Augustin, contre adimantus, manichéen. - CHAPITRE XIII. DU CULTE DES IDOLES.

CHAPITRE XIV. DE LA GOURMANDISE.

1. Nous lisons dans le Deutéronome: «Tuez selon vos désirs, et mangez toute sorte de viande, selon le plaisir que le Seigneur a déposé en vous. Mais gardez-vous de manger le sang et répandez-le sur la terre comme une eau ordinaire (1)». A ces paroles de la Loi, Adimantus oppose cette sentence du Sauveur: «Que vos coeurs ne se laissent pas appesantir par la gourmandise, par l'ivrognerie et par les soucis du siècle (2)», et cette autre de saint Paul: «Il est bon de ne pas manger de viande et de ne pas boire de vin (3)»; ou bien encore: «Vous ne pouvez participer en même temps à la, table du Seigneur et à celle des démons (4)». Notre opinion à nous, c'est que ces passages soit de l'Ancien, soit du Nouveau Testament, ont tous eu leur raison d'être, et on ne peut trouver entre eux aucune opposition. Il est certain d'abord que les paroles de l'Ancien Testament ne sont pas une invitation aux excès de la bouche, car ces mots: «Tuez selon vos désirs et mangez toute sorte de viande», sont aussitôt suivis de cette restriction: «Selon le plaisir que Dieu vous a donné». Or, en restant dans les bornes que Dieu lui a fixées, ce plaisir, loin d'être immodéré, n'est que suffisant pour nous amener à pourvoir à notre sustentation et à notre santé. Se livrer à des excès, c'est donc obéir à ses propres passions, plutôt qu'au plaisir que Dieu nous a donné. Dès lors cette maxime se concilie parfaitement avec cette sentence de l'Evangile: «Ne laissez pas vos coeurs s'appesantir dans la gourmandise, la débauche et les soins du siècle». Se borner à satisfaire le plaisir que Dieu nous a donné, plaisir modeste et naturel, ce n'est pas appesantir son coeur dans la gourmandise, l'ivrognerie et les sollicitudes mondaines.

2. Quant au texte de l'Apôtre, s'il déclare qu'il est bon de ne pas manger de viande et de ne pas boire de vin, ce n'est pas parce qu'à ses yeux, quoi qu'en disent les Manichéens, ces substances lui paraissent impures. Comme il a voulu lui-même expliquer la raison de la mesure qu'il impose, nous n'avons plus à nous permettre aucune explication ni interprétation. Il suffit, en effet, de rapprocher ces

1. Dt 12,15-16 - 2. Lc 21,34 - 3. Rm 14,21 - 4.

paroles de tout l'ensemble du discours pour se rendre raison de la décision qu'il prononce, et voir apparaître dans toute sa honte la fourberie de ceux qui, pour mieux tromper les simples, détachent ainsi certaines expressions de ce qui précède et de ce qui suit, et les rendent par là complètement inintelligibles. Voici le texte de l'Apôtre: «Recevez avec charité celui qui est encore faible dans la foi, et évitez avec lui toute contestation; car l'un croit qu'il lui est permis de manger de toutes choses; et, au contraire, l'autre qui est faible, ne mange que des légumes. Que celui qui mange de tout ne méprise pas celui qui n'ose manger de tout, et que celui qui ne mange pas de tout, ne condamne pas celui qui mange de tout, puisque Dieu l'a reçu. Qui êtes-vous, pour oser ainsi condamner le serviteur d'autrui? S'il tombe, ou s'il demeure ferme, cela regarde son maître; mais il demeurera ferme, parce que Dieu est tout-puissant pour l'affermir. De même, l'un met de la différente entre les jours; l'autre considère tous les jours comme égaux; que chacun abonde dans son sens. Celui qui distingue les jours les distingue pour plaire au Seigneur; celui qui mange de tout le fait pour plaire au Seigneur, car il rend grâces à Dieu; et celui qui ne mange pas de tout le fait aussi pour plaire au Seigneur, et il rend aussi grâces à Dieu. Car aucun de nous ne vit pour soi-même, et aucun de nous ne meurt pour soi-même. Mais soit que nous vivions; c'est pour le Seigneur que nous vivons; soit que nous mourions, c'est pour le Seigneur que nous mourons. Soit donc que nous vivions, soit que nous mourions, nous sommes toujours au Seigneur. Car c'est pour cela même que Jésus-Christ est mort, et qu'il est ressuscité, afin d'acquérir une domination souveraine sur les morts et sur les vivants. Vous donc, pourquoi condamnez-vous votre frère? ou vous, pourquoi méprisez-vous votre frère? Car nous comparaîtrons tous devant le tribunal de Jésus-Christ, selon cette parole de l'Ecriture: Je jure par moi-même, dit le Seigneur, que tout genou fléchira devant moi, et que toute langue confessera que je suis Dieu. Ainsi chacun de nous rendra compte de soi-même à Dieu. Ne nous jugeons donc plus les uns les autres; jugez plutôt que vous ne devez pas donner à (98) votre frère une occasion de chute et de scandale. Je sais, et je suis persuadé, selon la doctrine du Seigneur Jésus, que rien n'est impur de soi-même, et l'est seulement à celui qui le croit impur. Si en mangeant de quelque chose, vous attristez votre frère, vous cessez de vous conduire par la charité. Ne faites pas périr, par ce que vous mangez, celui pour qui Jésus-Christ est mort. Que notre bien ne soit donc pas blasphémé. Car le royaume de Dieu ne consiste pas dans le boire et dans le manger, mais dans la justice, dans la paix et dans la joie que donne le Saint-Esprit. Et celui qui sert Jésus-Christ en cette manière se rend agréable à Dieu et est approuvé des hommes. Recherchons donc ce qui peut entretenir la paix parmi nous, et observons tout ce qui peut nous édifier les uns les autres. Que le manger ne soit pas cause que vous détruisiez l'ouvrage de Dieu. Ce n'est pas que toutes les viandes ne soient pures; mais un homme fait mal d'en manger lorsqu'en le faisant il scandalise les autres. Et il vaut mieux ne point manger de chair et ne point boire de vin, ni rien faire de ce qui est à votre frère une occasion de chute et de scandale, ou de ce qui peut l'affaiblir dans sa foi. Avez-vous une foi éclairée? Contentez-vous de l'avoir dans le coeur aux yeux de Dieu. Heureux celui que sa conscience ne ci condamne point en ce qu'il veut faire. Mais celui qui dans le doute ne laisse pas de manger, est condamné parce qu'il n'agit pas selon la foi. Or, tout ce qui ne se fait point selon la foi, est péché (1)». A-t-on encore besoin d'interprétation pour comprendre dans quel but l'Apôtre a prononcé ces paroles? Quelle infamie dès lors d'emprunter à l'Ecriture des textes dont on cache l'évidence pour tromper les simples! Selon l'Apôtre, tout est pur pour celui qui le croit; comme aussi une chose devient impure pour celui qui la croit telle. Nous devons donc nous en abstenir lorsque nous ne pouvons en user sans porter un de nos frères au scandale, parce qu'il est intimement persuadé que l'on doit s'abstenir de toute viande pour ne pas s'exposer à manger des viandes, offertes aux idoles. En manger dans de telles circonstances, ce serait s'exposer à paraître honorer les idoles, ce qui produirait un grave scandale. Et cependant manger

