Augustin, Viduité


AVANTAGES DE LA VIDUITÉ


Augustin, évêque, serviteur du Christ et des serviteurs du Christ, à Julienne, servante dévouée de Dieu, salut en Jésus-Christ, le Seigneur des seigneurs.

CHAPITRE PREMIER. BUT DE L'AUTEUR.


1001 1. Désireux de répondre, le plus tôt possible, à votre demande, à ma- promesse et à votre affection chrétienne, je fais trêve, un instant, à mes plus pressantes occupations, pour vous adresser quelques mots .sur la profession de la sainte Viduité. Vous m'aviez fait de vive voix cette demande, et je n'avais pu vous refuser: mais bien souvent, par lettres, vous avez insisté sur la réalisation d'un engagement qui me liait réellement envers vous. Lorsque vous rencontrerez dans ce travail des choses qui vous paraîtront étrangères au genre de vie que vous menez vous et les vôtres; il vous semblera peut-être sans utilité réelle pour vous, mais ne le jugez pas, si promptement, superflu. C'est à vous que je l'adresse, mais ce n'est pas pour vous uniquement qu'il a été écrit; j'ai du ne pas oublier que par vous il serait utile à d'autres. Si donc vous croyez, de certaines idées, qu'elles ne vous ont jamais été nécessaires, ou qu'elles ne vous le sont plus, tandis qu'elles le sont à d'autres, ne craignez pas de les conserver et de les donner à lire; de cette manière votre charité sera l'utilité d'autrui.


1002 2. Dans tout ce qui regarde la vie et les moeurs, la conviction ne suffit pas, il faut aussi la persuasion. L'enseignement nous montre ce que nous devons faire, l'exhortation nous pousse à agir conformément à notre conviction. Quant à la doctrine, je ne puis que vous répéter celle de l'Apôtre. En effet, c'est dans la sainte Ecriture que notre enseignement trouve sa règle immuable: gardons-nous donc «de vouloir être plus sages qu'il ne faut»; nous devons, dit l'Apôtre, «nous tenir dans les bornes de la modération selon la mesure du don de la foi que Dieu a départie à chacun (1)». Il me suffira donc de vous exposer les paroles du saint Docteur, que je développerai selon l'inspiration que Dieu voudra bien m'accorder.

CHAPITRE II. LES VEUVES, DANS LE LANGAGE DE L'APÔTRE.


1003 3. Voici donc les paroles de- l'Apôtre, du docteur des peuples, du vase d'élection, saint Paul: «Je dis à celles qui ne sont pas mariées et aux vierges, qu'il leur est bon de persévérer dans cet état, comme j'y persévère moi-même». Ce serait une erreur de conclure de ce texte que les veuves, parce qu'elles ont été mariées, ne peuvent pas être comprises dans ce mot «innuptis celles qui ne sont pas mariées», car dans son acception véritable ce mot, désigne toute personne qui actuellement n'est pas engagée dans les liens du mariage, lors même qu'elle l'aurait été précédemment. C'est ce que prouve cet autre passage: «Le coeur de la femme est partagé; il n'en est pas ainsi de celle qui n'est pas mariée et de la vierge». En mettant une distinction entre la femme qui n'est pas mariée et la vierge, il est clair que l'Apôtre entend parler de la veuve. Voyez plutôt comme par une seule expression il embrasse à la fois ces deux professions: «Celle qui n'est pas mariée s'occupe uniquement des


1.
Rm 12,3

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choses du Seigneur, de ce qui peut lui «plaire; tandis que celle qui est mariée cherche ce qui est du monde et ce qui peut plaire à son mari (1)». il est évident qu'il n'est pas seulement parlé ici de celle qui ne s'est jamais mariée, mais aussi de celle que la viduité a délivrée des liens du mariage. Par la même raison, quand saint Paul parle d'une femme mariée, il désigne celle qui a un mari et non pas celle qui en a eu un. Toute veuve est une personne non mariée, mais toute personne non mariée n'est pas veuve pour cela, car il y a des vierges; et les unes et les autres sont désignées dans ces paroles: «Je dis à celles qui ne sont pas mariées et aux veuves». C'est comme s'il eût ainsi formulé sa pensée: En parlant de celles qui ne sont pas mariées, je ne veux pas désigner uniquement les vierges, mais aussi celles qui sont veuves, et je leur dis à toutes «qu'il leur est bon de persévérer «dans cet état comme je le fais moi-même».

