Augustin, des moeurs.


DES MOEURS DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE

ET DES MOEURS DES MANICHÉENS




LIVRE PREMIER. DES MŒURS DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE.


Le souverain bien, tel est le but assigné par l'Eglise à nos oeuvres; l'amour, telle est la voie qui y conduit. - Vertus produites par l'amour de Dieu et devoirs qu'il impose. - Exemples.



CHAPITRE PREMIER. LES MANICHÉENS DÉMASQUÉS: DEUX MOYENS EMPLOYÉS PAR EUX POUR TROMPER.


1. Dans d'autres ouvrages, je crois avoir suffisamment montré ce que nous pouvons opposer aux invectives que lancent les manichéens contre la loi, c'est-à-dire contre l'Ancien Testament, et sur lesquelles ils reviennent avec une vaine jactance au milieu des applaudissements d'une foule ignorante. Je puis néanmoins le répéter ici en quelques mots. Quel esprit, en effet, pour peu qu'il ait du sens, ne comprend facilement que l'intelligence des, Ecritures doit être demandée à ceux qui en sont les docteurs



1. Voir hist. de s. Aug. ch. 7,et Rétr. liv. 1,ch. VII.

de profession? Ne peut-il pas arriver, n'arrive-t-il pas toujours qu'un grand nombre de passages semblent absurdes à une intelligence peu exercée, tandis que, si des hommes plus instruits en donnent la clef, ils paraissent d'autant plus beaux et procurent un plaisir d'autant plus vif, qu'il était plus difficile d'en saisir la pensée? C'est ce qui arrive en particulier pour les saints livres de l'Ancien Testament. Si l'on y rencontre des passages qui déplaisent, il faut s'adresser à un docteur pieux, plutôt qu'à un impie lacérateur, et avoir pour principe de s'inspirer du zèle qui cherche, plutôt que de la témérité qui censure. Il peut se faire qu'en cherchant à comprendre l'Ecriture, on rencontre des évêques, des prêtres, d'autres chefs et ministres de l'Eglise catholique, qui (492) évitent d'expliquer devant tous indistinctement les mystères de la révélation, ou, qui satisfaits d'une foi simple, ne se sont pas appliqués à en sonder les profondeurs. Cependant ne désespérez point de trouver la science de la vérité dans cette société, lors même que tous ceux qu'on y interroge ne peuvent pas enseigner, et que tous ceux qui interrogent ne sont pas dignes d'apprendre. Il faut donc tout ensemble et la diligence et la piété: parla première nous méritons de trouver de bons maîtres, et par la seconde de profiter de leurs leçons.


2. A l'aide de deux puissants moyens de séduction les manichéens parviennent à se faire passer pour docteurs aux yeux des simples. D'abord ils attaquent les Écritures qu'ils comprennent mal ou qu'ils veulent être mal comprises; ensuite ils affichent les apparences d'une vie chaste et d'une prodigieuse continence. En conséquence ce livre aura pour but d'exposer ma manière de voir conforme à la doctrine catholique, sur la règle des moeurs; en le lisant on comprendra facilement qu'il est aisé de simuler la vertu, mais qu'il est difficile de la pratiquer sincèrement. Je m'efforcerai de témoigner moins de colère contre les excès d'adversaires qui me sont trop connus, qu'ils n'en montrent eux-mêmes contre ce qu'ils ignorent; ce que je me propose, c'est leur guérison si elle est possible, plutôt que le plaisir de les attaquer. Je n'emprunterai à l'Écriture que les témoignages d'une crédibilité évidente à leurs yeux; je n'invoquerai que le Nouveau Testament, et encore je laisserai de côté les autorités qu'ils prétendent avoir été ajoutées après coup, lorsqu'ils se sentent serrés de trop près, me bornant aux passages qu'ils sont forcés d'admettre et d'approuver. Seulement, tous les textes que j'emprunterai à l'enseignement apostolique, je les comparerai à un texte correspondant de l'Ancien Testament. Dès lors, pourvu qu'ils ne mettent pas d'obstination à demeurer ensevelis dans leurs rêveries, ils sortiront de leur sommeil, et, respirant du côté de la lumière de la foi chrétienne, ils verront sans peine que la vie qu'ils affectent au dehors n'est rien moins que la vie chrétienne, ils conviendront aussi que l'Écriture qu'ils lacèrent est véritablement l'Écriture de Jésus-Christ.



CHAPITRE II. LES MANICHÉENS CONDAMNÉS AU TRIBUNAL DE LA RAISON. - VICE DE LEUR MÉTHODE.


