Augustin, la sainte virginité. - CHAPITRE XXXV. L'HUMILITÉ APPRISE A L'ÉCOLE DE JÉSUS-CHRIST.

CHAPITRE XXXV. L'HUMILITÉ APPRISE A L'ÉCOLE DE JÉSUS-CHRIST.

35. C'est surtout dans la personne de Jésus-Christ qu'il nous faut considérer le précepte et l'exemple de l'intégrité virginale. A ceux qui pratiquent la continence je ne puis, au sujet de l'humilité, que répéter ce que le Sauveur nous dit à tous: «Apprenez de moi que je suis doux et humble de coeur». C'est par là qu'il terminait la révélation de ses grandeurs; et quand lui, si grand, veut nous montrer combien pour nous il s'est fait petit, il s'écrie: «Je le confesse devant vous, ô mon Père, Seigneur du ciel et de la terre, vous avez caché ces choses aux sages et aux prudents et vous les avez révélées aux petits. C'est là, ô mon Père, le dessein qui vous a plu. Tout m'a été donné par mon Père, et personne ne connaît le Fils, le Père seul le connaît; et personne ne connaît le Père, si ce a n'est le Fils et celui à qui le Fils l'a révélé. Venez à moi, vous tous qui êtes affligés «et chargés, et je vous soulagerai. Portez mon «joug sur vos épaules et apprenez de moi que je suis doux et humble de coeur (2)». Oui, Celui à qui le Père a tout donné et que personne ne connaît si ce n'est le Père; Celui qui seul connaît le Père, et qui peut seul le faire connaître, Jésus-Christ enfin n'a pas dit: Apprenez de moi à créer le monde ou à ressusciter les morts, mais . «Que je suis doux et a humble de coeur». O enseignement salutaire! O Maître et Seigneur des hommes dans le sein desquels la mort s'est glissée avec le breuvage de l'orgueil! Jésus-Christ n'a pas voulu enseigner ce qu'il n'était pers, il n'a voulu commander que ce qu'il accomplissait lui-même! Je vous vois, ô Jésus, je vous contemple avec ces yeux de la foi, que vous m'avez ouverts, criant au genre humain assemblé tout entier: «Venez à moi et apprenez de moi» . O Fils éternel de Dieu par qui tout a été fait, Fils de l'homme, qui avez été fait vous-même

- 2. Mt 1,25-29

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dans la plénitude des temps, qu'apprendrons-nous en venant à vous! «Que je suis doux, répond-il, et humble de coeur». Est-ce à cela que se résument tous les trésors de sagesse et de science cachés en vous (1)? Tout, pour nous, consiste-t-il à apprendre de vous que vous êtes doux et humble de coeur? Etre petit, est-ce donc une si grande chose, que si elle ne venait pas de vous il serait impossible de l'apprendre? Je le crois en toute assurance; car on ne peut trouver le repos de l'âme qu'à la condition de rejeter loin de soi cette humeur inquiétante, qui nous faisait paraître grands à nos yeux, quand nous étions en proie à cette maladie de l'orgueil.

CHAPITRE XXXVI. LA DOCTRINE DE L'HUMILITÉ FACILEMENT COMPRISE PAR LES PÉCHEURS.

36. Qu'ils vous écoutent, qu'ils viennent à vous, qu'ils apprennent de vous à être doux et humbles, ceux qui, en vivant pour vous et non pour eux, cherchent la miséricorde et la vérité. Qu'il entende cette parole, le malheureux accablé sous son fardeau, qui n'ose pas même lever les yeux vers le ciel et se tient au loin, en se frappant la poitrine dans la conviction de son péché (2). Qu'ils l'entendent, ce centurion qui ne se juge pas digne de vous recevoir dans sa demeure (3); ce Zachée, prince des publicains, restituant quatre fois la valeur de ce qu'il a usurpé (4); cette pécheresse publique qui arrose vos pieds de ses larmes, confessant qu'elle avait été loin de suivre vos traces (5); ces femmes de mauvaise vie et ces publicains qui précèdent les Scribes et les Pharisiens dans le royaume des cieux (6); tous ces malades enfin qui vous font un crime de manger; ceux qui, se croyant sains, ne cherchaient pas le médecin, quand vous déclariez n'être pas venu pour appeler les justes mais les pécheurs à la pénitence (7). En se convertissant à vous, tous ces malheureux deviennent facilement doux et humbles de coeur en votre présence, grâce au souvenir toujours vivant de leur vie criminelle et de votre infinie miséricorde; car, où le péché a abondé, a surabondé la grâce (8).

