Augustin, la sainte virginité.



CHAPITRE PREMIER. RESPECT DU AUX SAINTS PATRIARCHES.


1. Dans le livre de ce qui est bien dans l'état conjugal, que nous avons publié dernièrement, nous,donnions aux vierges, et nous leur renouvelons ici le conseil salutaire de ne point se laisser éblouir par l'excellence du don qu'elles ont reçu du ciel; nous leur disions de refouler dans leur âme tout sentiment de mépris à l'égard de ces pères et de ces mères, nobles ancêtres du peuple de Dieu. L'Apôtre (1), ne voulant pas que la greffe sauvage pût se livrer à l'orgueil, compare à l'olivier franc ces patriarches qui préparaient la venue du Christ par leur fécondité même. Pour atténuer leur mérite, qu'on se garde bien de répéter contre eux, que de droit divin la continence l'emporte sur le mariage, et la virginité sur l'état conjugal. Dans la personne de ces patriarches se préparaient et s'enfantaient les événements futurs, dont la réalisation nous frappe aujourd'hui d'étonnement et d'admiration. Quand donc nous voyons en eux la fécondité comblée d'honneurs ou la stérilité rendue féconde; loin de chercher l'explication de ces phénomènes dans les désirs ou les joies humaines, cherchons-la uniquement dans la profondeur des desseins du ciel. Mais aujourd'hui qu'il nous Est dit: «Que ceux qui ne peuvent se vaincre, se marient (2)», n'exhortons plus au mariage, mais consolons ceux qui y sont condamnés. Et ceux à qui il est dit: «Saisisse qui peut saisir (3)», exhortons-les à ne concevoir aucune terreur, comme aussi à repousser tout sentiment d'orgueil. Si donc nous devons exalter la virginité pour la faire aimer, nous devons aussi lui donner des conseils polir l'empêcher de s'élever.


1. Rm 11,17-18 - 2. 1Co 7,9 - 3. Mt 19,12

CHAPITRE II. JÉSUS-CHRIST, FILS D'UNE VIERGE ET ÉPOUX DES VIERGES.

2. C'est là le but que nous nous proposons dans cet ouvrage. Puisse Jésus-Christ me soutenir de sa grâce, lui le Fils d'une Vierge, l'Époux. des vierges, né corporellement d'un sein virginal et uni spirituellement par un mariage virginal! L'Église universelle est tout à la fois vierge et épouse de Jésus-Christ, selon la .parole de l'Apôtre (1). De quelle gloire, dès lors, ne sont pas couronnés ceux de ses membres qui réalisent, dans leur propre chair, ce que l'Église tout entière réalise dans sa foi, imitant ainsi la mère de son Époux et de son Seigneur? L'Église est en même temps vierge et mère. Si elle n'est pas vierge, de qui donc cette intégrité que nous entourons de notre sollicitude? Si elle n'est pas mère, de qui donc ces enfants que nous engendrons par la parole? Marie a enfanté corporellement le Chef de cette famille; l'Eglise enfante spirituellement les membres de ce Chef. Dans l'une et l'autre de ces deux mères, la virginité n'est point un obstacle à la fécondité, ni la fécondité un obstacle à la virginité. L'Église est donc sainte de corps et d'esprit, mais dans l'universalité de ses membres elle n'est vierge que d'esprit et non pas de corps; combien n'est-elle pas plus sainte dans ceux de ses membres où elle est vierge de corps et d'esprit?

1. 2Co 11,2

CHAPITRE 3. PARENTÉ SPIRITUELLE AVEC JÉSUS-CHRIST.

3. Il est écrit dans l'Évangile que la mère et les frères, c'est-à-dire les parents de Jésus (125) Christ le firent prévenir qu'ils l'attendaient au dehors, parce que la foule ne leur permettait pas d'arriver jusqu'à lui. Et le Sauveur de répondre: «Quelle est ma mère et qui sont mes frères?» Puis, étendant. la main sur ses disciples, il ajouta: «Voici mes frères; et quiconque fera la volonté de mon Père, celui-là est mon frère, ma soeur et ma mère (1)». N'est-ce pas nous dire clairement qu'il préfère notre alliance spirituelle à la parenté charnelle? N'est-ce pas nous annoncer que le bonheur, pour les hommes, ne consiste pas à avoir, avec les justes et les saints, une parenté charnelle, mais à leur être uni par l'imitation de leur vie et la soumission à leur doctrine? Marie fut donc plus heureuse en recevant la foi de Jésus-Christ, qu'en enfantant sa chair. «Bienheureux le sein qui vous a porté», s'écriait une femme; «bien plus heureux, reprit le Sauveur, ceux qui écoutent la parole de Dieu et la mettent en pratique (2)». A ceux de ses frères, c'est-à-dire à ceux de ses parents qui ne crurent point en lui, de quel avantage fut cette parenté? La maternité même de Marie n'eût été pour elle d'aucune utilité, si en portant Jésus-Christ dans sa chair, elle ne l'avait porté plus heureusement dans son coeur.