1. Rm 14

de ces mêmes viandes offertes, sans savoir qu'elles l'ont été, n'est un crime en aucune manière. Dans un autre passage, l'Apôtre défend, quand on achète de la viande ou qu'on en mange chez un hôte infidèle, de ne faire aucune question à ce sujet; peu importe qu'elle ait été offerte, il suffit que ce soit de la viande; la raison qu'il en donne, c'est que toutes les viandes sont pures par elles-mêmes, comme toute créature de Dieu est bonne par elle-même; tout aussi peut être sanctifié par la parole et par la prière. Cependant on doit éviter cette manducation, si elle doit être pour d'autres une cause de scandale. Ailleurs encore il prédit plus clairement l'hérésie manichéenne, quand il annonce que dans les derniers temps on verra des hommes proscrire le mariage et la manducation des aliments que Dieu a créés (1). Dans ces paroles il stigmatise formellement ceux qui- s'abstiennent de viande, non pas dans le désir d'enchaîner la concupiscence ou d'épargner un scandale à leurs frères, mais uniquement parce qu'ils regardent ces viandes comme impures et qu'ils refusent,de croire qu'elles soient l'oeuvre de Dieu. Pour nous, attachons-nous à la doctrine apostolique qui proclame que tout est pur pour ceux qui sont purs (2), sauf à suivre les règles de la tempérance évangélique qui nous défend de laisser nos coeurs s'appesantir dans la gourmandise, l'ivrognerie, et les sollicitudes du siècle.

3. Quant à ces autres paroles du même Apôtre: «Vous ne pouvez participer à la table du Seigneur et à celle des démons», je ne vois pas comment les Manichéens peuvent y voir la contradiction du passage de la Loi. En effet, il ne s'agit pas des viandes immolées, dans ce texte du Deutéronome: «Tuez selon le désir de votre âme, et mangez toute sorte de viande, selon le plaisir que Dieu vous a donné»; il n'est question que des aliments à l'usage de l'homme. Mais n'oublions pas qu'aux yeux des Manichéens, toutes les viandes animales préparées- pour l'alimentation, sont des viandes immolées; voilà pourquoi ces passages de l'Écriture leur paraissent contradictoires. Aussi n'hésitent-ils pas à alléguer également ces autres paroles: «Ce que les Gentils immolent, ils l'immolent aux démons et non à Dieu»; mais n'est-il pas de la dernière évidence que l'Apôtre parle ici des

1. 1Tm 4,1-5 - 2. Tt 1,15

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viandes offertes dans le temple des démons, et non de celles que l'on prépare pour la nourriture de l'homme? Voici le texte tout entier: «Est-ce donc que je veuille dire que ce qui a été immolé aux idoles ait quelque vertu, ou que l'idole soit quelque chose? Mais je dis que ce que les païens immolent, ils l'immolent aux démons et non à Dieu. Or, je désire que vous n'ayez aucune société avec les démons, car vous ne pouvez pas boire le calice du Seigneur et le calice des démons; vous ne pouvez pas participer à la table du Seigneur et à la table des démons. Est-ce que nous voulons irriter Dieu et le piquer de jalousie? Sommes-nous plus forts que lui? Tout m'est permis, mais tout n'est pas avantageux. Tout m'est permis, mais tout n'est pas édifiant. Que personne ne cherche sa propre satisfaction, mais le bien des autres. Mangez de tout ce qui se vend à la boucherie, sans vous enquérir d'où il vient, par scrupule de conscience, car la terre avec tout ce qu'elle contient est au Seigneur. Si un infidèle vous invite à manger chez lui et que vous vouliez y aller, mangez de tout ce qu'on vous servira sans vous enquérir d'où il vient, par scrupule de conscience. Mais si quelqu'un vous dit: Ceci a été immolé aux idoles, n'en mangez pas, à cause de celui qui vous a donné cet avis et aussi de peur de blesser la conscience. Quand je dis la conscience, je ne dis pas la vôtre, mais celle d'un autre; car pourquoi m'exposerai-je à faire condamner par là conscience d'autrui la liberté que j'ai de manger de tout? Si je prends avec action de grâces ce que je mange, pourquoi parle-t-on mal de moi et me condamne-t-on pour une chose dont je rends grâces à Dieu? Soit donc que vous mangiez, soit que vous buviez, et quelque chose que vous fassiez, faites tout pour la gloire de Dieu (1)». Que les Manichéens méditent ces paroles et qu'ils examinent dans quel sens il est dit au Deutéronome: «Immolez selon le désir de votre âme, et mangez de toute chair, selon le plaisir que Dieu vous a donné». Si les Juifs ont reçu la défense de manger de certaines viandes qui étaient dites impures, le législateur voulait par là symboliser les hommes impurs dont il est si souvent parlé dans l'Ecriture. Selon l'Apôtre, le boeuf auquel on

1. 1Co 10,19-31

devait, laisser la liberté de la bouche pendant qu'il foulait le grain, est l'image de l'Evangéliste (1); de même les viandes défendues figurent certaines impuretés des hommes, lesquelles ne sont pas reçues dans la société du corps de Jésus-Christ, c'est-à-dire dans l'Eglise, stable et éternelle. En effet, aucune nourriture n'est impure par elle-même, mais l'homme qui en mange, avec l'intention de scandaliser, se rend réellement coupable.



CHAPITRE XV. DES VIANDES IMPURES.