CHAPITRE 3. LA VIDUITÉ, SUPÉRIEURE AU MARIAGE.


1004 4. Ainsi donc les avantages dont vous jouissez, les voilà comparés à celui que l'Apôtre revendique pour lui-même; la viduité est assimilée à la virginité, pourvu qu'elle repose sur une fidélité à toute épreuve. Cette doctrine n'est pas longuement exposée, mais elle n'en est pas moins digne de respect, d'autant plus qu'elle n'en est que plus facile et plus chère à accomplir.. Un bien que l'Apôtre préfère, sans hésiter, à la fidélité conjugale, peut-il n'être qu'un bien tout ordinaire et sans importance? Pour nous montrer l'excellence du mariage chrétien et religieux, l'Apôtre ne craint pas de dire, en flétrissant la fornication et en parlant aux époux comme aux autres: «Ignorez-vous que vos corps sont les membres de Jésus-Christ?» Ainsi, même d'ans le mariage, les époux chrétiens restent les membres de Jésus-Christ. Cependant, sans aucun doute, la viduité l'emporte sur le mariage; non pas assurément que la"veuve chrétienne soit plus que membre de Jésus-Christ; mais pariai ces membres elle occupe une place privilégiée. L'Apôtre n'a-t-il pas dit: «Comme dans un seul corps nous avons plusieurs membres et que tous ces membres n'ont pas la même fonction; de même en Jésus-Christ nous sommes plusieurs


1.
1Co 7,8-34 - 2. 2Co 6,19

qui ne formons qu'un seul corps, étant tous «réciproquement les membres les uns des autres; mais nous avons des dons différents, selon la grâce qui nous a été octroyée (1)?»


1005 5. Ce même Apôtre avertit les époux de ne pas se refuser sans raison grave le devoir conjugal, dans la crainte que l'un des deux, injustement trompé, et entraîné par son intempérance et par le démon, ne s'abandonne à la fornication. Il ajoute aussitôt: «En vous parlant ainsi j'use d'indulgence, mais je ne vous impose pas de précepte. Car je voudrais que tous les hommes fussent comme moi; mais chacun a reçu de Dieu un don spécial, l'un d'une manière, l'autre d'une autre».

CHAPITRE IV. DES SECONDES NOCES PERMISES.

Ainsi la pudeur conjugale et la fidélité matrimoniale sont un don de Dieu; et si, en dehors de ce qui est nécessaire pour la procréation des enfants, la concupiscence charnelle se procure quelques satisfactions, c'est là un mal, mais ce mal n'excède pas le péché véniel, grâce au lien du mariage. En effet si les relations matrimoniales n'ont pour but que la formation des enfants, si en y observe toutes les règles de la pudeur conjugale, si enfin le sacrement reste indissoluble pendant là vie des deux époux, tout alors est bien dans le mariage. Quand donc l'Apôtre s'écrie: «Je vous dis cela par indulgence et non pour vous exprimer un précepte», il n'entend parler que de cet usage immodéré de la chair, qui naît de la faiblesse des époux et que le lien nuptial rend digne d'un facile pardon. Le même Apôtre ajoute: «La femme est liée pendant toute la vie de son mari; mais après sa mort elle recouvre sa liberté; qu'elle se marie avec qui il lui plaît, pourvu que ce soit dans le Seigneur: mais elle sera plus heureuse si elle veut, suivre mon conseil et rester veuve» . C'est nous dire -clairement que si une veuve se remarie chrétiennement, elle fait une bonne action dans le Seigneur, mais qu'elle en fera encore fane meilleure en restant dans le veuvage. Ou bien, pour me servir non plus des paroles de l'Ecriture, mais d'un exemple, Ruth est heureuse, mais Anne l'est beaucoup plus.