1 Col 2,3 - 2. Lc 17,13 - 3. Mt 8,8 - 4. Lc 19,2-8 - 5. Lc 7,37-38 - 6. Mt 30,31 - 7. Mt 9,11-13 - 8. Rm 5,20

CHAPITRE XXXVII. BEAU MODÈLE D'HUMILITÉ PROPOSÉ AUX VIERGES.

37. Mais regardez, Seigneur, cette troupe de vierges, enfants et jeunes filles; c'est dans votre Eglise que leurs rangs se sont formés; c'est auprès de vous qu'ils ont sucé le lait maternel; c'est pour prononcer votre nom que leur langue s'est déliée; ce nom a été pour eux le lait de l'enfance. Parmi eux aucun ne peut dire: J'ai d'abord été blasphémateur et calomniateur et outrageux, mais j'ai obtenu miséricorde parce que j'ai agi dans l'ignorance de mon incrédulité (1). Ce n'était pas un précepte mais un simple conseil que vous proclamiez en disant: «Qui peut prendre prenne», ils ont pris, ils ont voué. Pour le royaume des cieux ils ont embrassé la continence, non pas sous le coup de quelque menace de votre part, mais sous l'influence seule de vos exhortations (2).

A ceux-là criez et ils le comprendront, «que vous êtes doux et humble de coeur». Plus ils sont grands, plus ils doivent s'humilier en tout, afin de trouver grâce à vos yeux. Ils sont justes; mais est-ce comme vous, jusqu'à justifier l'impie? Ils sont chastes; mais leurs mères les ont engendrés et nourris dans le péché (3). Ils sont saints; mais vous êtes le Saint des saints. Ils sont vierges; mais ils ne sont pas nés d'une vierge. Ils sont purs d'esprit et de corps; mais ils ne sont pas le Verbe fait chair. Qu'ils apprennent donc, non pas de ceux qui ont besoin de pardon, mais de vous-même, Agneau de Dieu qui effacez les péchés du monde (4), qu'ils apprennent que vous êtes doux et humble de coeur.

1. 1Tm 1,13 - 2. Mt 11,8-12 - 3. Ps 1,7 - 4. Jn 1,14-29


38. O âme chrétiennement pudique, qui avez enchaîné l'appétit charnel jusqu'à vous refuser au mariage; qui avez refusé à votre corps, condamné à périr, la jouissance de se reproduire dans une postérité; qui avez imprimé des habitudes célestes à des membres fragiles et terrestres; pour vous apprendre l'humilité, je ne vous propose ni les publicains ni les pécheurs qui cependant précéderont les orgueilleux dans le royaume des cieux; je ne vous les propose pas, car, sortis qu'ils sont du gouffre impur, ils ne méritent pas d'être présentés à l'imitation de la sainte virginité. C'est au Roi du ciel que je vous renvoie, à Celui par qui les hommes ont été créés et qui, pour eux, s'est fait homme parmi les hommes. Je vous propose le plus beau des enfants des hommes (1), Celui qui a été couvert de mépris par les hommes et pour eux, Celui qui, Maître souverain des anges immortels, n'a pas dédaigné de se faire l'esclave des mortels, voilà votre modèle! Ce n'est assurément pas l'iniquité qui le rendit humble,. mais la charité, «la charité qui ne jalouse pas, qui ne s'enfle pas, qui ne cherche pas son propre avantage (2)». Loin de chercher à se complaire en lui-même, Jésus-Christ a pu dire en toute vérité: «Les opprobres de ceux qui vous injuriaient sont retombés sur moi (3)». Levez-vous, allez à lui et apprenez qu'il est doux et humble de coeur.

Vous n'irez pas à celui qui, écrasé sous le poids de l'iniquité, n'osait lever les yeux au ciel; mais à celui qui est descendu du ciel, entraîné sous le poids de sa charité (4)! Vous n'irez pas à celle qui arrosa de ses larmes les pieds de son Maître, implorant le pardon pour sa vie criminelle; mais à Celui qui, en pardonnant tous les péchés, a lavé les pieds de ses serviteurs (5). Je connais l'excellence de votre virginité; voilà pourquoi je ne vous propose pas l'exemple du publicain accusant humblement ses fautes; mais je crains pour vous le pharisien, tirant vanité de ses mérites (6). Je ne vous dis point . Soyez semblable à celle dont il fut dit: «Beaucoup de péchés lui sont remis, parce qu'elle a beaucoup aimé»; mais je crains qu'en voyant la légèreté de vos fautes pardonnées, vous n'aimiez que faiblement (7).