1. Mt 12,48-50 - 2. Lc 11,27-28

CHAPITRE IV. LE VOEU DE VIRGINITÉ EN MARIE.

4. Ce qui rehausse le mérite de sa virginité, ce n'est point que Jésus-Christ, en descendant en elle, s'en soit fait le gardien avant tout contact avec son époux, c'est que cette virginité était . déjà par elle consacrée à Dieu avant que le Sauveur la- choisît pour sa Mère. C'est là ce que Marie nous fait entendre dans sa réponse à l'ange qui lui annonçait l'Incarnation. «Comment, dit-elle, cela pourra-t-il se faire, puisque je ne connais pas d'homme (3)?» Ces paroles supposent clairement que Marie avait déjà voué à Dieu sa virginité. Mais parce qu'un tel voeu était alors contraire aux moeurs des Juifs, elle dut se marier avec un homme juste, lequel devait, non pas lui ravir par violence, mais lui conserver contre toute violence la virginité qu'elle avait vouée. D'ailleurs elle pouvait se contenter de dire: «Comment cela pourra-t-il se faire?» sans ajouter: puisque «je ne connais point d'homme». Si elle était mariée dans l'attention d'user du mariage, eût elle demandé comment elle pourrait enfanter le Fils qui lui était promis?

- 3. Lc 1,34

Dès que, par un prodige éclatant, le Fils de Dieu devait revêtir en elle la forme d'esclave, elle pouvait bien recevoir l'ordre de rester vierge; mais comme Marie devait servir de modèle aux autres vierges, Dieu ne voulut pas laisser croire que celle-là seule devait rester vierge, qui tout en restant Vierge aurait mérité de devenir mère. Marie voua donc sa virginité quand elle ignorait encore son futur et miraculeux enfantement. Ainsi devait-elle, en imitant la -vie des anges dans un corps mortel, être fidèle à un voeu et non pas à un commandement, faire un choix dicté par l'amour et non obéir en esclave. Dès lors, en naissant d'une Vierge qui, avant de connaître sa maternité future, avait voué la virginité, Jésus-Christ montra qu'il préférait approuver la virginité plutôt que de l'imposer. Ainsi voulut-il que la virginité fût libre jusque dans la femme qu'il prit pour sa Mère en se faisant esclave.


CHAPITRE V. LA PLUS BELLE GLOIRE DES VIERGES.

5. Que les vierges ne s'attristent donc pas de ne pouvoir, comme Marie, unir la maternité charnelle à la virginité. En effet, celle-ci ne pouvait enfanter convenablement que Celui dont la naissance miraculeuse est sans égale dans la nature. Remarquons toutefois que cet Enfant de la plus sainte des Vierges est une véritable gloire pour les autres vierges; car, en accomplissant la volonté du Père céleste, elles deviennent réellement avec Marie, mères de Jésus-Christ. N'avons-nous pas rapporté plus haut cette sentence du Sauveur. «Quiconque fait la volonté de mon Père qui est au ciel, devient mon frère et ma soeur et ma mère?» Tous ces degrés de parenté se réalisent spirituellement dans le peuple que Jésus-Christ s'est acquis par son sang. Les hommes justes et les saintes femmes deviennent ses frères et ses soeurs, puisqu'ils doivent partager avec lui l'héritage céleste. Sa mère, c'est l'Eglise tout entière, qui, par la grâce de Dieu, lui enfante chaque jour de nouveaux membres, c'est-à-dire des fidèles. Sa mère, c'est aussi toute âme pieuse accomplissant la volonté de son Père, parla fécondité de la charité qu'il dépose dans tous ceux qu'il enfante, jusqu'à ce qu'il soit (126) formé en eux (1). Donc, en faisant la volonté de Dieu, Marie qui n'est Mère de Jésus-Christ que corporellement, est devenue spirituellement et sa Mère et sa Soeur.

1. Ga 4,19


CHAPITRE VI. PRIVILÉGE SPÉCIAL DE MARIE.

