F. de Sales, Lettres 2003

2003
(Cf.
2002

Le Saint lui écrit pour la détourner d'un procès qu'elle voulait intenter à une personne qui lui avait promis de l'épouser et lui avait manqué de parole : le mépris des injures est une marque de générosité et un remède à la calomnie.


Sur la première partie de la lettre que vous avez écrite à madame. N., et que vous avez désiré m'être communiquée, ma très-chère fille, je vous dirai que si M. N.. ne vous faisait point d'autres allégations que celles que vous marquez, et s'il avait affaire devant nous, nous le condamnerions à vous épouser sous de grosses peines; car il n'y a pas raison que, pour des considérations qu'il a pu et dû faire avant sa promesse, il veuille maintenant rompre parole. Or je ne sais pas comme ces choses passent par-delà, où souvent on ne sait pas les règles que nous avons en nos affaires ecclésiastiques.

Au demeurant, ma très-chère fille, le désir que j'ai eu de vous dissuader de la poursuite de ce mauvais procès, n'avait point son origine de la défiance de votre bon droit, mais de l'aversion et mauvaise opinion que j'ai pour tous les procès et toutes les contentions. Certes, il faut que l'issue d'un procès soit merveilleusement heureuse, pour réparer les frais, les amertumes, les empressements, la dissipation du coeur, l'odeur des reproches et la multitude des incommodités que les poursuites ont accoutumé d'apporter." Surtout j'estime fâcheux et inutile, ains dommageables, les procès qui se font pour les paroles insolentes et manquements de promesses', quand il n'y a point d'intérêt réel; parce que les procès, en lieu de suffoquer les mépris, ils les publient, dilatent, et font continuer ; et en lieu de réduire à l'observation des promesses, ils portent à l'autre extrémité.

Voyez-vous, ma chère fille, j'estime qu'en vraie vérité le mépris du mépris est le témoignage de générosité que l'on rend par les dédains de la faiblesse et inconstance de ceux qui rompent la foi qu'ils nous ont donnée : c'est le meilleur remède de tous. La plupart des injures sont plus heureusement rejetées par le mépris qu'on en fait que par aucun autre moyen ; le blâme en est plus pour l'injurieux que pour l'injurié. Avec tout cela maintenant ce sont mes sentiments généraux, lesquels peut-être ne sont pas propres pour l'état particulier auquel vos affaires se trouvent ; et suivant un bon conseil pris sur la considération des particulières circonstances qui se présentent, vous ne pouvez pas faillir.

Je prierai donc notre Seigneur qu’il vous donne une bonne et sainte issue de cette affaire, afin que vous abordiez au port d'une solide et constante tranquillité de coeur, qui ne se peut obtenir qu'en Dieu, au saint amour duquel je souhaite que de plus en plus vous fassiez progrès. Dieu vous bénisse de ses grandes bénédictions, ma chère fille ; c'est-à-dire, Dieu vous rende très-parfaitement toute sienne.

Je suis en lui votre très-affectionné, etc. Je salue de tout mon coeur monsieur votre père, que je chéris avec un amour et honneur très-particulier, et madame votre chère soeur.




LETTRE DCLXXHI, A UNE DEMOISELLE.

2002
Conseils pour éviter un procès.

Que je suis marri, ma très-chère fille, de quoi je n'ai point reçu vos premières lettres : mais notre chère madame N. m'ayant communiqué l'état de vos affaires, je vous dis de tout mon coeur, c'est-à-dire de tout ce coeur qui chérit uniquement le vôtre, que vous ne vous opiniâtriez point à plaider; vous y consommerez votre temps inutilement, et votre coeur encore, qui est le pis.

On vous a rompu la foi donnée : celui qui l'a rompue en a le plus grand mal. Voulez-vous pour cela vous occuper d'une si fâcheuse occupation comme est celle d'un mauvais procès? Vous ne serez que très-mal vengée si, après avoir reçu ce tort, vous perdez votre tranquillité, votre, temps, et le train de votre intérieur.

Vous ne sauriez témoigner plus de courage que de mépriser les mépris. Bienheureux sont ceux que l'on laisse en liberté au prix des moins infortunés ! Exclamez comme S. François, quand son père le rejeta : , dit-il, je dirai donc avec plus de confiance, notre Père qui êtes au ciel (
Lc 11,2), puisque je n'en ai plus en terre. Et vous : Hé ! je dirai donc tant plus confidemment : Mon époux, mon amour qui est au ciel.