1. Ps 44,3 - 2. 1Co 13,4-5 - 3. Rm 15,3 - 4. Jn 2,38 - 5. Jn 13,5 - 6. Lc 18,10 - 7. Lc 7,38-47

CHAPITRE XXXVIII. LA CRAINTE NÉCESSAIRE AUX VIERGES.


39. Je suis pour vous saisi d'une grande crainte. Si vous vous glorifiez de pouvoir suivre l'Agneau, partout où il va, je tremble que, gonflées d'orgueil, vous ne puissiez le suivre par le sentier étroit. O âme virginale, conservez dans votre coeur ce que vous y avez reçu par le baptême, conservez aussi dans votre corps ce qui y était en naissant; mais il est bon aussi que, sous l'influence de la crainte du Seigneur, vous conceviez et enfantiez l'esprit de salut e. «La crainte, il est vrai, n'est

- 8. Is 26,18

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pas dans la charité, et la charité parfaite l'exclut entièrement (1)». Mais la crainte dont il est ici parlé, c'est la crainte humaine et non la crainte surnaturelle; la crainte des maux temporels et non la crainte du jugement de Dieu. «Gardez-vous de porter trop haut vos prétentions, mais craignez (2)?» Aimez la bonté de Dieu, mais craignez la sévérité de sa justice; l'amour et la crainte ne supportent point l'orgueil. En aimant, vous craignez d'offenser gravement Celui que vous aimez et qui vous aime. Or, quelle offense plus grande que de déplaire, par l'orgueil, à Celui qui, à cause de vous, s'est attiré la haine des orgueilleux? Cette chaste crainte, qui demeure dans le siècle des siècles (3), où peut-elle mieux se trouver qu'en vous qui, étrangère à toutes les pensées du monde et au soin de plaire à un époux, n'avez de pensées que pour Dieu et ne cherchez à plaire qu'à lui seul (4)? La crainte humaine ne s'allie point avec la charité; mais cette crainte chaste dont je parle en est inséparable. Si vous n'aimez pas, craignez de périr; si vous aimez, craignez de déplaire. La charité exclut la première de ces deux craintes; elle s'allie intimement à la seconde.

Saint Paul a dit: «Nous n'avons pas reçu l'esprit de servitude pour craindre, mais l'esprit d'adoption des enfants et c'est par lui que nous crions: mon Père (5)» . L'Apôtre fait ici allusion à cette crainte, donnée sous l'Ancien Testament, de la perte des biens temporels, que Dieu avait promis à ceux qui, loin d'être ses enfants sous l'empire de la grâce, n'étaient que des esclaves sous l'empire de la loi. La crainte peut aussi avoir pour objet le feu éternel; servir Dieu pour échapper à ce feu, ce n'est pas encore faire preuve de charité parfaite. En effet, il y a une différence à établir entre le désir de la récompense et la crainte du châtiment. S'écrier: «Où irai-je loin de votre esprit? où finirai-je loin de votre face (6)?» c'est bien différent que de dire: «J'ai demandé une seule chose au Seigneur et je m'y attacherai: c'est d'habiter tous les jours de ma vie dans la maison du Seigneur, afin d'y contempler les joies éternelles et de m'abriter, moi son temple»; ou bien encore: «Ne détournez pas de moi votre face (7)»; ou encore. «Mon âme est défaillante au désir d'arriver à la maison du


1. 1Jn 4,18 - 2. Rm 11,20 - 3. Ps 18,10 - 4. 1Co 7,32 - 5. Rm 8,13 - 6. Ps 138,7 - 7. Ps 26,4-9 142

Seigneur (1)». Laissez les premières paroles à celui qui n'osait pas lever les yeux au ciel et à celle qui arrosait de ses larmes les pieds du Sauveur pour obtenir le pardon de ses crimes; les autres ne s'appliquent qu'à vous, dont l'unique sollicitude est de plaire au Seigneur et de vous rendre sainte de corps et d'esprit. La crainte agitée; celle que rejette la charité parfaite, doit s'approprier les premières paroles; les secondes appartiennent à cette chaste crainte du Seigneur, qui subsiste encore pour les siècle des siècles. A l'une et à l'autre il doit être dit: «Gardez-vous déporter trop haut vos prétentions, mais craignez»; que l'homme donc ne s'élève ni par la justification de ses péchés, ni par la, présomption de sa justice. Si l'Apôtre a dit: «Vous n'avez pas reçu l'esprit de servitude pour craindre»; il dît aussi de la crainte qui accompagne la charité: «J'ai beaucoup craint pour vous et beaucoup tremblé (2)». Ne voulant pas que l'olivier greffé s'élevât d'orgueil au-dessus des rameaux brisés de l'olivier sauvage, il a prononcé cette sentence: «N'aspirez point à tant «de hauteur, mais craignez». S'adressant ensuite à tous les membres du Christ en général, il ajoute: «Opérez votre salut avec crainte et tremblement, car c'est Dieu qui opère en vous la volonté et l'action suivant son bon plaisir (3)». Il n'est plus possible dès lors d'appliquer, d'une manière exclusive, à l'Ancien Testament, ces autres paroles: «Servez le Seigneur avec crainte et tressaillez en lui avec tremblement (4)» .

