Augustin, réfutation de l'Épître manichéenne appelée Fondame


RÉFUTATION

DE L'ÉPÎTRE MANICHÉENNE APPELÉE FONDAMENTALE.




CHAPITRE PREMIER. CHERCHONS LA GUÉRISON DE L'HÉRÉTIQUE ET NON SA PERTE.


1. Avant d'entreprendre la réfutation de cette hérésie, à laquelle, ô Manichéens, l'imprudence, plutôt que la méchanceté, vous fait adhérer, je conjure le Dieu tout-puissant, principe, providence et centre de toutes choses, de m'inspirer le calme et la tranquillité, avec un vif désir, non pas de votre perte, mais de votre salut. Le Seigneur, il est vrai, ordonne à ses serviteurs de détruire l'empire de l'erreur, mais quant aux hommes, en tant qu'ils sont hommes, il veut non pas qu'ils meurent, mais qu'ils se convertissent et qu'ils vivent. Et si avant le jugement suprême, Dieu se sert, pour punir le mal, soit des pécheurs, soit des justes, qu'ils le sachent ou qu'ils l'ignorent, que le châtiment soit public ou secret, croyons bien que ce qu'il se propose, ce n'est pas la mort des hommes, mais leur guérison et leur salut. Résister à ces coups de sa justice miséricordieuse, c'est se préparer au supplice suprême. Considérons l'ensemble des événements et des choses: pour se venger du corps de l'homme, Dieu semble avoir destiné le feu, le poison, la maladie et autres maux de ce genre; pour les souffrances de l'esprit, nous trouvons la damnation, l'exil, le délaissement, le mépris et autres tourments semblables qui crucifient les passions; enfin des adoucissements ont été préparés à la langueur, ce sont les consolations, les exhortations, les conseils et tout ce qui s'en rapproche. Tout cela, sans doute, ne nous arrive que par l'ordre de la souveraine justice de Dieu, mais cette justice emploie comme instrument, tantôt les méchants sans qu'ils le sachent, tantôt les bons qu'elle initie à ses desseins. Quant à nous, pour nous procurer un accès plus facile à la grande oeuvre de votre conversion, nous avons dû recourir, non point à la dispute, à la jalousie, aux persécutions, mais aux consolations les plus bienveillantes, aux exhortations les plus insinuantes, aux discussions les plus calmes. Nous avons ainsi réalisé cette parole: «Un véritable serviteur de Dieu ne doit point rechercher la chicane; au contraire, il doit se montrer doux à l'égard de tous, docile, patient, et surtout très-modeste, quand il entreprend de corriger ceux qui ne partagent pas ses idées (1)». C'est dans ces vues que nous avons agi; c'est à Dieu de nous accorder le succès vers lequel tendent nos désirs.



CHAPITRE II. MOTIFS PARTICULIERS DE TRAITER AVEC DOUCEUR LES MANICHÉENS.


2. Qu'ils sévissent contre vous, ceux qui ignorent les efforts qu'il faut faire pour découvrir la vérité, les difficultés qu'il faut vaincre pour se soustraire à l'erreur. Qu'ils sévissent contre vous, ceux qui ignorent combien il est rare, et surtout difficile de dompter les illusions de la chair, fût-on doué de l'intelligence la plus pieuse et la plus sereine. Qu'ils sévissent contre vous, ceux qui ignorent combien il est difficile de guérir l'oeil de l'homme intérieur jusqu'à lui permettre de contempler l'éclat du soleil. Je ne parle pas de ce soleil auquel vous prêtez un corps céleste, que vous adorez comme tel, et dont l'éclat, les rayons se laissent percevoir par les yeux charnels des hommes et des animaux; je parle de ce soleil dont le Prophète a dit: «Le soleil de justice s'est levé pour moi (2)», et dont il est écrit dans l'Evangile: «Il était la lumière véritable qui éclaire tout homme venant en ce monde (3)». Qu'ils sévissent contre vous, ceux qui ignorent combien il en coûte de gémissements et de soupirs pour parvenir à la


1. 2Tm 2,24-25 - 2. Ml 4,2 - 3. Jn 1,9

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plus faible connaissance de Dieu. Enfin, qu'ils sévissent contre vous, ceux que Dieu a jusque-là soustraits à une erreur aussi profonde que la vôtre.



CHAPITRE 3. AUGUSTIN, VICTIME AUTREFOIS DU MANICHÉISME.