1006 6. La première conclusion que vous pouvez


1.
Rm 12,4-6

152

tirer, c'est que la viduité, que vous avez embrassée, ne condamne pas les secondes noces, mais les met dans un rang inférieur. De même donc que la virginité vouée par votre fille ne condamne pas votre unique mariage, de même la viduité que vous observez ne condamne pas les secondes noces. De là l'hérésie des Cataphrygiens et des Novatiens, hérésie soutenue par Tertullien avec plus d'éclat que de sagesse, car il se permit de déchirer vivement les secondes noces que l'Apôtre,inspiré par la sagesse, déclare légitimes. Attachez-vous à cette doctrine apostolique, sans vous laisser ébranler par aucune discussion ignorante ou savante. Aimez le bien dont vous jouissez, mais ne l'exaltez pas au point de regarder comme criminelles les personnes qui ne l'ont pas conservé. Soyez d'autant plus heureuse de votre état, que non-seulement vous voyez qu'il vous épargne bien des maux, mais aussi qu'il vous élève à un bien supérieur. Quels maux en effet ne sont pas l'adultère et la fornication!

CHAPITRE V. LA VIDUITÉ ET LE MARIAGE.

A quelle distance de ces crimes n'est pas toute personne qui s'est librement engagée par voeu, et qui s'est interdit même les choses licites pour mieux répondre, non point à un précepte de la loi, mais aux inspirations de la charité! La pudeur conjugale est un bien véritable, mais la continence lui est supérieure; la supériorité de l'une est rehaussée par l'infériorité de l'autre, mais ne la condamne pas pour cela et ne lui enlève point tout mérite.


1007 7. Après avoir montré que le grand privilège des célibataires et des personnes qui ne sont pas mariées, c'est de pouvoir concentrer sur Dieu toutes leurs pensées et de ne chercher à plaire qu'à lui seul, l'Apôtre ajoute: «Ce que j'en dis, c'est pour votre utilité et non pour vous tendre un piège», en vous contraignant; «je veux seulement vous montrer ce qui est honnête». N'allons pas conclure de ces dernières paroles que si le célibat est honnête, le lien conjugal est honteux, car ce serait condamner même les premières noces dont l'honnêteté n'a jamais été contestée ni par les Cataphrygiens, ni par les Novatiens, ni par Tertullien, leur éloquent défenseur. En disant des célibataires et des veuves qu'il leur est bon de persévérer dans cet état, l'Apôtre, emploie simplement le positif pour le comparatif; et en effet, ce qui est meilleur que le bien peut assurément paraître bien, puisque le mieux n'est qu'un bien plus grand. De même donc que l'on peut dire du célibat et du veuvage qu'ils sont un bien, sans pour cela dire du mariage que c'est un mal; de même on peut dire de la virginité qu'elle est honnête, sans frapper pour cela le mariage d'une flétrissure honteuse; on conserve uniquement le nom d'honnête à ce qui pourrait être appelé plus honnête. Or, là où il y a plus il y a moins. Comment douter de cette supériorité du célibat, quand il est dit: «Celui qui marie sa fille, fait bien, mais celui qui ne la marie pas, fait mieux»; et encore: «Elle sera plus heureuse en persévérant dans cet état (1)?» Ce que l'on dit du mieux par rapport au bien, d'une plus grande béatitude par rapport à une moindre, on le dit également de ce qui est plus honnête. Si l'état du mariage est un état honteux, comment donc saint Pierre a-t-il pu dire aux époux: «Honorez vos femmes comme «le sexe le plus faible, sans oublier qu'elles sont avec vous les héritières de la grâce?» S'adressant aux femmes et leur citant Sara comme modèle de soumission à l'égard de leurs maris: «C'est ainsi, leur dit-il, qu'autrefois les saintes femmes qui espéraient en Dieu se paraient, restant soumises à leurs maris; telle était Sara, qui obéissait à Abraham, l'appelant son seigneur, Sara dont vous êtes devenues les filles en faisant le bien et en ne vous laissant abattre par aucune crainte (2)».

CHAPITRE VI. SI LES FEMMES PEUVENT ÊTRE SAINTES DE CORPS.


1008 8. En disant de la vierge «qu'elle se rend sainte de corps et d'esprit (3)», il est évident que l'Apôtre n'a pas voulu enseigner que les femmes chrétiennes, chastes et soumises à leurs maris, sont dans une impossibilité réelle d'être saintes de corps en même temps que d'esprit. Se peut-il, en effet, que l'esprit soit saint, et que le corps, instrument de l'esprit, ne le soit pas? Mais ne raisonnons pas, ne consultons que l'oracle divin pour expliquer comment saint Pierre, à propos de Sara, dit d'une manière absolue: «Les saintes femmes», sans ajouter: de corps. Saint Paul réprouve s