3. Sur quoi m'appuyer d'abord? sur l'autorité ou sur la raison? Sans doute d'après l'ordre même de la nature, lorsqu'on veut apprendre une chose, l'autorité doit précéder la raison. En effet l'infirmité de la raison se montre en ce que, si elle veut d'abord marcher d'elle-même, elle s'appuie ensuite sur l'autorité pour se fortifier. Ainsi, parce que l'intelligence humaine, obscurcie trop souvent par les ténèbres épaisses du vice et du péché, ne peut fixer sur l'évidence de la raison un regard pur et assuré, on a adopté l'usage éminemment salutaire de faire appel à l'autorité, pour affermir l'oeil tremblant de la raison. L'autorité en effet c'est comme l'ombre projetée par tous les rameaux de l'humanité qui adoucit l'éclat éblouissant de la vérité. Mais puisque je m'adresse à des adversaires qui sentent, parlent et agissent contre l'ordre naturel; à des adversaires dont la maxime par excellence,est de soutenir que la raison doit marcher avant tout, je descendrai sur leur terrain. J'affirme que c'est là un mode vicieux dans toute discussion, mais je m'y soumets. C'est pour moi le plus ineffable plaisir d'imiter, autant que je le puis, la mansuétude de Jésus-Christ mon divin Maître, qui a daigné se revêtir du mal même de la mort, afin de nous en dépouiller.



CHAPITRE 3. LE SOUVERAIN BIEN POUR L'HOMME. - SES CONDITIONS.


4. Au flambeau de la raison, cherchons donc quelle doit être la vie de l'homme. Sans nul doute nous aspirons tous au bonheur et il n'est personne au monde qui n'admette ce principe avant même qu'il soit énoncé. Or, à mon avis, on ne peut appeler, heureux, ni celui qui n'a pas ce qu'il aime, quel que soit d'ailleurs l'objet de son amour; ni celui qui a ce qu'il aime, si ce qu'il aime lui est nuisible; ni celui qui n'aime pas ce qu'il a, lors même que ce serait un bien excellent. En effet désirer ce que l'on ne peut obtenir, c'est être (493) tourmenté; c'est être trompé que d'obtenir ce que l'on ne devait pas désirer, et c'est être malade que de ne pas désirer ce que l'on doit obtenir. Rien de tout cela ne peut survenir sans produire la souffrance. La misère et la béatitude n'ont pas coutume d'habiter simultanément dans un seul homme; dès lors aucun de ceux-là n'est heureux. Reste donc un quatrième état, seul compatible avec le bonheur; il consiste à aimer et à posséder ce qui est le plus excellent pour l'homme. Jouir en effet, n'est-ce pas avoir À sa disposition ce que l'on aime? Peut-on être heureux si l'on ne jouit pas de ce qui pour l'homme est le bien par excellence? et peut-on ne pas l'être si l'on en jouit? Concluons dès lors que si nous aspirons à vivre heureux, nous devons pouvoir posséder notre souverain bien.


5. Reste donc à chercher quel est le souverain bien de l'homme, et de toute évidence ce bien ne saurait être inférieur à l'homme. Car c'est s'abaisser que de chercher ce qui est plus bas que soi. Si donc c'est une obligation pour l'homme d'aspirer au plus parfait, ce bien par excellence ne saurait lui être inférieur. Sera-ce quelque chose d'égal à lui-même? L'affirmer c'est prétendre que parmi les biens dont on peut jouir il n'en est pas de supérieur à l'homme. Si donc nous trouvons quelque bien qui soit supérieur à l'homme tout en restant à la disposition de celui qui l'aime, nous concluons que l'homme doit tendre vers ce but manifestement supérieur à celui qui y aspire. En effet si le bonheur consiste dans la possession d'un bien tel qu'il ne peut y en avoir de plus grand, en d'autres termes, dans le bien par excellence, à quel titre peut-on appeler heureux celui qui ne possède pas encore son souverain bien? Ou comment serait-ce le souverain bien, s'il y en a un meilleur que nous puissions posséder? J'ajoute que le souverain bien, s'il existe, doit être tel que nous ne puissions en être privés contre notre gré. En effet nous ne saurions nous reposer pleinement dans un bien si nous sentons qu'il peut nous être arraché alors même que nous voulons le conserver et l'étreindre. Et si l'on n'est pas assuré de la possession du bien dont on jouit, pourra-t-on être heureux, avec cette douloureuse crainte de le perdre?



CHAPITRE IV. QU'EST-CE QUE L'HOMME?