3. Pour moi, puis-je oublier que si j'ai pu enfin contempler la vérité dans toute sa pureté et sans aucune forme mensongère et trompeuse, ce n'est qu'après avoir été ballotté longtemps par les flots de l'erreur; que ce n'est qu'après bien des efforts et avec le secours de Dieu que j'ai pu dissiper dans mon esprit ces vains fantômes qu'y avaient entassés mille opinions, mille erreurs diverses; qu'avant de chasser les profondes ténèbres de mon intelligence, j'ai lutté longtemps contre l'appel et les douces prévenances du céleste médecin; que pendant de longs jours il m'a fallu verser bien des larmes amères, avant que là substance immuable et pure eût daigné se révéler à moi dans l'éclat des livres saints? puis-je oublier enfin, que ces erreurs qui ont rivé sur vous les lourdes chaînes de l'habitude, je les ai recherchées avec avidité, écoutées avec attention, crues témérairement, prêchées avec ardeur, et défendues avec acharnement et obstination? Oh! non, je ne puis sévir contre vous; puisque d'autres m'ont supporté alors, je dois vous supporter aussi; je dois user de la même patience envers vous, qu'en usèrent envers moi mes amis et mes proches, alors que je m'étais fait le partisan forcené et aveugle de vos tristes erreurs.


4. Afin d'adoucir plus facilement nos rapports mutuels, pour que vous ne m'opposiez aucune intention, à la fois hostile pour moi et pernicieuse pour vous, je vais jusqu'à vous conjurer de nommer vous-mêmes un arbitre pour déclarer si des deux côtés on a réellement déposé tout sentiment d'arrogance et d'orgueil. Ni les uns ni les autres ne nous flattons d'avoir trouvé la vérité; au contraire, cherchons-la comme si elle n'était connue d'aucun d'entre nous. Car ce n'est qu'à la condition que personne ne se flattera de la téméraire prétention d'avoir trouvé et connu la vérité, que nous pourrons apporter du zèle et de l'harmonie dans nos recherches. Et si je ne puis obtenir de vous cette faveur, accordez-moi du moins de vous écouter et de vous répondre comme si vous étiez pour moi des inconnus. Je crois cette demande très-légitime; serait-il équitable, en effet, que je fusse réduit à prier avec vous, à prendre part à vos assemblées, à porter le nom de Manichéen, avant que vous ne m'eussiez parfaitement éclairé sur tous les points qui intéressent si vivement le salut de mon âme?



CHAPITRE IV. FONDEMENTS DE LA FOI CATHOLIQUE.


5. Je passe d'abord sous silence cette sagesse sincère et véritable dont la connaissance n'est possible en cette vie qu'à un petit nombre d'hommes spirituels; les autres n'en connaissent que les éléments les plus simples, mais du moins cette connaissance n'est accompagnée d'aucune hésitation; ce qui leur donne cette heureuse assurance, ce n'est pas, la vivacité de leur compréhension, mais la simplicité de leur foi. Je garderai donc le silence sur cette sagesse, dont vous niez la présence dans l'Eglise catholique; j'y consens d'autant plus volontiers que je trouve assez d'autres garanties qui me retiennent dans son sein. Ce qui me frappe d'abord, c'est le consentement unanime des nations et des peuples; c'est le spectacle d'une autorité engendrée par les miracles, nourrie par l'espérance, augmentée par la charité, affermie par la durée. Ce qui, me frappe encore, c'est la chaire de Pierre à qui le Seigneur, après la résurrection, a confié le soin de paître ses brebis, c'est aussi cette imposante succession du sacerdoce, couronnée par l'épiscopat qui découle directement du pontificat lui-même. Ce qui me frappe enfin, c'est ce nom si beau de catholique que seule l'Eglise a obtenu et conservé au sein de cette multitude d'hérésies qui surgissent de toute part. Je le sais, tous les hérétiques ont la prétention dé se dire catholiques, mais quand un étranger se présente et demande où est le temple catholique, jamais on ne le conduit à la basilique ou à la demeure des hérétiques. Est-il étonnant dès lors que des liens aussi chers que ceux du nom chrétien retiennent étroitement attaché au sein de l'Eglise, lors même que par l'effet de notre lenteur intellectuelle, ou en punition de fautes de notre vie, la vérité n'a pas encore révélé à nos yeux toute sa divine splendeur? Chez vous, je ne trouve aucun de ces caractères qui m'invitent et m'enchaînent; vous (119) faites soutier haut la promesse de la vérité, et voilà tout. Et cependant, j'avoue que si vous parvenez à rendre cette vérité si évidente qu'elle ne laisse place à aucun doute, à aucune incertitude, je la préfère elle seule à tous les caractères qui me retiennent dans le catholicisme. Mais si vous vous contentez de la promettre sans jamais la donner, je vous le déclare, rien ne m'arrachera à cette foi qui m'enchaîne par tant de noeuds à la religion catholique.