1. Nous lisons au Lévitique: «Séparez ce qui est pur de ce qui est impur, et que personne ne mange la chair du chameau, de l'âne, du lièvre, du pourceau, de l'aigle, du corbeau, et du milan, du vautour et autres (2)». C'est ici peut-être que se montre avec le plus d'audace la fourberie d'Adimantus, qui prétend s'appuyer sur cette défense du Lévitique de manger de certains animaux, pour mettre en contradiction les différents chapitres de l'Ancien et du Nouveau Testament. Ainsi à ce passage que je viens de citer il croit pouvoir opposer ces paroles du Sauveur: «Ce qui souille l'homme ce n'est pas ce qui entre en lui, mais ce qui en sort (3)». Si c'est par légèreté qu'il en a agi ainsi, il est bien aveugle; mais si c'est en connaissance de cause, il est bien criminel. Est-ce qu'un peu auparavant il n'a pas lui-même cité ce passage de saint Paul: «Il est bon, mes frères, de ne pas manger de chair et de ne pas boire de vin (4)», quand il voulait le mettre en contradiction avec ces paroles de l'Ancien Testament: «Tuez selon le désir de votre âme et mangez de toute chair (5)?» Comment donc se dément-il lui-même jusqu'au point de prodiguer ses éloges à cette sentence dans laquelle le Sauveur proclame que ce n'est pas ce qui entre dans l'homme qui le souille, mais ce qui sort de lui? Comment échappera-t-il à cette parole? Quelle ressource peut lui rester, à lui qui pour caresser je ne sais quel rêve coupable et superstitieux de continence, soutient que l'on doit s'abstenir de toute manducation de viande et que c'est une impureté à laquelle doivent demeurer étrangers les saints? S'il est vrai, en

1. Dt 25,4 1Co 9,7-9 1Tm 5,17-18 - 2. Lv 11 - 3. Mt 15,11 - 4. Rm 14,21 - 5. Dt 12,15

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effet, que ce n'est pas ce qui entre dans l'homme qui le souille, quelle n'est pas l'erreur des Manichéens qui osent soutenir que toutes les viandes sont impures, même celles dont les hommes se nourrissent 1 Si ces viandes sont impures, comment le Sauveur a-t-il pu dire que ce n'est pas ce qui entre dans l'homme qui le souille, mais ce qui en sort? Mais les Manichéens n'ont-ils pas un argument toujours prêt pour se tirer d'en1barras, toutes les fois que l'Ecriture les gêne? Ils se justifient en disant que tel passage a été ajouté par les interpolateurs de l'Evangile. Pourquoi donc Adimantus s'est-il privé de cette puissante ressource en se servant de ce passage pour prouver que l'Ancien Testament est en contradiction avec le Nouveau? Cette imprudence l'accable. Car voici que tout catholique qui vénère et comprend les deux Testaments, lui répond sans hésiter que cette contradiction prétendue est purement imaginaire. Quant à cette défense, portée contre ce peuple charnel, d'user de la chair de certains animaux, elle symbolisait ces moeurs humaines que l'Eglise, qui est le corps de Jésus-Christ, rejettera toujours de son unité permanente et éternelle, comme des viandes impures qu'elle ne saurait s'assimiler. On doit même affirmer d'une manière générale que tous les préceptes imposés au peuple juif et charnel prophétisaient l'ensemble de la doctrine du nouveau peuple spirituel. Que faut-il de plus pour montrer que la défense dont nous parlons n'était nullement en contradiction avec cette vérité proclamée par le Sauveur: «Ce n'est pas ce qui entre dans le corps, qui souille l'âme?» Cette défense était un fardeau imposé à des esclaves; cette maxime brise le joug de la servitude et nous rend libres. Et cependant cette antique parole annonçait que le fardeau des esclaves prophétisait la foi des enfants de la liberté. «Tout», dit l'Apôtre, «leur arrivait en figure; tout a été écrit pour nous qui sommes le couronnement de tous les siècles (1)». Si donc ce qu'ils souffraient leur arrivait en figure, on doit voir aussi des figures dans les enseignements qu'ils recevaient.

2. Telle est ma réponse; telle est la preuve que j'apporte pour montrer que ces deux passages de l'Ecriture ne sont nullement en contradiction. Mais que va donc faire Adimantus,

1. 1Co 10,11

qui s'était flatté d'avoir trouvé là le plus redoutable argument qu'il pût opposer à son adversaire? D'un côté il place ce témoignage de l'Evangile, où le Sauveur affirme que l'homme n'est point souillé par les aliments qu'il absorbe, et de l'autre, il oppose cette défense formelle d'user des viandes impures. Cependant on voit qu'il a le pressentiment de la plaie qu'il peut se faire, du coup dont il peut se frapper. Parce qu'on peut fort bien lui dire: Comment donc défendez-vous l'usage des viandes quand le Seigneur proclame que: «Ce n'est pas ce qui entre dans l'homme qui le souille, mais ce qui en sort», il prend l'avance et applique sans raison le remède à une blessure qu'il sent devoir être mortelle. Il invoque donc l'Evangile et cite ces mots du Sauveur: «Entendez et comprenez, rien de ce qui entre dans l'homme ne le souille», et le reste. Cette citation de ces paroles de Jésus-Christ à la foule, ne prouve qu'une chose, c'est que loin d'être dans la bonne foi, il ne s'inspire que de la méchanceté la plus indigne. Ecoutez plutôt son raisonnement. D'après lui, ce n'est pas au petit nombre des saints, mais à la foule que le Seigneur adresse ces paroles; les Manichéens font de même. Ils permettent à leurs auditeurs d'user d'aliments charnels parce qu'ils sont encore impurs; mais pour eux-mêmes qui forment le petit nombre des initiés et des saints, un tel usage serait un crime et une profanation. O hommes pervers, qui calculez sur l'ignorance du genre humain et son impuissance à dévoiler vos mensonges! Adimantus se figurait donc que personne ne saisirait l'Evangile, ne le lirait avec intelligence et ne découvrirait au milieu de ces gras pâturages dans lesquels le Seigneur conduit son troupeau, un fourbe et un traître, dressant des embûches aux agneaux inexpérimentés et imprudents. Etonnés de ces paroles et les interprétant aussitôt dans un sens figuré, les disciples, par cela même qu'ils étaient juifs, et que dès leur enfance on leur avait enseigné qu'on doit éviter certaines viandes comme impures, s'approchèrent timidement de leur maître et lui dirent: «Savez-vous que les Pharisiens se sont scandalisés de ce que vous avez dit? Jésus leur répondit: Tout arbre que mon Père céleste n'a pas planté, sera arraché. Laissez-les; ce sont des aveugles, et qui se mêlent de conduire des (101) aveugles. Or, si un aveugle conduit un aveugle, ils tomberont tous deux dans le précipice». L'infidélité des Juifs, telle est la plantation que n'a pas faite le Père céleste. Malgré cela, Pierre, croyant que c'était là une parabole et que les Juifs ne méritaient le reproche d'aveuglement que parce qu'ils ne pouvaient la comprendre, dit au Seigneur: «Expliquez«nous cette parabole». Le Seigneur déclare formellement que ce n'est point une parabole, mais une vérité qu'il faut prendre dans la rigueur des termes. Il leur dit alors: «Vous aussi, êtes-vous donc sans intelligence? Vous ne comprenez pas que ce qui entre par la bouche, descend dans l'estomac, et est rejeté au dehors? Au contraire, ce qui sort de la bouche vient du coeur, et c'est là ce qui souille l'homme. C'est du coeur que sortent les pensées mauvaises, les homicides, les adultères, les fornications, les vols, les faux témoignages, les blasphèmes; et c'est là ce qui souille l'homme. Manger sans avoir auparavant lavé ses mains, ne peut pas souiller l'homme (1)». Les Juifs avaient soulevé la question du lavement des mains; le Sauveur saisit cette occasion pour parler des aliments qui, de la bouche, pénètrent dans l'estomac et sont rejetés au dehors. Cependant malgré l'authenticité de ces paroles adressées à la foule: «Ce n'est pas ce qui entre dans la bouche qui souille l'homme, mais ce qui en sort» on voit qu'Adimantus était tourmenté du besoin de trouver une réponse à faire à ceux qui viendraient lui demander le motif pour lequel les principaux Manichéens se refusaient comme un crime la manducation des viandes; voici sa réponse: Le Sauveur aurait permis cette manducation à la foule et lion pas aux initiés. Mais l'examen du texte nous a prouvé qu'il ne pouvait être ici question de parabole et que ces paroles prononcées solennellement devant la foule tout entière s'appliquaient à tous les hommes indistinctement. Quelle raison peut-on dès lors alléguer pour interdire la manducation des viandes et fournir aux hommes une nouvelle occasion de faute et de péché?