Conservez votre tranquillité, et sachez bon gré à la providence divine, qui vous ramène au port duquel vous vous éloigniez. Comme vous pensiez faire, en lieu de navigation, vous eussiez peut-être fait un grand naufrage. Recevez cet avis d'une âme qui vous chérit très-purement et sincèrement ; et je prie Dieu qu'il vous comble de bénédictions en hàt?. Je salue notre chère soeur.




LETTRE DCLXXIV.

S. FRANÇOIS DE SALES, A UNE DAME DE CONDITION.

Le Saint l'exhorte à ne point plaider, et lui conseille la voie d'accommodement. Effets pernicieux des procès, prétextes et supercheries de l'esprit de chicane, et de l'amour-propre avec la réplique. Garnier lettre 246



Je ne vous dis point l'amour plus que paternel, certes, que mon coeur a pour Vous, ma très-chère fille, car je pense que Dieu même, qui l'a créé, vous le dira ; et s'il ne vous le fait entendre, il n'est pas en mon pouvoir de le faire. Mais pourquoi vous dis-je cela? Parce, ma très-chère fille, que je ne vous ai pas écrit si souvent que vous eussiez peut-être désiré, et que quelquefois on fait jugement des affections plus par les feuilles de papier que par les fruits des véritables sentiments intérieurs qui ne paraissent qu'es occurrences rares et signalées, et qui sont plus utiles.

Or sus, vous me demandez, un papier que jusqu'à présent je n'ai su trouver, et que M. n'a nullement. Vous désirez que, s'il n'est pas entre nos mains, on envoie vitement pour en avoir un pareil de Rome. Mais, ma fille, il me semble qu'à Troyes on a changé d'évêque ; et si cela est, il faut donc savoir son nom.

Et pour ne plus faire de préface, je vous vais dire sans art et sans déguisements ce que mon âme désire de vous dire. Jusqu'à quand sera-ce, ma très-chère fille, que vous prétendrez d'autres victoires sur le monde, et d'affection à ce que vous y pouvez voir, que celles que notre Seigneur en a remportées, et à l'exemple desquelles il vous exhorte en tant de façons ? Comment fit-il, ce Seigneur de tout le monde ? Il est vrai, ma fille, il était le Seigneur légitime de tout le monde : et plaida-t-il jamais pour avoir seulement où récliner sa tête (Lc 9,58) ? On lui fit mille torts : quel procès en eut-il jamais ? devant quel tribunal fit-il jamais citer personne ? Jamais en vérité ; ains non pas même il ne voulut citer les traîtres qui le crucifièrent devant le tribunal de la justice de Dieu (Is 53,12 Lc 23,34) : au contraire il invoqua, sur eux l'autorité de la miséricorde. Et c'est ce qu'il nous a tant inculqué (Mt 5,40). A qui te veut ôter en jugement la tunique, donne-lui encore ton manteau.

Je ne suis nullement superstitieux, et ne blâme point ceux qui plaident, pourvu que ce soit en vérité, jugement et justice : mais je dis, j'exclame, j'écris, et, s'il était besoin, j'écrirais avec mon propre sang, que quiconque veut être parfait, et tout-à-fait enfant de Jésus-Christ crucifié, il doit pratiquer cette doctrine de notre Seigneur. Que le monde frémisse, que la prudence de la chair se tire les cheveux de dépit si elle veut, et que tous les sages du siècle inventent tant de divisions, prétextes, excuses qu'ils voudront ; mais cette parole doit être préférée à toute prudence: Qui le veut ôter ta tunique en jugement, donne- lui encore ton manteau.

