F. de Sales, Lettres 387

LETTRE CXII, À MADAME DE CHANTAL.

387
Il l'encourage, par son exemple, à souffrir patiemment qu'on ne lui rendît pas justice sur la douceur qu'elle faisait paraître dans les contradictions domestiques qu'elle avait à souffrir.


Annecy, le samedi-saint, 14 avril 1607.

1. O ma très-chère fille, nous voici à la fin de la sainte quarantaine, et à la glorieuse résurrection. Hé ! que je désire que nous soyons bien ressuscites avec Notre Seigneur! je m'en vais l'en supplier, comme je fais journellement ; car je n'appliquai jamais si fort mes communions à votre âme comme j'ai fait ce carême, et avec un particulier sentiment de confiance endette immense bonté qu'elle nous sera propice.

Oui, ma chère fille, il faut avoir bon courage. Il n'est que bien que votre support de la contradiction domestique soit interprété à dissimulation ; et pensez-vous que je sois exempt de pareilles attaques? Mais, c'est la vérité, je ne fais que m'en rire quand je m'en ressouviens, qui est fort peu souvent. O Dieu ! que ne suis-je insensible aux autres accidents et suggestions malignes, comme je le suis aux injures et mauvaises opinions que l'on a de moi! Il est vrai qu'elles ne sont pas ni cuisantes, ni en grand nombre : mais encore m'est-il avis que s'il y en avait beaucoup davantage, je ne m'en étonnerais pas, moyennant l'assistance du Saint-Esprit. O courage, ma très-chère et bien aimée fille! c'est cela qu'il nous faut, que notre peu d'onguent soit trouvé puant au nez du monde.

A Dieu, ma très-chère fille ; à Dieu soyons-nous au temps et l'éternité ! qu'à jamais puissions-nous unir nos petites croix à la sienne grande !

2. Hier (car il faut que je vous dise encore ce mot) je fis un sermon de la Passion devant nos. religieuses de Sainte-Claire, qui m'en avaient tant conjuré, après le sermon de la ville auquel j'assistai; et quand ce vint au point auquel je contemplais comme on chargea la croix sur les épaules de notre Seigneur, et comment il l'embrassa, en disant qu'en sa croix et avec icelle il avoua et prit à soi toutes nos petites croix, et qu'il les baisa toutes pour les sanctifier; venant à particulariser qu'il baisa nos sécheresses, nos contradictions, nos amertumes, je vous assure, ma chère fille, que je fus fort consolé, et eus peine de contenir les larmes.

A quel propos dis-je ceci? je ne sais, sinon que je n'ai pu m'empêcher de vous le dire. J'eus bien de la consolation en ce petit sermon, auquel assistèrent vingt-cinq ou trente dévotes âmes de la. ville, outre celles du monastère ; si que j'eus toute-commodité de lâcher la bride à mes pauvres et menues affections sur un digne sujet. Le bon et débonnaire Jésus soit à jamais le roi de nos coeurs. Amen.

J'aime notre Celse - Bénigne et la petite Françon (1). Dieu soit à jamais leur Dieu (cf.
Ex 6,7 Ex 29,45-46); et l'ange qui a conduit leur mère (Gn 48,16) les veuille bénir à jamais ! - Oui, ma fille ; car c'a été un grand ange qui vous a donné vos bons désirs. Ainsi puisse-t-il vous, en donner l'exécution et la persévérance. Vive Jésus, qui m'a rendu, et me tient pour jamais tout vôtre. Amen.


(1) Celse-Bénigne est le fils de madame de Chantal, et la petite Françon sa fille cadette.



LETTRE CXIII. A MADEMOISELLE DE VILLERS.

388
(L'original a appartenu à M. Delabaume, ancien, docteur de Sorbonne.)

Témoignages d'amitié. Le vendredi de Pâques, 20 avril 1607.

Mademoiselle ma très- chère mère, pressé de mille sortes d'empêchements sur ce départ que je fais pour aller célébrer un grand jubilé (5) à Thonon, je vous salue humblement par cette occasion, vous suppliant de me faire part un peu amplement de vos nouvelles par madame de Chantal, laquelle, comme je crois, fera avec nous la fête de la Pentecôte : car, ma chère mère,, voyez-vous, je vous veux parler un peu plus tendrement désormais de me promettre votre venue à Saint-Claude. Je ne le puis faire pour cette année, quoique notre bon M. Robin m'en ait jeté quelque assentement. Je sais que vous êtes tendre-au voyage, et que vous n'avez pas tant de santé-que de volonté : mais, croyez-moi, ou je mourrai à la poursuite, ou je m'approcherai un jour; en sorte que s'il vous faut faire quelque partie du chemin en ma faveur, elle sera fort courte. Je suis en si peu de liberté, que je ne puis pas dire-si ce sera cette année ; mais j'ai tant de désir de vous revoir, que je ne puis ne l'espérer pas. Aimez-moi cependant, et croyez que mon âme vous est toute dédiée en notre Seigneur, qui m'a rendu, votre fils et serviteur, etc.