6. Ainsi Marie est l'unique femme dont on puisse dire qu'elle est tout à la fois mère et vierge, non-seulement d'esprit mais aussi de corps. Elle est mère spirituellement, non pas de Jésus-Christ, dont elle est elle-même la fille spirituelle, puisque tous ceux qui ont cru en lui, et Marie est du nombre, sont appelés les enfants de l'Époux (2); mais des membres de Jésus-Christ, et c'est nous qui sommes ces membres. En effet, elle a coopéré, par sa charité, à faire naître dans l'Église les fidèles qui sont les membres de ce Chef. Elle est corporellement sa mère; car il fallait que, par un insigne miracle, notre Chef naquît d'une vierge, selon la chair, pour signifier par là que ses membres naîtraient spirituellement d'une autre vierge qui est l'Église. Marie seule est donc à la fois, selon l'esprit et selon la chair, mère et vierge, la mère et la vierge de Jésus-Christ. Dans la personne des saints, appelés à la possession du royaume de Dieu, l'Église tout entière est aussi spirituellement la mère et la vierge de Jésus-Christ; dans quelques-uns des fidèles elle est, de corps, vierge de Jésus-Christ; dans d'autres elle est mère, mais non de Jésus-Christ. Quant aux femmes mariées et aux vierges consacrées à Dieu, si elles sont saintes de moeurs, si la charité vient en elles, d'un coeur pur, d'une bonne conscience et d'une foi sincère (3), par cela même qu'elles accomplissent la volonté du Père, elles sont spirituellement mères de Jésus-Christ. Celles qui, dans la vie conjugale, enfantent corporellement, ce n'est pas Jésus-Christ, mais Adam qu'elles enfantent. De là leur empressement à procurer les sacrements (4) à leurs enfants, pour les faire devenir membres de Jésus-Christ: elles savent à qui elles ont donné la vie.


- 2. Mt 9,15 - 3. 1Tm 1,5 - 4. Le Baptême, la Confirmation et l'Eucharistie.

CHAPITRE VII. LA VIRGINITÉ SUPÉRIEURE A TOUTE FÉCONDITÉ CONJUGALE.


7. Que la fécondité conjugale se garde donc de disputer la supériorité à l'intégrité virginale, en s'appuyant sur Marie elle-même. Qu'elle se garde donc de dire aux vierges de Dieu: Marie eut dans son corps deux choses que nous devons honorer: la virginité et la fécondité, car elle enfanta tout en restant vierge. Puisque nous ne pouvons les unes et les autres aspirer à tout ce bonheur, nous l'avons divisé: vous serez vierges et nous mères. A ce qui vous manque en fécondité, trouvez une compensation dans la virginité; pour nous, nous trouvons à l'intégrité perdue un dédommagement dans le bénéfice de la maternité. Ce langage des mères chrétiennes aux vierges consacrées pourrait avoir encore quelqu'apparence de justesse, si elles enfantaient corporellement des chrétiens. Alors, du moins, si l'on en excepte la virginité, elles pourraient se comparer à Marie, en ce sens que, si la Vierge a enfanté le Chef, elles en enfantent les membres. Mais, leur laissant même soutenir qu'elles ne se sont mariées que pour avoir des enfants, et que dans ces enfants elles n'ont vu autre chose que le bonheur de les gagner à Jésus-Christ, on peut toujours leur répondre que ce ne sont pas des chrétiens qui naissent de leur chair; pour le devenir, il faut que l'Église, déjà vierge spirituelle du Sauveur, et spirituellement la mère de ses membres, les enfante, leur donne une naissance, nouvelle. A cet enfantement nouveau, les mères coopèrent néanmoins pour faire de ces enfants ce qu'elles savent bien qu'elles n'en ont pas fait par la maternité corporelle. Elles y coopèrent en tant qu'elles sont elles-mêmes vierges et mères de Jésus-Christ, savoir par la foi qui opère par la charité (1).

1. Ga 5,6

CHAPITRE VIII. POURQUOI LA VIRGINITÉ DOIT ÊTRE HONORÉE.

8. Aucune fécondité de la chair ne peut donc être comparée à la sainte virginité, même à la virginité corporelle. Si nous honorons cette virginité, ce n'est pas en tant qu'elle est virginité, mais en tant qu'elle est consacrée à Dieu; car si c'est dans la chair qu'elle se conserve (127) c'est surtout par la religion et par la dévotion de l'esprit. En ce sens, quoi de plus spirituel que la virginité même du corps, quand elle est vouée et conservée parla continence religieuse? En effet, de même que toute souillure, avant de se produire dans le corps, a déjà été conçue dans l'esprit; de même la chasteté du corps suppose toujours la chasteté de l'esprit. Si donc, quoique s'appliquant à la chair, la chasteté a pour principe non pas la chair, mais l'esprit qui retient la chair dans les limites de la pudeur conjugale, combien plus devons-nous mettre au nombre des biens les plus glorieux de l'âme, cette continence qui voue, consacre et conserve l'intégrité pour en faire honneur au Créateur de l'âme et de la chair!