Mais, ce me direz-vous, cela s'entend en certain cas. Il est vrai, ma très-chère fille : mais, grâces à Dieu, nous sommes en ce cas-là ; car nous aspirons à la perfection, et voulons suivre au plus près que nous pourrons celui qui, d'une affection véritablement apostolique, disait : Ayant de quoi boire el manger, et de quoi nous vêtir, soyons contents de cela () ; et criait après les Corinthiens : Certes, déjà totalement et sans doute il y a faute et coulpe en vous, de quoi vous avez des procès ensemble (). Mais écoutez, ma fille, les sentiments et les conseils de cet homme, qui ne vivait plus en lui-même, mais Jésus-Christ-vivait en lui. Pourquoi, ajoute-t-il, pourquoi n’endurez-vous pas plutôt qu'on vous défraude ()? Notez, ma fille, qu'il parle non à une fille qui aspire d'un air particulier, et après tant de mouvements, à la vie parfaite, mais à tous les Corinthiens. Notez qu'il veut qu'on souffre le tort, notez qu'il leur dit qu'il y a de la coulpe pour eux de plaider contre ceux qui les trompent ou défraudent. Mais quel péché? Péché, parce que par ce moyen ils scandalisaient les mondains infidèles qui disaient : Voyez comme ces chrétiens sont chrétiens. Leur maître dit : A qui le veut ôter la tunique, donne-lui encore ton manteau (Mt 5,50) ; voyez comme pour les biens temporels ils mettent en hasard les éternels, et l'amour tendre et fraternel qu'ils doivent avoir les uns pour les autres. Notez derechef, dit S. Augustin, la leçon de notre Seigneur : il ne dit pas, Qui te veut ôter une bague, donne-lui ton carcan, qui sont l'un et l’autre superflus, mais il parle de la tunique et du manteau, qui sont choses nécessaires. O ma très-chère fille, voilà la sagesse de Dieu, voilà sa prudence, et qui consiste en la très-sainte et très-adorable simplicité, enfance, et, pour parler apostoliquement, en la très-sacrée folie de la croix.

. Mais, ce me dira la prudence humaine, à quoi nous voulez-vous réduire? Quoi! qu'on nous foule aux pieds, qu'on nous torde le nez, qu'on se joue de nous comme d'une marotte? qu'on nous habille et déshabille sans que nous disions mot ? Oui, il est vrai, je veux cela ; je ne le veux pas moi, âins Jésus-Christ le veut en moi ; et l'apôtre de la croix et du crucifix s'écrie : Jusqu'à présent nous avons faim, nous avons soif, nous sommes nus, nous sommes bafoués; et enfin nous sommes faits comme une pelure de pomme, la raclure du monde, ou une pelure de châtaigne ou une coque de noix (1Co 4,11 1Co 4,15). Les habitants de Babylone n'entendent point cette doctrine, mais les habitants du mont de Calvaire la pratiquent. O, me direz-vous, ma fille, mon père, vous êtes bien sévère tout-à-coup. Ce n'est pas tout-à-coup, certes ; car dès que j'eus la grâce de savoir un peu le fruit de la croix, ce sentiment entra dans mon âme, et n'en est jamais sorti. Que si je n'ai pas vécu conformément à cela, c'a été par faiblesse de coeur, et non par sentiment ; le clabaudement du monde m'a fait faire extérieurement le mal que je haïssais intérieurement ; et oserai dire cette parole, à ma confusion, à l'oreille du coeur de ma fille. Je ne fis jamais revanche ni presque mal qu'à contre coeur : je ne fais pas l'examen de conscience, mais, selon que je vois en gros, je crois que je dis vrai ; et tant plus inexcusable suis-je au reste.

Je le veux bien, ma fille, i soyez prudente comme le serpent (Mt 10,16) qui se dépouille tout-à-fait, non de ses habits, mais de sa peau même, pour rajeunir ; qui cache sa tête, dit S. Grégoire c'est-à-dire pour nous la fidélité aux paroles évangéliques, et expose tout le reste à la merci de ses ennemis, pour sauver l'intégrité de celle-là.

Mais enfin que veux-je dire? J'écris avec impétuosité cette lettre, que j'ai été forcé de faire à deux fois ; et l'amour n'est pas prudent et discret, il va de force et devant soi. Vous avez là tant de gens d'honneur, de sagesse, d'esprit, de cordialité, de piété; ne leur sera-t-il pas aisé de réduire madame de C. et madame de t. à quelque parti dans lequel vous puissiez avoir une sainte suffisance ? Sont-elles des tigres, pour ne se laisser pas sagement ramener à la raison ? N'avez-vous pas là M. N., en la prudence duquel tout ce que vous êtes et tout ce que vous prétendez serait très-bien assuré ! N'avez-vous pas M. N... qui vous fera bien cette charité de vous assister en cette voie chrétienne et paisible? Et le bon père N. ne prendra-t-il pas plaisir à servir Dieu en votre affaire, qui regarde à-peu-près quasi le salut de votre âme; et du moins tout-à-fait votre avancement en la perfection ? Et puis madame N. ne doit-elle pas être crue, car elle est voirement, certes, je ne dis pas très-bien bonne, mais elle est encore assez prudente pour vous bien conseiller en ceci. Que de pudicités, que d'artifices, que de paroles séculières, et peut-être que de mensonges, que de petites injustices et douces et bien couvertes, et imperceptibles calomnies, emploie-t-on en ce tracas de procès et de procédures ! direz-vous point que vous voulez vous marier, pour scandaliser tout un monde par un mensonge évident, si vous n'avez un précepteur continuel qui vous souffle à l'oreille la pureté de la sincérité ? Ne direz-vous point que vous voulez vivre au monde, et être entretenue selon votre naissance ? que vous avez besoin de ceci et de cela? et que sera-ce de toute cette fourmilière de pensées et imaginations que ces poursuites produiront en votre esprit ? Laissez, laissez aux mondains leur monde : qu'avez-vous besoin de ce qui est requis pour y passer ? Deux mille écus et moins encore suffiront très-abondamment pour une fille qui aime notre Seigneur crucifié. Cent et cinquante écus de pension, ou deux cents, sont des richesses pour une fille qui croit en l'article de la pauvreté évangélique.