1. Ps 83,3 - 2. 1Co 2,3

CHAPITRE XXXIX. FRAGILITÉ HUMAINE.

40. S'il est des membres de son corps, de la sainte Eglise, qui doivent aspirer à fournir à l'Esprit-Saint un lieu de repos, n'est-ce pas ceux qui professent la sainteté virginale? Comment peut-il reposer, s'il ne trouve pas de lieu convenable? Ce lieu, n'est-ce pas le coeur humble; ce coeur il le remplit et ne le quitte point, il l'élève et ne l'abaisse pas. Ecoutons ces paroles d'une clarté évidente: «Sur qui se reposera mon Esprit? Sur celui qui est «humble, tranquille, et qui craint mes oracles (1)». Déjà votre vie est juste, pieuse, pure, sainte et d'une chasteté virginale;

- 3. Ph 2,12-13 - 4. Ps 2,11 .- 5. Is 66,2

cependant vous êtes encore en ce monde, et vous n'êtes pas humilié d'entendre ces paroles: «Est-ce que toute la vie humaine sur la terre n'est pas une tentation (1)?» Ne trouvez-vous pas votre présomption condamnée par ces mots. «Malheur au inonde à cause de ses scandales (2)?» Vous ne tremblez pas d'être du nombre de la multitude dont la «charité se refroidit parce qu'abonde l'iniquité (3)». Vous ne frappez pas votre poitrine à ces paroles: «Que celui qui se flatte d'être debout, prenne garde de tomber (4)». Entre ces avertissements du ciel d'un côté, et de l'autre entre ces dangers de la vie, à quoi bon insister pou persuader l'humilité aux vierges saintes?

1. Jb 7,1 - 2. Mt 18,7 - 3. Mt 24,12 - 4. 1Co 10,12

CHAPITRE XL. LES CHUTES OU PROCHAIN SONT UN AVERTISSEMENT POUR NOUS. - LA VIRGINITÉ EST UN DON DE DIEU.

41. Si Dieu permet que dans votre profession même il arrive un si grand nombre de chutes, n'est-ce pas pour que cette vite augmente votre crainte et étouffe votre orgueil, cet orgueil que Dieu hait à tel point que pour lui seul le Très-Haut s'est condamné à tant d'humiliations? Pour diminuer votre crainte et accroître votre orgueil, jusqu'au point de n'aimer que faiblement Celui qui vous a aimés jusqu'à se livrer lui-même pour vous (5), direz-vous qu'il ne vous a été accordé qu'un léger pardon, puisque, depuis votre enfance, vous avez gardé la foi, la pudeur, une pieuse chasteté et une virginité sans tache? Quoi donc! ne devriez-vous pas aimer avec des ardeurs d'autant plus vives Celui qui, en pardonnant les crimes de ceux qui reviennent à lui, a soutenu votre faiblesse et-vous a empêché de tomber? Ce pharisien, qui aimait si peu, parce qu'il croyait qu'il n'avait eu besoin que d'un léger pardon (6), n'était-il pas victime de cette erreur aveugle, qui, en lui laissant ignorer la justice divine, le portait à ne chercher que la sienne propre et le tenait ainsi en dehors du royaume de Dieu (7)? Mais vous, race choisie, et choisie entre les élus mêmes, choeurs de vierges, appelés à la suite de l'Agneau, vous aussi, la grâce vous a sauvée par la foi, et ce don ne vient pas de vous, mais de Dieu; il n'est pas le fruit de vos oeuvres,

- 5. Ga 2,20 - 6. Lc 7,36-47 - 7. Rm 10,3

pourquoi donc y trouveriez-vous un sujet, d'orgueil? «Nous sommes son ouvrage, créés, en Jésus-Christ, dans les bonnes oeuvres pour lesquelles Dieu nous a préparé le chemin (1)».