3. Mais, me dira quelqu'un, expliquez-nous donc ce que signifie la viande de porc, de chameau, de lièvre, de milan, de corbeau, et d'autres animaux, dont la loi défendait la manducation. Je me refuse à cette explication

1. Mt 15,10-20

loi parce qu'elle serait trop longue. Supposez même que je ne puisse la donner, s'ensuivrait-il qu'elle ne peut être fournie par personne? Cette explication ne se trouve-t-elle pas dans d'innombrables volumes? Il suffit, pour la réfutation que j'ai entreprise, de savoir que ces observances n'étaient que la figure des événements futurs; et cette vérité, ce n'est pas moi qui en suis l'inventeur, mais bien l'Apôtre saint Paul, qui tout en défendant de s'astreindre à ces observances d'une manière toute servile, déclare qu'elles ont une signification symbolique. Voici ses paroles: «Que personne ne voles condamne pour le manger et pour le boire, ou au sujet des jours de fête, des nouvelles lunes et des jours de sabbat; car toutes ces choses n'ont été que l'ombre de celles qui devaient arriver (1)». Quand la réalité, figurée par ces observances, nous a été rapportée par Notre-Seigneur, tout ce qu'il y avait de servile a disparu, pour faire place, en faveur des enfants de la liberté, à la révélation pleine et entière. En effet, tout ce qui a annoncé l'Eglise future est une véritable prophétie. Or, l'Apôtre nous dit encore: «Gardez-vous de mépriser le Saint-Esprit et d'éteindre la prophétie; lisez tout, et gardez ce qu'il y a de bon (2)». Nous devons donc lire les divines Ecritures, étudier les vérités qui nous ont été dispensées par l'Esprit-Saint, approfondir les prophéties, secouer la servitude charnelle et conserver la liberté et l'intelligence des enfants de Dieu.



CHAPITRE XVI. OBSERVATION DU SABBAT.

1. Nous lisons au Deutéronome (3): «Observez le jour du sabbat et ayez soin de le sanctifier, selon que le Seigneur votre Dieu vous l'a ordonné. Vous travaillerez pendant six jours, et vous y ferez tous vos ouvrages. Mais le septième jour est celui du sabbat, c'est-à-dire le repos du Seigneur votre Dieu. Vous ne ferez aucune oeuvre en ce jour, ni vous, ni votre fils, ni votre fille, ni votre serviteur, ni votre servante, ni votre boeuf, ni votre âne, ni aucune de vos bêtes, ni l'étranger qui est au milieu de vous, afin que votre serviteur et votre servante se reposent comme vous. Souvenez-vous que vous avez vous-mêmes été esclaves dans

1 Col 2,16-17 - 2. 1Th 5,19-21 - 3. 1Th 5,12-15

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l'Egypte, et que le Seigneur votre Dieu vous en a tirés par sa main toute-puissante, et en déployant toute la force de son bras. C'est pourquoi il vous a ordonné d'observer le septième jour». Dans la Genèse, à l'occasion de la circoncision d'Abraham, nous lisons aussi: «Gardez mon testament, vous et votre race qui viendra après vous. Or, voici le pacte que je fais avec vous, afin que vous l'observiez, vous et votre race: tous les enfants mâles d'entre vous seront circoncis, afin que cette circoncision soit le signe de l'alliance que je fais avec vous. Le huitième jour après leur naissance, vous circoncirez tous les enfants mâles de votre peuple; vous circoncirez aussi l'esclave qui sera né dans votre maison ou que vous aurez acheté, mais vous excepterez l'étranger. Et ce sera là mon testament en faveur de votre peuple. Tout enfant mâle dont la chair n'aura point été circoncise, sera exterminé du milieu de votre peuple, parce qu'il a rompu mon alliance (1)». Pour mettre ces paroles de l'Ancien Testament en contradiction avec le Nouveau, Adimantus allègue ce que le Seigneur a dit du prosélyte: «Malheur à vous, Scribes et hypocrites Pharisiens qui parcourez la mer et la terre pour faire un seul prosélyte; quand vous l'aurez gagné il deviendra le fils de l'enfer, plus encore que vous ne l'êtes vous-mêmes (2)». Si ce prosélyte devient enfant de l'enfer, est-ce parce qu'il est circoncis et qu'il observe le sabbat? n'est-ce pas plutôt parce qu'il se croit obligé d'imiter les errements des Juifs et la facilité avec laquelle ils transgressent la loi au lieu de l'observer? Cette pensée est clairement formulée dans un autre passage où Notre-Seigneur affirme clairement que les Pharisiens rejettent les commandements pour ne plus croire qu'à eux-mêmes (3). En effet, la loi prescrivait d'honorer son père et sa mère, tandis que ces hypocrites érigeaient en système les moyens de déshonorer ses parents. Plus loin le Sauveur s'écrie: «Malheur à vous, Scribes et Pharisiens, qui ayant la clef du royaume des cieux, n'y entrez pas vous-mêmes et ne permettez pas aux autres d'y entrer (4)». Ailleurs, il ordonne à ses auditeurs d'obéir aux enseignements des Pharisiens et des Scribes, mais de ne pas imiter leurs actions: «Ils siègent sur la chaire de

