Augustin, de la continence.



CHAPITRE PREMIER. LA CONTINENCE EST UN DON DE DIEU.


1. Il est difficile, quand on traite de cette vertu de l'âme que l'on nomme continence, d'élever son langage à la hauteur du sujet. Mais, pour soutenir ma faiblesse sous le poids d'un tel fardeau, je compte sur le secours tout-puissant de Celui de qui seul nous vient cette sublime vertu. Ce Dieu qui donne aux fidèles la continence, accorde également à ses ministres le pouvoir d'en parler dignement. J'attends donc de lui seul ce que m'inspirera ce grand sujet.
Et d'abord j'affirme et je prouve que la continence est un don de Dieu. Au livre de la Sagesse, nous lisons que personne ne peut être continent, si Dieu ne lui en fait la grâce (1). Parlant, non pas de la chasteté conjugale, mais d'une continence plus belle et plus glorieuse, le Seigneur nous dit: «Tous ne comprennent pas cette parole, il n'y a pour la «goûter que ceux à qui Dieu en a fait la grâce (2)». Elle-même, cette chasteté conjugale, comment se conserve-t-elle? Ce ne peut être qu'en se refusant toute action illicite; voilà pourquoi l'Apôtre y voit également un don de Dieu. Parlant donc à la fois de ces deux chastetés, virginale et conjugale, il s'écrie: «Je voudrais que tous les hommes fussent comme moi: mais chacun a reçu de Dieu un don qui lui est propre, celui-ci d'une manière et celui-là d'une autre (3)».

2. C'est donc de Dieu seul que nous devons attendre la continence. Mais ne croyez pas que je parle uniquement ici de la continence de la chair; ne chantons-nous pas dans un psaume: «Placez, Seigneur, une garde à ma bouche et la continence sur mes lèvres

1. Sg 8,21 - 2. Mt 19,11 - 3. 1Co 7,7

Laissons à cet oracle divin le sens naturel qu'il comporte, donnons au mot bouche toute l'extension qu'il réclame, et la continence dont il y est parlé nous apparaîtra comme un don bien signalé du ciel. C'est peu en effet de veiller sur ses paroles et de purifier son langage de toute souillure. N'y a-t-il pas aussi la bouche du coeur? et n'est-ce pas là surtout que l'écrivain sacré demandait à Dieu et nous apprenait à lui demander nous-mêmes de placer une garde et d'asseoir la continence? En effet, alors même que nos lèvres restent silencieuses, 'combien de cris s'échappent de notre coeur! Au contraire, que le coeur soit silencieux, et la bouche restera muette en face des objets les plus séduisants. Ce qui n'émane point du coeur ne produit aucun bruit extérieur; ce qui en émane est-il mauvais, l'âme en est souillée, lors même que rien ne se manifesterait au dehors. Ainsi donc il doit y avoir continence jusque dans le coeur où parle le silence; la continence doit étouffer ce qui pourrait souiller la pensée, lors même que les lèvres du corps resteraient muettes.


CHAPITRE II. LA CONTINENCE DU CŒUR.


3. «Placez,. Seigneur, une garde à ma «bouche et la continence sur mes lèvres». Pour nous montrer plus clairement encore que c'est à la bouche du coeur qu'il appliquait ces paroles, le psalmiste ajoute aussitôt: «Ne laissez mon coeur s'incliner à aucune parole mauvaise (1)». Cette inclination du coeur est-elle autre chose que le consentement lui-même? En effet, supposez les suggestions aussi séduisantes que possible, jusqu'à ce que le coeur ait émis son consentement, aucune

1. Ps 140,3-4

89

parole n'a été prononcée. Au contraire, s'il a consenti, une parole intérieure a été formulée, quoique les lèvres soient restées silencieuses. Avant que la main ou telle partie du corps ait agi, l'acte est déjà accompli par le fait seul que la résolution a été prise de l'accomplir. Rien n'est encore venu frapper les sens extérieurs, et cependant la violation des lois divines est consommée; le coeur seul s'est prononcé, le corps n'y a pris aucune part. Jamais l'homme n'agitera l'un de ses membres pour agir extérieurement, si déjà le principe de l'acte n'a été posé par la parole intérieure. C'est donc avec raison qu'il est écrit quelque part que le commencement de toute action c'est la parole. Combien d'actions faites par les hommes, pendant que leurs lèvres sont muettes, leur langue immobile et leur voix silencieuse l Et quand leur corps agit, n'en doutez pas, c'est que leur coeur a parlé. Concluons dès lors que l'on peut être très-coupable dans ses paroles intérieures et très-innocent dans ses oeuvres au dehors. Au contraire, avant de devenir extérieur, le péché était déjà consommé intérieurement. Voulez-vous donc jouir de cette double innocence? Placez la continence sur les lèvres intérieures.