CHAPITRE V. DU TITRE MÊME DE L'ÉPÎTRE MANICHÉENNE.


6. Voyons donc ce que contient la doctrine de Manès, ou plutôt examinons ce livre auquel vous donnez le titre d'Épître fondamentale et qui résume à peu près -toute votre croyance. Quand j'en entendis, pour la première fois, la lecture, je passais pour un fies illuminés d'entre vous, Elle débute ainsi: «Manès, par la providence de Dieu le Père, apôtre de Jésus-Christ. Voici des paroles salutaires, puisées à la source vive et éternelle». Faites appel à votre patience et remarquez, je vous prie, le but que je poursuis. Je ne crois pas qu'il sort apôtre de Jésus-Christ. Je vous en conjure, ne vous enflammez pas, épargnez-moi vos malédictions. Vous vous rappelez, en effet, que je me suis engagé dès le début à ne croire témérairement à aucune de vos affirmations. Je demande donc ce qu'est ce Manès. Vous allez me répondre l'Apôtre de Jésus-Christ. Si je le nie d'une manière absolue, qu'aurez-vous à répliquer ou à faire? Vous promettiez de me donner l'intelligence pleine et entière de la vérité, et voici que dès le début, vous me forcez à croire ce que j'ignore. Peut-être allez-vous. me lire l'Évangile afin d'y trouver de quoi affirmer le susdit personnage. Soit, mais si vous aviez affaire à un adversaire qui ne crût pas à l'Évangile, que feriez-vous? Or, pour moi, je vous déclare que je ne croirais pas à l'Évangile si cette croyance n'avait pas pour fondement l'autorité de l'Église catholique. Donc, puisque j'ai obéi à ceux qui me disaient: Croyez à l'Evangile, pourquoi leur résisterais-je quand ils me disent: Ne croyez pas aux Manichéens? Voici le dilemme, choisissez. Si vous dites Croyez aux catholiques; j'entends ceux-ci qui me défendent de vous accorder aucune croyance; si je les crois, je ne puis donc pas vous croire. Si vous me dites: Ne croyez pas aux catholiques, ce sera mal de votre part de m'obliger par l'Évangile à embrasser la foi manichéenne, puisque j'ai cru à l'Évangile sur la prédication des catholiques. Si vous me dites: C'est avec raison que vous avez cru aux catholiques quand ils louaient l'Évangile, mais c'est à tort que vous avez cru à leurs attaques contre Manès. Mais me croyez-vous donc insensé jusqu'au point de me résigner, sans aucun examen, à croire ce que vous voulez, et à ne pas croire ce qui ne vous plaît pas? Puisque j'ai donné ma foi aux catholiques, n'est-il pas juste et prudent qu'avant de les quitter pour passer vers vous, j'exige de vous non pas que vous me défendiez de les croire, mais que vous dérouliez devant mes yeux des principes certains et évidents? Si donc vous voulez me convaincre, laissez de côté l'Évangile. Si vous tenez à l'Évangile, moi je tiens à ceux qui m'ont inspiré la foi à ce livre sacré; j'ai leurs ordres, je ne vous croirai pas. Que si par hasard vous trouvez dans l'Évangile quelques passages évidents en faveur de l'apostolat de Manès, vous avez par là même détruit à mes yeux l'autorité des catholiques qui me défendent de vous croire. Cette autorité une fois détruite, je ne puis plus croire à l'Évangile, puisque ce n'est que par eux que j'y ai cru. Et quand j'en serai là, que pourrez-vous faire? Mais si rien d'évident ne peut être allégué en preuve de l'apostolat manichéen; c'est aux catholiques que je croirai, et non pas à vous. Dans le cas contraire, je ne croirai plus ni à vous ni à eux. Je ne les croirai plus, parce que leurs attaques contre vous n'étaient que mensonges; je ne vous croirai pas vous-mêmes, parceque vous m'apportez, pour me convaincre, cette même Écriture, à laquelle j'avais cru par eux, et dont ils se sont servis pour me tromper. Mais loin de moi de ne pas croire à l'Évangile! Car en y croyant je ne trouve plus comment je pourrais vous croire. J'y relis, en effet, le nom des Apôtres' et je n'y rencontre pas le nom de Manès. Quant au traître qui a livré son maître, j'apprends dans les Actes, des Apôtres (2) par qui il a été remplacé; or, si je crois à l'Evangile, je dois croire à ce livre, puisqu'il m'est présenté par la même autorité qui me présente toutes les Écritures: Ce livre contient aussi l'histoire si connue de


1. Mt 10,2-1 Mc 3,16-19 Lc 6,13-16 - 2. Ac 1,26

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la vocation et de l'apostolat de Paul (1). Lisez-moi donc le passage de l'Evangile où Manès est désigné comme apôtre; à défaut de l'Evangile prenez tout autre livre auquel je ne sache pas avoir donné ma croyance. Allez-vous choisir la page dans laquelle le Sauveur promet aux Apôtres le Saint-Esprit, le Paraclet? Mais cette page est toute pleine d'arguments qui me défendent de croire à Manès.