CHAPITRE IX. NULLE COMPENSATION POSSIBLE A LA VIRGINITÉ PERDUE.

9. S'agit-il donc de cette fécondité de la chair qui, à notre époque, ne cherche dans le mariage que la gloire d'avoir des enfants, pour les consacrer à Jésus-Christ? Je dis encore qu'elle ne saurait compenser la virginité perdue. Avant Jésus-Christ, quand on attendait sa venue selon la chair, la maternité était une sorte de nécessité pour cette nation nombreuse et prophétique. Mais aujourd'hui que le corps du Christ peut se former de membres recueillis dans toutes les nations et de toutes les races appelées à former le peuple de Dieu et la cité céleste, que celui qui peut pratiquer la sainte virginité la pratique (1), et qu'il n'y ait pour se marier que celle qui ne peut garder la continence (2). Je suppose qu'une femme riche consacre des sommes immenses à acheter des esclaves de toute nation pour en faire des chrétiens; quelles entrailles seraient assez fécondes pour donner à Jésus-Christ des enfants aussi nombreux? Et pourtant cette femme oserait-elle comparer son argent au mérite de la sainte virginité? Ne dites donc pas que la virginité perdue est dignement compensée par la fécondité de la chair qui donne à la religion des enfants chrétiens, car vous seriez obligées de conclure qu'il serait préférable de vendre sa virginité pour une grande somme d'argent avec laquelle on donnerait à l'Eglise beaucoup plus de chrétiens, que ne pourrait le faire le sein le plus fécond.

1. Mt 19,12 - 2. 2Co 7,9


CHAPITRE X. N'EST-CE PAS DU MARIAGE QUE NAISSENT LES VIERGES?

Epouses fidèles, gardez donc les avantages qui sont propres à votre état et dont nous avons parlé dans le livre précédent; mais considérez les vierges consacrées, vous le faites d'ailleurs avec raison, comme étant d'un ordre plus élevé que le vôtre, ainsi que nous le montrons en ce moment.


10. En effet, pour égaler le mariage à la continence, c'est en vain que vous prétendez que c'est de lui que naissent les vierges. Cette naissance, loin d'être l'oeuvre propre du mariage, n'est-elle pas plutôt celle de la nature? D'après l'institution divine, toute union des deux sexes, qu'elle soit licite et honnête ou bien honteuse et illicite, produit toujours un enfant vierge, mais non pas une vierge consacrée. Malgré le crime des parents, un enfant naît vierge; et malgré le mariage, on ne saurait naître avec la sainte virginité.


CHAPITRE 11. LA GLOIRE DES VIERGES, C'EST D'ÊTRE CONSACRÉES A DIEU.

11. Ce que nous louons dans les vierges, ce n'est pas leur virginité même, c'est leur consécration à Dieu dans les exercices d'une pieuse continence. En effet, je crois pouvoir dire, sans témérité, qu'une femme mariée me paraît plus heureuse qu'une fille à marier, car la première possède ce que celle-ci désire, surtout si elle n'est encore fiancée à personne. La première ne cherche à plaire qu'à celui à qui elle s'est mariée; la seconde, ne sachant à qui elle appartiendra, désire plaire à plusieurs. Ce qui sauve sa pudeur contre les passions de la foule, c'est qu'elle cherche dans la foule, non pas un adultère, mais un époux. La vierge, certainement supérieure à l'épouse, n'est donc pas celle qui, sans rechercher l'amour de la multitude, n'aspire qu'à être aimée d'un seul, ni celle qui, l'ayant trouvé, s'occupe du monde et prend souci de plaire à son mari (1); mais celle qui a voué tout son amour au plus beau des enfants des hommes (2),et qui ne pouvant le concevoir dans sa chair comme Marie, le conçoit dans son coeur et lui consacre (intégrité de sa chair.

1. 1Co 7,34 - 2. Ps 45,3

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CHAPITRE XII. LES VIERGES, ENFANTS DE L'ÉGLISE.

Toute fécondité corporelle est impuissante à enfanter ces vierges; elles ne naissent ni de la chair ni du sang. Vous demandez quelle est leur mère; je réponds: c'est l'Eglise. Une autre qu'une vierge peut-elle produire des vierges? et cette vierge n'est-ce pas celle dont il est dit: que pour demeurer chaste elle a été fiancée à un seul homme, à Jésus-Christ (1) ? Si elle n'est pas tout entière vierge de corps, elle l'est d'esprit, et c'est d'elle que naissent les vierges de corps et d'esprit.

