Augustin, vraie religion. - CHAPITRE XLVI. CE QUI REND L'HOMME INVINCIBLE C'EST L'AMOUR DE CE QU'ON NE PEUT LUI RAVIR, L'AMOUR DE DIEU ET DU PROCHAIN. - COMMENT IL DOIT AIMER LE PROCHAIN.

CHAPITRE XLVI. CE QUI REND L'HOMME INVINCIBLE C'EST L'AMOUR DE CE QU'ON NE PEUT LUI RAVIR, L'AMOUR DE DIEU ET DU PROCHAIN. - COMMENT IL DOIT AIMER LE PROCHAIN.


86. Mais l'homme lui-même ne pourra vaincre celui qui a dompté ses passions. Celui-là seul est vaincu à qui l'ennemi enlève de qu'il aime. Quand donc on n'aime que ce qui ne peut être enlevé, on est assurément invincible et jamais on n'éprouvera les tourments de l'envie. On aime en effet ce qui se prodigue avec d'autant plus d'abondance qu'un plus grand nombre l'aiment et le recherchent. On aime Dieu de tout son coeur, de toute son âme, de tout son esprit; on aime aussi son prochain comme soi-même, et loin de lui porter envie pour (577) l'empêcher de devenir ce qu'on est, on l'aide. autant qu'on peut à le devenir. Or en aimant le prochain comme soi-même on ne saurait le perdre, car en soi-même on n'aime pas ce qui tombe sous les yeux ni sous les autres sens de sorte que l'on porte en soi celui que l'on chérit comme soi-même.


87. Vouloir pour les autres tous les biens qu'on désire pour soi-même,et ne leur vouloir pas les maux que soi-même on redoute, voilà la règle de l'amour (1), telles sont les dispositions que l'on a pour tous les hommes: car il ne faut faire de mal à personne, «et l'amour du prochain ne commet jamais l'iniquité (2).» Voulons-nous donc être invincibles? Aimons même nos ennemis, c'est le précepte divin (3). Car l'homme n'a point en lui cette force que rien ne peut vaincre. Il la trouve dans l'immuable loi qui rend libre quiconque lui est soumis. C'est ainsi que rien ne peut lui ravir ce qu'il aime et cela suffit pour rendre un homme invincible et parfait. Si l'on n'aimait point son semblable comme soi-même, mais qu'on l'aimât comme on aime une bête de somme, une maison de bain, le plumage d'un bel oiseau, ou son joli ramage, c'est-à-dire pour le profit ou le plaisir temporel qu'il peut procurer, on serait l'esclave non pas de l'homme, mais, ce qui est le plus humiliant, d'un vice honteux et détestable, celui de ne pas aimer l'homme comme il mérite d'être aimé; et ce vice conduit, non pas à la fin de la vie, mais à la mort.


88. Ajoutons que l'homme ne doit pas aimer l'homme comme on aime des frères selon la chair, des enfants, une épouse, des parents, des alliés ou même des concitoyens; car cette affection n'est que pour un temps; et nous n'aurions pas ces relations, que la naissance et la mort rendent nécessaires, si fidèle aux préceptes divins et persévérant dans la ressemblance de Dieu, notre nature n'eût pas été condamnée à cette vie corruptible (4). Aussi, pour nous rappeler la perfection primitive, l'éternelle vérité nous commande de résister à ces exigences de la chair et du sang: elle a déclaré que personne ne pouvait prétendre au royaume du Ciel, s'il ne savait secouer le joug des affections charnelles (5). Et qu'y a-t-il ici d'inhumain? Il est bien plus inhumain de ne pas aimer dans l'homme sa qualité d'homme, pour n'aimer