4. Cette vérité se trouve clairement formulée dans ces paroles du Sauveur: «Purifiez l'intérieur et au-dehors tout sera pur (1)». Dans une autre circonstance, réfutant les ineptes calomnies des Juifs qui reprochaient comme un crime à ses disciples de ne pas laver leurs mains avant le repas, «Ce qui souille l'homme, répond le Sauveur, ce n'est pas ce qui entre dans la bouche, mais ce qui en sort».Soutenir que dans ce passage il ne s'agit que de la bouche du corps, serait une absurdité. En effet si la manducation ne souille pas, le vomissement souillera-t-il davantage? «Ce qui souille l'homme, ce n'est pas ce qui entre dans la bouche»; évidemment ces premières paroles s'appliquent à la bouche proprement dite. Mais n'est-il pas aussi évident que c'est de la bouche du coeur que Jésus-Christ entend parler quand il ajoute: «Ce qui souille «l'homme c'est ce qui sort de sa bouche?» Tout d'abord l'apôtre saint Pierre n'avait vu en cela qu'une parabole; il en demande donc l'explication, et voici la réponse. «Vous aussi ne comprendriez-vous pas? Vous ne comprenez pas que ce qui entre par la bouche,

1. Mt 23,26

descend dans l'estomac, puis est rejeté dehors?» Il est évident que c'est par la bouche qu'entre la nourriture: mais il ne l'est pas moins que les paroles suivantes désignent la bouche du coeur; et c'est pour vaincre sur ce point la lenteur de notre esprit que la souveraine Vérité a daigné ajouter: «C'est du coeur que sort ce que la bouche exprime»; en d'autres termes: Ce que l'on vous dit de la bouche, c'est du coeur que vous devez l'entendre. Pour moi, j'envisage ces deux choses à la fois, mais l'une me sert à expliquer l'autre. L'homme intérieur a une bouche intérieure et pour la discerner il faut l'oreille intérieure. Ce qui sort de cette bouche, sort du coeur et c'est là ce qui souille l'homme. Enfin, mettant de côté ce nom de bouche, qui peut aussi s'entendre de la bouche du corps, le Sauveur manifeste encore plus clairement sa pensée en ces termes: «C'est du coeur que sortent les «pensées mauvaises, les homicides, les adultères, les fornications, les vols, les faux témoignages, les blasphèmes, et c'est là tout autant de souillures pour l'homme (1)».
Il n'est aucun de ces crimes qui ne soit formé par la pensée avant d'arriver à sa perpétration extérieure par les membres du corps; et la pensée seule suffit pour souiller l'homme, quand même, en vertu d'un obstacle, les membres y resteraient étrangers. Si c'est parce que le pouvoir lui manque que la main ne se plonge pas dans le sang humain, le coeur en sera-t-il moins coupable d'homicide?Et parce que l'on ne peut, comme on le voudrait, s'emparer du bien d'autrui, le vol en est-il moins dans la volonté? Et si la femme que l'impudique convoite, s'obstine à rester chaste, l'a-t-il moins souillée dans son propre coeur? Si aucune prostituée ne se trouve dans le lieu de débauche, celui qui la cherche en a-t-il moins commis la fornication intérieure? Si voulant blesser le prochain par le mensonge, le temps ou l'occasion vous manque, le faux témoignage en est-il moins prononcé sur les lèvres de votre coeur? Ou bien, si c'est par crainte des hommes que la langue n'ose articuler le blasphème, regarderez-vous comme innocent de ce crime celui qui a dit dans son coeur «Dieu n'existe pas (2)?» On peut en dire autant de tous les autres péchés des hommes. Le corps peut ne faire aucun mouvement, les sens peuvent tout ignorer, mais les crimes, quoique

1. Mt 15,11-20 - 2. Ps 13,1

90

cachés, n'en sont pas moins réels; ce qui souille, c'est le consentement de la volonté, c'est-à-dire la parole criminelle de la bouche intérieure.
David donc craint que son coeur ne s'incline au mal, et il demande à Dieu de placer la continence autour de son coeur, d'y étouffer toute parole coupable, et si la pensée y bouillonne, d'en exclure toujours le consentement de la volonté. De cette manière, selon le précepte de l'Apôtre, le péché né régnera jamais dans notre corps mortel, et nos membres ne deviendront jamais des armes pour l'iniquité (1). Qu'ils sont donc loin d'accomplir ce précepte ceux qui n'enchaînent leurs sens en face du péché, que parce qu'ils se trouvent dans l'impossibilité d'agir! Donnez-leur ce pouvoir et aussitôt leurs membres, devenus des armes criminelles, manifesteront abondamment les sentiments qui règnent dans leur coeur. Autant donc qu'ils le peuvent, ils font de leurs membres des armes d'iniquité et s'ils n'accomplissent pas ce qu'ils veulent, c'est qu'ils ne le peuvent.