1. 2Co 11,2


12. Toutefois j'affirme que le mariage est bon, non pas précisément parce qu'il produit une postérité, mais parce qu'il la produit dans l'honnêteté, dans le droit, dans la pudeur et pour le bien de la société; parce qu'il sert à donner aux enfants une éducation commune, salutaire et constante; parce qu'enfin les époux s'y gardent la fidélité et ne profanent point le sacrement.

CHAPITRE XIII. SI LA CONTINENCE N'EST UTILE QUE POUR LA VIE PRÉSENTE.

Ces caractères, toutefois, sont purement humains; tandis que l'intégrité virginale, la continence absolue et l'incorruptibilité perpétuelle dans une chair corruptible, nous élèvent à la dignité des anges. Comment donc comparer à cet état la fécondité de la chair, la pudeur conjugale? La fécondité est-elle au pouvoir de l'homme, est-elle du domaine de l'éternité-? Le libre arbitre n'a aucun pouvoir sur elle, et au ciel il n'est plus question de pudeur conjugale. D'où je conclus que dans ce royaume immortel, quelque grande récompense est spécialement réservée à ceux qui, dans leur chair, ont quelque chose qui n'est pas de la chair.


13. C'est donc une erreur étrange de croire que la continence, si elle est bonne pour le siècle présent, n'est d'aucune utilité pour le royaume des cieux. Le mariage, dit-on, est la source de beaucoup de soucis temporels, dont s'exemptent ceux qui pratiquent la continence; voilà pourquoi il est mieux de ne pas se marier, car on échappe ainsi aux tortures de cette vie; quant à la vie future, la continence n'est pour elle d'aucun avantage. Et pour faire croire que cette vaine opinion n'est pas l'oeuvre de l'imagination, on invoque en ça faveur ce passage de l'Apôtre: «Quant aux vierges, je n'ai aucun précepte à leur imposer au nom du Seigneur; je ne puis formuler qu'un conseil, moi qui, favorisé de la miséricorde divine, ai pu y rester fidèle. Je pense donc qu'il est bon que l'homme reste continent à cause de la nécessité présente (1)». La conclusion évidente, ajoute-t-on, c'est que la virginité n'est bonne que pour la vie présente, sans relation aucune avec la vie future. Mais l'Apôtre n'envisageait-il pas ces nécessités de la terre au point de vue du ciel, lui dont le ministère tout entier tend vers les biens de la vie future?


CHAPITRE XIV. LA VIRGINITÉ GLORIFIÉE AU CIEL.

14. Nous devons, sans doute, éviter les nécessités présentes, mais par là j'entends uniquement celles qui diminuent les biens de la vie future. Telle est la nécessité qui oblige la vie conjugale à s'occuper des choses de la terre, l'homme à chercher à plaire à sa femme et ta femme à son mari. Cette nécessité, toutefois, n'exclut pas du royaume des cieux; il n'y a que le péché qui produise cette séparation, voilà pourquoi il est l'objet d'un précepte formel et non pas d'un simple conseil; car, rie pas obéir à un précepte divin, c'est mériter la damnation. Il y aura donc une augmentation de gloire pour celui qui aura cherché plus avidement ce qui plaît davantage à Dieu. Une telle augmentation ne peut pas être pour le mariage, car cet état nécessite d'autres soucis que la recherche de ce qui peut plaire à Dieu. De là cette parole: «Je n'ai sur la virginité aucun précepte divin à imposer (1)». En effet, ne pas remplir un commandement, c'est se rendre coupable et mériter le châtiment. Ce n'est donc pas un péché de se marier, puisque le mariage n'est pas défendu par un commandement; il suit de là que la virginité n'est l'objet d'aucun précepte divin. D'un autre côté, pour arriver à la vie éternelle il faut être sans péché, soit qu'on l'ait toujours évité, soit qu'on en ait obtenu la rémission. Mais dans le ciel il est une gloire qui ne sera accordée qu'à quelques-uns des vainqueurs, à ceux-là seulement qui, non contents de se dépouiller