1. Gn 17,9-14 - 2. Mt 23,15 - 3. Mt 11,52 - 4. Lc 11,52

Moïse; faites ce qu'ils disent, mais gardez-vous de faire comme ils agissent; car ils disent bien, mais ils n'accomplissent pas (1)». C'est ainsi que le Seigneur confirme l'autorité de la loi proclamée par Moïse; et cependant il affirme d'une manière catégorique que l'on doit rejeter avec horreur la conduite de ceux qui n'obéissent pas à la loi qu'ils ont reçue. Leur perversité allait jusqu'à ce point que, quand un païen embrassait la loi judaïque ou se faisait prosélyte, ils lui faisaient adopter la corruption de leurs moeurs et le changeaient ainsi en un véritable fils de l'enfer, peut-être beaucoup plus qu'ils ne l'étaient eux-mêmes. Autant ils déployaient de zèle pour convertir un païen à la religion judaïque, autant ils exerçaient d'influence pour le contraindre, après sa conversion, à imiter leurs moeurs dépravées.

2. Quant à la contradiction qu'Adimantus a voulu faire ressortir à l'occasion du passage suivant de l'Apôtre, il a pu voir qu'elle ne repose sur aucun fondement.Cela suffit cependant pour prouver une fois de plus que ce qu'il se propose, ce n'est pas de comprendre l'Ecriture, mais de la trouver en défaut. En effet, n'est-ce pas lui que nous entendons citer ces paroles de saint Paul: «Un homme est-il appelé à la foi après avoir été circoncis? Qu'il n'affecte point de paraître incirconcis. Est-il appelé n'étant point circoncis? Qu' il ne se fasse point circoncire, car il n'importe nullement d'être circoncis ou de ne pas l'être; le tout est d'observer les commandements de Dieu (2)». Pouvait-on dire plus clairement que chacun peut rester dans l'état où il était au moment de sa vocation? Quand furent réalisés les événements dont ces observances n'étaient que la figure, on vit clairement que ce n'était pas dans ces ombres que l'on devait w placer son espérance, mais dans la réalité elle-même qu'elles annonçaient, c'est-à-dire dans le Christ et dans l'Eglise. En elles-mêmes, ces observances étaient vaines; cependant l'Apôtre nous défend de les mépriser comme nuisibles ou superflues. Si un Juif se convertissait à la foi de Jésus-Christ, par ménagement pour ses coreligionnaires, on ne lui défendait pas de conserver ces vaines observances, mais on lui interdisait d'y placer l'espérance de son salut; en effet, le salut découle non pas des signes eux-mêmes, mais des

1. Mt 23,2-3 - 2. 1Co 7,18-19

choses signifiées. Dès lors «le prépuce n'est rien, la circoncision n'est rien, le tout est d'observer les commandements de Dieu (1)». Ou bien encore: «Plût à Dieu que ceux qui vous troublent fussent retranchés (2)»; non pas, quoi qu'en disent les Manichéens, qu'aux yeux de l'Apôtre la circoncision soit contraire à l'Evangile: ce qui lui est contraire, ce serait de quitter la réalité pour s'attacher à une ombre vaine. Et pourtant, c'est là l'erreur de ceux qui imposaient aux Gentils convertis à la foi, le joug de la circoncision comme condition nécessaire au salut; ils oubliaient que ce n'est pas l'ombre que l'on doit figurer sur le corps, mais la réalité que l'on doit graver dans le coeur.

3. Quant à ces paroles: «Vous observez les jours, le sabbat et les solennités; je crains que mes travaux n'aient été inutiles pour vous (3)», Adimantus ne les a pas citées textuellement. En effet, il n'est pas question du sabbat dans le texte que voici: «Vous observez les jours, les années et les temps; je crains donc que je ne me sois en vain fatigué pour vous». Pense-t-il que l'Apôtre ait aussi parlé du sabbat? Est-ce que nous aussi nous ne blâmons pas ces observances, tandis que nous attachons de l'importance à ce qui y est signifié? Eux au contraire observaient tout cela servilement, sans comprendre ce qui pouvait y être signifié et annoncé. C'est là le reproche que leur adresse l'Apôtre, quand il ose leur dire qu'ils servent la créature plutôt que le Créateur (3). Nous célébrons solennellement le Dimanche, le jour de Pâques et les autres fêtes chrétiennes. Mais comme nous en comprenons l'esprit, on doit dire que nous observons non pas les temps, mais ce que ces époques nous rappellent. A en croire les Manichéens, ils n'observent aucun jour ni aucune époque. Puis, quand on les met en demeure d'exposer leur doctrine, ils s'escriment à prouver que ce ne sont pas les temps qu'ils observent, mais les événements dont ils sont les signes extérieurs. Nous avons montré ailleurs que ces événements ne sont que rêves et pures imaginations, mais je voudrais en ce moment leur arracher l'aveu que ces jours de fête peuvent être célébrés sans blesser aucunement les droits de la raison. J'en conclus que la circoncision de la chair a très-bien pu être imposée aux esclaves sans l'être aucunement

1. Ga 5,12 - 2. Ga 4,10-11 - 3. Rm 1,25

aux enfants de la liberté. Répudions donc avec l'Apôtre la circoncision charnelle, et avec lui aussi approuvons la circoncision spirituelle en observant le repos du dimanche, ce n'est pas le temps que nous observons, mais le signe temporel de cet éternel repos vers lequel nous fixons nos regards attentifs. Avec l'Apôtre, nous abhorrons l'observation des temps, mais nous savons les interpréter spirituellement. Entre les deux Testaments, nous établissons une différence bien prononcée, car à nos yeux l'Ancien énonce des obligations d'esclaves, tandis que le Nouveau est plein de la gloire réservée aux enfants libres; dans l'Ancien nous lisons la prophétie des biens qui nous attendent, le Nouveau nous en met en possession. Voici l'interprétation du sabbat telle que l'Apôtre la donne aux Hébreux: «Le sabbat reste donc au peuple de Dieu (1)». Au sujet d'Abraham, voici ce qu'il dit de la circoncision: «Il a reçu la circoncision comme signe de la justice de la foi (2)». J'embrasse donc, sans aucune hésitation, l'interprétation spirituelle de l'Apôtre, et dans la liberté dont je jouis, je méprise l'observation charnelle de la servitude; du reste, j'adore profondément incliné le Seigneur Dieu, auteur des deux Testaments; au vieil homme qui prenait la fuite, il a inspiré la crainte en s'imposant à lui comme souverain maître; à l'homme nouveau qui revenait, il a inspiré l'amour en se révélant à lui comme un père.