6. Cherchons donc quel bien peut être supérieur à l'homme. Mais comment le trouver si auparavant nous n'avons étudié et compris l'homme lui-même? Toutefois ce ne peut être une simple définition que l'on me demande, car tout le monde, ou du moins mes adversaires et moi nous sommes parfaitement d'accord sur ce point, à savoir que nous sommes composés d'une âme et d'un corps. La question à résoudre est donc plutôt celle-ci: de ces deux substances que j'ai nommées, laquelle est l'homme? Est-ce le corps seulement ou seulement l'âme? En effet ce sont là deux choses distinctes, et aucune des deux prises séparément ne peut être appelée l'homme, car le corps ne serait pas l'homme s'il n'y avait pas d'âme, et l'âme ne serait pas l'homme si le corps n'était animé par elle. Cependant il peut se faire que l'une des deux paraisse être l'homme et en porte le nom. Qu'appellerons-nous donc l'homme? Est-ce l'âme et le corps unis entre eux comme le char l'est aux coursiers, ou à la manière du centaure? N'est-ce que le corps au service de l'âme qui le gouverne, et que nous appelons l'homme, comme nous désignons par le nom de lanterne, non pas tout ensemble la lumière et le vase qui la porte, mais le vase seulement, quoique ce nom lui vienne à raison même de la lumière 'qu'il renferme? Ou bien appellerons-nous du nom d'homme l'âme seulement, mais à raison du corps qu'elle anime, comme nous appelons cavalier non pas l'homme et le cheval, mais l'homme seulement, en tant qu'il est assis sur le cheval qu'il dirige? Une telle controverse est difficile à vider; si la raison y parvient aisément, ce ne peut être sans une longue dissertation, et nous n'avons nul besoin d'entreprendre ce travail ni de retarder ainsi notre discussion. Dites que l'homme c'est l'âme et le corps tout ensemble, ou que c'est l'âme seule, peu importe; il n'en sera pas moins vrai que le souverain bien de l'homme n'est pas le souverain bien du corps, mais le souverain bien du corps et de l'âme tout ensemble, ou de l'âme seule.

494



CHAPITRE V. LE SOUVERAIN BIEN DE L'HOMME EST AVANT TOUT LE SOUVERAIN BIEN DE SON ÂME.


7. Si nous demandons ce qui peut être le souverain bien du corps, la raison nous le montre sans hésiter dans ce qui procure au corps la perfection la plus grande possible. Or de tous les biens qui perfectionnent le corps, le plus excellent, sans aucun doute, c'est l'âme. Le souverain bien du corps ce n'est donc, ni le plaisir, ni l'insensibilité, ni la force, ni la beauté, ni l'agilité, ni les autres biens corporels, quels qu'ils soient, mais uniquement l'âme. En effet tous ces biens que je viens d'énumérer, c'est l'âme, par sa présence, qui les procure au corps et surtout elle lui procure la vie, qui les surpasse tous. D'où je conclus que l'âme ne me paraît pas être le souverain bien de l'homme, soit que nous voyions l'homme dans l'âme et le corps tout ensemble, soit que nous le voyions dans l'âme seule. En effet, de même que la raison nous affirme que le souverain bien du corps c'est ce qui est meilleur que le corps, ce qui lui donne la vigueur et la vie, de même si quelque chose surpasse l'âme, l'âme en s'y attachant en deviendra plus parfaite, peu importe du reste que l'on trouve l'homme dans le corps et l'âme tout ensemble ou dans l'âme seulement. Si donc nous découvrons ce quelque chose de plus parfait que l'âme, sans aucun détour, sans nulle hésitation nous l'appellerons le souverain bien de l'homme.

8. Si c'était le corps qui fût l'homme, je ne pourrais me refuser à avouer que le souverain bien de l'homme, c'est l'âme. Mais quand il s'agit de moeurs, quand nous cherchons le genre de vie que l'homme doit mener pour arriver à la béatitude, ce n'est point au corps que nous donnons des préceptes; et nous ne sommes pas à la recherche de la science de gouverner le corps. Enfin notre tâche, ici, est de rechercher et d'apprendre les bonnes moeurs. Or c'est là l'action propre de l'âme, et dès qu'il s'agit d'acquérir la vertu, il ne peut être question du corps. Par conséquent, et ce point est hors de doute, si le corps, quand il est dirigé par l'âme, n'en est que beaucoup mieux et beaucoup plus honnêtement dirigé; s'il devient d'autant plus parfait que l'âme, à laquelle il est légitimement soumis, est plus parfaite elle-même, on doit nécessairement regarder comme étant le souverain bien de l'homme, ce qui peut rendre l'âme souverainement bonne, dût-on ne voir l'homme que dans le corps. De même, si un cocher obéissant à mes ordres nourrit et dirige parfaitement les chevaux qui lui sont confiés, et si je me montre d'autant plus généreux envers lui qu'il m'obéit mieux, peut-on nier qu'à moi revient le mérite de la bonne tenue et du cocher et des coursiers? Donc appelez homme le corps seulement, ou l'âme seulement, ou bien le corps et l'âme réunis, ce que je dois chercher avant tout, c'est ce qui peut rendre l'âme plus parfaite. Car lorsque nous l'aurons trouvé, nous aurons ce qu'il faut pour que l'homme puisse, sinon s'élever à la perfection, du moins devenir beaucoup meilleur qu'il ne le serait, privé de cette unique connaissance.