1.
1Co 7,5-8 1Co 7,35-40 - 2. 1P 3,5-7 - 3. 1Co 7,34

en ces termes la fornication: «Ne savez-vous «pas que vos corps sont les membres de Jésus-Christ? Prendrai-je donc les membres «de Jésus-Christ pour en faire les membres «d'une prostituée?» Osera-t-on dire que les membres de Jésus-Christ ne sont pas saints, ou que le corps des épouses chrétiennes a cessé d'être membre de Jésus-Christ? Ecoutons encore: «Notre corps est le temple du Saint-Esprit, que vous avez reçu de Dieu vous ne vous appartenez pas à vous-mêmes, car vous avez été achetés un grand prix (1)». Ce grand docteur dit du corps des fidèles qu'il est membre de Jésus-Christ et le temple du Saint-Esprit, et il entendait parler des fidèles des deux sexes, sans distinction des vierges ou des épouses. Les unes sans doute peuvent être élevées en mérite au-dessus des autres, comme parmi les membres il en est de supérieurs; mais quels qu'ils soient, ils ne sont pas séparés du corps. Donc, en disant de la vierge qu'elle est sainte de corps et d'esprit, l'Apôtre affirmait seulement que les vierges jouissent d'une sainteté plus grande de corps et d'esprit, sans soutenir aucunement que le corps des épouses est indigne de toute sanctification.


1009 9. Appréciez donc le bien dont vous jouissez; de plus, n'oubliez pas que si votre état est si digne de louange, c'est parce qu'il est rehaussé par un autre qui, bon en lui-même, est d'un degré inférieur au vôtre. En serait-il ainsi, si tout autre état que le vôtre était mauvais ou qu'il n'y en eût pas? Les yeux occupent dans le corps humain la place d'honneur; en serait-il ainsi, s'il n'y avait aucun autre membre dans le corps? Dans le firmament, le soleil jette plus de lumière que la lune, mais il ne l'amoindrit pas; les étoiles elles-mêmes brillent d'un éclat différent, mais l'orgue il ne les divise pas (2). «Dieu a tout fait et tout est très-bien». Remarquez qu'à propos de l'ensemble il est dit: «Tout est très-bien», tandis qu'après la création de chacune des oeuvres on se contente de dire: «Et Dieu vit que cela était bien». Chaque oeuvre en particulier n'était donc que bonne en elle-même, mais, envisagée dans l'ensemble de tous les êtres, elle prend un nouveau degré de bonté: «Et Dieu vit que tout «ce qu'il avait fait était très-bien (3)». A n'envisager que chaque chose en particulier, il y a entre elles des degrés de supériorité;


1.
1Co 6,15-20 - 2. 1Co 15,41 - 3. Gn 1

mais l'ensemble des êtres a un caractère d'excellence que n'a pas chaque être en particulier. Ah! que la saine doctrine de Jésus-Christ contribue par sa grâce à vous rendre saine dans son corps sacré; et si vous possédez dans votre corps et dans votre esprit un avantage que tous ne possèdent pas, que votre esprit, le guide de votre corps, ait soin de ne pas se prévaloir avec insolence ni s'enorgueillir avec ignorance.

CHAPITRE VII. LES SAINTES FEMMES DE LA LOI ANCIENNE SE MARIAIENT PAR OBÉISSANCE.


1010 10. Ruth, mariée deux fois, est appelée heureuse; Anne, restée longtemps veuve après un premier mariage bientôt rompu, est dite plus heureuse; gardez-vous toutefois de conclure sur-le-champ que vous êtes plus heureuse que Ruth.

Pour juger les saintes femmes de ces temps prophétiques, il ne faut pas oublier que ce n'était point la concupiscence qui les poussait au mariage, mais l'obéissance; ne devaient-elles pas travailler à la propagation du peuple de Dieu, d'où devaient sortir les prophètes du Christ? Ce peuple lui-même, au sein duquel, qu'il le sût ou non, tout arrivait en figure', était-il autre chose que le prophète de Jésus-Christ, devant lui fournir la chair dont son humanité serait formée? C'était pour aider à cette propagation, que la loi portait une sentence de malédiction sur quiconque restait stérile en Israël (2). Dans le mariage des saintes femmes, ne voyez donc aucunement le désir des jouissances, mais la pieuse ambition de devenir mères; aussi peut-on croire avec justice qu'elles auraient fui toute relation conjugale, si la postérité eût pu leur advenir par tout autre moyen. D'un autre côté, la pluralité des femmes était permise aux hommes; mais il est évident que cette concession avait pour but, non pas de favoriser la concupiscence, mais de faciliter la multiplication des familles. En effet, si la pluralité des femmes était permise aux hommes, la pluralité des hommes était interdite aux femmes; cette pluralité, en ne favorisant pas la fécondité, n'était propre qu'à les couvrir de honte.