Mais si je n'étais pas religieuse de clôture, ains seulement associée à quelque monastère, je n'aurais pas de quoi me faire appeler madame, sinon par une ou deux servantes. Et comment ? Avez-vous vu jamais que Notre-Dame en eût tant ? Que vous importe-t-il que l'on sache que vous êtes de bonne maison selon le monde, pourvu que vous soyez de la maison de Dieu ? Oh ! mais je voudrais fonder quelque maison de piété, ou du moins faire de grandes assistances à une maison ; car, étant infirme de corps, cela me ferait plus gaiement supporter. Da, il est vrai, ma très-chère fille, je le savais bien; que votre piété faisait planche à l'amour-propre,- tant elle est piteusement humaine.- Certes, en somme, nous n'aimons pas les croix, si elles ne sont d'or, emperlées et émaillées. C'est une riche quoique très-dévote et admirablement spirituelle abjection, que d'être regardée dans une congrégation comme fondatrice, ou du moins grande bienfaitrice. Lucifer se fût contenté de demeurer au ciel à cette condition-là. Mais de vivre d'aumône comme notre Seigneur, de prendre la charité d'autrui en nos maladies, nous qui d'extraction et de courage sommes ceci et cela, cela certes est bien fâcheux et difficile. Il est vrai, il est difficile à l'homme, mais non pas au fils de Dieu, qui le fera en vous.

Mais n'est-ce pas une bonne chose d'avoir le sien, pour l'employer à son gré au service de Dieu ? Le mot à son gré fait les éclaircissements de notre différend. Mais je dis, à votre gré, mon père ; car je suis toujours votre fille, Dieu l'ayant ainsi voulu. Or sus, mon gré donc est que vous vous contentiez de ce que M. N. et madame de N. aviseront, et que le reste vous le laissiez pour l'amour de Dieu, et l'édification du prochain, et la paix des âmes de mesdames vos soeurs, et que vous le consacriez ainsi à la dilection du prochain et à la gloire de l'esprit chrétien. O mon Dieu ! que de bénédictions, que de grâces, que de richesses spirituelles pour votre âme, ma très-chère fille! si vous faites ainsi, vous abonderez et surabonderez : Dieu bénira votre peu, et il vous contentera : non, non, il n'est pas difficile à Dieu de faire autant avec cinq pains d'orge comme Salomon avec tant de cuisiniers et de pourvoyeurs. Demeurez en paix. Je suis très-invariablement votre vrai serviteur et père.




LETTRE DCLXXV.

S. FRANÇOIS DE SALES, A UNE DAME.

Il ne faut point s'inquiéter de ses chutes, avoir de la compassion pour les misères du prochain. Pratique pour aider à se tranquilliser. - Garnier lettre 249


J'ai vu, ma très-chère fille, cette petite infirmité qui vous est arrivée ces jours passés, sur les divers mouvements de votre coeur, entre l'affection de renoncer à votre propre inclination, et l'inclination de suivre votre goût particulier.

Hé bien, ma chère fille, vous verrez que le plus grand mal que vous avez fait, c'est de vous être troublée de votre imbécillité ; car si vous ne vous fussiez point inquiétée après le premier choppement, mais que tout bellement vous eussiez repris votre coeur en vos mains, vous ne fussiez pas tombée au second.

Or, au bout de tout cela, il faut reprendre courage, et vous affermir de plus fort en nos saintes résolutions, surtout en celle de ne nous point inquiéter, ou au moins de nous apaiser à la première vue et réflexion que nous ferons sur notre inquiétude.

Ce mot là, je suis bien toute déchirée, moi, ne fut pas bon au sujet sur lequel il fut dit : car, ma chère fille, il nous faut bien suivre la compassion au prochain, et l'humilité pour nous-mêmes ; ne pensant pas aisément que le prochain ait jamais trop d'aise, ni que nous en ayons trop peu.