1. Tb 4,26 - 2. Rm 13,10 - 3. Mt 5,44 - 4. Rét. ch. 13,n. 8. - 5. Lc 9,60-62 Lc 14,16

que sa qualité d'enfant; car c'est ne point aimer en lui ce qui regarde Dieu, mais ce qui nous regarde. Et comment s'étonner de ne voir point sur le trône quiconque aime le bien privé et non le bien public? Il faut aimer l'un et l'autre, dira quelqu'un. Il ne faut aimer que l'un d'eux, répond le Seigneur, car la vérité même l'a positivement affirmé: «Personne ne peut servir deux maîtres (1).» Il est impossible d'aller où l'on est appelé, sans quitter le lieu où l'on est. Or nous sommes appelés à reprendre notre nature parfaite, telle que Dieu l'a créée avant la chute, et à nous séparer de celle que nous avons méritée par le péché. Il faut donc haïr celle-ci, puisque nous désirons d'en être délivrés.


89. Si donc nous sommes embrasés de l'amour de l'éternité, haïssons les liens du temps. L'homme doit aimer son. prochain comme soi-même: or, personne n'est à lui-même son père, son fils, son parent, son allié, ni rien de tout cela; il est seulement un homme. Donc aimer son prochain comme soi-même, c'est aimer en lui ce que l'on est soi-même. Le corps n'est point en nous ce que nous sommes; il ne faut donc ni le rechercher, ni le désirer en qui que ce soit; et nous pouvons appliquer ici cette sentence de l'Écriture,: «Ne désire pas le bien d'autrui (2)». Ainsi celui qui aime dans le prochain ce que lui-même n'est point à ses propres yeux, ne l'aime pas comme il s'aime. C'est la nature humaine qu'il faut aimer, soit parfaite, soit appelée à le devenir, sans considérer les rapports de parenté. Ainsi, ayant le même Dieu pour père, ceux qui l'aiment et font sa volonté, sont tous de la même famille. Ils sont de plus les uns pour les autres des pères en s'avertissant, des fils par leur déférence mutuelle; ils sont frères surtout, parce que leur unique Père les appelle tous, par son testament, à l'héritage du même bonheur.



CHAPITRE XLVII. CARACTÈRE VÉRITABLE DE L'AMOUR POUR LE PROCHAIN. IL NOUS REND INVINCIBLES.


90. Et comment un homme ainsi disposé ne serait-il pas invincible, en aimant l'homme, puisqu'il n'aime en lui que l'homme, c'est-à-dire la créature de Dieu faite à son image, et puisqu'il ne saurait manquer d'une nature


1. Mt 6,24 - 2. Ex 20,17

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parfaite à aimer, étant parfait lui-même? Je fais la supposition suivante: on aime un bon chanteur; on l'aime non parce qu'il est tel ou tel, mais parce qu'il est bon chanteur, et l'on est bon chanteur soi-même. Ne voudrait-on pas alors que tous les hommes chantassent bien, mais sans perdre soi-même ce que l'on aime, le don de bien chanter? Quelqu'un, au contraire, est-il jaloux de celui qui possède ce don? ce n'est plus alors le don qu'il aime, mais les louanges ou tout autre profit qu'il voudrait se procurer par ce moyen, et dont il peut être privé en tout ou en partie si un autre chante aussi bien que lui. Donc porter envie à celui qui chante bien, ce n'est point l'aimer, de même que, sans ce talent, il est impossible de bien chanter.

Nous pouvons bien mieux encore appliquer ce principe au sage, car il ne peut porter envie à personne, la vertu ayant pour tous des récompenses que ne diminue point le nombre de ceux qui y parviennent. Le chanteur habile ne peut toujours convenablement faire entendre sa voix, celle d'un autre peut lui être nécessaire pour produire l'effet qu'il désire. N'est-il pas des festins où il serait peu convenable qu'il chantât et où il convient qu'une autre voix se fasse entendre? Mais la vérité est de tous les temps; aussi celui qui l'aime et la pratique n'est point jaloux de ceux qui l'imitent; il se donne même à eux autant qu'il le peut, avec une extrême bienveillance et une bonté sans mesure. Il n'a pas besoin de leur aide, car ce qu'il aime en eux, il le trouve en lui dans toute sa perfection.