Voilà ce qui nous explique pourquoi Ruth, restée sans cette postérité exigée en Israël, après la mort de son mari, en désira un autre


1.
1Co 10,11 - 2. Dt 25,5-10

qui la rendît mère. Ruth cependant, quoique mariée deux fois, fut moins heureuse qu'Anne, restée veuve après un premier mariage. La raison en est que cette dernière mérita de devenir la prophétesse de Jésus-Christ. Avait-elle des enfants? L'Ecriture nous le laisse ignorer. Nous devons plutôt croire, qu'inspirée par l'Esprit-Saint, elle a pu prévoir que Jésus-Christ naîtrait d'une vierge, comme après sa naissance elle a pu le reconnaître comme Dieu. Si elle a pu, même sans enfant, refuser un second mariage, c'est qu'elle voyait arriver le temps où Jésus-Christ serait moins honoré par la maternité que parla continence. Supposons maintenant que Ruth savait par avance que d'elle sortirait la race qui donnerait naissance à Jésus-Christ, et que c'est en conséquence de cette prévision certaine qu'elle a contracté un second mariage; dans ce cas, je n'ose plus affirmer que le veuvage d'Anne fut plus heureux que la fécondité de Ruth.

CHAPITRE VIII. LE MARIAGE AVANT ET APRÈS JÉSUS-CHRIST.


1011 11. Pour vous, qui avez des enfants et qui vivez à une époque où il ne s'agit pas de jeter les pierres mais de les recueillir, où il ne s'agit pas d'embrasser, mais de se soustraire aux embrassements (1), vous avez médité ces paroles de l'Apôtre: «Je vous le dis, mes frères, le temps est court, la seule chose qui reste, c'est que ceux qui ont des épouses, vivent comme n'en ayant point». De là je conclus que si vous aviez désiré un second mariage, j'y aurais vu non pas un hommage rendu à la prophétie ou à la loi, non. pas un désir même charnel d'avoir une postérité, mais une preuve d'incontinence. En effet, t'eût été de votre part la réalisation de ces autres paroles de l'Apôtre: «Il leur est bon de demeurer dans cet état; mais si elles ne peuvent se contenir, qu'elles se marient; car j'aime mieux les voir se marier que brûler (2)». Il voulait par là empêcher la passion de se précipiter dans la honte du crime, en lui offrant pour refuge l'honnêteté du mariage. Rendez de vives actions de grâces à Dieu de vous avoir donné d'enfanter ce que vous n'avez pas voulu être, et de ce que la virginité de votre fille compense noblement la perte de votre virginité. Si nous consultons la doctrine


1.
Si 3,5 - 2. 1Co 7,8-9 1Co 7,29

chrétienne, elle nous répond que sous le règne de Jésus-Christ, même le premier mariage, à moins qu'il ne soit un remède à l'incontinence, doit être rejeté. En effet, celui qui a dit: «Que ceux qui ne peuvent garder la continence, se marient», aurait pu dire également: Que ceux qui n'ont pas d'enfants se marient, si, depuis la résurrection et la prédication de Jésus-Christ, qui ont donné à toutes les nations des moyens si abondants d'engendrer spirituellement, il y avait encore, comme dans les temps primitifs, un devoir de se créer charnellement une postérité.