CHAPITRE VI. LA VERTU CONDUIT A LA POSSESSION DE DIEU.


9. Il est hors de doute que la vertu rend l'âme parfaite. Mais on peut demander si la vertu existe par elle-même, ou si, pour exister, elle a besoin d'être dans l'âme. C'est encore là une question très-relevée et qui exigerait de longs développements. Mais voici comment je l'abrégerai; et comptant sur l'assistance divine, j'espère la résoudre, selon mes forces, avec clarté et concision. Que la vertu puisse exister par elle-même, sans être localisée dans l'âme, ou qu'elle ait besoin de l'âme pour subsister; il est certain que pour parvenir à la vertu l'âme suit une certaine direction; est-ce la sienne propre? est-ce celle de la vertu? est-ce celle qui lui serait imprimée par un troisième moteur qui ne serait ni l'âme ni la vertu? Mais si l'âme se suit elle-même, pour parvenir à la vertu, elle suit je ne sais quel guide insensé; car tant qu'elle ne possède pas la vertu, l'âme n'est qu'une insensée. D'un autre côté le but suprême de ceux qui cherchent, c'est. d'atteindre ce qu'ils poursuivent; l'âme désirera-t-elle ne pas atteindre ce qu'elle cherche? c'est une absurdité; ou bien, comme en se suivant elle-même elle ne suit qu'un guide insensé, elle parviendra infailliblement à la folie qu'elle veut éviter. Et si c'est la vertu qu'elle suit, avec le désir de l'obtenir, comment poursuit-elle ce qui n'est pas? ou comment désire-t-elle (495) obtenir ce qu'elle possède? Donc, ou la vertu est quelque chose de distinct de l'âme, ou, si l'on veut qu'elle n'en soit qu'une habitude et pour ainsi dire une qualité, il est nécessaire que l'âme poursuive quelque chose au dehors d'elle, si elle veut que la vertu puisse germer en elle. En effet, et c'est là, pour moi, une vérité de la dernière évidence, si elle ne poursuit rien, ou si elle ne poursuit que la folie, elle ne saurait parvenir à la sagesse.


10. Ce que l'âme poursuit pour arriver à la possession de la vertu et de la sagesse, ne peut être que l'homme sage eu bien Dieu. Mais nous avons dit précédemment que le souverain bien de l'homme doit être tel qu'on ne puisse le perdre involontairement et malgré soi. Or peut-on douter un instant que l'homme sage, si c'est lui qu'il suffit de rechercher pour être vertueux; puisse nous être enlevé, et sans notre consentement, et malgré notre opposition? Il ne reste donc plus que Dieu; c'est en le recherchant que nous arriverons à la vie vertueuse, et c'est en le trouvant que nous trouverons en outre le bonheur. Niera-t-on l'existence de Dieu? A celui qui en serait là, je ne saurais plus quel langage adresser; le meilleur langage serait le silence le plus profond. Toutefois s'il se rencontrait de ces athées, il faudrait avec eux invoquer d'autres principes, développer d'autres raisons et débuter autrement que nous ne l'avons fait dans ce livre. Quant à mes adversaires actuels, ils ne nient pas l'existence de Dieu, ils avouent même que sa providence prend soin des choses humaines. Et en vérité pourrait-on donner le nom de religion à une secte qui refuserait d'admettre que la Providence divine s'étend au moins sur nos âmes?



CHAPITRE VII. DIEU RÉVÉLÉ PAR LES ÉCRITURES. - L'ÉCONOMIE DIVINE TOUCHANT NOTRE SALUT. - ABRÉGÉ DE LA FOI.