CHAPITRE VI. POURQUOI MANÈS S'INSCRIT COMME APÔTRE DU CHRIST.


7. Je demande pourquoi le pompeux début de cette lettre: «Manès, apôtre de Jésus-Christ»; pourquoi pas plutôt: le Paraclet apôtre de Jésus-Christ? D'un autre côté, si c'est le Paraclet, envoyé par Jésus-Christ, qui à son tour a envoyé Manès, pourquoi ne pas s'intituler apôtre du Paraclet, plutôt qu'apôtre de Jésus-Christ? Si vous prétendez que le Christ n'est qu'une même chose avec l'Esprit-Saint, vous vous mettez en contradiction avec cette parole du Sauveur dans l'Ecriture: «Et je vous enverrai un autre Paraclet (2)». Et si vous voulez justifier ce début de la lettre en disant qu'il a pu se dire apôtre de Jésus-Christ, non pas en ce sens que Jésus-Christ soit le Saint-Esprit lui-même, mais en ce sens qu'étant de la même substance ils sont un, et non une seule personne; alors et dans le même sens, Paul aurait donc pu se dire l'apôtre de Dieu le Père, puisque le Sauveur a dit: «Mon Père et moi nous sommes un (3)». Cependant nous ne voyons jamais que l'Apôtre se soit dit l'envoyé du Père. Que signifie donc cette innovation de votre part? Ne me paraît-elle pas sentir quelque peu la fourberie? En effet, si Manès n'attachait à cette distinction aucune importance, pourquoi ne pas s'appeler tantôt l'envoyé de Jésus-Christ, tantôt l'envoyé du Paraclet? Il n'en est rien cependant; il se dit toujours l'apôtre de Jésus-Christ, et jamais celui du Paraclet, pas même une seule fois. L'orgueil, voilà ce qui nous explique cette énigme; c'est l'orgueil, cette source empoisonnée de toutes les hérésies, qui lui a inspiré de ne jamais se dire l'envoyé du Paraclet; ce n'eût pas été assez, car il aimait mieux laisser croire que le Paraclet s'était incarné avec lui, en sorce qu'on pût l'appeler le Paraclet lui-


1. Ac 9 - 2. Jn 14,16 - 3. Jn 10,30

même. De même que Jésus-Christ fait homme n'a pas été envoyé par le Fils de Dieu, c'est-à-dire par la vertu et la sagesse de Dieu, mais que, selon la foi catholique, la divinité s'est uni hypostatiquement l'humanité, d'une manière si réelle qu'il est vraiment le Fils de Dieu, c'est-à-dire qu'en lui est apparue la sagesse de Dieu pour la guérison des pécheurs; de même, Manès a voulu nous faire croire qu'il avait été tellement identifié au Saint-Esprit promis par Jésus-Christ, que quand nous entendons Manès Saint-Esprit, nous devons le regarder comme l'apôtre de Jésus-Christ, c'est-à-dire l'envoyé que Jésus-Christ avait promis à ses Apôtres. Singulière audace! horrible sacrilège!



CHAPITRE VII. MANÈS ACCEPTÉ PAR LES SIENS COMME ÉTANT LE SAINT-ESPRIT.