1. 1Co 7,25-26

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du péché, auront voué librement quelque sacrifice au Rédempteur, sacrifice qu'ils auraient pu, sans crime, ne pas vouer, mais dont le voeu et la réalisation leur sera un titre de gloire. Voilà pourquoi «je donne un conseil, dit l'Apôtre, comme ayant moi-même obtenu de Dieu la faveur miséricordieuse d'y être fidèle». Dois-je avec jalousie conserver pour moi ce conseil, moi qui suis fidèle, non par l'effet de mes propres mérites, mais grâce à la divine miséricorde? «Je pense donc qu'à raison de la nécessité présente, c'est un bien de rester vierge»; mais ce n'est pas un précepte que j'impose, je n'en ai reçu aucun, c'est un conseil que je donne. Je sais, en effet, quelle nécessité pèse dans cette vie sur ceux qui sont entrés dans le mariage; car, dans cet état, s'ils s'occupent encore des choses de Dieu, ce ne peut-être d'une manière assez constante pour arriver à cette gloire qui ne sera le partage que de quelques élus dans la vie éternelle. «Une étoile diffère d'une autre étoile en clarté; ainsi en sera-t-il pour la résurrection des morts (1). L'homme donc a fait bien de rester vierge».

1. 1Co 15,41-42

CHAPITRE XV. LA VIRGINITÉ N'EST QU'UN CONSEIL ET NON UN PRÉCEPTE.

15. Le même apôtre dit encore: «Es-tu uni à une épouse, ne cherche pas une rupture; es-tu déchargé du lien conjugal, ne cherche point d'épouse». La première de ces deux propositions est l'expression d'un précepte que l'on ne saurait violer sans crime. En effet, d'après la parole même du Sauveur, il n'est permis de se séparer d'une épouse que dans le cas de fornication (2). La seconde proposition n'est qu'un conseil et non un précepte; on pourrait licitement contracter de nouveaux liens, mais le mieux est de s'abstenir. Le même docteur continue: «En prenant une épouse tu n'as point péché; de même, si une vierge se marie, elle ne pèche pas». En disant un peu plus haut: «Si tu es dans le mariage, ne cherche pas à le dissoudre», l'Apôtre a-t-il ajouté: Et si vous brisez cette union, vous ne péchez pas? Le pouvait-il, après des paroles comme celles-ci: «A ceux qui sont mariés, j'ordonne, non pas moi mais le Seigneur, de ne pas se séparer; si la femme se sépare,

- 2. Mt 19,9

qu'elle garde la continence, ou qu'elle se a réconcilie avec son mari». Il peut arriver, en effet, que le mari et non la femme soit la cause de cette séparation. Il ajoute: «Et que le mari ne quitte point sa femme (1)», sans mentionner clairement que ce soit là un précepte divin, cependant il se garde bien de conclure: et s'il l'abandonne, il ne pèche pas. Car c'est là un précepte formel que l'on ne peut violer sans crime, ce n'est pas un simple conseil dont l'omission priverait d'un bien sans être un péché. Si «donc tu es délivré d'une épouse, n'en cherche pas une nouvelle»; ce n'est pas ici un mal qu'il défend, mais un mieux qu'il conseille; voilà pourquoi il ajoute aussitôt: «En te mariant tu n'as point a péché; de même si une vierge se marie, elle a ne pèche pas».

1. 1Co 7,27-28 1Co 7,10-11

CHAPITRE XVI. TRIBULATION DE LA CHAIR DANS LE MARIAGE.

16. Nous lisons ensuite, à propos des époux: «Ils éprouveront les tribulations de la chair. Pour moi je vous épargne» . L'Apôtre voulait par là exhorter à la virginité et à la continence perpétuelle et détourner quelque peu du mariage; non pas qu'il soit illicite ou défendu, mais parce qu'il est une cause de peines et de chagrins. Il y a en effet une grande différence entre la turpitude et la tribulation de la chair la première est le résultat d'un crime; la seconde n'est qu'une épreuve à laquelle des hommes se condamnent souvent dans leurs fonctions les plus honorables. A présent donc que le Christ ne demande point qu'on prépare son avènement en multipliant la famille, ne serait-ce pas folie de s'exposer à cette tribulation de la chair, dans le mariage, à moins que l'on ait à craindre de faire, par l'incontinence, des chutes horriblement déplorables, sous l'influence tentatrice du démon? En disant qu'il épargne ceux qui s'exposent à éprouver cette tribulation de la chair, l'Apôtre me paraît avoir voulu ne pas expliquer en quoi consiste cette même tribulation de la chair qu'il prédit à ceux qui s'engagent dans le mariage. Du reste, ne peut-elle pas résulter des soupçons au sujet de la fidélité conjugale, des alarmes au sujet de la formation et de l'éducation des enfants, des craintes et des chagrins du veuvage? Une fois engagés dans les liens du mariage, (130) sont-ils nombreux ceux qui n'ont rien à éprouver de ces affections diverses? Mais, gardons-nous de toute exagération, dans la crainte de ne pas épargner nous-mêmes ceux que l'Apôtre a voulu épargner.