11. Comment poursuivre Dieu puisque nous ne le voyons pas? et comment le verrions-nous, n'étant que des hommes et des hommes insensés? Sans doute ce n'est pas par les yeux du corps, mais par l'esprit que nous pouvons le voir; mais où trouver un esprit qui tout enveloppé du voile de l'ignorance soit capable, je ne dis pas d'arriver, mais de faire effort pour arriver à se plonger dans cet océan de lumière? Recourons donc à l'enseignement de ceux dont la sagesse nous offre des garanties suffisantes. La raison a pu nous amener jusqu'ici. Car elle traitait de choses humaines, sinon avec la certitude de la vérité, au moins avec la sécurité que donne l'habitude. Mais maintenant que nous sommes arrivés au seuil des choses divines, elle fait volte-face, son regard est impuissant, elle est frémissante, haletante, palpitante d'amour, mais, frappée par l'éclat de la vérité, elle veut rentrer dans ses ténèbres habituelles, moins par choix que par impuissance. C'est ici qu'il faut craindre, qu'il faut trembler qu'elle ne devienne la victime d'une faiblesse plus grande encore, en demandant, dans sa lassitude, le repos aux ténèbres. Au moment où nous allions désirer nous y enfoncer de nouveau, ah! qu'il plaise à l'ineffable Sagesse de nous offrir l'ombrage de l'autorité; qu'elle ranime doucement notre courage en montrant à nos yeux les faits et les paroles des Livres saints, comme autant de signes qui par leurs ombres mêmes adouciront pour nous l'éclat de la vérité.


12. Notre salut pourrait-il exiger quelque chose de plus? Où trouver et plus de bienveillance et plus de libéralité que dans la divine Providence? Refusant d'abandonner entièrement à lui-même l'homme révolté contre ses lois, le voyant dévoré par la passion des choses mortelles et condamné avec justice à ne laisser après lui qu'une postérité soumise à la mort, elle ne l'a pas entièrement délaissé. Grâce à des secrets admirables et incompréhensibles; grâce à la succession mystérieuse des biens qu'elle a créés pour l'homme, cette puissance souverainement juste possède tout à la fois et la sévérité de la vengeance et la libéralité du pardon. Voulons-nous comprendre ce que cette conduite renferme de beauté, de grandeur, de vraiment digne de Dieu; enfin de vérité objet de mes recherches? Commençons par l'étude des choses humaines et de ce qui nous touche de plus près, gardons la foi et les préceptes de la vraie religion; ne désertons pas ce chemin sûr où Dieu nous donne pour guides les patriarches avec leur élection, la loi et son pacte, les prophètes avec leurs prédictions, le mystère de l'Homme-Dieu, le témoignage des apôtres, le sang des martyrs et la conversion des gentils. Ne me demandez donc pas ma pensée personnelle; écoutons (496) plutôt les oracles célestes, et aux enseignements divins soumettons nos faibles raisonnements.



CHAPITRE VIII. S'ÉLEVER VERS DIEU PAR UN AMOUR SOUVERAIN.


13. Voyons quelle règle de vie nous trace le Seigneur lui-même dans l'Evangile, et l'apôtre Paul après lui: ces Ecritures, du moins, nos adversaires n'osent pas les rejeter. Dites-nous vous-même, ô Christ, quelle fin, quelle béatitude vous nous prescrivez! Il n'en faut pas douter; cette fin sera celle vers laquelle nous devons tendre par un souverain amour. «Tu aimeras, nous dit-il, le Seigneur ton Dieu.» Dites-moi, je vous en prie, dans quelle mesure je dois aimer; car dans l'amour de mon Seigneur je crains de faillir par excès ou par défaut. «Tu aimeras, répond-il, de tout ton coeur.» Ce n'est pas assez. De toute «ton âme.» Ce n'est pas assez encore. De tout «ton esprit (1).» Que veux-tu de plus? - Si je voyais quelque chose de plus, je le voudrais encore. Et saint Paul, qu'ajoute-t-il? «Nous savons, dit-il, que pour ceux qui aiment Dieu, toutes choses se changent en bien.» Qu'il nous dise à son tour la manière d'aimer. Il répond: «Qui pourra nous séparer de la charité de Jésus-Christ? les tribulations? les chaînes? la persécution? la faim? la nudité? les dangers? le glaive (2)?» Nous venons d'apprendre ce que nous devons aimer, et dans quelle mesure nous devons l'aimer: c'est là que doivent tendre tous nos efforts, tel doit être le but de tous nos desseins. Notre souverain bien c'est Dieu; ne restons pas en deçà, ne cherchons rien au delà; le premier est dangereux, le second est inutile.



