour Dieu, et tous ses mouvements seront accoisés (2) en ce seul amour céleste.

L’amour divin et l’amour propre sont dedans notre coeur, comme Jacob et Ésaü dans le sein de Rébecca; ils ont une antipathie et répugnance fort grande l’un à l’autre, et s’entre-choquent (3) dedans le coeur continuellement, dont la pauvre s’écrie : Hélas! moi misérable, qui me délivrera du corps de cette mort (4), afin que le seul amour de mon Dieu règne paisiblement en moi? Mais il faut pourtant que nous ayons courage, espérant en la parole du Seigneur qui promet en commandant, et commande en promettant la victoire à son amour, et semble qu’il dit à l’âme ce qu’il fit dire à Rébecca: Deux nations sont en ton sein, et deux peuples seront séparés dans tes entrailles, et

(1)
Jn 4,18(2) Accoisés, calmés, reposée.(3) Gn 25,22(4) Rm 8,24

l’un des peuples surmontera l’autre et l’aîné servira au moindre (1); car comme Rébecca n’avait que deux enfants en son sein, mais parce que d’iceux devaient naître deux peuples, il est dit qu’elle avait deux nations en son sein. Aussi l’âme, ayant dedans son coeur deux amours, a par conséquent deux grandes peuplades de mouvements, affections et passions : et comme les deux enfants de Rébecca, par la contrariété de leurs mouvements, lui donnaient des grandes convulsions et douleurs d’entrailles; aussi les deux amours de notre âme donnent des grands travaux à notre coeur : et comme il fut dit qu’entre les deux enfants de cette dame le plus grand servirait le moindre, aussi a-t-il été ordonné que des deux amours de notre coeur le sensuel servira le spirituel, c’est-à-dire, que l’amour propre servira l’amour de Dieu.

Mais quand fut-ce que l’aîné des peuples qui étaient dans le sein de Rébecca servit le puîné? Certes, ce ne fut jamais que lorsque David subjugua en guerre les Iduméens; et que Salomon les maîtrisa en paix. O quand sera-ce donc que l’amour sensuel servira l’amour divin? Ce sera lors, Théotime, que l’amour armé, parvenu jusqu’au zèle, servira nos passions par la mortification, et bien plus lorsque là-haut au ciel l’amour bienheureux possédera toute notre âme en paix.

Or, la façon avec laquelle l’amour divin doit subjuguer l’appétit sensuel est pareille à celle dont Jacob usa, quand pour bon usage et commencement de ce qui devait arriver par après, Ésaü sortant du sein de sa mère, Jacob l’empoigna

(1) Gn 25,23

par le pied (1), comme pour l’enjamber, supplanter et tenir sujet, ou, comme on dit, l’attacher par le pied, à guise d’un oiseau de proie, tel qu’Ésaü fut en qualité de chasseur (2) et terrible homme car ainsi l’amour divin voyait naître en nous quelque passion ou affection naturelle, il doit soudain la prendre par le pied et la ranger à son service. Mais qu’est-ce à dire la prendre par le pied? C’est la lier et assujettir au dessein de Dieu. Ne voyez-vous pas comme Moise transformait le serpent en baguette, le saisissant seulement par la queue (3)? Certes, de même donnant une bonne fin à nos passions, elles prennent la qualité des vertus.

Mais donc quelle méthode doit-on tenir pour. ranger les affections et passions au service du divin amour? Les médecins méthodiques ont toujours en bouche cette maxime que les contraires sont guéris par leurs contraires, et les Spagyriques (4) célèbrent une sentence opposée à celle-là, disant que les semblables sont guérie par leurs semblables. Or, comme que c’en soit, nous savons que deux choses font disparaître la lumière des étoiles, l’obscurité des brouillards de la nuit et la plus grande lumière du soleil; et de même nous combattons les passions, ou leur opposant des passions contraires, ou leur opposant des plus

(1) Gn 25,25(2) Gn 28(3) Ex 4,4(4) Les Spagyriques, médecins guérissant par la chimie, du nom de Spagyre donné à cette science, par Paracelse. Les méthodiques suivent l’axiôme d’Hippocrate : Contraria contrariis curantur. Les spagyriques seraient les précurseurs de l’homéopathie.

grandes affections de leur sorte. S’il m’arrive quelque vaine espérance, je puis résister, lui opposant ce juste découragement : O homme insensé! sur quels fondements bâtis-tu cette espérance? Ne vois-tu pas que ce grand auquel tu espères est aussi près de la mort que toi-même? Ne connais-tu pas l’instabilité, faiblesse et imbécillité des esprits humains?