CHAPITRE XVII. DE L'AMOUR DES ENNEMIS.

1. Nous lisons dans l'Exode: «Si vous entendez ma voix et si vous accomplissez ce que je vous commande, je serai l'ennemi de vos ennemis, et j'affligerai ceux qui vous affligent. Mon ange marchera devant vous, il vous fera entrer dans la terre des Amorrhéens, des Phéréséens, des Chananéens, des Jébuséens et des Gergézéens, et vous les exterminerez. Vous n'adorerez point leurs dieux et vous n'imiterez point leurs oeuvres; au contraire, vous les détruirez et vous éteindrez leur mémoire (3)». A ce passage de l'Ancien Testament, Adimantus oppose ces paroles du Sauveur: «Et moi je vous dis: Aimez vos ennemis, bénissez ceux qui vous maudissent, faites du bien à ceux

1. He 4,9 - 2. Rm 4,11 - 3. Ex 23,22-24

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qui vous haïssent et priez pour ceux qui vous persécutent (1)». Il semble d'abord que le besoin qu'il a de relever partout des contradictions était grandement satisfait par cette autorisation donnée aux Juifs de tuer leurs ennemis. En effet, le Seigneur n'a pas craint d'imposer aux hommes l'obligation d'aimer leurs ennemis; on comprend en effet, et des exemples ont prouvé que la patience et la charité deviennent souvent pour des ennemis une cause de réconciliation et de salut. Comment donc ces autres paroles: «Vous n'adorerez pas leurs dieux et vous n'imiterez pas leurs oeuvres, au contraire, vous les détruirez et vous anéantirez leur souvenir», ont-elles pu paraître un principe, en vertu duquel les Manichéens prescrivent d'aimer les dieux des nations? Voulant être conséquents avec eux-mêmes, ils s'appuient sur ces paroles du Sauveur: «Vous aimerez vos ennemis», pour conclure qu'on doit aimer non-seulement les hommes, mais les démons eux-mêmes et leurs statues de pierre ou de marbre. Devant une telle extravagance, on se détourne avec horreur. Dira-t-on que ce ne sont pas là les principes Manichéens? Alors comment caractériser l'erreur d'Adimantus qui, pour faire ressortir une contradiction nouvelle, insiste sur l'ordre donné par l'Ancien Testament de détruire les superstitions des païens, tandis que le Nouveau Testament ordonne d'aimer ses ennemis? Entre ces deux préceptes il voit une énorme opposition.

2. Quant à nous, cet ordre donné au peuple dans les livres anciens de tuer leurs ennemis, ne nous paraît nullement contraire au précepte évangélique qui nous commande d'aimer nos ennemis. En effet, cette destruction charnelle de ses ennemis convenait à un peuple qui ne connaissait, dit l'Apôtre, que le sens littéral de la loi (2). Cependant, parmi ce peuple, il y avait quelques hommes saints et spirituels, comme Moïse et les prophètes; comment pouvaient-ils aimer ceux dont ils versaient le sang? c'est ce que ne peuvent s'expliquer ni les ignorants ni les impies qui se plaisent dans leur aveuglement. Puisque les raisonnements les trouvent insensibles, faisons briller à leurs yeux le glaive redoutable de l'autorité. Or, voici ce que dit l'Apôtre: «Pour moi, étant à la vérité absent de corps, mais «présent en esprit, j'ai déjà prononcé ce jugement

1. Mt 5,44 - 2. Ga 3,24

comme si j'étais présent: vous et mon esprit étant assemblés au nom de Notre-Seigneur Jésus-Christ, j'ai déclaré que celui qui est coupable de ce crime, sera, par la puissance de Notre-Seigneur Jésus, livré à Satan, afin que sa chair meure et que son âme soit sauvée au jour de Notre-Seigneur Jésus-Christ (1)». Or, cette destruction qu'ils exagèrent à plaisir et qu'ils entourent de leurs déclamations jalouses, qu'est-elle autre chose que la mort de la chair? En formulant dans quel esprit cette mort se produit, l'Apôtre a suffisamment déclaré que la vengeance exercée contre un ennemi n'est pas nécessairement en opposition avec la charité. Et cependant rien n'empêche d'interpréter dans un autre sens cette mort de la chair et de n'y voir que celle qui est le fruit de la pénitence. Quant aux Manichéens, ils lisent avec délices les écritures apocryphes, et vont jusqu'à soutenir qu'elles sont d'une pureté parfaite dans le passage même où il est dit que l'apôtre saint Thomas, se sentant frappé par une main imprudente, maudit l'auteur involontaire de cet outrage, et que cette malédiction fut aussitôt suivie de son effet. Car à peine le malheureux, qui était un domestique de table, fut-il sorti pour aller puiser de l'eau à la fontaine, qu'il fut saisi et déchiré par un lion; et, comme pour frapper les convives d'une terreur plus grande encore, un chien s'empara de la main du maudit et l'emporta dans la salle où l'Apôtre prenait son repas. Plusieurs des convives ne pouvaient encore se rendre compte de cet enchaînement merveilleux; l'apôtre le leur expliqua, et ce ne fut plus pour lui qu'un concert unanime de respect et d'admiration; et ce fut là ce qui inspira à quelqu'un la pensée d'écrire un évangile. Si on voulait retourner contre les Manichéens leurs dents si habiles, comme on attaquerait ce récit! Sur ce point je n'ai pas à vous apprendre avec quelle intention la malédiction fut lancée; du moins je tiens à montrer que cette vengeance eut pour principe la charité. En effet, nous lisons un peu plus loin que l'apôtre versa d'abondantes prières en faveur du malheureux frappé dans sa vie temporelle, et demanda à Dieu de l'épargner au jour du jugement. Si donc, sous le règne du Nouveau Testament qui est avant tout l'hymne de l'amour, des hommes charnels

1. 1Co 5,3-5

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se sentirent saisis de crainte, sous le coup de ces vengeances divines et miraculeuses,combien plus ce sentiment devait-il faire de victimes sous l'Ancien Testament qui était par-dessus tout une loi de crainte. La crainte et l'amour, tel est en effet, dans toute sa concision, la différence qui sépare les deux Testaments; la crainte était le partage de l'homme ancien, l'amour est le privilège de l'homme nouveau; et cependant l'un et l'autre sont l'oeuvre d'un Dieu infiniment miséricordieux. Sous la loi judaïque il n'est rien dit du but que l'on se proposait dans la vengeance, parce que les hommes spirituels y étaient très-rares et que le peuple avait besoin d'être dompté par la crainte et par un régime sévère. En voyant qu'on livrait entre leurs mains pour les mettre à mort leurs ennemis, les impies et les adorateurs des idoles, ne devaientils pas redouter pour eux-mêmes d'être livrés également aux mains de leurs ennemis, s'il leur arrivait de mépriser les ordres du vrai Dieu et d'embrasser le culte des idoles et les impiétés païennes? Et en réalité le même péché fut suivi du même châtiment. Mais tandis que cette vengeance temporelle n'inspire que la terreur aux esprits faibles, elle est pour les intelligences éclairées une profonde et lumineuse révélation qui leur épargne souvent les supplices mille fois plus horribles de l'éternité. En effet, ce qui effraie le plus les hommes charnels, ce sont les vengeances de cette vie, et non les horreurs des châtiments futurs.