CHAPITRE IX. LA CHARITÉ. - ACCORD DE L'ANCIEN ET DU NOUVEAU TESTAMENT.


14. Maintenant voyons si ces maximes tirées de l'Evangile et de saint Paul sont aussi revêtues de l'autorité de l'Ancien Testament; dans un sujet aussi évident et facile, des investigations profondes ne sont point nécessaires, l'attention suffit. Quant à la première de ces maximes, il est clair pour tout le monde



1. Mt 22,37 - 2. Rm 8,28-35

qu'elle est tirée de cette loi, qui fut donnée par Moïse. En effet, nous y lisons: «Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton coeur, de toute ton âme et de tout ton esprit (1).» Et quant au rapprochement à établir entre le texte de saint Paul et l'Ancien Testament, pourquoi insister, puisque l'Apôtre, afin de nous épargner une trop longue recherche, a fait lui-même ce rapprochement? Après avoir dit que rien, ni la tribulation, ni les chaînes, ni la persécution, ni la pauvreté, ni les périls, ni le glaive, ne peut nous séparer de la charité de Jésus-Christ, il ajoute aussitôt: «Comme il est écrit, c'est à cause de vous que nous sommes dans l'affliction tous les jours, on nous regarde comme des brebis destinées à la boucherie (2).» Nos adversaires, il est vrai, ont pour habitude d'objecter que ce passage a été inséré après coup par les falsificateurs du texte sacré. Misérable réponse, et qui montre combien ils sont pris de court! Car n'est-ce pas là le dernier mot de ceux qui n'ont plus rien à dire?


15. J'insiste et leur pose ces questions Niez-vous que cette maxime se trouve dans l'Ancien Testament, ou bien prétendez-vous qu'elle ne concorde pas avec celle de l'Apôtre? Pour répondre à la première question, il suffit d'ouvrir les Livres saints; quant à la seconde, en les voyant hésiter et courir à travers champs, je les invite à réfléchir et à peser les paroles citées. A cette condition je leur offre la paix; autrement je les poursuivrai en leur déroulant l'interprétation donnée par des intelligences jugeant sans passion. En effet, quoi de plus sensible que la relation qui unit ces deux maximes? Les tribulations, les chaînes, la persécution, la faim, la nudité, le péril, ces afflictions de toute sorte sont renfermées dans ce seul mot de l'Ancien Testament: «c'est pour vous «que nous sommes affligés.» Reste le glaive qui, à la vérité, ne nous procure pas une vie douloureuse, puisqu'il tranche l'existence contre laquelle il se lève. Or c'est au glaive que correspondent ces paroles: «On nous a regardés comme des brebis destinées au sacrifice.» Enfin la charité pouvait-elle être désignée plus clairement que par ces paroles: «à cause de vous?» Essaie maintenant de prouver que ce texte ne se trouve pas dans l'apôtre saint Paul, et que c'est moi qui l'ai forgé. Hérétique, prouve alors que ces paroles ne se rencontrent pas dans l'ancienne loi, ou bien qu'elles ne concordent


1. Dt 6,5 - 2. Rm 8,28-35

497

pas avec le texte de l'Apôtre. Tu ne l'oseras pas; et comment l'oserais-tu? D'un côté le manuscrit lui-même, de l'autre l'intelligence de chacun attestent et l'authenticité de ces paroles et leur parfaite conformité avec celles de l'Apôtre. De quelle valeur est maintenant cette audacieuse imputation: les Ecritures ont été interpolées? Enfin que répondras-tu à celui qui te dira: c'est ainsi que je crois, et si je lis ces Livres, c'est parce que tout m'y apparaît concorder parfaitement avec la foi chrétienne? Dis plutôt, si tu l'oses, et si la pensée te vient de me répondre, dis qu'il faut bien se garder de croire que les apôtres et les martyrs aient souffert, pour Jésus-Christ, les tourments les plus cruels; qu'ils aient été regardés par leurs persécuteurs comme des agneaux destinés au sacrifice. Et si ce langage te révolte toi-même, pourquoi me calomnier jusqu'à me faire un crime de trouver dans ce livre ce que, de ton propre aveu, je suis obligé de croire?



CHAPITRE X. CE QUE L'ÉGLISE, NOUS ENSEIGNE PAR RAPPORT A DIEU. - LES DEUX DIEUX DES MANICHÉENS.