L'aimerez-vous donc d'autant moins qu'il vous aura plus comblés de ses dons? Unetelle démence ferait horreur. Puisque le Verbe a dits que celui-là aime moins, à qui il a été moins pardonné, si vous voulez exciter en vous de nouvelles ardeurs, si vous voulez aimer davantage Celui qui vous a rendus libres des sollicitudes et des soins du mariage, regardez comme vous avant été pardonné tout le mal que, sous l'inspiration divine, vous avez évité. «Que vos yeux soient toujours vers le Seigneur, car il arrachera vos pieds aux embûches (2)». Ou bien: «Si le Seigneur ne garde pas la cité, c'est en vain qu'a veillé celui qui la garde (3)». L'Apôtre parlant de la continence elle-même, s'écrie: «Je voudrais que tous les hommes fussent comme moi, mais chacun a reçu de Dieu un don particulier, l'un d'une manière, l'autre d'une autre (4)». Quel est Celui qui distribue ces dons, qui gratifie chacun comme il le veut (5)? N'est-ce pas Dieu qui ne connaît point l'iniquité (6)? Quant à savoir quel est son dessein en établissant la diversité de ses dons, l'homme ne le peut; il suffit que l'on sache que cette diversité est parfaitement équitable; et qui pourrait en douter? «Qu'avez-vous donc que vous n'ayez reçu (7)?» et par l'effet de quelle perversité aimez-vous d'autant moins que vous avez reçu davantage

1. Ep 3 Ep 8-10 - 2. Ps 24,15 - 3. - 4. 1Co 7,7 - 5. 1Co 12,11 - 6. Rm 11,14 - 7. 1Co 4,7

CHAPITRE XLI. TOUTES LES VERTUS SONT DES DONS DE DIEU.


42. Ainsi donc, la première condition pour parvenir à l'humilité, c'est de croire que la virginité. loin d'être notre oeuvre propre, est réellement le don par excellence, descendant du Père des lumières en qui ne se fait aucun changement ni aucune obscurité (8). Convaincu de cette vérité, que l'homme se garde bien de croire qu'il peut n'aimer que faiblement parce qu'il ne lui a été que peu pardonné. Qu'il se mette en garde contre l'ignorance de la justice de Dieu, contre la prétention de fonder sa justification sur lui-même et contre tout sentiment de révolte contre la sanctification qui nous vient du ciel. Telle ne fut pas la conduite de ce Simon qui fut devancé par cette femme à laquelle beaucoup de péchés furent pardonnés parce qu'elle aima beaucoup.

- 8. Jc 1,17

Une pensée plus salutaire encore et en même temps plus vraie, c'est de regarder comme nous étant pardonnés tous les péchés auxquels Dieu nous a soustraits par sa grâce. J'en prends à témoin ces cris de pieuses supplications contenues dans les Saintes Ecritures, et qui nous prouvent que les préceptes de Dieu ne sont accomplis qu'avec la grâce et le secours du Dieu qui nous les impose. En effet, toutes ces prières seraient autant de mensonges, si nous pouvions; sans le secours de la grâce, accomplir ce que nous demandons. Ainsi le précepte par excellence n'est-il pas d'obéir aux commandements de Dieu? Or, cette obéissance est très-souvent l'objet de la prière: «Vous avez ordonné de garder vos commandements», et immédiatement après: «Puissent mes voies se diriger toujours vers l'accomplissement de vos préceptes! alors je ne serai pas confondu à la vue de vos commandements (1)». Le prophète vient de rappeler les ordres de Dieu, maintenant il lui demande la grâce de les accomplir, afin de ne point se laisser aller au péché. Quand le péché est commis, on est obligé de s'en repentir; défendre, excuser son péché, c'est périr soi-même par orgueil, en refusant de faire périr le péché par la pénitence. Cette bonne volonté, nous la demandons à Dieu, ce qui prouve que nous ne pouvons l'avoir sans le secours de Celui à qui nous la demandons. «Placez, Seigneur, dit David, une garde à ma bouche et la continence en sentinelle sur mes lèvres; ne laissez pas mon coeur s'incliner vers des paroles coupables, jusqu'à chercher des excuses dans mon péché, à l'exemple des hommes qui commettent l'iniquité (2)». Si donc l'obéissance qui nous porte à accomplir les commandements, et la pénitence qui accuse et non qui excuse; ses péchés, sont l'objet de la prière; c'est une preuve manifeste que l'obéissance et la pénitence nous viennent du ciel, qui nous eu fait le don ou nous en accorde le secours. Au sujet de l'obéissance en particulier, il est dit: «Les pas de l'homme sont dirigés par le Seigneur,


1. Ps 118,4-6 - 2. Ps 140,3-4

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c'est lui qui leur trace le chemin (1)». Au sujet de la pénitence, l'Apôtre s'écrie: «Dieu peut-être leur accordera la pénitence (2)».