Il est vrai que nous lisons dans un autre passage: «Je veux que les plus jeunes se marient, qu'elles aient dés enfants et qu'elles deviennent mères de famille». Mais par ces paroles l'Apôtre se propose uniquement d'attester, avec sa prudence et son autorité apostoliques, la bonté du mariage, sans vouloir aucunement enseigner que la loi impose le devoir de la génération à ceux qui comprennent le bienfait de la continence. Du reste, sa pensée est clairement manifestée dans ces autres paroles: «Ne donner aucune occasion au démon d'exercer sa funeste puissance; car quelques-unes ont déjà quitté le bon chemin pour suivre ses inspirations». Il voulait faire entendre par là que celles à qui il permet de se marier, auraient mieux fait de garder la continence que de brûler; mais pourtant, qu'il est mieux de se marier que de subir le joug du démon, c'est-à-dire qu'il est mieux de renoncer au privilège de la virginité ou de la chasteté viduelle, que de regarder en arrière et s'exposer à une chute profonde. Que celles à qui la continence est impossible se marient donc, avant de professer la continence ou de la vouer à Dieu; car, en violant leur veau, elles s'attireraient une trop juste condamnation. C'est de ces personnes que l'Apôtre parle dans un autre passage: «Après s'être abandonnées à la mollesse dans le service du Christ, elles veulent se marier, et méritent ainsi une effrayante condamnation pour avoir violé leurs premiers engagements». Elles les ont violés puisque, après avoir voué la continence, elles ont voulu le mariage. Leur premier voeu était sincère, mais elles ont manqué de persévérance pour l'accomplir (1).

Ainsi donc, le mariage conserve toujours


1. I Tim.V.

155

son caractère de bonté; mais tandis qu'autrefois, pour le peuple de Dieu, il était un acte d'obéissance à la loi, maintenant il n'est plus qu'un remède aux faiblesses de la chair et un moyen de propagation pour l'humanité. Vouloir de la famille selon l'ordre conjugal établi, et lion selon les instincts de la brute, est un sentiment louable dans l'homme, mais bien inférieur au désir chrétien de porter ses pensées vers le ciel et de s'élever au-dessus des inclinations de la chair.

CHAPITRE IX. SE MARIER APRÈS LE VOEU DE CONTINENCE EST UN CRIME.


1012 12. Le Seigneur l'a dit: «Torts ne comprennent pas cette parole (1)». Que celle donc qui le peut, la comprenne; que celle qui n'est pas maîtresse d'elle-même, se marie; que celle qui n'a pas encore pris son parti, réfléchisse; que celle qui s'est engagée, persévère; qu'aucune occasion favorable ne soit offerte an démon, et qu'aucune oblation ne soit ravie à Jésus-Christ. Si, dans le mariage on conserve la pudeur conjugale, on n'a à craindre aucune condamnation; mais la récompense sera bien plus belle pour la continence viduélle ou virginale. Du moment qu'on l'a choisie et vouée, c'est un crime non-seulement de se marier, mais même d'en avoir la volonté. Remarquez, en effet, ces expressions de l'Apôtre: «Après s'être abandonnée à la mollesse dans le service du Christ», il n'ajoute pas: elles se marient, mais: «Elles veulent se marier, et, en cela elles sont condamnables, puisqu'elles ont violé leurs premiers engagements», par cela seul qu'elles en ont eu la volonté. Est-ce à dire que même alors le mariage comme tel est mauvais? Assurément non. Ce qui est crime, c'est la violation d'un engagement, la profanation du voeu, le rejet volontaire d'un bien supérieur, quoique en soi il ne soit pas défendu de se contenter d'un état moins parfait; enfin celles qui agissent ainsi sont- condamnables, non point précisément parcequ'elles se sont engagées dans le mariage, mais parce qu'elles ont violé leurs premiers engagements. Cette vérité découle de ce- passage de l'Apôtre et exprime très-bien sa pensée; car il est clair qu'il a voulu éviter de jeter la condamnation sur le mariage, pour la


1.
Mt 19,11

réserver tout entière aux personnes qui se marient après avoir voué un état plus parfait. «Elles veulent se marier», dit-il, «et en cela elles sont condamnables»;en voici la raison, «c'est qu'elles ont violé leurs premiers engagements»: la volonté seule est criminelle, lors même que le mariage ne se réaliserait pas.

CHAPITRE X. UN TEL MARIAGE EST-IL UN ADULTÈRE.