(5) Il s'agit ici du jubilé pour l'exaltation de Paul V au souverain pontificat.




LETTRE CXIV.

LE CARDINAL PAMPHILE, A S. FRANÇOIS DE SALES.

(Tirée de là vie du Saint, par Ch.-Aug. de Sales.)

Il le loue de son zèle pour la foi ; pour l'Église, pour le salut des âmes et pour la gloire de Dieu.



Rome, 50 avril 1607.

Perillustris ac reverendissime domine,

Admodum reverendus dominus Joannes Fran-ciscus Salesius, ecclesiae tuae canonicus, et am-plitudinis tuae procurator, beatorum apostolo-rum limina supërioribus diebus piè ac devotè visitavit, ac de tuae ecclesiae statu relationem praeclarissimè exaratam exhibuit, quâ neque de clero, et de religiosorum ordinum familiis, de paroeciis, et caeteris ecclesiis dilucidius, neque de ahusibus, corruptelis ac haeresibus copio-sius, neque de remediis ac orthodoxes doctrinae ecclesiasticae restitutione prudentius ac vigilan-tius perscribi potuit. Enitet in universâ eâ rela-tione amplitudinis tuas vehementissimum in emendandis lapsis moribus studium, in obeun-dis, pro Dei gloriâ, locis asperis ac difficillimis labor, in procurandâ animarum salute ardor at-que contentio infatigabilis.

Quoey omnia sacram congregationem cardina-lium concilio tridentino interpretando, atque praelatorum sacra limina visitantium postulatis audiendis praepositorum, maximà jucunditate spiritali perfuderunt ; illud nimirum respicien-tem, divinâ factum esse providentià, ut isti aegrae ac nutanti christianae reipubb/ae parti, tantae pie-tatis, zeli, virtutis ac sollicitudinis contigisse pastorem, ut de animabus istis meliora quotidiè, Deo dante, sperare possit ; jamque pro certo ha-beat, sanas oves sub tali pastore aegritudinem non contfacturas, imô et quotidiè plures ex oegris veroe catholicaequé religionis sanitatem, quôd jam multoe sacris concionibus permotoe fecerunt, ali-quandô recuperaturas.

Quantum verô pertinet ad praecipua remédia, quoe relatione praedictâ amplitudo tua postulave-rat, quid egerint iilustrissimi patres., et quàm, prompte apud sanctissimum dbminum nostrum tuas petitiones adjuverint, quidque profecerint, ex ipso procuratore, atque ex ïpsis diplomatibus quae hinc propediem w.iUcn.lu.r, ipsa cognosect:

Intérim iilustrissimi patres amplitudini tuoe egre-giè in vineà Domini laboranti diuturnam incolu-mitatem precantur.



Très-illustre et révérendissime seigneur,

Le sieur Jean-François de Sales, chanoine de votre Église, et procureur de votre grandeur, homme vraiment respectable à tous égards, a visité avec dévotion ces jours passés les seuils des bienheureux apôtres, et a présenté une magnifique relation de l'état de votre Église. Il est impossible de décrire mieux, ni plus clairement que vous avez fait, ce qui appartient au clergé séculier, aux familles des ordres religieux, aux paroisses et aux autres églises, ni plus amplement ce qui regarde les abus, les corruptions et les hérésies, ni avec plus de soin et de prudence ce qui concerne les remèdes aux maux que vous exposez, et le rétablissement de la doctrine ecclésiastique et orthodoxe. On voit évidemment, dans toute cette relation, le zèle très-ardent de votre grandeur à remettre en vigueur la discipline déchue, la peine qu'elle a prise pour visiter les lieux les plus rudes et du plus difficile abord, sa ferveur et son ardeur infatigable pour procurer le salut des âmes.