1. Ps 36,23 - 2. 2Tm 2,25

CHAPITRE XLII. C'EST DIEU QUI DONNE LA CONTINENCE ET LA SAGESSE.

43. Enfin, quant à la continence il a été dit «Je savais que personne ne peut être continent, à moins que Dieu ne lui en fasse la grâce; et c'est le propre de la sagesse de savoir de qui vient ce don (3)».

Il ne suffit pas que la continence soit un don de Dieu, il faut à l'homme la sagesse de reconnaître que ce don ne vient pas de lui, mais de Dieu. Ecoutez: «Dieu a rendu sages des aveugles (4); le témoignage de Dieu est fidèle, il donne la sagesse aux enfants (5); si quelqu'un désire la sagesse, qu'il la demande à Dieu qui donne à tous abondamment et sans faire de reproche, et il l'obtiendra (6)». Or, les vierges doivent être sages, si elles ne veulent pas que leurs lampes s'éteignent (7). Et comment seront-elles sages, si ce n'est en ne s'élevant pas vers ce qu'il y a de plus élevé, et en s'inclinant vers ce qu'il y a de plus humble, en s'occupant des petites choses (8)? C'est la sagesse même qui a dit à l'homme: «La piété, voilà la sagesse (9)». Si donc vous n'avez rien que vous ne l'ayez reçu, ne vous élevez point si haut dans vos pensées, mais craignez (10). Gardez-vous surtout de n'aimer que faiblement, sous prétexte qu'il ne vous a été que peu pardonné; au contraire, aimez beaucoup, parce que vous avez beaucoup reçu. Si celui à qui il a été donné pour le dispenser de payer, aime beaucoup; combien plus doit aimer celui qui a reçu pour conserver. Or, si une âme a conservé sa pureté première, c'est que Dieu a dirigé ses pas; et si une autre a quitté l'impureté pour devenir chaste, c'est que Dieu l'a retirée du mal; enfin, si l'on reste impudique jusqu'à la fin, c'est que Dieu a abandonné. Quoique Dieu fasse en cela, ses desseins nous sont inconnus, mais ils ne sauraient être injustes. S'il nous les cache, n'est-ce pas afin de nous faire craindre davantage et de nous empêcher de nous enorgueillir?

- 3. Sg 8,21 - 4. Ps 146,8 - 5. Ps 18,8 - 6. Jc 1,5 - 7. Mt 25,4 - 8. Rm 12,16 - 9. Jb 28,28 - 10. Rm 11,20

CHAPITRE XLIII. LES VIERGES NE DOIVENT PAS SE PRÉVALOIR DU DON DE DIEU.

44. Quoique persuadé que c'est la grâce de Dieu qui l'a fait ce qu'il est, l'homme rencontre devant lui une autre sensation d'orgueil, celle de se prévaloir de la grâce même jusqu'à n'avoir que du mépris pour les autres. C'est le crime du pharisien, qui rendait grâces à Dieu du bien qui était en lui et en même temps se préférait au publicain, abîmé dans l'aveu de ses fautes (1). Que doit faire une vierge? Que doit-elle penser pour ne point se préférer à ceux ou à celles qui n'ont point reçu le don de la virginité? Ce n'est point une humilité feince qu'on lui demande, mais une humilité réelle; feindre l'humilité, ce serait le comble de l'orgueil. Après ces paroles: «Plus tu es grand, plus tu dois t'humilier en tout», l'Esprit-Saint, voulant nous montrer que l'humilité doit être véritable, ajoute aussitôt: «Et tu trouveras grâce devant Dieu (2)»; lequel évidemment ne pourrait approuver une humilité menteuse.

1. Lc 18,10-14 - 2. Si 3,20

CHAPITRE XLIV. MOTIF D'HUMILITÉ POUR UNE VIERGE.

45. Que dirai-je encore? Se peut-il quelque motif qui, mûrement pesé, empêche une vierge de se préférer à la femme fidèle, non-seulement à la veuve, mais même à l'épouse? Pour en trouver, je ne supposerai pas une vierge réprouvée, car qui ne sait que la femme obéissante doit être préférée à la vierge rebelle? Je les suppose toutes deux d'une obéissance égale aux préceptes de Dieu; mais ne craindra-t-elle pas de préférer la sainte virginité aux chastes noces, et la continence au mariage, le fruit centième, au fruit trentième? Elle ne doit pas hésiter un seul instant. Et cependant, que cette vierge obéissante et craignant Dieu se garde bien de se préférer personnellement à cette femme également obéissante et craignant Dieu, autrement elle cesserait d'être humble, et «Dieu résiste aux superbes (3)». Quelle pensée doit donc l'occuper? La pensée des dons secrets de Dieu; dons qui ne sont jamais connus, même de ceux qui les possèdent, qu'en présence de l'épreuve. En effet, sans parler d'autre chose,