Aujourd’hui ce coeur, duquel tu prétends, est à toi, demain un autre l’emportera pour soi ; en quoi donc prends-tu cette espérance? Je puis aussi résister à cette espérance, lui en opposant une plus solide. Espère en Dieu, ô mon âme, car c’est lui qui délivrera tes pieds du piège (1). Jamais nul n’espéra en lui, qui ait été confondu (2). Jette tes prétentions ès choses éternelles et perdurables. Ainsi je puis combattre le désir des richesses et voluptés mortelles; ou par le mépris qu’elles méritent, ou par le désir des immortelles; et par ce moyen l’amour sensuel et terrestre sera ruiné par l’amour céleste, ou comme le feu est éteint par l’eau à cause de ses qualités contraires, ou comme il est éteint par le feu du ciel à cause de ses qualités plus fortes et prédominantes.

Notre Seigneur use de l’une et de l’autre méthode en ses guérisons spirituelles. Il guérit ses disciples de la crainte mondaine, leur imprimant dans le coeur une crainte supérieure: Ne craignez pas, dit-il, ceux qui tuent le corps, mais craignez celui qui peut damner l’âme et le corps pour la géhenne (3). Voulant une. autre fois les guérir

(1) Ps 25,15(2) Qo 2,2(3) Mt 10,28

d’une basse joie, il leur en assigne une plus relevée : Ne vous réjouissez pas, dit-il, de quoi (1) les esprits malins vous sont sujets, mais de quoi vos noms sont écrits au ciel (2) : et lui-même aussi rejette la joie par la tristesse: Malheur à vous qui riez, car vous pleurerez (Lc 6,21). Ainsi donc le divin amour supplante et assujettit les affections et passions, les détournant de la fin à laquelle l’amour propre les veut porter, et les contournant à sa prétention spirituelle. Et comme l’arc-en-ciel, touchant l’aspalatus (4), lui ôte son odeur et lui en donne une plus excellente, aussi l’amour sacré, touchant nos passions, leur ôte leur fin terrestre, et leur en donne une céleste. L’appétit de manger est rendu grandement spirituel si, avant que de le pratiquer, on lui donne le motif de l’amour. Eh! non, Seigneur, ce n’est pas pour contenter cette chétive nature, ni pour assouvir cet appétit que je vais à table; mais pour, selon votre providence, entretenir ce corps que vous m’avez donné sujet à. cette misère. Oui, Seigneur, parce qu’ainsi il vous a plu (5). Si j’espère l’assistance d’un ami, ne puis-je pas dire : Vous avez établi notre vie en sorte, Seigneur, que nous ayons à prendre secours, soulagement et consolation les uns des autres: et parce qu’il vous plaît, j’implorerai donc cet homme duquel vous m’avez donné l’amitié à. cette intention. Y a-t-il quelque juste sujet de crainte? Vous voulez, ô Seigneur,

(1) De quoi, de ce que.(2) Lc 10,20(4) Aspalatus. V. ci-dessus, chap. III.(5) Mt 2,26

que je craigne, afin que je prenne les moyens convenables pour éviter cet inconvénient; je le ferai, Seigneur, puisque tel est votre bon plaisir. Si la crainte est excessive: eh ! Dieu, Père éternel, qu’est-ce que peuvent craindre vos enfants, et les poussins qui vivent sous vos ailes? Or sus, je ferai ce qui est convenable pour éviter le mal que je crains; mais après cela, Seigneur, je suis vôtre, sauvez-moi (1), s’il vous plaît, et ce qui m’arrivera, je l’accepterai, parce que telle sera votre bonne volonté. O sainte et sacrée alchimie! ô divine poudre de projection (2), par laquelle tous les métaux de nos passions, affections et actions sont convertis en l’or très pur de la céleste dilection.



Sales: Amour de Dieu 11170