Toutes ces causes ont causé une très-grande joie spirituelle à la sacrée congrégation des cardinaux, établie pour l'interprétation du concile de Trente, et pour entendre les demandes des prélats qui visitent les sacrés seuils (1) ; ayant fait réflexion que la divine Providence avait voulu que le soin de cette partie de la république chrétienne, qui était si malade et si chancelante, tombât entre les mains d'un pasteur si dévot, si zélé, si vertueux et si vigilant, en sorte qu'elle peut espérer tous les jours de meilleures choses de ces âmes, avec l'aide de Dieu ; et qu'elle est sûre présentement que les brebis qui sont saines ne contracteront point de maladies sous un tel pasteur, mais bien plutôt que celles qui sont malades recouvreront la santé et la religion véritable et catholique, comme plusieurs ont déjà fait par le moyen de ses saintes prédications.

Quant à ce qui regarde les principaux remèdes que votre grandeur avait sollicités par la même relation, elle apprendra par son même procureur, et par les expéditions qui lui seront envoyées au plus tôt, ce que les très-illustres pères ont fait, et avec quelle promptitude ils ont fait valoir ses demandes auprès de notre très-saint père et seigneur. Cependant les très-illustres pères souhaitent une très-longue prospérité à votre grandeur.



(I) Les tombeaux des apôtres S. Pierre et S. Paul.



LETTRE CXV, A MADAME DE CHANTAL.

394
Témoignages d'amitié.

Annecy, 2 juillet 1607.

1. Je pense que maintenant vous êtes arrivée en votre maison, ma très-chère fille ; car voici justement l'octave de votre départ : et je m'en vais par cette lettre et en esprit vous revoir, pour demander des nouvelles du succès de votre voyage. Vous êtes-vous bien portée, ma chère fille ? Avez-vous point rencontré notre Sauveur en chemin ? car il vous attendait partout. Si avez je n’en doute nullement. Je l'en ai supplié fort souvent, quoique fort froidement, selon mon ordinaire misère ; mais particulièrement à la sainte messe, et en notre exercice du soir (1), aux litanies de notre chère Dame et Maîtresse, je vous ai recommandée et fait recommander à tous nos prêtres, afin de suppléer à mon insuffisance.

2. Hier, ma chère fille, je-fus si consolé en la grand-messe, voyant que l'on chantait en musique, Si quelqu'un mange de ce pain, il vivra éternellement (
Jn 6,59) ; et on le répétait souvent. O Dieu! (me vint-il dans le coeur) peut-être maintenant même cette fille le mange. Là-dessus un certain accoisement d'espérance pour vous répandit une suavité bien grande en tout mon esprit. Oui, ma très-bonne fille, il le faut espérer fort assurément, que nous vivrons éternellement. Et notre Seigneur, que ferait-il de sa vie éternelle, s'il n'en donnait point aux pauvres petites et chétives âmes?

Notre bon père Bonivard partit hier, qui, par une pure rencontre de sentiment, approuve infiniment le choix que j'ai fait pour vous. Pour moi, je le sens toujours plus ferme en mon âme : et puisque, après tant de considérations, de prières et de sacrifices, nous avons fait nos résolutions, ne permettez point à votre coeur de s'appliquer à des autres désirs ; mais, bénissant Dieu de l'excellence des autres vocations, arrêtez-vous humble--ment à celle-ci plus basse et moins digne, mais plus propre à votre suffisance, et plus digne de votre petitesse. Demeurez donc simplement en cette résolution, sans regarder ni à droite ni à gauche.

Or sus, ma fille, je suis pressé, et faut que je ferme cette lettre. Je me porte bien. Je m'essaierai de garder ina santé, et de devenir affectionné au service de notre commun- maître. Tout ce que vous aimez ici se porte bien. Mais', mon Dieu ! ma chère fille, tenez votre coeur au- large, reposez-le souvent entre les bras de la Providence divine. Courage, courage, Jésus est nôtre : qu'à jamais nos coeurs soient à lui. Il m'a rendu, ma chère fille, et me rend tous les jours plus, ce me semble, au moins plus sensiblement, plus suavement, du tout, en tout, et sans réserve, uniquement, inviolablement vôtre, mais vôtre en lui et par lui, à qui soit honneur et gloire aux siècles des siècles (Rm 16,27), et à sa sainte Mère. Amen.

Recommandez-moi à votre bon ange et à notre sainte Mère.



(1) Il s'agit sans doute de la prière du soir, que le saint évêque faisait publiquement en sa maison avec ses officiers prêtres et ses autres domestiques, et où l'on récitait les litanies de la sainte Vierge.



LETTRE CXVI, A MADAME DE CHANTAL.

395 Excellence et avantages du chemin de la croix ; moyen d'y marcher en assurance.

7 juillet 1607.