- 3. Jc 4,6

cette vierge, tout empressée qu'elle est de se livrer aux exercices de la piété, à ce qui peut plaire à Dieu, oserait-elle affirmer qu'aucune faiblesse inconnue de la volonté, ne l'empêche d'être mûre pour le martyre; tandis que cette femme qu'elle méprise, peut déjà boire le calice de la souffrance chrétienne; ce calice prédit par Jésus-Christ aux deux disciples, amateurs du premier rang (1)? Sait-elle que peut-être elle est bien loin de ressembler à Thècle, tandis que cette femme est déjà, peut-être, une autre Crispine?

Quoi qu'il en soit, il est certain que ce don précieux du martyre ne se dévoile que dans la tentation.

CHAPITRE XLV. LE CENTIÈME, LE SOIXANTIÈME ET LE TRENTIÈME.

46. Et cependant il est si grand que plusieurs auteurs y voient le fruit qui produit au centième. En effet, l'Eglise, dans sa souveraine autorité, a réservé, dans la célébration des saints mystères, une place signalée aux martyrs et aux vierges défuntes. Que signifie cette fécondité diverse? J'en laisse la décision à plus habiles que moi. La virginité est-elle le centième; le veuvage le soixantième, et la vie conjugale le trentième? Ou bien, dans ces trois catégories, devons-nous voir le martyre, la virginité et le mariage? On bien encore, sera-ce la virginité unie au martyre qui produira au centième; la virginité seule au soixantième, tandis que le mariage, par lui-même, ne produira qu'au trentième, et s'élèvera au soixantième s'il est uni au martyre? Comme les dons de la grâce sont multipliés, les uns plus grands, les autres plus faibles, ce qui a fait dire à l'Apôtre: «Aspirez toujours à des dons plus élevés (2)», ne serait-il pas plus juste d'admettre plus de trois catégories dans les dons de Dieu? D'abord ce serait une erreur de n'attribuer aucun fruit à la continence viduelle, ou de la placer dans un rang inférieur à la pudeur conjugale, ou de l'égaler à la gloire virginale. Ce serait se tromper aussi de croire que la couronne du martyre, qu'elle soit uniquement l'objet d'un désir habituel en dehors de toute occasion de souffrir, ou bien qu'elle ait eu occasion de se manifester dans les tourments, n'ajoute absolument aucun mérite à l'une ou à l'autre de ces trois espèces de chasteté. Enfin beaucoup de

1. Mt 20,22 - 2. 1Co 12,31

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vierges, quoiqu'engagées dans la continence perpétuelle, ne vont pas cependant jusqu'à réaliser cette parole du Seigneur: «Si tu veux être parfait, va, vends tout ce que tu as, donne-le aux pauvres, et tu auras acquis un grand trésor dans le ciel; puis, viens et suis-moi (1)». Elles n'oseraient, dès lors, se mêler à la société de ceux qui ne possèdent rien en propre, et pour qui tout est commun (2). Or, croyons-nous que les vierges qui portent jusque-là le renoncement, n'acquièrent aucun nouveau titre à la récompense? Ou bien que si elles ne vont pas jusqu'à ce degré de perfection, il ne leur sert de rien d'être vierges?

1. Mt 19,21 - 2. Ac 2,44 Ac 4,32

CHAPITRE XLVI. EXCELLENCE DE LA VIE COMMUNE POUR LES VIERGES.

Concluons, dès lors, que les dons de Dieu sont nombreux, mais différents l'un de l'autre en excellence. Tel n'a à faire fructifier qu'un petit nombre de ces dons, mais ils sont d'une nature plus élevée; tel autre n'a que des dons inférieurs, mais ils sont en plus grand nombre. Qui donc poussera la témérité jusqu'à égaliser ou diversifier entre les hommes les honneurs éternels qui les attendent, surtout quand il est certain que ces dons sont différents et qu'ils fructifient, non pas pour cette vie, mais pour la vie éternelle? Le Seigneur nous parle, il est vrai, de trois fructifications en particulier (3), mais il laisse supposer les autres. Un des évangélistes ne parle même que du centuple (8); doit-on en conclure ou qu'il réprouvait ou qu'il ignorait les deux autres nombres? N'a-t-il pas plutôt voulu en abandonner la supputation à l'intelligence de chacun?