16. Accordes-tu que l'on doit aimer Dieu, mais non ce Dieu qu'adorent tous ceux qui acceptent l'autorité de l'Ancien Testament? Tu prétends donc que l'on ne doit aucun culte à ce Dieu qui a créé le ciel et la terre. C'est là, en effet, le Dieu qui nous est proclamé dans toutes les pages de nos livres sacrés, et vous-mêmes vous avouez que cet univers, que nous exprimons par le ciel et la terre, a pour Créateur un Dieu et un Dieu bon. Je n'ignore pas qu'en discutant avec vous, il faut faire une restriction, quand on parle de Dieu. En effet, vous enseignez la coexistence de deux dieux distincts, l'un bon et l'autre mauvais. Vous dites que vous honorez, et que, selon vous, on doit honorer le Dieu par qui le monde a été créé, mais vous soutenez que ce Dieu n'est pas celui dont nous parle l'Ancien Testament.

Quelle impudence de vous obstiner, mais en vain, à donner une mauvaise interprétation à la croyance qui nous a été transmise avec autant de raison que d'utilité! Mais sachez-le, vos discussions, aussi insensées qu'impies, ne peuvent soutenir la comparaison avec l'enseignement de ces hommes doctes et pieux qui, dans l'Eglise catholique, expliquent les saintes Ecritures à ceux qui veulent les entendre et qui en sont dignes. Nous avons, bien autrement que vous ne le pensez, l'intelligence de la loi et des prophètes. Cessez de vous tromper vous-mêmes; le Dieu que nous adorons n'est point un Dieu pénitent, un Dieu jaloux, indigent, cruel, cherchant son plaisir dans l'effusion du sang des hommes ou des animaux, voyant d'un oeil satisfait les fautes et les crimes, bornant son empire à une parcelle de terre. C'est pourtant à de semblables inepties que vous vous attachez, avec autant d'obstination que de gravité! Aussi vos invectives ne nous atteignent point, quoique vous exposiez vos contes de vieilles femmes et vos fables puériles, dans un style d'autant plus sot qu'il affecte plus de violence. Et si parmi nous il en est qui se laissent ébranler et qui passent dans votre camp, n'en concluez pas qu'ils condamnent l'enseignement de notre Eglise, mais seulement qu'ils l'ignorent.


17. Si donc quelque chose d'humain bat encore dans votre poitrine, si vous avez quelque souci pour vous-mêmes, cherchez plutôt, avec soin et piété, l'explication de ces textes. Cherchez, malheureux; car nous réprouvons de toutes nos forces, et sans relâche, cette foi qui attribue à Dieu des imperfections qui ne peuvent lui convenir. Quand nous voyons interpréter à la lettre ces textes de l'Ecriture, nous redressons cette simplicité, nous nous rions de cette obstination. Et sur beaucoup d'autres points que vous ne pouvez comprendre, la doctrine catholique en défend la croyance à tous ceux qui se sont dépouillés de la légèreté de l'esprit et qui, grâce à l'étude et à la; méditation plus encore qu'aux années, parviennent rapidement à la blanche couronne de la sagesse. Croire que Dieu, à l'instar d'une quantité, est contenu dans l'espace, supposât-on cet espace infini, nous enseignons que c'est là une folie. Admettre qu'il se meut d'un point à un autre, soit quant à sa substance tout entière, soit quant à telle portion de lui-même, nous proclamons hautement que c'est un crime. Et si quelqu'un s'imagine que Dieu, dans sa substance ou sa nature, peut subir, de quelque manière que ce soit, une mutation ou un changement, nous le condamnons comme victime d'une incroyable démence et d'une impiété criminelle. C'est là imiter les enfants qui, très-souvent, se représentent Dieu sous une forme humaine et s'imaginent que c'est (498) là sa réalité. Peut-on quelque chose de plus abject? Mais on trouve aussi beaucoup de vieillards qui contemplent l'inviolable et immuable majesté, bien au-dessus et au-delà de toute forme du corps et de l'esprit humain. Or, nous l'avons déjà dit, ces différents âges se font reconnaître à la vertu et à la prudence dont ils donnent des preuves et non aux années qu'ils ont vécu. Mais parmi vous,s'il n'est personne qui assimile la substance divine au corps humain, il n'est personne non plus qui ne la souille de la difformité de l'erreur humaine. Au contraire ceux qui, semblables à des enfants au berceau, restent suspendus air sein de l'Eglise catholique, s'ils ont été soustraits aux ravages de l'hérésie, nous les voyons se nourrir chacun suivant ses besoins et ses forces, et s'avancer tous, quoique d'une manière différente, vers la plénitude de l'homme parfait. Ils arrivent ensuite à la maturité et à la science de la sagesse et obtiennent ainsi, dans la mesure même de la volonté, la faculté de jouir de la béatitude.