8. Vous avouez que le Père, le Fils et le Saint-Esprit n'ont qu'une seule et même nature. Comment donc pouvez-vous, sans rougir, affirmer que l'homme Manès, hypostatiquement uni au Saint-Esprit, est né de l'union de l'homme et de la femme, tandis que vous tremblez devant la pensée de croire que c'est d'une vierge qu'est née l'humanité revêtue par la sagesse, Fils unique de Dieu? Si une chair humaine, si l'action de l'homme, si le sein d'une femme n'ont pu souiller l'Esprit-Saint, comment le sein d'une Vierge a-t-il pu souiller la Sagesse de Dieu? Il faut donc que ce Manès, qui met sa gloire dans le Saint-Esprit et dans les pages de l'Evangile, vous avoue, ou bien qu'il a été envoyé par le Saint-Esprit, ou bien que dans son humanité il a été revêtu par le Saint-Esprit. S'il n'a été que son envoyé, qu'il s'intitule donc l'apôtre du Paraclet; s'il lui a été uni jusqu'à ne former qu'un avec lui, pourquoi refuser une mère à l'humanité revêtue parle Fils unique de Dieu, quand à l'humanité revêtue parle Saint-Esprit il ne craint pas même d'accorder un père? Qu'il soit persuadé que le Verbe de Dieu n'a pas été souillé par la virginité de Marie, puisqu'il veut nous faire croire que le Saint-Esprit n'a pas été souillé par l'acte conjugal de ses parents. Direz-vous que Manès n'a été revêtu par le Saint-Esprit ni avant ni après la génération, mais seulement après sa naissance? C'est là un subterfuge qui ne résiste pas à ce seul fait qu'il vous faut avouer, c'est (121) que sa chair était le fruit de l'union réciproque de l'homme et de la femme. Quoi donc, vous pouvez vous représenter la chair et le sang de Manès, fruit d'une génération toute humaine, et dans cette chair les entrailles et ce qu'elles portent dans leurs plis tortueux; vous pouvez croire, sans hésitation, que rien de tout cela n'a dû souiller le Saint-Esprit et qu'il a pu, sans déchoir, revêtir cette humanité avec toutes ses hontes: pourquoi dès lors tremblerais-je devant la pensée d'un sein virginal et d'une incorruptible maternité? pourquoi ne comprendrais-je pas comment la Sagesse de Dieu, en revêtant notre humanité dans les entrailles maternelles et virginales, a pu rester pure et immaculée? Avouez-le; libre à votre Manès d'affirmer qu'il a été envoyé, ou qu'il a été revêtu par le Paraclet; lequel des deux, peu m'importe, il n'a rien à gagner, car pour moi je crois fermement qu'il n'a obtenu ni l'un ni l'autre de ces deux privilèges.



CHAPITRE VIII. LA FÊTE DE LA NAISSANCE DE MANÈS.


9. Le titre porte ces autres paroles: «Par la providence de Dieu le Père». En proclamant le nom de Jésus-Christ dont il se dit l'apôtre, et le nom de Dieu le Père, par la providence de qui il a reçu sa mission du Fils, de quoi se flatte-t-il, sinon de nous persuader qu'il est lui-même la troisième personne, le Saint-Esprit? Ecoutez plutôt: «Moi Manès apôtre de Jésus-Christ par la providence de Dieu le Père». En effet, du Saint-Esprit il n'est fait aucune mention, et cependant s'il devait être nommé, n'est-ce pas par celui qui, afin de mieux tromper les simples par l'autorité évangélique, fait sonner bien haut que son apostolat se confond avec la promesse du Paraclet? Si je vous pose à vous-mêmes cette question, vous répondez que nommer Manès apôtre, c'est nommer le Saint-Esprit, puisque c'est en lui que le Saint-Esprit a daigné venir sur la terre. Alors je répète la demande que je faisais plus haut: Pourquoi donc êtes-vous saisis d'horreur quand on vous dit, avec l'Eglise catholique, que celui en qui est apparue la divine Sagesse, est né d'une vierge? et vous trouvez tout naturel de croire que celui en qui vous faites venir le Saint-Esprit, est né tout à la fois de l'homme et de la femme! Après cela, si j'en crois mes soupçons, je conclurai qu'en prononçant le nom de Jésus-Christ, Manès ne voyait autre chose qu'un moyen de s'imposer aux ignorants comme étant Jésus-Christ lui-même et devant être adoré comme tel. Voici, en quelques mots, comment je raisonne. Quand j'étais votre disciple, je vous ai souvent demandé pourquoi la fête de la pâque du Seigneur passait presque inaperçue parmi vous, pourquoi elle n'était célébrée que par un fort petit nombre et avec une extrême froideur, pourquoi elle n'était précédée d'aucune vigile, pourquoi il n'était plus question de ce long jeûne imposé aux simples auditeurs, pourquoi enfin elle n'était relevée par aucun appareil de solennité. Au contraire, à l'anniversaire du jour où Manès fut mis à mort, vous dressiez un tribunal soutenu par cinq degrés, vous l'orniez de tissus précieux, et après avoir étalé ces préparatifs vous vous prosterniez en adoration et vous rendiez les plus grands honneurs. Quand donc je demandais la raison de ce contraste, on me répondait qu'il fallait célébrer le jour anniversaire de la passion de celui qui avait réellement souffert; quant au Christ, qui n'avait pas eu une naissance véritable, dont l'humanité n'était pas réelle mais simulée, sa passion n'avait été qu'une feinte et non une réalité. Comment donc ne pas gémir en voyant des hommes, qui se disent chrétiens, trembler que la vérité ne soit souillée, quand on leur parle du sein d'une vierge, et n'avoir pour le mensonge aucune horreur? Mais je reviens à mon sujet et je dis: Comment, pour peu qu'on y réfléchisse, ne pas reconnaître que, si Manès refuse au Christ une vierge pour mère et un corps humain véritable, c'est pour amener ses adeptes à ne plus célébrer la passion du Sauveur, dont le souvenir est pour tout l'univers l'objet d'une grande solennité? et ainsi les honneurs qu'il enlève au Christ, il les réserve pour le jour anniversaire de sa propre mort! Ce qui surtout nous charmait dans la célébration de cette fête du Degré, c'est qu'elle coïncidait avec les fêtes de Pâques nous désirions ce jour avec d'autant plus d'ardeur, que nous savourions encore par le souvenir les douceurs de cette fête catholique qui nous était ravie.