5. Quant à cette continence charnelle, qui conserve le nom de continence proprement dite, elle n'est souillée d'aucune transgression si le coeur conserve intacte la continence dont nous parlons. «C'est du coeur que sortent les «pensées mauvaises», nous dit le Seigneur; et aussitôt, voulant caractériser ces pensées, il ajoute: «Les homicides, les adultères», etc. Sans énumérer tous les crimes qui sortent du coeur, il lui suffisait d'en citer pour exemple quelques-uns à l'aide desquels on pût comprendre les autres. Il suit de là qu'il n'y a de faute extérieure qu'autant que la pensée a conçu et voulu ce qui se fait au dehors. D'un autre côté, ce qui procède du coeur suffit déjà pour souiller l'homme, lors même que tout acte extérieur deviendrait impossible. Donc que dans le coeur, d'où émane tout ce qui peut souiller l'homme, règne la continence, et rien d'impur n'en sortira, et la continence restera sans tache. Sans doute un tel état ne serait pas encore la perfection, car s'il y avait perfection, toute lutte aurait cessé entre le vice et la continence. Mais puisqu'ici-bas la chair convoite contre l'esprit et l'esprit contre la chair (2), il nous suffit de ne point consentir au mal qui s'agite en nous. Le consentement est-il donné? aussitôt du coeur émane ce qui

1. Rm 6,12-13 - 2. Ga 5,17

souille l'homme. Au contraire, si la continence enchaîne le consentement, la concupiscence spirituelle n'a plus rien à craindre dans sa lutte contre la concupiscence charnelle.


CHAPITRE 3. LUTTE DE LA CONTINENCE CONTRE LA CHAIR


6. Autre chose est de bien combattre, quand, comme maintenant, nous avons à résister aux attaques de la mort; autre chose de ne plus avoir d'adversaire, ce qui n'arrivera que quand la mort dernière, notre grande ennemie, aura été détruite (1). Quand donc la continence enchaîne et dompte les passions, en même temps elle aspire à l'heureuse immortalité vers laquelle tendent nos efforts,. et elle repousse le mal contre lequel nous avons à combattre pendant notre mortalité. Consumée de désirs et d'affections pour l'immortalité, la continence est l'ennemie déclarée de tout ce qui est mortel; aspirant à la gloire, elle a la honte en horreur. Il lui serait facile d'enchaîner nos passions si le mal n'avait pour nous aucun attrait, si notre bonne volonté n'avait pas à lutter contre les efforts de la concupiscence mauvaise. En effet, j'entends l'Apôtre s'écrier: «Je sais que le bien n'habite pas en moi, c'est-à-dire dans ma chair, Je puis vouloir le bien, mais à l'accomplir je me trouve impuissant». Dès lors, dans l'état où. nous sommes, le seul bien qui nous soit possible, avec la grâce du Ciel, c'est de ne pas consentir à la concupiscence mauvaise; ce n'est que quand cette dernière aura été détruite, que le bien sera parfait. Le même Apôtre s'écrie de nouveau: «Selon l'homme «intérieur, je fais mes délices de la loi de Dieu; mais dans mes membres, je vois une autre loi qui lutte contre la loi de mon esprit (2)».

7. Cette lutte n'est connue que de ceux qui se font les champions de la vertu et les ennemis du vice, car le mal de la convoitise n'a d'ennemi que le bien de la continence. Il est même des hommes qui, entièrement étrangers à la loi de Dieu, rie regardent pas comme ennemies les, concupiscences mauvaises, s'en font les esclaves aveugles et mettent leur bonheur à les satisfaire plutôt qu'à les dompter. D'autres ont connu la concupiscence par la loi. «En effet, dit l'Apôtre, c'est par la loi que nous connaissons le péché (3)»; ailleurs il