Hélas ! nous aurons toujours quelque chose-à faire', toujours quelques ennemis à combattre. Ne vous étonnez point ; mais quand ces mauvaises inclinations vous rendront inquiétée, jetez l'oeil intérieur sur le Sauveur crucifié. Àh ! Seigneur, vous êtes mon miel et mon sucre ; adoucissez ce coeur par la douceur du vôtre. Divertissez-vous pour un peu, et allez vous préparer au combat ; puis; représentez-vous-y l'autre fois, et sentant la seconde émotion, faites tout de même : Dieu vous assistera. Vive Jésus, en qui je suis tout vôtre, etc.




LETTRE DCLXXVI.

S. FRANÇOIS DE SALES, A UNE DAME.

Les désirs trop ardents doivent être modérés. Ce qu'il faut faire étant en doute sien quelque occasion on a fait son devoir ou non. Sentiment du Saint touchant les austérités et la retraite. - Garnier lettre 250

J'ai reçu vos deux lettres, ma chère fille, et vois bien clairement que tout le mal que vous avez eu n'a été qu'un vrai embarrassement d'esprit, provenu de deux désirs qui n'ont pas été satisfaits en vous. L'un était le désir de servir à Dieu, en l'occasion qui se présentait; l'autre, le désir de connaître si vous aviez fidèlement fait votre devoir, et en l'un et en l'autre : vous avez eu de l'empressement, qui vous a troublée et inquiétée, et puis embarrassée. Or sus, sans douté vous avez bien fait votre devoir : votre esprit, penchant toujours un peu à l'indignation, vous a fait trouver peu ce que vous avez fait; et le même esprit, désirant grandement de satisfaire à son obligation, et ne se pouvant certainement persuader de l'avoir fait, est tombé en tristesse et découragement ou dégoût.

Or sus, ma chère fille, il se faut donc bien réjouir en oubliant tout cela, et s'humiliant bien fort devant notre Seigneur, et vous ressouvenant que votre sexe et votre vocation ne vous permettent d'empêcher le mal hors de chez vous, que par l'inspiration et proposition du bien, et des remontrances simples, humbles et charitables à l'endroit des -défaillants, et par avertissements aux supérieurs, quand cela se peut : ce que je dis pour une autre fois, à quoi j'ajoute pour un avis général.

Que quand nous ne savons pas discerner si-nous avons bien rendu notre devoir en quelque occurrence,- et sommes en doute d'avoir offensé Dieu, il faut alors s'humilier, requérir Dieu qu'il nous excuse, et demander plus de lumière pour une autre fois, et oublier tout-à-fait ce qui s'est passé, et se remettre au train ordinaire : car une curieuse et empressée recherche pour savoir si nous avons bien fait, provient indubitablement de l'amour-propre qui nous fait désirer de savoir si nous sommes braves là où l'amour pur de Dieu nous dit : Truand ou couard que j'ai été, humilie-toi, appuie-toi en la miséricorde de Dieu; demande toujours pardon, et, sur une nouvelle protestation de fidélité, passe outre à la poursuite de ton avancement;

J'approuve que, si ce n'est quelquefois que Ton a besoin de repos, on ne dorme pas du tout son soûl : mais pour faire que cela né nuise point, en lieu de dormir il faut un peu faire plus d'exercice, pour dissiper les humeurs que le manquement du sommeil a laissées indigestes ; et en cette sorte vous pouvez retrancher une heure sur votre sommeil du côté du matin, et non pas le soir ; et je m'assure que vous vous en porterez mieux.

Pour le reste des austérités, ne vous en donnez point d'extraordinaire, car votre complexion et vocation requièrent que vous ne le fassiez pas; ni je n'approuve pas une grande retraite pour le présent; car il est mieux, pour l'acquisition des vertus, de les exercer emmi les contradictions ; et ne faut point en cela se décourager, ains user de préparations fréquentés pour s'y bien comporter.

Dieu soit toujours notre unique amour et prétention, ma chère fille ; et je suis en lui tout votre, etc.