1. O mon Dieu ! que je désire votre consolation, ma chère fille ! Cela s'entend sous le bon plaisir de sa divine majesté : car s'il vous veut sur la croix, j'y acquiesce. Et vous aussi, ma bien-aimée fille, non pas? Oui, sans doute. Mais les croix de Dieu sont-elles pas douces et pleines de consolation ? Oui, pourvu que l'on y meure, comme fit le Sauveur. Or sus, mourons-y donc, ma chère fille, s'il est expédient. Ne nous fâchons point de nos tempêtes et des orages qui parfois troublent notre coeur, et nous ôtent notre bonace. Mortifions-nous jusqu'au fin fond de notre esprit : et pourvu que notre cher esprit de la foi soit fidèle, laissons renverser toutes choses, et vivons en assurance. Quand tout mourrait en nous, pourvu que Dieu y vive, que nous en doit-il chaloir ? Allons, allons, ma chère fille, nous sommes en bon chemin. Ne regardez ni à droite ni à gauche : non, celui-ci est le meilleur pour nous Ne nous amusons point à la considération de la beauté des autres ; mais saluons seulement ceux qui passent par iceux, et disons-leur simplement : Dieu nous conduise à nous revoir au logis.

2. Vous ne sauriez croire combien mon coeur s'affermit en nos résolutions, et comme toutes choses concourent à cet affermissement. Je me sens une suavité extraordinaire, comme aussi de l'amour que je vous porte : car j'aime cet amour incomparablement. Il est fort impliable et sans mesure ni réserve ; mais doux, facile, tout pur, tout tranquille ; bref, si je ne me trompe, tout en Dieu. Pourquoi donc ne l'aimerais-je pas? mais où vais-je ? Si ne rayerai-je pas ces paroles : elles sont trop véritables, et hors de danger. Dieu qui voit les intimes replis de mon coeur, sait qu'il n'y a rien en ceci que pour lui et selon lui, sans lequel je veux, moyennant sa grâce, n'être rien à personne, et que nul ne me soit rien ; mais en lui je yeux non-seulement garder, mais je veux nourrir, et bien tendrement, cette unique affection. Mais, je le confesse, mon esprit n'avait pas congé de s'épancher comme cela : il s'est échappé ; il lui faut pardonner pour cette fois, à la charge qu'il n'en dira plus mot.

Vous me demandâtes si vous parliez point trop souvent de feu M. votre cher mari. Que vous dis-je, ma chère fille ? car je ne m'en ressouviens pas. Maintenant donc, y ayant pensé, je vous dis qu'il n'y a point de danger d'en parler, quand l'occasion s'en présente ; car cela ne témoigne que la mémoire que vous en devez avoir : mais je crois qu'il serait mieux, parlant de lui, d'en parler sans paroles et soupirs, qui témoignassent un amour attaché et engagé a la présence corporelle ; et partant, en lieu de dire, feu mon pauvre mari, je voudrais dire, mon mari que Dieu ait en miséricorde ; et ces dernières paroles les dire avec sentiments d'un amour non point affaibli par le temps, mais bien affranchi et épuré par l'amour supérieur. Je pense que vous m'entendez bien ; car vous m'entendez toujours bien.

Il s'est trouvé que les deux saints Suaires de notre Seigneur sont tout semblables, et les mains croisées.

3. Tout ceci ne sont pas de grandes choses ; mais je les vous ai voulu dire, parce qu'elles me sont venues en l'esprit, après avoir écrit une douzaine de lettres à ces messieurs de la cour, en recommandation de notre chapitre de Saint-Pierre.

Tenez votre coeur ferme, et haut élevé en Dieu par une entière confiance en sa sainte providence laquelle, sans doute, ne vous a pas donné le dessein de la servir, qu'elle ne vous donne tous les moyens de ce faire.- Humiliez-vous bien fort ; mais, ma fille, toujours d'une humilité douce et non empressée : car encore en cela y peut-il avoir de l'empressement.

Adieu, ma chère fille : ce n'est pas avec loisir que je vous écris, c'est par impétuosité que j'ai conduit ma plume jusqu'ici, partie avant la sainte messe, partie après. A Dieu donc soyons-nous à jamais, sans fin, sans mesure, sans réservé ! Priez souvent pour celui qui ne saurait prier sans vous faire part de ses prières, ni plus désirer son salut que le vôtre.

Conservez vos voeux et vos résolutions : tenez-les à l'abri dans le fond de votre âme : nous sommes assez riches, si ce trésor nous reste ; comme il sera infailliblement, Dieu aidant, lequel me rend toujours plus puissamment et inviolablement vôtre. Amen. Vive Jésus.