1. 1Co 15,55 - 2. Rm 8,18-23 - 3. Rm 3,20

ajoute: «J'aurais ignoré la concupiscence, si la loi n'avait dit: Tu ne convoiteras point (1)». Et néanmoins, tout en connaissant la concupiscence,eusse laissent vaincre par elle, parce qu'ils vivent sous une loi qui, en ordonnant le bien, ne donne pas la force de l'accomplir. Que ne vivent-ils plutôt sous le règne de la grâce qui, par l'Esprit, donne la force de faire ce que la loi ordonne! Mais non; et voilà pourquoi la loi les éclaire pour faire régner en eux le péché (2). La défense n'a fait qu'accroître la convoitise et l'a rendue invincible. Alors, en effet, est survenue la prévarication, laquelle n'existait pas sans la loi, quoiqu'il y eût péché. «Car, dit l'Apôtre, là où il n'y a pas de loi, il n'y a pas de prévarication (3)». C'est ainsi que, privée du secours de la grâce, la loi, en défendant le péché, n'a fait que lui imprimer une plus grande énergie: «La force du péché c'est la loi», dit toujours le même Apôtre (4). Il n'est pas étonnant, du reste, qu'une loi, banne en elle-même, prête à l'infirmité humaine des forces pour le mal, puisque, pour accomplir cette loi; l'homme ne peut compter que sur ses propres forces. N'ayant aucune idée de la justice de Dieu, départie si largement à celui qui est faible; voulant, d'un autre côté, fonder sur lui-même sa propre justification, il se révolte orgueilleusement contre la justice divine (5). Je suppose, au contraire, que la loi, après avoir rendu l'homme prévaricateur, lui ouvre les yeux sur la gravité de ses blessures, lui fait sentir le besoin d'une guérison, et le met sur le chemin de la grâce; aussitôt, à cette suavité funeste qui assurait la victoire à la concupiscence, le Seigneur oppose une suavité bienfaisante qui rehausse encore les charmes de la continence. Notre terre alors donnera en abondance les fruits e dont se nourrit le soldat qui, Dieu aidant, soutient courageusement la lutte contre le péché.

8. Pour ces combattants, la trompette apostolique fait retentir ce cri de guerre: «Que le péché ne règne plus dans votre corps mortel jusqu'à obéir à ses désirs, et gardez-vous de faire de vos membres des armes d'iniquité. Bien plutôt apparaissez aux yeux de Dieu comme des hommes ressuscités d'entre les morts, et faites de vos membres des armes de justice. Le péché, en effet,

1. Rm 8,7 - 2. Rm 5,20 - 3. Rm 4,15 - 4. 1Co 15,56 - 5. Rm 10,3 - 6. Ps 64,19

ne régnera plus sur vous, car vous n'êtes pas sous la loi, mais sous la grâce (1)».
Et ailleurs: «Donc, mes frères, nous ne «sommes plus les débiteurs du corps jusqu'à «vivre selon la chair. Si vous vivez selon la chair, vous mourrez; mais si par l'esprit vous mortifiez les oeuvres de la chair, vous vivrez. «Car ceux-là sont les enfants de Dieu qui se laissent conduire par son Esprit (2)». Dès lors, pourvu que notre vie mortelle reste sous l'influence de la grâce, le péché, c'est-à-dire la concupiscence du péché, car c'est d'elle qu'il s'agit ici, ne régnera pas dans notre corps. Au contraire, obéir à ses désirs, c'est montrer que nous sommes soumis à son empire. Il est donc en nous une concupiscence coupable dont nous devons briser la domination; et, à moins de vouloir qu'elle règne sur nous, il nous faut résister à ses désirs. Loin de laisser nos membres au service de la concupiscence, soumettons-les à la continence; qu'ils deviennent des armes de justice peur Dieu, et non point des armes d'iniquité. A cette condition; le péché ne fera pas de nous des esclaves. Puisque la loi commande le bien et ne le donne pas, secouons son joug et soumettons-nous à la grâce. Alors, du moins, nous aimerons ce que la loi ordonne, et si nous servons nous servirons librement.

9. Le même Apôtre nous presse de renoncer à la vie de la chair, pour éviter la mort, et de mortifier ses oeuvres, si noirs voulons avoir la vie. Le cri de guerre qu'il fait entendre alors nous dévoile la lutte dans laquelle nous sommes engagés; en même temps il nous enflamme de courage pour combattre vivement et pour frapper de mort nos ennemis, si nous ne voulons périr sous leurs coups. Il n'est pas jusqu'à nos ennemis eux-mêmes qui ne nous soient clairement désignés, ce sont les oeuvres de la chair; frappons-les donc du glaive de la mortification. «Si, nous dit-il, vous mortifiez les oeuvres de la chair, vous vivrez». Enfin il énumère ces oeuvres dans son épître, aux Galates: «Les oeuvres de la chair, dit-il, sont évidentes: la fornication, l'impureté, la luxure, l'idolâtrie, le sortilège, la haine, les divisions, la jalousie, les animosités, les dissensions, l'hérésie, J'envie, l'ivresse, la gourmandise et autres choses semblables. Or je vous déclare de nouveau que ceux qui s'y abandonnent ne