LETTRE DCLXXVIL

S. FRANÇOIS DE SALES, A UNE DAME MARIÉE, ET ENCEINTE.

Il faut profiter, chacun dans son état, des sujets de mortification qui y sont attachés. Ce qu'une femme grosse doit observer et retrancher des pratiques de piété. - Garnier lettre 251



Il faut sur toutes choses, ma chère fille, procurer cette tranquillité, non point parce qu'elle est mère du contentement, mais parce qu'elle est fille de l'amour de Dieu et de la résignation de notre propre volonté. Les occasions de la pratiquer sont quotidiennes : car il ne nous manque pas de contradictions où que nous serons; et quand nul ne nous en fait, nous nous en faisons à nous-mêmes. Mon Dieu ! ma chère fille, que nous serions saintes et agréables à Dieu, si nous savions bien employer les sujets de nous mortifier, que notre vocation nous fournit; car ils sont plus grands sans doute qu'entre les religieux : le mal est que nous ne les rendons pas utiles comme eux.

Contregardez-vous soigneusement en cette grossesse ; ne vous mettez nullement en peine de vous contraindre à aucune sorte d'exercice, que tout bellement : si vous vous lassez à genoux, asseyez-vous ; si vous n'avez pas d'attention pour prier une demi-heure, priez un quart d'heure, ou un demi-quart d'heure seulement.

Je vous prie de vous mettre en la présence de Dieu et de souffrir vos douleurs devant lui.

Ne vous retenez pas de plaindre : mais je voudrais que ce fût à lui, avec un esprit filial, comme ferait un tendre enfant à sa mère ; car, pourvu que ce soit amoureusement, il n'y a point de danger de se plaindre, ni de demander la guérison, ni de changer de place, ni de se faire soulager. Faites seulement cela avec amour et résignation entre les bras de là bonne volonté de Dieu.

Ne vous mettez point en peine de ne faire pas bien les actes de vertus ; car, comme je vous ai dit, ils ne laissent pas d'être très-bons, encore qu'ils soient faits langoureusement, pesamment, et quasi forcément.

Vous ne sauriez donner à Dieu que ce que vous avez, et en cette saison d'affliction vous n'avez pas d'autres actions. Maintenant, ma chère fille, votre bien-aimé vous est-un bouquet de myrrhe (Ct 1,13) ; ne laissez pas de le bien serrer sur votre poitrine. Mon bien-aimé est à moi, et moi à lui; toujours il sera dans mon coeur: Isaïe l'appelle homme de douleur; il aime les douleurs, et ceux qui les ont.

Ne vous tourmentez pas à beaucoup faire, mais disposez-vous à souffrir ce que vous souffrirez avec amour. Dieu vous sera propice, madame, et vous fera la grâce de traiter de cette vie plus retirée, de laquelle vous me parlez, où languissant, ou vivant, ou mourant, nous serons à Dieu, et rien ne nous séparera de ce saint amour, moyennant sa grâce. Jamais notre coeur n'aura vie qu'en lui et pour lui ; il sera à jamais le Dieu de notre coeur; je ne cesserai point de l'en supplier, ni d'être entièrement en lui votre, etc.



LETTRE DCLXXyiII. :


S. FRANÇOIS DE SALES, A UNE DEMOISELLE.

Les maladies spirituelles sont suivies de ressentiments utiles à ceux qui les ont. L'idée d'une perfection imaginaire et impossible en cette vie, cause de grands troubles dans l'âme, et les désirs en sont suspects. Là patience est la vertu la plus nécessaire à la perfection. Dieu se contente de la préparation de notre coeur : ce que c'est. Elle n'atteint jamais à ce que l'on doit à Dieu. On peut tirer avantage de ses imperfections. Exhortation à la simplicité et au parfait abandon à la Providence. - Garnier lettre 253


Mademoiselle, je reçus par mon frère une de vos lettres, qui me fait louer Dieu, de quoi il a donné quelque lumière à votre esprit: que s'il n'est pas encore du tout désengagé, il ne s'en faut pas étonner. Les fièvres spirituelles, aussi bien que les corporelles, sont ordinairement suivies de plusieurs ressentiments qui sont utiles a celui qui guérit, pour plusieurs raisons ; mais particulièrement, parce qu'ils consument les restes des humeurs peccantes qui avaient causé la maladie, afin qu'il n'en demeure pas un brin ; et parce que cela nous remet en mémoire le mal passé, pour faire craindre de la rechute à laquelle nous nous porterions par trop de licence et de liberté, si les ressentiments, comme menaces, ne nous retenaient en bride, pour nous faire prendre garde à nous, jusqu'à ce que notre santé soit bien confirmée.

Mais, ma bonne fille, puisque vous voilà à moitié échappée de ces terribles passages par où vous avez été conduite, il me semble que vous devez maintenant prendre un peu de repos, et vous arrêter à considérer la vanité de l'esprit humain, comme il est sujet à s'embrouiller et embarrasser en soi-même.