LETTRE CXVII, A MADAME DE CHANTAL.

398
Il l'encourage à fouler aux pieds le démon et toutes ses suggestions. Les assauts dont il lui parle, et dont il dit qu'elle lui avait fait des monstres, étaient les difficultés qu'il lui fallait surmonter pour concilier l'abandon de ses enfants et la séparation de toute sa famille avec sa vocation.



Viuz-en-Sallaz, 20 juillet 1607.

1. C'est aujourd'hui la fête de Ste Marguerite, ma très-chère fille ; et je viens tout maintenant de dire la messe pour vous. Je puis toujours dire pour vous, ma fille ; car vous y avez part en un certain rang si spécial et particulier, qu'il me semble presque que ce n'est que pour vous. Or bien, je vous y ai dépeinte en mon désir comme on dépeint la sainte du jour. O mon Sauveur! disais-je, que cette fille que vous m'avez si-uniquement confiée ait toujours sous ses pieds le dragon infernal crevé et gâté, votre croix bien étroitement serrée sur sa poitrine, et ses yeux bien élevés au ciel où vous êtes.

Ne vous désiré-je pas, ma chère fille, tout ce qui se doit désirer? Non, ne vous étonnez de rien : moquez-vous de ces assauts de notre ennemi ; je dis, de ces assauts desquels vous m'avez fait des monstres pendant votre séjour en ce pays. Tenez-vous bien à couvert sous nos grandes et inviolables résolutions, sous nos voeux et consécrations : ne nous effrayons point de ces fanfares. Il ne nous saurait faire nu! mal ; c'est pourquoi il nous veut au moins faire peur, et par cette peur nous inquiéter, et par l'inquiétude nous lasser, et par la lassitude nous faire quitter : mais contentons-nous que, comme petits poussins, nous nous sommes jetés sous les ailes de notre chère mère.

2. N'ayons point de crainte que de Dieu, et encore une crainte amoureuse ; tenons nos portes bien fermées ; prenons garde à ne point laisser ruiner les murailles de nos résolutions, et vivons en paix. Laissons rôder et virevolter à l'ennemi : qu'il enrage de mal-talent ; mais il ne peut rien. Croyez, ma chère fille, ne vous tourmentez point pour toutes les suggestions que cet adversaire vous fera. Il faut avoir un peu de patience à souffrir son bruit et son tintamarre aux oreilles de votre coeur : au bout de là il ne saurait vous nuire.

3. Vous ne savez pas, ma chère fille, ce qui me vient en l'esprit? je dis tout présentement; car je suis ému à la joie. Je suis ici à Thiez, qui est la terre de mon évêché. Or les sujets étaient anciennement obligés, par reconnaissance formelle, de faire taire les grenouilles des fossés et marécages voisins, pendant que l'évêque dormait. Il me semble que c'est une dure loi ; et pour moi, je ne veux point exiger ce devoir : qu'elles crient tant qu'elles voudront, pourvu que les crapauds ne me mordent point, je ne laisserai pas de dormir pour elles, si j'ai sommeil. Non, ma chère fille ; si vous étiez ici, encore ne voudrais-je pour cela pas entreprendre de faire taire les grenouilles; mais je vous dirais bien qu'il ne faudrait pas craindre, ni s'en inquiéter, ni penser à leur bruit. Fallait-il pas que je dise cela pour témoigner que je suis ému à rire?

4. Tenez donc seulement la croix de notre Seigneur sur votre poitrine ; répliquez doucement et par actes positifs nos résolutions; ne vous efforcez point de ruiner la superbe, mais tachez de bien assurer l'humilité en l'exerçant positivement ; et ne doutez point, car tandis que vous aurez la croix entre vos bras, l'ennemi sera toujours sous vos pieds. Tenez vos yeux au ciel. Oui, ma chère fille, attachez-vous fort à la providence divine : qu'elle fasse ce qu'elle voudra de vous, et de tout ce qui est vôtre.

Mon Dieu, ma fille, que j'ai de consolation en l'assurance de vous voir éternellement conjointe en la volonté d'aimer et de louer Dieu ! Que la divine providence nous conduise par où il semblera mieux : mais j'espère, ains je vous assure que nous aboutirons à ce signe, et arriverons à ce port. Vive Dieu, ma chère fille, j'ai cette confiance. Soyons joyeux en ce service, je vous supplie. Soyons joyeux sans dissolution, et assurés sans arrogance ; craignons sans nous troubler ; soyons soigneux sans nous empresser. Je m'arrête, ma fille, et laisse ce discours auquel mon coeur me porte impétueusement. Je suis vôtre en notre Seigneur, mais je dis d'une façon sans pareille. Vive Jésus ! Amen.