CHAPITRE 11. DE L'AMOUR SOUVERAIN POUR DIEU. - LES DEUX CONDITIONS DU SOUVERAIN BIEN.


18. Chercher Dieu c'est donc aspirer à la béatitude; le posséder c'est la béatitude même. C'est par l'amour que nous le cherchons. L'atteindre, ce n'est pas nous transformer en lui, mais nous rapprocher de lui d'une manière admirable et tout intellectuelle, devenant. pour ainsi dire, tout illuminés et inondés de sa vérité et de sa sainteté. En effet, il est la lumière elle-même et c'est par lui seul que nous pouvons être éclairés. Dès lors, pour parvenir à la vie heureuse, «le grand et le premier commandement le voici: Tu aimeras le Seigneur ton Dieu, de tout ton coeur, de toute ton âme et de tout ton esprit: car tout se change en bien pour ceux qui aiment Dieu.» C'est pourquoi l'Apôtre ajoute presque aussitôt: «Je suis certain que ni la mort; ni la vie, ni les anges, ni les puissances, ni les choses présentes ni les choses futures, ni la hauteur, ni la profondeur, ni aucune créature ne pourra nous séparer de la charité de Dieu qui est en Jésus-Christ Notre-Seigneur (1).» Si donc tout se change en bien pour ceux qui aiment Dieu,



1. Mt 22,37-38 Rm 8,28 Rm 8,38-39

il faut conclure que le souverain bien ou la bien par excellence consiste non-seulement à aimer, mais à aimer de telle sorte que nous ne puissions rien aimer davantage. Et c'est là ce qui nous est indiqué et exprimé par ces paroles: «De toute ton âme, de tout ton coeur, de tout ton esprit.» Après des expressions aussi formelles et acceptées avec la foi la plus vive, comment douter encore que Dieu soit pour nous le bien par excellence, à l'acquisition duquel nous devions tendre de tous nos efforts, en le préférant à tout? D'un autre côté, si rien au monde ne peut nous séparer de sa charité, Dieu est donc de tous les biens non-seulement le plus excellent, mais encore le plus assuré.


19. Etudions brièvement chacun de ces caractères. Personne ne peut nous séparer de Dieu, nous menaçât-il de la mort. En effet, ce par quoi nous aimons Dieu ne peut mourir qu'en cessant d'aimer Dieu; mourir c'est ne pas aimer Dieu, et ne pas aimer Dieu c'est aimer et chercher de préférence un autre objet que lui. Pour nous séparer de Dieu, nous promettra-t-on la vie? Ce serait promettre l'eau en renonçant à la source. Un ange ne saurait nous en séparer, car quand nous sommes unis à Dieu, un ange même n'est pas plus puissant que notre âme. La vertu ne nous en sépare pas, car dût-on parler de cette vertu qui a quelque pouvoir en ce monde, l'âme unie à Dieu est bien au-dessus du monde tout entier; et si par vertu on entend l'affection légitime de notre coeur, il nous suffit de la rencontrer dans un autre, pour nous sentir portés vers Dieu; et mieux encore, si elle est en nous c'est elle-même qui forme cette union. Les peines de la vie présente ne nous séparent pas de la charité de Dieu, car elles nous paraissent d'autant plus légères que nous nous attachons plus étroitement à Celui dont elles chercheraient à nous séparer. La promesse des biens futurs ne nous en sépare pas, car c'est de Dieu que nous viennent les promesses les plus assurées des choses futures, et quelle chose peut être meilleure que Dieu, qui est toujours présent à ceux qui lui sont unis? Ni la hauteur, ni la, profondeur ne nous en séparent. En, effet, veut-on parler de la hauteur ou de la profondeur de la science, j'éviterai une excessive curiosité dans la crainte de me séparer de Dieu; et l'enseignement de qui que ce soit ne m'en! séparera pas davantage sous prétexte de dissiper (499) mon erreur, car on n'est dans l'erreur qu'autant qu'on est séparé de Dieu. Si au contraire, par ces paroles on entend les choses supérieures et les choses inférieures de ce monde, qui osera me promettre le ciel, en me séparant du Créateur du ciel; et quel enfer pourra m'effrayer jusqu'à me faire quitter Dieu, puisque si jamais je ne l'avais quitté, jamais je n'aurais connu d'enfer? Enfin quel lieu pourrait me séparer de la charité de Dieu, lui qui est tout entier partout et qui n'y serait pas ainsi, s'il pouvait être renfermé dans tel ou tel lieu particulier?




Augustin, des moeurs.