1013 13. Ceux qui soutiennent qu'une telle union n'est -pas un mariage mais un adultère, ne me paraissent pas avoir assez pesé leur affirmation; c'est la similitude qui les trompe. En effet dans le langage ordinaire, on dit de celles qui refusent de se marier pour se livrer à la perfection chrétienne, qu'elles deviennent les épouses de Jésus-Christ. Or; voici comment raisonnent nos contradicteurs: si une femme contracté un second mariage du vivant de son premier mari, elle est adultère, comme l'a déclaré le Sauveur lui-même (1); donc, du vivant de Jésus-Christ, sur qui la mort n'a plus aucun empire (2), celle qui renonce à son union avec lui pour épouser un homme, est véritablement adultère. Ce raisonnement, s'il a quelque chose de spécieux, est gros de conséquences absurdes. Il suit de là en effet que si une femme, du vivant de son mari et avec son consentement formel, fait voeu dé continence, elle est coupable et fait de Jésus-Christ un adultère, puisqu'elle l'épouse avant la mort de son autre mari. D'un autre côté, il est certain qu'un second mariage paraît moins digne que le premier; or à quelle veuve est-il jamais venu la pensée de regarder Jésus-Christ comme un second époux? Même pendant leur premier mariage, alors quelles se montraient soumises et fidèles à leurs maris, ne pouvaient-elles point regarder Jésus-Christ comme leur époux, non point charnel, mais spirituel? L'Eglise, dont elles sont les membres, est appelée l'épouse de Jésus-Christ, et cette Eglise, par l'intégrité de sa foi, de son espérance, de sa charité, est réellement vierge, non-seulement dans les vierges, mais aussi dans les veuves et les épouses chrétiennes. C'est à l'Eglise tout entière, dont les fidèles sont les membres, que l'Apôtre a dit: «Je vous ai unie dans une chaste virginité à un seul époux, Jésus-Christ (3)». Cet époux qui a


1.
Mt 19,9 - 2. Rm 6,9 - 3. 1Co 11,2

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pu naître d'une vierge, sans qu'il y eût pour elle aucune corruption de la chair, ne peut-il pas donner à son épouse vierge une fécondité sans tache?

Ceux qui, sans assez y réfléchir, soutiennent que si des vierges renon cent à leur voeu, pour se marier, elles ne contractent pas un véritable mariage, devraient tirer cette affreuse conclusion que, n'étant pas épouses, elles doivent se séparer de leurs maris sous peine d'être adultères; puis, en voulant rétablir ces femmes dans leur ancienne continence, ils feront de leurs maris tout autant d'adultères, puisque du vivant de leurs femmes ils convolent à de nouvelles noces.

CHAPITRE 11. LE MARIAGE DES VIERGES RELAPSES EST PLUS QU'UN ADULTÈRE.


1014 14. Je soutiens donc que le mariage contracté par des vierges qui ont renoncé à leur voeu de virginité est un mariage véritable et non un adultère; mais j'ajoute que le crime qu'elles commettent est pire que l'adultère. En effet, si l'offense faite à un mari par une femme infidèle retombe sur Jésus-Christ dont elle est le membre; combien plus le Sauveur doit-il être offensé quand il se voit refuser ce qu'il n'exigeait pas qu'on lui offrît, mais ce qu'il a le droit de réclamer quand on le lui a voué! Ne pas accomplir un voeu que l'on a formé de son plein gré, sans aucun ordre antérieur, c'est se rendre d'autant plus coupable que l'on était moins nécessité à vouer. J'insiste sur ce point pour vous empêcher de croire qu'un second ou tout autre mariage soit un crime en lui-même. Ne condamnez donc pas ce mariage dans les autres, mais méprisez-le pour vous-même. La continence pour des veuves est d'autant plus louable qu'en la vouant et la professant elles renoncent et à un plaisir et à un droit. Dès que le voeu en est fait, on doit enchaîner et vaincre le plaisir, parce que ce plaisir n'est plus un droit.

CHAPITRE XII. DES TROISIÈMES ET QUATRIÈMES NOCES.

1015 15. On soulève d'ordinaire la question de savoir si les troisièmes, quatrièmes et autres noces sont permises. Ma réponse n'est pas longue: je ne condamne aucun mariage, mais je ne prétends pas leur ôter tout caractère de honte à raison de leur nombre. Si dans sa brièveté cette réponse déplaît à quelqu'un, je suis prêt à la discuter avec qui que ce soit. En effet, pour quel motif les troisièmes noces seraient-elles défendues plutôt que les secondes? Je l'ai dit en commençant, loin de moi de vouloir être plus sage qu'il ne faut (1). Qui suis-je pour oser me prononcer, quand je vois que l'Apôtre ne s'est pas prononcé lui-même? «La femme est liée», dit-il, «pendant toute la vie de son mari». Il ne dit pas si ce mari est le premier, le second, le troisième ou le quatrième. «La femme est liée pendant toute la vie de son mari; si son mari vient à mourir, elle recouvre son entière liberté. Qu'elle se marie à qui lui plaira, pourvu que ce soit dans le Seigneur. Mais elle sera plus heureuse de persévérer dans la continence (2)». Je ne vois pas ce que l'on peut ajouter ou soustraire à cette sentence, quant à la question qui nous occupe.