1. Rm 6,12-14 - 2. Rm 8,12-14

92

posséderont pas le royaume de Dieu».Telle est donc la guerre qu'il nous annonçait; et pour nous lancer ardemment:à la mort de ces ennemis, il faisait retentir la trompette du Christ. En effet, précédemment il avait dit: «Je vous le déclare, laissez l'Esprit éclairer votre marche et ne suivez pas les désirs de la chair. Car la chair convoite contre l'esprit et l'esprit contre la chair». C'est là l'ennemi qui est en présence et qui veut enchaîner notre volonté. «Et si l'esprit est votre guide, vous n'êtes plus sous le joug de la loi». Ce combat contre la chair n'est donc que pour ceux qui vivent sous l'empire de la grâce. Or, pour nous dévoiler ces oeuvres de la chair, il ajoute les paroles que j'ai citées plus haut: «Les oeuvres de la chair sont manifestes: la fornication», et tous les autres crimes qu'il énumère et ceux qu'il nous laisse supposer et qu'il désigne implicitement par ces mots: «Et. autres choses semblables».
A cette armée charnelle, l'Apôtre oppose ensuite une armée spirituelle: «Les fruits de l'Esprit, dit-il, sont la charité, la joie, la paix, la longanimité, la bonté, la confiance, la mansuétude, la continence, et contre de tels biens il n'y a point de loi». Il ne dit pas: contre ces biens, car on aurait pu supposer que ce sont les seuls, quoique cependant on ait dû en appliquer les caractères à tous les biens de même espèce; son expression est donc plus générale et désigne tous les biens semblables. Toutefois il termine cette énumération par la continence, désirant par là que cette vertu produise sur nos esprits l'impression la plus vive et la plus durable. Et en effet, dans cette .lutte de l'esprit contre la chair, la continence n'occupe-t-elle pas le premier rang? N'est-ce pas elle qui crucifie en quelque sorte la concupiscence de la chair? De là ce qui suit: «Ceux qui appartiennent à Jésus-Christ ont crucifié leur chair avec leurs passions et leurs concupiscences (1)». C'est là l'oeuvre de la continence et la mort des oeuvres de la chair. Au contraire, ceux qui désertent la continence, pour suivre les attraits de la concupiscence, sont frappés mortellement par les oeuvres mêmes qu'ils accomplissent.

1. Ga 5,16-24


CHAPITRE IV. SE DÉFIER DE SES PROPRES FORCES.


10. Voulons-nous conserver la continence, ayons toujours l'oeil attentif aux embûches que nous dressent les suggestions diaboliques, et gardons-nous de trop présumer de nos propres forces. «Maudit soit, en effet, celui qui place dans l'homme son espérance (1)». Et cet imprudent, quel est-il, si ce n'est l'homme lui-même? Comment donc échappera à cette malédiction celui qui met sa confiance en lui-même? C'est là vivre selon l'homme, et vivre ainsi n'est-ce pas vivre selon la chair? Si donc il est tenté de céder à cette suggestion, pour peu qu'il lui reste encore de sens chrétien, pourra-t-il, sans frémir, entendre ces paroles: «Si vous vivez selon la chair, vous mourrez?»

1. Jr 17,5

11. Mais, me dira-t-on, autre chose est de vivre selon l'homme, autre chose de vivre selon la chair. En effet, l'homme étant une créature raisonnable, possède une intelligence qui le distingue de la brute; la chair au contraire n'est de l'homme que la partie infime et terrestre; suivre ses inspirations, c'est donc toujours un vice. Dès lors, vivre selon l'homme ce n'est pas vivre selon la chair, mais bien selon cette partie de lui-même qui le rend homme, c'est-à-dire selon l'esprit qui le distingue des animaux.
Je réponds qu'une telle discussion, si elle peut avoir quelqu'importance dans les écoles philosophiques, n'en a aucune parmi nous; et, pour comprendre l'Apôtre, nous devons nous familiariser avec le langage des livres chrétiens.
C'est pour nous une vérité de foi que le Verbe, en descendant parmi nous, a revêtu notre humanité, et notre humanité avec l'âme raisonnable, quoi qu'en disent certains hérétiques. Cependant nous lisons: «Le Verbe s'est fait chair (2)». Que peut signifier cette chair, sinon l'homme lui-même? «Toute chair verra le salut de Dieu (3)»; toute chair s'élèvera vers nous (4)». Dans ces deux passages ne devons-nous pas lire: tout homme? «Vous lui avez donné la puissance sur toute chair (5)»; c'est-à-dire sur tout homme. «Toute chair ne sera pas justifiée par les oeuvres de la loi (6)», ne devez-vous pas lire: aucun homme? Mais quelque chose de plus frappant encore: «L'homme, dit le même Apôtre, ne sera pas justifié par les oeuvres de la loi (7)»; et il réprimande les Corinthiens en ces termes:

- 2. Jn 1,14 - 3. Lc 3,6 - 4. Ps 14,3 - 5. Jn 17,2 - 6. Rm 3,20 - 7. Ga 2,16

93

«N'êtes-vous pas charnels, et ne marchez-vous pas selon l'homme (1)?» Il les accuse d'être charnels, et cependant il ne leur dit pas qu'ils marchent selon la chair, mais selon l'homme. N'est-ce pas nous enseigner clairement que vivre selon la chair et vivre selon l'homme, c'est une seule et même chose? Si c'est une faute de vivre selon la chair et un mérite de vivre selon l'homme, comment, pour leur adresser un reproche, leur dit-il: «Vous marchez selon l'homme?»
Que l'homme confesse enfin sa honte, qu'il change de résolution et évite sa perte! O homme, prête une oreille attentive: ne marche pas selon l'homme, mais selon Celui qui a fait l'homme; ne quitte point Celui qui t'a créé, ne te repose pas sur toi-même.
Un homme, qui cependant ne vivait pas selon l'homme, s'écriait: «Avoir une seule pensée, comme venant de nous-mêmes, nous «ne le pouvons pas; tout pouvoir nous vient de Dieu (2)». Vivait-il selon l'homme celui qui sincèrement tenait un semblable langage? Quand donc l'Apôtre avertit l'homme de ne pas vivre selon l'homme, il ne fait que rendre l'homme à Dieu; et celui qui ne vit pas selon l'homme mais selon Dieu, ne vit assurément pas selon ses propres inspirations. Vivre selon l'homme c'est donc vivre selon la chair, puisque, dans le langage sacré, la chair ne peut désigner que l'homme.
Nous lisons: «Que toute âme», c'est-à-dire tout homme, «soit soumise aux puissances souveraines (3)»; ailleurs: «Septante-cinq âmes descendirent en Egypte avec Jacob (4)», c'est-à-dire septante-cinq hommes. O homme, ne vis donc pas selon toi-même! c'est là ce qui a causé ta perte, mais tu as été racheté. Ne vis pas selon toi-même, car tu t'étais perdu, mais tu as été retrouvé. N'accuse pas la nature de la chair, quand tu entends dire: «Si vous vivez selon la chair, vous mourrez». Ah! elle n'est que trop vraie cette parole: «Si vous vivez selon la chair, vous mourrez!» Le démon n'a point de corps et cependant, parce qu'il n'a voulu inspirer sa vie que de lui-même, il n'a pas persévéré dans la vérité. Est-il étonnant dès lors que, vivant selon lui-même, ce soit de lui-même qu'il parle, quand il dit le mensonge (5)? Ce mot si vrai est sorti des lèvres de la Vérité même.

1. 1Co 3,3 - 2. 2Co 3,5 - 3. Rm 13,1 - 4. Gn 46,27 - 5. Jn 8,44

93


CHAPITRE V. NE PAS EXCUSER SON PÉCHÉ.


12. En face de cette parole: «Le péché ne régnera pas en vous», prenez garde de vous attribuer à vous-mêmes la gloire de détruire en vous le règne du péché. Comptez uniquement sur Celui à qui un saint adressait cette prière: «Dirigez mes pas selon votre parole, et qu'aucune iniquité ne règne en moi (1)». Craignant donc que ces expressions: «Le péché ne régnera plus en vous,» ne soulevassent notre orgueil et que nous n'eussions la témérité de n'attribuer ce bonheur qu'à nos propres forces, l'Apôtre ajoutait aussitôt: «Car vous n'êtes plus sous le règne de la loi, mais sous le règne de la grâce (2).». Ainsi c'est la grâce qui détruit en nous le règne du péché. Dès lors gardez-vous de compter sur vous-mêmes, car alors le péché ne vous dominerait que plus tyranniquement. D'un autre côté, quand on nous dit que nous vivrons si, par l'esprit, nous mortifions les oeuvres de la chair, gardons-nous encore d'attribuer ce précieux résultat à notre esprit, comme s'il pouvait y parvenir par ses propres forces. Cette interprétation charnelle viendrait d'un esprit plutôt mort que capable de mortifier. Aussi l'Apôtre dit aussitôt: «Ceux qui se laissent conduire par l'Esprit de Dieu, deviennent véritablement ses enfants (3)». Appliquer son esprit à mortifier les oeuvres de la chair, c'est donc agir avec l'Esprit de Dieu, de qui seul nous vient la continence, sans laquelle nous ne pouvons ni enchaîner, ni dompter, ni vaincre la concupiscence.