3. La charité peut donc s'allier à la vengeance. Nous en voyons la preuve dans un père qui inflige une répression sévère à son fils, quand il le voit s'abandonner à des penchants coupables; plus il l'aime, plus il sent le besoin de le corriger, surtout quand la correction lui laisse espérer des résultats. Mais en voulant le corriger il se garde bien de le tuer: car pour beaucoup la vie présente est du plus haut prix, et souvent même c'est d'elle seule qu'ils attendent la récompense de l'éducation qu'ils veulent donner à leurs enfants. Quant aux parents sages et fidèles qui attendent une autre vie meilleure, ils ne tuent pas non plus leurs enfants en voulant les châtier, parce qu'ils sont persuadés qu'ils peuvent les corriger dans cette vie mais Dieu, qui connaît ce qui convient à chacun, se venge en frappant de mort soit par lui-même, soit par les causes secondes; et si c'est la haine qui l'inspire, il ne les hait pas parce qu'ils sont hommes, mais parce qu'ils sont pécheurs. En effet, dans l'Ancien Testament nous lisons ces paroles adressées à Dieu: «Et vous ne haïssez tien de ce que vous avez fait (1)»; au contraire, il dispose tout avec justice et modération soit par des châtiments, soit par des récompenses. Ecoutons encore ces paroles que l'Apôtre adresse aux premiers chrétiens: «Que l'homme s'éprouve lui-même et qu'il mange ainsi de ce pain et qu'il boive de ce calice. Car quiconque mange ce pain et boit ce calice indignement, mange et boit sa propre condamnation, ne faisant pas le discernement du corps du Seigneur. C'est pour cela qu'il y a parmi vous beaucoup de malades et de languissants, et que plusieurs dorment du sommeil de la mort. Si nous nous jugions nous-mêmes, nous ne serions pas jugés. Mais lorsque nous sommes jugés, c'est le Seigneur qui nous châtie, afin que nous ne soyons pas condamnés avec le monde (2)». Quelle preuve plus évidente que Dieu châtie avec amour, non-seulement par des infirmités et des maladies, mais même par la mort temporelle, ceux qu'il ne veut pas condamner avec le monde?

4. Que les Manichéens y réfléchissent et qu'ils comprennent comment il a pu se faire que des nations impies soient livrées pour être détruites, à un peuple, encore charnel il est vrai, mais adorateur du seul Dieu véritable; ajoutez encore qu'il pouvait y avoir parmi ce peuple des hommes spirituels qui se faisaient les exécuteurs des ordres de Dieu, sans aucune haine de leur part. Il n'y a donc pas lieu de soutenir la moindre contradiction entre l'Ancien Testament et le précepte que nous impose le Sauveur d'aimer nos ennemis. Tout en nous ordonnant de les aimer, il s'engage lui-même à en tirer vengeance, puisqu'il se représente sous la figure d'un juge qui tout partial et coupable qu'il est, n'ayant aucune crainte de Dieu, aucun respect pour les hommes, se laisse pourtant fléchir par les instances réitérées d'une pauvre veuve qui demande justice contre son persécuteur; à la fin il l'exauce, pour se délivrer de ses prières. S'il en est ainsi dans cette parabole, à combien plus forte raison Dieu, qui est la bienveillance et la justice même, n'affirme-t-il pas qu'il vengera ses élus de la haine de leurs ennemis (3)?

1. Sg 11,25 - 2. 1Co 11,28-32 - 3. Lc 18,2-8

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Je laisse maintenant aux Manichéens l'audace de s'adresser à Dieu et de lui dire: Quoi donc! vous nous ordonnez d'aimer nos ennemis et vous vous disposez à nous venger de leurs outrages? Peut-être diront-ils qu'il agira contre la volonté de ses saints en punissant et en condamnant ceux qu'ils aiment? Loin de soulever cette calomnie aveugle, qu'ils se tournent vers Dieu, qu'ils étudient les deux Testaments, et ils comprendront que les saints n'ont d'autre volonté que de ne pas se trouver à gauche parmi ceux à qui le Sauveur dira: «Allez au feu éternel qui a été préparé pour le démon et ses anges. Car j'ai eu faim, et vous ne m'avez pas donné à manger (1)», et le reste. Ces misérables ne peuvent admettre que Dieu ait chargé son peuple d'exterminer ses ennemis, et ils défendent de donner un morceau de pain à un pauvre qui n'est pas ennemi, mais qui supplie. Qu'ils se rangent donc du côté de ceux, en petit nombre, qui comprennent que l'on peut se venger sans haïr. Tant que l'on n'est pas persuadé de cette vérité, on ne peut parcourir les livres des deux Testaments sans s'exposer continuellement à l'erreur et à rencontrer partout des contradictions dans les saintes Ecritures.

5. Les Apôtres n'en étaient pas encore arrivés à séparer la vengeance de la haine, quand irrités contre ceux qui leur avaient refusé l'hospitalité, ils supplièrent le Sauveur de leur permettre de demander, à l'exemple d'Elie, que le feu tombât du ciel pour consumer tous ces hommes inhospitaliers. Le Sauveur leur répondit qu'ils ne savaient donc pas de quel Esprit ils étaient les enfants; qu'ils oubliaient qu'il était venu pour sauver, et non pour perdre (2). C'était l'ignorer en effet que de vouloir perdre ceux dont ils demandaient la destruction par le feu. Plus tard, quand ils furent remplis du Saint-Esprit, et élevés à la perfection, quand enfin ils purent aimer leurs ennemis, ils reçurent le pouvoir de punir, parce qu'alors ils pouvaient châtier sans haïr. L'apôtre saint Pierre usa de ce pouvoir, comme nous le voyons dans les Actes des Apôtres; mais les Manichéens n'acceptent pas ce livre, parce qu'il proclame trop manifestement la venue du Paraclet, c'est-à-dire du Saint-Esprit consolateur, que le Sauveur envoya aux Apôtres, après son ascension, pour les consoler des douleurs que leur causait cette séparation.