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CHAPITRE IX. QUAND LE SAINT-ESPRIT FUT-IL ENVOYÉ.


10. Mais, me direz-vous peut-être, quand donc le Paraclet promis par, le Seigneur est-il venu? Si je ne le savais d'ailleurs, il me serait plus facile d'attendre encore sa venue que d'avouer qu'il est venu dans la personne de Manès. Mais je trouve dans les Actes des Apôtres, la preuve manifeste de la venue du Saint-Esprit; quelle nécessité peut alors m'obliger à croire à la parole si dangereuse et si téméraire des hérétiques? Voici donc ce que nous lisons dans les Actes: «Je vous ai déjà entretenu, ô Théophile, de ce que Jésus a fait et enseigné dès le commencement, jusqu'au jour où il fut élevé dans le ciel, après avoir instruit, parle Saint-Esprit, les Apôtres qu'il avait choisis. Il s'était aussi montré à eux depuis sa passion, leur faisant voir par beaucoup de preuves qu'il était vivant, leur apparaissant pendant quarante jours, et leur parlant du royaume de Dieu. Pendant qu'il mangeait avec eux, il leur défendit de sortir de Jérusalem et leur ordonna d'attendre la promesse du Père, que vous avez, leur dit-il, entendue de ma propre bouche. Car Jean a baptisé dans l'eau; mais pour vous, dans peu de jours vous serez baptisés dans le Saint-Esprit: Alors ceux qui étaient présents lui demandèrent: Seigneur, sera-ce en ce temps que vous rétablirez le royaume d'Israël? Il leur répondit: Ce n'est pas à vous de savoir les temps et les moments que le Père a mis en son pouvoir. Mais vous recevrez la vertu du Saint-Esprit qui descendra sur vous, et vous me rendrez témoignage dans Jérusalem, dans toute la Judée et la Samarie et jusqu'aux extrémités de la terre (1)». Voilà que vous connaissez, le passage dans lequel le Sauveur rappelle à, ses disciples la promesse qu'il leur avait faite au nom de son Père, au sujet de la venue future du Saint-Esprit. Maintenant, voyons à quelle époque le Paraclet est descendu.

Quelques lignes plus bas le même auteur ajoute: «Quand les jours de la Pentecôte furent accomplis, les disciples étant tous réunis dans un même lieu, on entendit soudain un grand bruit, comme d'un vent impétueux qui venait du ciel, et qui remplit toute la maison où ils étaient assis. En