- 3. Mt 13,8 - 4. Lc 8,8


47. Que le centuple désigne la virginité religieuse ou tout autre état, toujours est-il que nous ne devons pas confondre ces différents degrés de rapport. Personne, je crois, n'osera préférer la virginité au martyre, et tous affirmeront sans hésiter que ce don du martyre peut exister, quoiqu'occulte, tant qu'il n'est pas en face de l'épreuve qui doit le manifester.


CHAPITRE XLVII. QUELLE VIERGE EST SURE DE POUVOIR ENDURER LE MARTYRE?

Ainsi, toute vierge peut conserver l'humilité sans porter aucune atteinte à la charité, le plus excellent des dons de Dieu, et sans lequel tous les autres dons ne sont rien, qu'ils soient rares ou nombreux, grands ou petits. Oui, elle a de quoi ne pas s'exalter, rie pas s'enorgueillir; en restant persuadée qu'en général la vïrginité l'emporte de beaucoup sur l'état du mariage, est-elle sûre si telle ou telle épouse ne pourrait pas aujourd'hui supporter, pour Jésus-Christ, des souffrances sous lesquelles elle succomberait elle-même, et que Dieu lui épargne pour ne pas soumettre sa faiblesse à de trop fortes épreuves? «Dieu est fidèle, dit l'Apôtre, il ne permettra. pas que vous soyez tentés au-dessus de vos forces; et si l'épreuve «se présente, il vous donnera la grâce de la surmonter». Il est donc possible que tels époux ou épouses vivant saintement dans l'état du mariage, soient capables de résister au mal jusqu'à avoir les entrailles déchirées et verser leur sang, tandis que telles vierges ne pourraient porter jusque-là l'amour de la justice ou de la pureté. Autre chose est, par amour pour la vérité, ou par fidélité à son devoir, de ne consentir ni aux suggestions ni aux caresses; et autre chose de résister aux tortures et aux mauvais traitements. Ce courage et cette force restent cachés jusqu'au moment où la tentation les dévoile et que l'expérience les manifeste. Si donc on est tenté d'orgueil à la vue de ce 'qu'on peut, qu'on pense humblement que peut-être on resterait impuissant devant quelque chose de plus parfait à accomplir; tandis que d'autres, qui sont dans un état inférieur à celui qui inspire de l'orgueil, pourraient ce qu'on ne pourrait pas soi-même. En suivant cette règle, on établira sa vie sur une humilité véritable et sincère; «on se préviendra et on s'honorera mutuellement par des témoignages de respect (2)», et «chacun se trouvera inférieur à son frère (3)».

1. 1Co 10,13 - 2. Rm 14,10 - 3. Ph 2,3

CHAPITRE XLVIII. AUTRE MOTIF D'HUMILITÉ.

48. Que dirai-je du soin et de la vigilance à apporter pour éviter le péché? «Qui peut se glorifier d'avoir le coeur pur? qui peut se glorifier d'être sans péché (1)?» On a peut-être conservé intègre la virginité depuis la naissance: «mais personne», dit Job; «n'est pur en votre présence, pas même l'enfant qui n'est que depuis un jour sur la terre (2)». On a même conservé dans la foi une certaine chasteté virginale, celle qui unit l'Eglise vierge à son unique Époux; mais cet unique Époux, s'adressant non-seulement aux vierges d'esprit et de corps, mais à tous les chrétiens, depuis les plus spirituels jusqu'aux plus charnels, depuis les apôtres jusqu'aux derniers pénitents, depuis les sommités du ciel jusqu'aux extrémités de la terre (3), leur a appris à dire dans la prière: «Pardonnez-nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés. (4)»; or, en nous faisant prier, le Sauveur nous avertissait de ne pas oublier ce que nous sommes, car, en nous apprenant à demander ce pardon, ce n'est pas pour les péchés commis dans la vie passée et effacés par le baptême, autrement cette prière ne serait que pour les catéchumènes jusqu'à leur baptême. Cette prière est récitée après le baptême et chaque jour, par les prêtres et les fidèles, par les pasteurs et le troupeau:n'est-ce pas une preuve manifeste que dans cette vie, qui est tout entière une tentation (5), personne ne peut se flatter d'être sans péché?

1. Pr 20,9 - 2. Jb 25,4 - 3. Mt 24,31 - 4. Mt 6,12 - 5. Jb 7,1


Augustin, la sainte virginité. - CHAPITRE XXXV. L'HUMILITÉ APPRISE A L'ÉCOLE DE JÉSUS-CHRIST.