13. Ce grand combat, telle est donc la condition de l'homme soumis à l'empire de la grâce. Aidé par elle, s'il lutte avec générosité, la joie du Seigneur l'inonde, mais une joie mêlée de crainte. En effet, les soldats les plus courageux, ceux-là mêmes qui restent vainqueurs dans cette lutte contre les oeuvres de la chair, ne laissent pas de ressentir parfois les atteintes du péché, et pour en obtenir la guérison, ils répètent chaque jour dans la plus sincère vérité . «Pardonnez-nous nos offenses (4)». Contre ces vices, contre le démon, prince et roi de tous les vices, la prière est toujours l'arme la plus puissante et la plus efficace pour déjouer les

1. Ps 118,133 - 2. Rm 6,14 - 3. Rm 8,13-14 - 4. Mt 6,12

94

suggestions perfides à l'aide desquelles il porte le pécheur à excuser plutôt qu'à accuser ses fautes. Ces excuses, loin de guérir les péchés, ne tendent qu'à les rendre graves et mortels, lors même qu'ils ne le seraient pas d'abord: C'est donc ici surtout que se fait sentir le besoin de la continence pour étouffer cet orgueil qui inspire à l'homme de se complaire en lui-même, de repousser toute idée de culpabilité propre, et de s'opposer, quand il pèche, à toute conviction de son péché. Repoussant cette humilité salutaire qui lui ferait accepter sa propre accusation, c'est l'excuse qu'il cherche, victime en cela par lui-même d'une fatale complaisance. Contre cet orgueil demandait à Dieu la continence, celui- dont j'ai cité et expliqué plus haut les paroles dans la mesure de mes forces. «Placez, Seigneur, avait-il dit, une garde à ma bouche et la continence sur mes lèvres; ne laissez point «mon coeur s'incliner à des paroles mauvaises». Voulant ensuite rendre sa pensée plus claire et plus frappante, il ajoutait: «Pour excuser mes excuses dans le péché (1)». En effet, quoi de plus pernicieux pour un pécheur que denier son péché, même quand il a contre lui une oeuvre coupable dont il ne peut contester l'évidence? Ne pouvant cacher son action, contraint d'avouer qu'elle n'est pas bonne, il cherche à rejeter sur autrui ce qui est son oeuvre-propre, comme s'il pouvait par là se soustraire à ce qu'il a mérité. En niant sa culpabilité, il-en augmente la malice; et en excusant ses fautes au lieu de les accuser, il oublie que ce n'est pas le châtiment qu'il éloigne, mais le pardon: En face de juges humains qui peuvent se tromper, il peut-être quelquefois utile, du moins pour un temps, de dissimuler la faute que l'on a commise; mais devant Dieu, que l'on ne peut induire en erreur, ce n'est point à une fausse justification qu'il faut avoir recours, mais à une confession véritable et sincère.

14. Les uns cherchent dans la fatalité une excuse à leurs fautes. A les en croire, ils auraient été nécessités au mal comme par une influence irrésistible des astres; ainsi le premier coupable c'est le ciel, l'homme ne le devient que pour avoir exécuté ses arrêts. D'autres accusent le hasard, et se disent tourmentés par des cas fortuits. Mais gardez-vous de ne voir dans leurs excuses qu'une témérité

1. Ps 140,3-4

fortuite; en cela du moins ils agissent en connaissance de cause, et affirment sans aucune hésitation. Quelle folie, dites-moi, d'attribuer à la raison leurs excuses, et leurs actions au hasard 1 D'autres constituent le démon seul responsable de leurs oeuvres mauvaises; mais toujours ils soutiennent obstinément qu'ils n'ont avec lui aucune relation, eux qui J'accusent de les pousser au mal par de secrètes suggestions, et qui ne:peuvent douter du consentement qu'ils accordent à ces suggestions, de quelque part qu'elles viennent. D'autres ne craignent pas de rejeter sur Dieu la responsabilité de leurs fautes: s'ils sont malheureux, c'est Dieu qui l'a ainsi voulu; mais n'est-ce pas à leur propre fureur qu'ils doivent attribuer leurs blasphèmes? Pour rester conséquents avec eux-mêmes, ils font du mal une substance en révolte contre Dieu. De son côté, Dieu ne pouvait étouffer cette révolte qu'en détachant une partie de sa substance et de sa nature, pour la mêler à cette substance mauvaise et l'exposer ainsi à la souillure et à la corruption. Dès lors, s'ils pèchent, c'est que la nature du mal l'emporte sur la nature de Dieu. Telle est l'impure folie des Manichéens. Mais la vérité déjoue facilement ces machinations diaboliques; il lui suffit pour cela d'affirmer que la nature de Dieu est inviolable et incorruptible. Toutefois quelle souillure et quelle corruption profonde n'avons-nous pas le droit d'attribuer à des hommes pour qui Dieu lui-même, c'est-à-dire le bien suprême et incomparable, n'est plus qu'une substance imparfaite et corruptible?