LETTRE CXVIII.

LE PRÉSIDENT FRÉMIOT, A S. FRANÇOIS DE SALES.

(L'original a appartenu à M. l'abbé Camus, chanoine de la Sainte-Chapelle de Dijon.)

Marques de l'estime, du dévouement, du respect et de la considération qu'il portait à notre Saint.

21 juillet 1607.

Monsieur, vos vertus et vos mérites m'obligeaient assez à vous honorer, et à vous consacrer mes très-humbles services ; mais l'affection qu'il vous plaît porter à toute notre petite famille, et l'estime que vous faites de ma fille de Chantal, m'accable d'obligations ; de sorte que, ne pouvant assez m'acquitter, je serai contraint de faire cession, non-seulement de ce peu de bien que Dieu m'a donné, mais aussi de moi-même, qui suis et veux demeurer à jamais votre très-humble serviteur.

Je puis bien, monsieur, vous promettre la même chose pour M. de Bourges, mon fils : car, outre l'inclination naturelle qu'il en a, je vous assure, monsieur, que son plus grand désir et contentement serait de pouvoir mériter l'honneur de vos bonnes grâces ; comme le mien serait quelquefois d'avoir le bonheur de recueillir les doux et agréables fruits de votre sainte et douce conversation.

Mais puisque votre charge et de meilleures et plus importantes raisons vous retiennent par-delà les monts, je vous supplie, monsieur, de faire souvent part à lui et à moi du doux miel de vos saints et divins discours, pour nous réveiller du sommeil dans lequel nous nous trouvons presque toujours engagés par les affaires du monde, et rappeler notre esprit à la contemplation de la Divinité et de la béatitude éternelle.

Les frères de l'église cathédrale de M. de Bourges sont à la vérité de fort honnêtes gens, et d'une société agréable pour leur prélat. Par les lettres qu'il m'en écrit, il s'en loue fort ; mais ils ne sont pas tels que les vôtres, ni si remplis qu'eux des grâces de Dieu

Le chef donne cette vigueur aux membres, en les animant des saintes inspirations qui découlent d'un esprit tout divin, tel qu'est le vôtre. M. de Bourges n'est pas comme cela ; cependant je puis dire que de tous les prélats qui sont en deçà de vos montagnes, il est le mieux avec ses confrères.

Si les affaires de ceux de votre chapitre eussent, été en état, je leur aurais volontiers témoigné l'estime que je fais de votre recommandation ; mais, quand le procès se jugera, je me souviendrai bien des bons et honorables témoignages, que vous avez rendus de leur vertu et de leur sainte manière de vivre. Les chanoines sont vraiment dignes d'un tel évoque, et l'évêque digne de tels chanoines.

Je prie Dieu, monsieur, qu'il veuille les bénir tous, et multiplier sur vous toutes ses saintes grâces. Je salue humblement tout ce qui vous appartient. Votre, etc.



LETTRE CXIX, A MADAME DE CHANTAL.

399
Pensées sur les larmes et les parfums de la Magdeleine. Il n'est pas nécessaire, pour la direction, de rendre compte en détail de ses fautes. Les longs pèlerinages ne conviennent pas aux personnes du sexe. Il l'exhorte à la simplicité, et lui montre combien la duplicité est blâmable. Ne pas tant désirer la délivrance des tentations.


Viuz-en-Sallaz, 24 juillet 1607.


1. Ce fut seulement dimanche passé, jour de sainte Magdeleine, que je reçus tout à coup vos lettres, celle du 4 et celle du 12 de ce mois. Que ce me fut un grand contentement, ma chère fille ! vous ne le sauriez croire ; car je ne sais, le matin en l'oraison j'avais eu de grandes émotions d'esprit à vous recommander à notre Sauveur, lequel je voyais, ce me semblait, de bonne humeur, pour être acosté chez Simon le lépreux (cf.
Lc 7,36-38): mais pour respect de notre chère Magdeleine, nous n'osions pas aller à ses pieds, ains à ceux de sa sainte mère, laquelle, si je ne me trompe, se trouvait là ; et- j'étais bien marri que nous n'avions ni tant de larmes ni tant de parfums que cette sainte pénitente :( mais notre sainte Dame se contentait de certaines gouttelettes répandues sur le bord de sa robe; car nous n'osions pas toucher ses sacrés pieds. Une chose me consolait fort ; après le dîner, notre Seigneur remit sa chère convertie à Notre-Dame : aussi vous voyez que depuis elle était presque toujours avec elle, et cette sainte vierge caressait extrêmement cette pécheresse. Cela me donnait du courage, et j'en étais infiniment réjoui.