1. Ac 1,8

même temps ils virent paraître comme des langues de feu, qui se partagèrent et qui s'arrêtèrent sur chacun d'eux. Alors tous furent remplis du Saint-Esprit, et ils commencèrent à parler diverses langues, selon que le Saint-Esprit leur donnait de les parler. Or, il y avait à Jérusalem des Juifs venus de toutes les nations qui sont sous le ciel. Après donc que le bruit de cet événement se fut répandu, il se rassembla une grande foule et tous furent étrangement cc surpris de ce que chacun d'eux entendait les Apôtres parler en sa langue. Ils en étaient hors d'eux-mêmes, et dans cet étonnement ils se disaient les uns aux autres: Ces hommes qui nous parlent, ne sont-ils pas tous Galiléens? Comment donc les entendons-nous s'exprimer chacun dans la langue de notre pays? Parthes, Mèdes, Elamites, ceux d'entre nous qui habitent la Mésopotamie, la Judée, la Cappadoce, le Pont et l'Asie, là Phrygie, la Pamphylie, l'Égypte et laLibye qui est proche de Cyrène, et ceux qui sont venus de Rome, Juifs et prosélytes, Crétois et Arabes, nous les entendons parler, chacun en notre langue, des merveilles de Dieu. Dans leur étonnement, et ne pouvant comprendre ce qu'ils voyaient, ils se disaient Que signifie ceci? Et d'autres se raillaient en disant: Ils sont repus de vin nouveau (1)». Voilà où et quand est venu le Saint-Esprit: que me voulez-vous de plus? Si l'on doit croire aux Écritures, ne dois-je pas croire de préférence à celles qui s'appuyant sur la plus imposante autorité, ont mérité d'être prêchées aux peuples et de passer à la postérité en même temps et au même titre que l'Évangile ou se trouve renfermée la promesse du Saint-Esprit? & mes yeux donc, les Actes des Apôtres sont revêtus de la même autorité que l'Évangile, je les lis avec un égal respect et j'y trouve non-seulement que le Saint-Esprit a été promis aux véritables Apôtres, mais que sa venue a été entourée de circonstances si évidentes que l'erreur, sur ce point, n'est plus possible.



CHAPITRE X. LE SAINT-ESPRIT DONNÉ DEUX FOIS.


11. La glorification de Notre-Seigneur parmi les hommes, c'est sa résurrection


1. Ac 2,1-13

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d'entre les morts, et son ascension au ciel. Or, nous lisons dans l'Evangile de saint Jean «Le Saint-Esprit n'était pas encore donné, parce que Jésus n'était pas encore glorifié (1)». Si c'est parce que Jésus n'était pas encore glorifié, que le Saint-Esprit n'avait pas été donné, j'en conclus nécessairement qu'il fut donné aussitôt que Jésus fut glorifié. Et comme il reçut une double glorification, l'une dans son humanité et l'autre dans sa divinité, il suit de là que le Saint-Esprit a été donné deux fois; la première après la résurrection, quand le Sauveur souffla sur ses disciples en leur disant: «Recevez le Saint-Esprit (2)»; la seconde, dix jours après l'ascension. Ce nombre dix symbolise la plus haute perfection, car il est d'abord formé du nombre sept qui est comme le fondement de tout ce qui existe, et ensuite du nombre trois qui exprime la Trinité créatrice. Les ascètes développent longuement le sens spirituel, de ces, nombres; mais ne nous écartons pas de notre sujet, car en discutant avec vous, je ne me propose pas de vous instruire, une telle prétention vous semblerait par trop orgueilleuse; au contraire, je n'ai jamais voulu que m'instruire à votre école, et pendant neuf ans je n'ai pu y parvenir. Maintenant j'ai les Ecritures pour me dire ce que je dois croire au sujet de la venue du Saint-Esprit; me défendrez-vous d'accepter le témoignage de ces Ecritures, sous prétexte que par là je croirais ce que j'ignore? c'est là, en effet, votre argument de prédilection, alors je vous déclare que je croirai bien moins encore à vos livres. En effet, ou bien faites disparaître tous les livres et rendez à mes yeux la vérité si évidente que le moindre soupçon ne me soit plus permis; ou bien, si vous voulez me présenter des livres, faites en sorte que ce ne suit pas pour m'imposer avec arrogance ce que je dois croire, mais pour m'apprendre loyalement ce que je dois savoir. Eh bien! me dites-vous, l'épître dont nous parlons en est là. Alors cessons d'examiner son titre et voyons ce qu'elle renferme.



CHAPITRE 11. MANÈS PROMET LA VÉRITÉ, MAIS NE LA DONNE PAS.


12. «Voici, dit-il, des paroles salutaires puisées à la source vivante et éternelle. Celui


1. Jn 7,39 - 2. Jn 20,22

qui les écoutera et commencera par y croire et ensuite les mettra en pratique, ne mourra jamais et jouira de la vie éternelle et glorieuse. Car on doit regarder comme bienheureux celui qui sera initié à cette science divine; c'est à elle qu'il devra sa délivrance pour l'éternité». Je vois bien là, et vous aussi, une pompeuse promesse, mais d'exposition de la vérité, il n'y en a point.Vous pouvez même très-facilement remarquer que ce n'est là qu'un voile pour cacher certaines erreurs; c'est une brillante enseigne pour faire entrer les badauds. S'il disait: Ce sont là des paroles empoisonnées, sorties d'une source corrompue, celui qui, après les avoir entendues, commencera par y croire et ensuite les mettra en pratique, loin de rentrer dans la vie, sera frappé d'une mort cruelle, châtiment trop mérité de son crime, il est certain qu'il ne dirait que la vérité, mais ce ne serait pas là le moyen de se concilier le lecteur; au contraire, il soulèverait la haine de tous ceux qui le connaîtraient. Et en effet quel plus grand malheur que de se sentir victime de cette ignorance infernale, qui précipitera, sans ressource, dans les tourments éternels? Avant tout, venons donc aux conséquences et ne nous laissons pas tromper par un langage qui peut convenir également aux bons et aux méchants, aux savants et aux ignorants. Quelles sont les paroles qui suivent immédiatement?