1. Mt 25,41-42 - 2. Lc 9,53-56

Ceux qui ont besoin de consolateur, ne sont-ce pas ceux qui sont tristes, suivant cette parole du Sauveur: «Bienheureux ceux qui pleurent, parce qu'ils seront consolés (1)?» Le divin Maître a dit également: «Les enfants de l'époux pleureront lorsque l'époux leur sera enlevé (2)». Or, dans ce livre qui nous atteste si clairement la venue du Saint-Esprit consolateur promis par Jésus-Christ, nous voyons que deux époux subirent les effets de la sentence de Pierre et furent frappés de mort, pour avoir osé mentir au Saint-Esprit (3). Grâce à leur profond aveuglement, les Manichéens rejettent ce fait avec mépris, tandis que dans un livre apocryphe ils reçoivent avec respect le fait que nous avons cité de saint Thomas, celui aussi de la fille même de Pierre, frappée de paralysie à la prière de son père, et enfin cet autre fait non moins frappant de la fille d'un jardinier foudroyée soudain par la mort à la prière de Pierre. Et si on leur demande pourquoi ces événements, ils répondent que l'opportunité des circonstances exigeait que l'une de ces filles fût délivrée de la paralysie et que l'autre mourût. Cependant ils n'hésitent pas à attribuer ces effets aux prières de l'apôtre. Et qui donc leur dit que la mort n'était pas un bien pour ces peuples impies sur l'histoire desquels ils déversent un sourire de mépris, quand on leur dit que c'est Dieu lui-même qui les a livrés aux mains du peuple juif? Puisqu'ils admettent que ce n'est pas la haine, mais une bonne intention qui dirigeait les Apôtres; en vertu de quel principe supposent-ils gratuitement que c'est la haine qui inspirait les hommes spirituels qui se trouvaient dans les rangs d'Israël et qui étaient chargés d'accomplir ces ordres sévères du Tout-Puissant? Qu'ils mettent donc enfin des bornes à leur témérité et qu'ils cessent d'en imposer aux simples qui n'ont pas la liberté de lire, ou qui ne le veulent pas, ou qui ne lisent que dans une intention hostile; se plaçant ainsi dans l'impuissance réelle de trouver dans les deux Testaments la proclamation authentique et simultanée de la miséricorde et de la sévérité de Dieu. S'agit-il, en effet; de l'amour des ennemis, de la défense de rendre le mal pour le mal? Nous lisons dans l'Ancien Testament: «Seigneur mon Dieu, si j'en ai agi ainsi, si l'iniquité est dans mes mains, si j'ai rendu le mal pour

1. Mt 5,5 - 2. Mt 9,15 - 3. Mt 5,1-10

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le mal, c'est en toute justice que je tomberai sans force sous les coups de mes ennemis (1)». Pour tenir un semblable langage ne faut-il pas savoir que si nous .voulons plaire à Dieu, nous ne devons pas rendre le mal pour le mal? Toutefois il n'appartient qu'aux hommes parfaits de ne haïr dans leurs frères que le péché et de les aimer comme hommes; de châtier non pas selon les exigences d'une sévérité cruelle, mais selon les règles d'une justice modérée; de ne punir enfin que dans la crainte que l'indulgence à l'égard du péché ne soit plus nuisible au pécheur que la rigueur même du châtiment. Et cependant même les hommes justes n'en ont agi ainsi que sous l'influence de l'autorité divine; il le fallait bien pour empêcher qu'il n'arrivât à quelqu'un de se croire autorisé à tuer qui il voudrait, voire même de le poursuivre en jugement ou de lui infliger quelque châtiment que ce fût. Or, il est des circonstances dans lesquelles l'Ecriture mentionne expressément les ordres du ciel; dans d'autres, ces ordres sont seulement sous-entendus. De cette manière, le lecteur s'instruit quand les ordres sont formels, et dans le cas contraire sa discrétion est mise à l'épreuve.

6. David vit tomber entre ses mains un de ses ennemis déclarés, un persécuteur à la fois ingrat et cruel, Saül enfin, et sa destinée lui appartenait entièrement. Toutefois il aima mieux l'épargner que de verser son sang. Jusque-là, en effet, il n'avait pas reçu ordre de lui ôter la vie, il n'en avait pas reçu non plus la défense; bien plus, une parole du ciel lui avait déclaré que le sort de son ennemi était entre ses mains; et cependant il n'usa de cette souveraine puissance que pour faire grâce (2). Que l'on me dise de qui il a eu peur en refusant de tuer Saül. Il ne craignait pas Saül, puisque ce dernier était tombé en son pouvoir; il ne craignait pas Dieu, puisque c'est Dieu lui-même qui le lui avait livré. Il pouvait le mettre à mort sans aucune difficulté, sans avoir rien à craindre; pourquoi donc l'épargne-t-il, si ce n'est par amour pour son ennemi? Ainsi voilà que David, malgré son ardeur guerrière, accomplit le précepte donné par Jésus-Christ d'aimer nos ennemis. Plût à Dieu qu'il fût imité par ces novateurs qui ont remplacé ce sentiment si naturel à l'homme, la miséricorde, par je ne sais quel délire aussi

Ps 7,4-5 - 2. 1S 24,3-8 1S 26,8-12

cruel qu'insensé! Les voici qui croient que c'est le pain qui pleure, ce qui est une absurdité, et en conséquence ils en refusent un morceau à ce mendiant baigné de larmes. Comme ces aveugles qui se répandent en clameurs insensées, peut-être vont-ils prétendre que David en épargnant son ennemi est meilleur que Dieu qui lui avait donné le pouvoir de l'immoler; comme si vraiment Dieu n'avait pas su à qui il accordait ce pouvoir. Il connaissait les dispositions de son serviteur; mais voulant faire connaître aux hommes, et imiter par eux l'amour de David pour son ennemi, Dieu qui connaissait cet amour, remit en la puissance de David son plus grand ennemi, dont il voulait encore conserver la vie, parce qu'elle était utile à l'accomplissement de ses desseins. C'est ainsi que la bonté d'âme de David s'impose d'elle-même à l'admiration et à l'imitation des hommes; c'est ainsi encore que la perversité de Saül fut réservée à une fin où la justice éclata davantage, afin de faire pâlir de crainte les hommes qui marcheraient sur ses traces.




Augustin, contre adimantus, manichéen. - CHAPITRE XIII. DU CULTE DES IDOLES.