2. Or je n'ai le loisir de répondre aux vôtres à pleins fonds, mais je dirai seulement quelque chose par-ci par-là; Non, ma fille, ne marquez plus ainsi par le menu vos défauts, remarquez-les seulement en bloc ; car cela suffira abondamment pour vous faire connaitre à qui vous désirez, et pour votre direction. Il n'est pas besoin de nommer ceux pour lesquels vous voulez faire dire des messes; il suffit que par votre intention ce bien-là leur soit appliqué.

Les grands et éloignés voyages ne sont pas utiles à votre sexe, ni d'édification au prochain: au contraire, on en parle, on attribue cela à la légèreté, on murmure contre les pères spirituels. Ce n'est plus le temps de nos saintes Paule et Mélanie. Arrêtons-nous là.

Nous aurons assez à faire de réduire en effet nos résolutions, lesquelles néanmoins me contentent tous les jours de plus en plus, et j'y vois toujours plus de la gloire de Dieu, en la seule providence duquel j'espère cet événement.

3. Je ne sais si vous me connaissez bien : je pense qu'oui, pour beaucoup de parties de mon coeur. Je ne suis guère prudent, et si c'est une vertu que je n'aime pas trop, ce n'est que par force que je la chéris, parce qu'elle est nécessaire ; et sur cela je vais tout à la bonne foi, à l'abri de la providence de Dieu.

Non, de vrai, je ne suis nullement simple; mais j'aime si extrêmement la simplicité, que c'est merveille. A la vérité dire, les pauvres petites et blanches colombelles sont bien plus agréables que les serpents; et quand il faut joindre les qualités de l'un avec celles de l'autre, pour moi, je ne voudrais nullement donner la simplicité de la colombe au serpent, car le serpent ne laisserait pas d'être serpent ; mais je voudrais donner la prudence du serpent à la colombe, car elle ne laisserait pas d'être belle.

Or sus donc à cette sainte simplicité, soeur de l'innocence, fille de la charité. Mais cependant l'acte que vous me marquez n'est pas fort double; au moins il n'est pas double d'une fort mauvaise étoffe; car que prétendriez-vous pour vous, à faire connaitre que le bon M. le comte jeûnait? La fâcheuse duplicité, c'est celle qui a une bonne action doublée d'une intention mauvaise ou vaine. Bien écrivez-moi donc de ces duplicités ce qui-vous en fâchera le plus ; je m'essaierai de vous bien éclaircir sur cela, car je m'y entends un peu.

4. Ma chère fille, lisez le XXVIIIe chapitre du Combat spirituel, qui est mon cher livre, et que je porte en ma poche il y a bien dix-huit ans, et que je ne relis jamais sans profit. Tenez ferme à ce que je vous ai dit.

5. Pour vos vieilles tentations (1), n'en affectionnez pas tant de délivrance ; dissimulez de les sentir ; ne vous effarouchez point pour leurs attaques : vous en serez délivrée bientôt, Dieu aidant, lequel j'en supplierai, mais je vous assure, avec beaucoup de résignation en son bon plaisir, je dis une résignation gaie et douce. Vous désirez infiniment que Dieu vous laisse paisible, dites-vous, de ce côté-là ; et moi je désire que Dieu soit paisible de tous côtés, et que pas un de nos désirs ne soit contraire aux siens.

Or sus, je ne veux point que vous désiriez d'un désir volontaire cette paix inutile et peut-être nuisible : mais ne vous tourmentez point à pratiquer ce commandement ; car c'est cela que je veux, que vous ne vous tourmentiez point, ni pour ces désirs, ni pour autres quelconques. Mon Dieu ! ma fille, vous ayez trop avant ces désirs dans le coeur ; pourvu que l'esprit de la foi vive en nous, nous sommes trop heureux.

Voyez-vous, notre Seigneur nous donnera sa paix quand nous nous humilierons à doucement vivre en la guerre. Courage, ma fille, tenez votre coeur ferme : notre Seigneur nous aidera, et nous l'aimerons bien.

Vous faites bien de n'avoir nul soin de votre âme, et de vous en reposer sur moi. Vous serez bienheureuse, si vous continuez. Dieu sera avec moi pour cette conduite, et nous n'errerons point, moyennant sa grâce. Croyez-moi, mon âme ne m'est point, ce me semble, plus chère que la vôtre. Je ne fais qu'un même désir, que mêmes prières pour toutes deux, sans division ni séparation. Je suis vôtre : Jésus le veux, et je le suis.