Ecoutons Notre-Seigneur lui-même répondant aux Sadducéens, qui lui demandaient, en parlant d'une femme mariée sept fois, auquel de ces sept maris elle appartiendrait à la résurrection. «Vous êtes dans l'erreur», répond Jésus-Christ, «vous ne connaissez ni les Ecritures ni la vertu de Dieu. A la résurrection il ne sera question ni de mariage ni d'épouse; la mort ne les atteindra plus, ils seront semblables aux anges de Dieu (3)». Le Sauveur parle ici de ceux qui ressusciteront pour le bonheur et la vie, et non pour le châtiment et la damnation. Il aurait pu dire vous êtes dans l'erreur, vous ne connaissez ni les Ecritures ni la vertu de Dieu; car les femmes qui se seront mariées plusieurs fois n'auront point de part à cette résurrection; puis ajouter qu'il ne sera plus alors question de mariage. Voyons-nous que dans cette réponse le divin Maître ait condamné en quoi que ce soit cette femme plusieurs fois mariée? Si donc pour ménager la pudeur naturelle, je n'ose dire à une femme qu'elle se marie aussi souvent qu'elle voudra après la mort de ses maris; d'un autre côté je croirais manquer à l'autorité des saintes Ecritures, si je condamnais les noces, quelque nombreuses qu'elles soient; seulement, à la veuve qui n'a eu qu'un époux comme à toute autre veuve, je dis en toute assurance: Vous serez plus heureuse en persévérant dans cet état.


1.
Rm 12,3 - 2. 1Co 7,39-40 - 3. Mt 22,29-30

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CHAPITRE XIII. PARMI LES VEUVES A LAQUELLE DONNER LA PRÉFÉRENCE.


1016 16. On demande assez ordinairement et peut-être n'est-ce pas sans motif, quelle veuve, à raison des mérites, doit obtenir la préférence sur les autres; est-ce celle qui n'a eu qu'un mari et qui, après avoir vécu longtemps avec lui, après avoir eu des enfants et leur avoir créé une position convenable, est devenue veuve et a embrassé la continence; ou bien est-ce celle qui, toute jeune encore, en deux ans de mariage a perdu deux maris, n'a eu aucun enfant pour sa consolation, a voué à Dieu la continence et y a persévéré jusqu'à une extrême vieillesse? Cette question est bien capable d'exercer la sagacité de ceux qui jugent les mérites des veuves d'après le nombre des époux et non d'après les efforts que leur a coûtés la continence. Diront-ils que la veuve qui n'a eu qu'un seul mari doit être préférée à celle qui en a eu deux? Mais alors, qu'ils fournissent quelque raison spéciale ou quelque grave autorité, car autrement je conclurais qu'ils donnent au bonheur de la chair la préférence sur la vertu du coeur. Vivre longtemps avec un mari et avoir des enfants, qu'est-ce autre chose que le bonheur de la chair? Si leur préférence ne vient pas de ce qu'elle a eu des enfants, mais de ce qu'elle a vécu longtemps avec son mari, je dis encore que ce ne peut être là qu'un bonheur de la chair. Anne au contraire a été comblée d'éloges, parce qu'ayant promptement perdu son mari elle a jusqu'à une longue vieillesse lutté contre les désirs de la chair et en a triomphé. Voici le portrait que trace d'elle l'Ecriture: «Il y avait une prophétesse, nommée Anne, fille de Phanuël et de la tribu d'Aser; elle était parvenue à un grand âge et n'avait été que sept ans dans le mariage; arrivée dans son veuvage à l'âge de quatre-vingt-quatre ans, elle ne sortait pas du temple et multipliait jour et nuit ses jeûnes et ses supplications (1)». Vous voyez qu'elle est proclamée sainte, non-seulement parce qu'elle n'a eu qu'un seul époux, mais parce qu'elle n'a passé que peu d'années avec lui et qu'elle a rempli jusqu'à une extrême vieillesse, les devoirs de la continence viduelle et les exercices de la plus grande piété.


1.
Lc 2,36-37


Augustin, Viduité