CHAPITRE XVII. L'APOTRE CONDAMNE-T-IL LE MARIAGE

17. Les réflexions précédentes suffisent pour mettre le lecteur en garde contre ceux qui calomnient le mariage et veulent en trouver la condamnation indirecte dans cette maxime: «Ils éprouveront la tribulation de la chair, mais moi je vous épargne». Doit-on regarder ces dernières paroles comme une condamnation? En voulant les épargner; ne se blesserait-il pas lui-même, car il y aurait mensonge dans les paroles suivantes: «En te mariant tu n'as point péché, et si une vierge se marie elle ne pèche pas?» Voir dans la sainte Ecriture, ou chercher à y voir un mensonge, n'est-ce pas se frayer une voie pour s'autoriser à mentir, ou pour soutenir une opinion condamnable, dès que l'on veut se livrer à l'erreur? Si pour les confondre, vous leur alléguez un passage évident des Saints Livres, aussitôt ils s'emparent de cette idée, pour se défendre contre la vérité et s'exposer, sans protection aucune, à tous les coups du démon; ils prétendent que l'auteur. du livre n'a pas dit vrai, soit pour avoir voulu épargner les faibles, soit pour avoir cherché à effrayer les rebelles. De cette manière ils trouvent toujours le moyen de défendre la doctrine la plus perverse. Corriger leur opinion, ils s'en gardent bien; ils préfèrent la soutenir, dussent-ils ne négliger aucun subterfuge pour annuler l'autorité de la sainte Ecriture, qui seule est capable de briser les fronts les plus orgueilleux et les plus insensibles.


CHAPITRE XVIII. SI L'EXCELLENCE DE LA VIRGINITÉ CONDAMNE LE MARIAGE.


18. Vous tous qui avez embrassé la continence perpétuelle et la virginité, vous jouissez, sans doute, d'un bien qui l'emporte beaucoup sur le mariage, mais gardez-vous d'en conclure que le mariage est un mal. Rappelez-vous plutôt cette maxime, si pleine de vérité, prononcée par l'Apôtre: «Celui qui marie sa fille fait bien, mais celui qui ne la marie pas fait encore mieux. En prenant une épouse, tu n'as pas péché, et si une vierge se marie, «elle ne pèche pas». Un peu plus loin: «A mon avis, il sera plus heureux en persévérant dans la virginité». Puis, craignant que son avis ne paraisse une opinion purement humaine, il ajoute aussitôt: «Je le pense et en cela je suis animé de l'Esprit de Dieu». Préférer les dons les plus excellents, sans condamner les moindres, c'est là une doctrine divine,apostolique, vraie et parfaitement sûre. Dans l'Ecriture, la vérité révélée l'emporte de beaucoup sur toutes les conceptions humaines relatives à la virginité d'esprit ou de corps. Que l'on aime la chasteté, très-bien; mais que l'on se garde aussi de nier la vérité. En effet quelles fautes ne peuvent souffrir dans leur propre chair, ceux qui pensent que dans ce passage même, où il exaltait la virginité du corps, l'Apôtre était victime de la corruption du mensonge.

Avant tout donc et surtout, il est nécessaire que ceux qui embrassent la sainte virginité, possèdent la foi la plus ferme sur la véracité des saintes Ecritures et qu'en particulier ils acceptent comme vraie cette parole: «En prenant une épousé tu n'as point péché, et si «une vierge se marie elle ne pèche pas». Qu'ils rejettent de leur esprit la simple pensée que c'est amoindrir le précieux bien de l'intégrité, que de ne pas condamner les noces comme mauvaises. Au contraire, ne doit-on pas espérer une -récompense d'autant plus belle, que l'on était plus fermement persuadé qu'en se mariant-on ne serait pas condamné? Comment croire que la couronne ne sera pas d'autant plus glorieuse que l'on a résisté au désir légitime de se marier! Vous voulez demeurer vierges, c'est bien; mais en renonçant au mariage, ne le regardez pas comme un foyer d'iniquité; qu'il-vous suffise de vous élever au-dessus de la colline d'un bien inférieur, pour vous reposer sur la montagne d'une continence plus parfaite. Quiconque a placé sa demeure sur cette colline, n'est plus libre d'en sortir quand il voudra, «car la femme est liée «pendant toute la vie de son époux (1)». Cependant elle peut servir d'échelon pour monter jusqu'à la continence du veuvage; au lieu que si l'on aspire à la continence virginale; ou bien il faut éviter cette colline en résistant à toute demande de mariage; ou bien il faut s'élever au-dessus en rendant, demandés impossibles.