13. Les voici: «Que la paix de Dieu invisible et la connaissance de la vérité soient avec nos saints et bien-aimés frères qui croient et mettent également en pratique les préceptes divins». Je souhaite qu'il en soit ainsi, car je ne vois dans ces paroles qu'un désir bienveillant et louable. Seulement n'oublions pas que les savants honnêtes et les fripons peuvent en dire tout autant. Si donc l'auteur se fût contenté de ces paroles, j'en permettrais à tous a lecture. Je ne désapprouverais pas davantage ce que l'auteur ajoute: «Mais que la droite de la lumière vous protège et vous défende contre toute incursion mauvaise, contre les pièges du monde».Enfin, dans tout ce qui compose le début de la lettre; jusqu'au sujet lui-même, je ne veux rien relever, car je me reprocherais de perdre trop de temps à une chose de moindre importance. Etudions donc l'éclatante promesse que nous avons reçue de cet homme.

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CHAPITRE XII. LES FOLIES DE MANÈS. DU COMBAT QUI FUT LIVRÉ AVANT LA CRÉATION DU MONDE.


14. «Pattici, frère bien-aimé, dit-il, vous m'avez témoigné le désir de savoir si Adam et Eve sont nés de l'efficacité d'une parole créatrice, ou d'un corps déjà existant. Je vous donnerai une réponse satisfaisante. Sachez d'abord que cette origine du premier homme et de la première femme, est diversement racontée dans les différentes Ecritures. Il n'est donc pas étonnant que la vérité sur ce fait soit ignorée de l'universalité des peuples et de tous ceux qui cependant ont enfanté sur ce point de longues et nombreuses dissertations. Il leur eût suffi d'avoir sur la génération d'Adam et d'Eve des idées justes et sûres, pour ne se voir jamais soumis ni à la corruption ni à la mort». Ainsi, on nous promet la claire révélation de cet événement, pour nous soustraire à la corruption et à la mort. Et si vous n'êtes pas encore satisfait, écoutez ce qui suit: «Il est donc nécessaire de faire précéder l'étude de ce mystère, de plusieurs notions préliminaires, afin qu'on puisse le saisir sans aucun embarras

C'est bien là ce que j'ai toujours demandé une démonstration si claire de la vérité qu'elle ne donne plus lieu à aucune hésitation. Supposez qu'il n'eût pas pris cet engagement, je n'aurais pas craint de l'exiger, afin qu'attiré par l'immense avantage de posséder une connaissance évidente et certaine, je pusse sans honte et malgré tous les contradicteurs, quitter le catholicisme peur me faire manichéen. Ecoutons donc.

15. «Veuillez tout d'abord, dit-il, examiner avec soin ce qui existait avant la création du monde, et comment fut engagé le premier combat; ce premier point vous permettra de distinguer la nature de la lumière d'avec celle des ténèbres». Allons, voici qu'il débute par des choses aussi incroyables que fausses. Qui donc croira jamais qu'avant la formation du monde un grand combat était déjà engagé? Admettons même qu'on puisse le croire, je ne suis pas venu pour ne pas croire, mais pour connaître la vérité. Dire, par exemple, que les Perses et les Scythes se sont fait la guerre il y a de longs siècles, on peut le croire; mais de ce que nous croyons une chose sur parole ou après lecture, cela ne prouve pas qu'elle nous est prouvée et bien connue. Je récuserais un orateur qui me tiendrait un semblable langage, en lui disant qu'il ne s'est pas engagé à m'annoncer ce qu'il me faudrait croire, mais à me faire comprendre la vérité sans me laisser aucune incertitude. Combien plus, dès lors, ne dois-je pas récuser un homme qui me débite non-seulement des choses incertaines, mais même des choses incroyables? Mais je réfléchis, peut-être va-t-il me rendre tout cela évident par des preuves inconnues? Prêtons donc, si nous le pouvons, une oreille patiente et docile à ce qui suit.




Augustin, réfutation de l'Épître manichéenne appelée Fondame