Car je suis assuré que vous remarquerez aisément que les travaux intérieurs que vous avez soufferts ont été causés par une multitude de considérations, et de désirs produits par un grand empressement pour atteindre à quelque perfection imaginaire : je veux dire, que votre imagination vous avait formé une idée de perfection absolue, à laquelle votre volonté se voulait porter ; mais épouvantée de la grande difficulté, ou plutôt impossibilité, elle demeurait grosse au mal de l'enfant, sans pouvoir enfanter. A cette occasion elle multipliait les désirs inutiles, qui, comme des bourdons et frelons, dévoraient le miel de la ruche, et les vrais et bons désirs demeuraient affamés de toutes consolations. Maintenant donc prenez un petit haleine, respirez quelque peu ; et par la considération des dangers échappés, divertissez ceux qui pourraient advenir ci-après. Tenez pour suspects tous ces désirs qui, selon le commun sentiment des gens de bien, ne peuvent pas être suivis de leurs effets : tels sont les désirs de certaine perfection chrétienne qui peut être, imaginée, mais non pas pratiquée, et de laquelle plusieurs font des leçons, mais nul n'en fait les actions.

Sachez que la vertu de patience est celle qui nous assure le plus de la perfection ; et s’il la faut avoir avec les autres, il faut aussi l'avoir avec soi-même. Ceux qui aspirent au pur amour de Dieu, n'ont pas tant besoin de patience avec les autres comme avec eux-mêmes. Il faut souffrir notre imperfection pour avoir la perfection ; je dis souffrir avec patience, et non pas aimer ou caresser : l'humilité se nourrit en cette souffrance.

Il faut confesser la vérité, nous sommes des pauvres gens qui ne pouvons guère bien faire : mais Dieu, qui est infiniment bon, se contente de dos petites besognes, et a agréable la préparation de notre coeur.

Et qu'est-ce à dire, la préparation de notre coeur ? Selon la sainte parole, Dieu est plus grand que notre coeur, notre coeur est plus grand que tout le monde, quand notre coeur à part soi, en sa méditation, prépare le service qu'il doit rendre à Dieu; c'est-à-dire quand il fait ses desseins de servir Dieu, de l'honorer, de servir le prochain, de faire la mortification des sens extérieurs et intérieurs, et semblables bons propos ; en ce temps-la il fait des merveilles, il fait des préparations, et dispose ses actions à un degré si éminent de perfection admirable. Toute cette préparation néanmoins n'est nullement proportionnée à la grandeur de Dieu, qui est infiniment plus grand que notre coeur; mais aussi cette préparation est ordinairement plus grande que le monde, que nos forces, que nos actions extérieures.

Un esprit qui d'un côté considère la grandeur de Dieu, son immense bonté et dignité, ne se peut soûler de lui faire de grandes et merveilleuses préparations. Il lui prépare une chair mortifiée sans rébellion, une attention à la prière sans distraction, une douceur de conversation sans amertume, une humilité sans aucun élancement de vanité.

Tout cela est fort bon, voilà de bonnes préparations. Encore en faudrait-il davantage pour servir Dieu selon notre devoir ; mais au bout de là, il faut chercher qui le fasse ; car quand ce vient à la pratique, nous demeurons court, et voyons que ces perfections ne peuvent être si grandes en nous, ni si absolues. On peut mortifier la chair, mais non pas si parfaitement qu'il n'y ait quelque rébellion : notre attention sera souvent interrompue de distractions, et ainsi des autres. Et faut-il pour cela s'inquiéter, troubler, empresser, affliger ? Non pas, certes.

Faut-il appliquer un monde de désirs pour s'exciter à parvenir à ce signe de perfection? Non : à la vérité, on peut bien faire de simples souhaits qui témoignent notre reconnaissance. Je puis bien dire : Hé ! que ne suis-je aussi fervent (pie les séraphins, pour mieux servir et louer mon Dieu ! mais je ne dois pas m'amuser à faire des désirs, comme si en ce monde je devais atteindre à cette exquise perfection, disant : Je le désire ; je m'en vais essayer ; et si je ne puis y atteindre, je me fâcherai.

Je ne veux pas dire qu'il ne faille se mettre en chemin de ce côté-là ; mais il ne faut pas désirer d'y arriver en un jour, c'est-à-dire en un jour de cette mortalité : car ce désir nous tourmenterait, et pour néant. Il faut, pour bien cheminer, nous appliquer à bien faire le chemin que nous avons plus près de nous, et la première journée, et non pas s'amuser à désirer de faire la dernière, pendant qu'il faut faire et vider la première.