1. 1Co 7,38-40

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CHAPITRE XIX. DEUX ERREURS AU SUJET DE LA VIRGINITÉ ET DU MARIAGE.


19. Peut-être serait-il venu à, la pensée de quelqu'un, de croire que la récompense serait la même pour ceux qui se contentent du bien et pour ceux qui s'élèvent au plus parfait. Voilà pourquoi j'ai cru devoir réfuter l'opinion de ceux qui, dans ce but, donnaient une fausse interprétation à ces paroles de l'Apôtre: «Je pense que c'est là un bien a cause de la nécessité présente». De là en effet ils prétendaient conclure que si la virginité est utile, ce n'est pas à raison de la récompense céleste, mais uniquement pour la vie présenté, et il s'ensuivait que dans l'éternité, les vierges n'obtiendraient exactement que la récompense réservée aux autres. Cette discussion du texte m'a ensuite amené à ces autres paroles: «Ils éprouveront la tribulation de la chair; mais pour moi je vous épargne». Alors j'ai attaqué d'autres ennemis, qui loin d'égaler le mariage à la virginité, condamnaient le managé d'une manière absolue C'était une autre erreur. En se fuyant réciproquement, ces deux erreurs se combattent l'une l'autre, parce qu'elles ne veulent point du juste milieu de la vérité. En restant dans ce milieu, en nous appuyant sur la droite raison et sur l'autorité des saintes Ecritures, il est évident pour nous, d'abord que le mariage n'est point un péché, ensuite qu'il est inférieur en dignité et en mérite à la continence virginale, voire même au veuvage.


CHAPITRE XX. L'APOTRE CONDAMNE-T-IL DES NOCES?

Nous venons de remarquer que les uns, tout de feu pour la virginité, condamnent le mariage à l'égal de l'adultère. D'autres au contraire, pleins d'amour pour le mariage, soutiennent qu'il n'y aura qu'une seule et même récompense pour la virginité perpétuelle et pour la pudeur conjugale. D'après les uns, la gloire de Susanne devient l'humiliation de Marie; et d'après les antres, l'excellence de l'état de Marie est la condamnation de Susanne.


20. La difficulté vient de ces paroles de l'Apôtre: «Quant à moi je vous épargne». Or il est faux que saint Paul ait voulu, par là, dissimuler la peiné qui attendrait les époux dans le siècle futur. Il est faux qu'il condamne à l'enfer celle que Daniel a sauvée d'une condamnation temporelle. Il est faux que l'union conjugale soit pour elle un droit au châtiment devant le tribunal de Jésus-Christ, quand, pour rester fidèle au Christ elle a préféré exposer sa vie, et serait morte, s'il l'avait fallu, sous le coup d'une fausse accusation d'adultère. «J'aime mieux», dit-elle, «tomber entre vos mains, que de pécher en présente de mon Dieu. (1)». A quoi bon ce noble langage, si Dieu devait, non pas la sauver parce qu'elle conservait sa pudeur conjugale, mais la condamner parce qu'elle était épouse? Que les calomniateurs du mariage l'avouent donc: Quand la vérité des saintes Ecritures protégé la chasteté conjugale, c'est l'Esprit-Saint qui défend Susanne contre ses faux témoins, et la justifie d'un crime s'opposé. Mais ici il le fait bien. plus en grand. Alors il ne s'agissait que d'une épouse, il s'agit aujourd'hui de toutes. Il ne s'agissait alors que d'un adultère occulte et supposé, maintenant il s'agit d'incriminer le mariage véritable et légal. Alors, sur l'attestation de quelques vieillards criminels on accusait une femme; aujourd'hui, ce sont tous les maris et toutes les femmes que l'on accuse sur le silence de l'Apôtre. Croyez-le, disent-ils, c'est votre condamnation qu'il a tué, quand il a dit: «Pour moi je vous épargne».

1. Da 13,23

Et qui donc a prononcé cette parole! N'est-ce pas celui qui avait dit un peu plus haut: «Si tu prends une épouse, tu ne pèches pas et si une vierge se marie, elle ne pèche pas?» Pourquoi, dans sa réticence modeste, entrevoir le crime des époux, tandis que dans son langage manifeste vous refusez de voir leur justification: Condamne-t-il dans son silence ceux qu'il absout dans ses paroles? Accuser Susanne non du crime de mariage, mais du crime,d'adultère, est-ce une plus grande faute que d'accuser de mensonge la doctrine apostolique? Comment échapperions-nous à un aussi grand danger, si nous n'avions pas pour nous l'évidence et la certitude que le mariage honnête ne peut pas plus être condamné, que la sainte Ècriture ne peut se tromper.

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Augustin, la sainte virginité.