CHAPITRE VI. DIEU TIRE LE BIEN DU MAL


15. Il est aussi des hommes qui, pour excuser leurs fautes, soutiennent que Dieu n'a pour Le péché que des complaisances., Si le péché déplaisait à Dieu, disent-ils, armé qu'il est d'une puissance infinie, il n'en permettrait pas la perpétration. Ils oublient donc que Dieu ne laisse impuni aucun péché, même pour ceux que la rémission de leurs fautes doit arracher au supplice éternel. Aucun pécheur, en effet, ne reçoit la remise d'une peine plus grave, .qu'en, en subissant.. une autre, quelqu'inférieure qu'elle puisse être. Dès lors l'immensité de la miséricorde laisse toujours place à la justice. Tel péché vous (95) paraît-il impuni? son châtiment n'en est que plus rigoureux, car s'il n'est point expié par l'amertume de la douleur, il l'est par l'aveuglement et l'endurcissement du coeur. Pourquoi, demandez-vous, Dieu permet-il le péché, si le péché lui déplaît? Si le péché plaît à Dieu, demanderai-je à mon tour, pourquoi le punit-il?J'avoue de mon côté que nulle faute ne se commettrait, si le Tout-Puissant ne le permettait; avouez donc aussi que ce qui doit être puni justement, ne doit pas être commis. Et c'est en évitant ce qu'il punit, que nous mériterons d'apprendre de Dieu lui-même pourquoi il permet ce qu'il doit punir.
«Pour les parfaits, il faut une nourriture «solide», écrivait saint Paul aux Hébreux (1). Tous ceux donc qui reçoivent cette nourriture des forts, comprennent qu'il était digne de la Toute-Puissance divine de laisser libre la volonté humaine et de permettre le mal qui pouvait én résulter. Mais sa bonté est aussi toute-puissante; à elle donc de tirer le bien du mal, soit en pardonnant, soit en guérissant, soit en disposant toutes choses pour le bien des justes, soit enfin en exerçant contre le mal une vengeance légitime. Or tout cela est bien; tout cela est vraiment digne d'un Dieu bore et tout-puissant, et cependant tous ces biens sont tirés du mal. Où trouverons-nous la perfection suprême et la toute-puissance, si ce n'est en Celui qui, étranger au mal, sait changer en bien le mal lui-même? Les pécheurs élèvent vers lui ce cri de la prière: «Pardonnez-nous nos offenses (2)», et il les exauce, il leur pardonne. Le mal a laissé dans les pécheurs de profondes blessures; il les cicatrise et les guérit. Tels ennemis poursuivent les justes de leur fureur, et Dieu fait, de leurs victimes, de glorieux martyrs. Ceux enfin qu'il juge dignes de la réprobation, il les condamne; et en faisant ainsi retomber sur les méchants leur propre malice, Dieu n'accomplit que le bien. En effet, ce qui est juste peut- il ne pas être bien? et si le péché est injuste, le châtiment qui le frappe peut- il ne pas être juste?

16. Dieu, assurément, aurait pu créer l'homme impeccable; plais il trouva mieux de lui laisser le pouvoir de pécher s'il le voulait, et de ne pas pécher s'il ne le voulait pas. Pour lui-même, Dieu s'est réservé de proscrire le péché et de commander l'innocence, faisant

1. He 5,14 - 2. Mt 6,12

de l'impeccabilité un mérite pour l'homme pendant cette vie, et une juste récompense après la mort. Telle est en effet la destinée qu'au ciel Dieu réserve à ses saints; pour eux le péché ne sera plus possible. C'est dans cet heureux état que se trouvent maintenant les anges; le saint amour que nous avons pour eux est exempt de toute crainte de les voir devenir des démons par le péché. L'homme juste, pendant sa vie, ne nous offre pas sans doute la même assurance; mais nous croyons sans hésiter qu'au ciel nous serons tous impeccables. Si le Tout-Puissant sait changer en bien le mal même que nous commettons, de quels biens ne nous comblera-t-il pas quand il nous aura délivrés. de tous nos maux! Le bon usage du mal pourrait être l'objet d'une dissertation aussi longue que spirituelle; mais elle n'entrerait pas dans le cadre que je me suis proposé; et avant tout je veux éviter les longueurs.



Augustin, de la continence.