Je vous dirai ce mot, mais retenez-le bien : nous nous amusons quelquefois tant à être bons anges, que nous en laissons d'être bons hommes et bonnes femmes. Notre imperfection nous doit accompagner jusqu'au cercueil, nous ne pouvons aller sans toucher terre. Il n'y faut pas s'y coucher ni vautrer, mais aussi ne faut- il pas penser voler : car nous sommes de petits poussins qui n'avons pas encore nos ailes. Nous mourons petit à petit; il faut aussi faire mourir nos imperfections avec nous de jour en jour : chères imperfections qui nous font reconnaitre notre misère, nous exercent en l'humilité, mépris de nous-mêmes, en la patience et diligence, et nonobstant lesquelles Dieu considère la préparation de notre coeur, qui est parfaite. !

Je ne sais si je vous écris à propos : mais il m'est venu au coeur de vous dire ceci, estimant qu'une partie de votre mal passé vous est arrivée de ce que vous avez fait de grandes préparations; et voyant que les effets étaient très-petits, et les forces insuffisantes pour pratiquer ces désirs, ces desseins et ces idées, vous avez eu de certains crève - coeurs, des impatiences, inquiétudes et troubles ; puis ont suivi des défiances, alanguissements, abaissements ou défaillances de coeur : or si cela est, soyez bien sage par ci-après.

Allons terre à terre, puisque la haute mer nous fait tourner la tète et nous donne des convulsions. Tenons-nous aux pieds de notre Seigneur, avec la sainte Madeleine, de laquelle nous célébrons, la fête : pratiquons certaines petites vertus propres pour notre petitesse. A petit mercier, petit panier. Ce sont les vertus qui s'exercent plus en descendant qu'en montant, et partant elles sont sortables à nos jambes; la patience, le support des prochains, le service, l'humilité, la douceur de courage, l'affabilité, la tolérance de notre imperfection, et ainsi ces petites vertus. Je ne dis pas qu'il ne faille monter par l'oraison, mais pas à pas.

Je vous recommande la sainte simplicité : regardez devant vous, et ne regardez pas à ces dangers que vous voyez de loin, ainsi que vous m'avez écrit : il vous semble que ce soient des armées, ce ne sont que des saules ébranches ; et cependant que vous regardez là, vous pourriez faire quelque mauvais pas. Ayons un ferme et général propos de vouloir servir Dieu de tout notre coeur et toute notre vie ; au bout de là n'ayons soin du lendemain (Mt 5,54), pensons seulement à bien faire aujourd'hui; et quand le jour de demain sera arrivé, il s'appellera aussi aujourd'hui, et lors nous y penserons. Il faut encore en cet endroit avoir une grande confiance et résignation en la providence de Dieu ; il faut faire provision de manne pour chaque jour, et non plus, et ne doutons point, Dieu en pleuvera demain d'autre, et passé demain, et tous les jours de notre pèlerinage.

J’approuve infiniment l'avis du père N., que vous ayez un directeur entre les bras duquel vous puissiez doucement disposer votre esprit. Ce sera votre bonheur si vous n'avez nul autre que le doux Jésus, lequel, comme il ne veut pas que l'on méprise la conduite de ses serviteurs quand on la veut avoir, aussi quand elle nous défaut, il supplée pour tout : mais ce n'est qu'à cette extrémité à laquelle, si vous êtes réduite, vous l'expérimenterez.

Ce que je vous écrivis n'était pas pour vous garder de communiquer avec moi par lettres, et de conférer de votre âme qui m'est tendrement chère et bien-aimée, mais pour éteindre l'ardeur de là confiance que vous aviez en moi, qui, pour mon insuffisance et pour votre éloignement, ne puis vous être que fort peu utile, bien que très-affectionné et très dédié en Jésus-Christ. Écrivez-moi donc en confiance, et ne doutez nullement que je ne réponde fidèlement.

J'ai mis au fond de la lettre ce que vous désiriez, afin qu'elle soit pour vous seulement. Priez fort pour moi, je vous supplie. Il n'est pas croyable combien je suis pressé et oppressé sous cette grande et difficile charge ; vous me devez cette charité par les lois de notre alliance, et puisque je la contre-change par la continuelle souvenance que je porte de vous à l'autel, et en mes faibles prières. Béni soit notre Seigneur. Je le supplie qu'il soit votre coeur, votre âme, votre vie, et je suis votre serviteur, etc.




F. de Sales, Lettres 2003