(1 ) C'étaient des tentations contre la foi.



LETTRE CXX, A MADAME DE CHANTAL.

401
Il lui enseigne quelles qualités doivent avoir les désirs de la perfection, et l'exhorte à tenir ferme dans les désolations.

Annecy, La veille de S. Laurent, 9 août 1607.

1. C'est par notre bon père gardien des capucins que je vous écris, ma bonne, ma très-chère fille : mais que vous écrirais-je ? Tenez votre coeur au large; ne le pressez point trop de désirs de perfection : ayez-en un bon, bien résolu, bien constant, c'est-à-dire l'ancien, celui qui vous fit faire vos voeux avec tant de courage ; car pour celui-là, ma fille, il le faut arroser souvent de l'eau de la sainte oraison; il faut avoir grand soin pour le conserver dans notre verger, car c'est l'arbre de vie.

Mais, certains désirs qui tyrannisent le coeur, qui voudraient que rien ne s'opposât à nos desseins, que nous n'eussions nulles ténèbres, mais que tout fût en plein midi ; qui ne voudraient que suavités en nos exercices, sans dégoûts, sans résistance, sans divertissements ; et tout aussitôt qu'il nous arrive quelque tentation intérieure, ces désirs-là ne se contentent pas que nous n'y consentions pas, mais voudraient que nous ne les sentissions pas. Ils sont si délicats, qu'ils ne se contentent pas que l'on nous donne une viande de bon suc et nourrissante, si elle n'est toute sucrée et musquée. Ils voudraient que nous ne vissions pas seulement les mouches du mois d'août passer devant nos yeux. Ce sont ces désirs d'une perfection trop douce : il n'en faut pas avoir beaucoup.

Croyez-moi, ma fille, les viandes douces engendrent les vers aux petits enfants, et en moi qui ne suis pas petit enfant ; c'est pourquoi notre Sauveur nous les entremêle d'amertume.

2. Je vous souhaite un courage grand, et non point chatouilleux; un courage lequel, tandis qu'il ne peut dire bien résolument: Vive Jésus sans réserve, ne se soucie point ni du doux ni de l'amer, ni de la lumière, ni des ténèbres. Hardiment, ma fille, cheminons en cet amour essentiel, fort et impliable, de notre Dieu, et laissons courir çà et là ces fantômes de tentations : qu'ils entrecoupent tant qu'ils voudront notre chemin.

Ah da! disait S. Antoine, je vous vois, mais je ne vous regarde pas. Non, ma fille ; regardons à notre Sauveur, qui nous attend au-delà de toutes ces fanfares (1) de l'ennemi : réclamons son secours ; car c'est pour cela qu'il permet que ces illusions nous fassent frayeur.

3. Hier au soir nous eûmes ici des grands tonnerres et des éclairs extrêmes ; et j'étais si aise de voir nos jeunes gens, mais particulièrement mon frère et notre Croisy, qui multipliaient des signes de croix et le nom de Jésus. Ah ! ce leur dis-je, sans ces terreurs nous n'eussions pas tant invoqué notre Seigneur. Sans mentir, je recevais une particulière consolation pour cela, bien que la violence des éclats me fit trémousser, et ne me pouvais contenir de rire.

Courage, ma fille; n'avons-nous pas occasion de croire que notre Sauveur nous aime ? Si avons, certes. Et pourquoi donc se mettre en peine des tentations? Je vous recommande notre simplicité, qui est si jolie, et qui est si agréable à l'époux, et encore notre pauvre humilité, qui a tant de crédit vers lui ; et faites-moi une charité pareille en me le recommandant : ce que Dieu me dit par le prochain m'émeut beaucoup.

(...)

4.

Je fais partout prier Dieu pour vous, et veux, Dieu aidant, prier encore plus et mieux que je n'ai fait ci-devant. J'ai, ce me semble, plus de volonté et de désir à l'amour de notre Sauveur, que je n'ai jamais eu. Son saint nom soit béni et loué !

(1) Le mot de,/an/ares est mis ici pour un grand bruit qui étonne, tel qu'est le son des instruments do guerre qui annoncent la venue de l'ennemi.

5. (...)

Ne sommes-nous pas trop heureux de savoir qu'il faut aimer Dieu, et que tout notre bien gît à le servir, et toute notre gloire à l'honorer ? O que sa bonté est grande sur nous!




F. de Sales, Lettres 387