C'est ainsi qu'en aimant son prochain comme soi-même, on ne lui porte pas envie, car on ne s'en porte pas à soi-même; on lui donne ce que l'on peut, car on se le donne aussi; on n'a pas besoin de lui, car on n'a pas besoin de soi; on a seulement besoin de Dieu, pour être heureux dans l'union avec lui. Mais personne ne peut nous ravir Dieu. C'est donc par excellence et dans toute la vérité de l'expression, que l'homme est invincible quand il s'attache à Dieu, non pour mériter quelque bien en dehors de lui, mais parce qu'il ne connaît d'autre bonheur que de s'attacher à lui.


91. Tant que cet homme est en cette vie, tout lui sert . ses amis pour répondre à leur amitié, ses ennemis pour exercer sa patience; il fait du bien à qui il peut, il a pour tous bonne volonté. Malgré son détachement des biens temporels, il sait en faire un bon usage, consultant les besoins de chacun quand il ne peut s'intéresser à tous dans une égale mesure. S'il parle plus volontiers avec ses familiers, ce n'est point l'effet d'une préférence personnelle, c'est qu'il peut ouvrir son coeur avec plus de confiance et en rencontre plus facilement l'occasion; car il traite les mondains avec d'autant plus d'indulgence qu'il est lui-même moins attaché au monde, et comme il ne peut être utile à tous ceux qu'il aime, il serait injuste s'il ne préférait ceux qui lui sont plus unis. L'union des esprits est plus étroite que l'union formée par les temps et les lieux où l'on naît, et la plus puissante de toutes est celle qui triomphe de tout. Cet homme ne se laisse donc abattre par la mort de personne; car, il le sait, ce qui ne meurt point pour Dieu, le Seigneur des vivants et des morts, ne meurt point non plus pour qui aime Dieu de tout son coeur. La misère des autres ne le rend point malheureux, comme la justice d'autrui ne fait pas la sienne; et comme nul ne peut lui enlever ni Dieu, ni la justice, nul ne peut.lui enlever le bonheur. Les dangers du prochain, ses égarements ou ses douleurs peuvent le toucher quelquefois, mais c'est pour le secourir, le reprendre ou le consoler, jamais pour en être bouleversé.


92. Dans les fatigues où l'appelle son devoir, toujours il est soutenu par le sûr espoir du repos à venir. Qui peut lui nuire, quand il sait tirer avantage de son ennemi même? Appuyé sur le secours de Celui qui lui commande d'aimer ses ennemis et lui en fait la grâce, il ne redoute pas les inimitiés. Ne point s'attrister est trop peu pour sa charité; il lui faut la joie dans les tribulations. Il sait «que la tribulation produit la patience, la patience l'épreuve, l'épreuve l'espérance; or l'espérance ne confond point; car l'amour de Dieu a été répandu dans nos coeurs par l'Esprit- Saint qui nous a été donné (1).» Qui pourra le blesser? qui pourra l'assujétir? Il profite de la prospérité, et l'adversité lui apprend quels progrès il a faits. A-t-il en abondance les biens périssables? Il n'y met point sa confiance. Viennent-ils à lui échapper? Il voit s'ils n'ont point séduit son coeur. Souvent en effet, quand nous les possédons, nous croyons ne point les aimer; mais s'ils nous quittent, nous découvrons ce que nous sommes. Quand nous n'avons


1. Rm 5,3-5

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pas aimé, nous perdons sans douleur. Quoiqu'on paraisse vaincre, on est donc vaincu, quand on acquiert en triomphant ce qu'on ne pourra perdre sans amertume; on triomphe au contraire, quoiqu'on paraisse vaincu, quand en cédant on arrive à ce qu'on ne peut perdre malgré soi.



CHAPITRE XLVIII. QUELLE EST LA JUSTICE PARFAITE?


93. Tu aimes la liberté? Cherche donc à t'affranchir de toute affection pour les créatures périssables. Tu veux régner? Sois soumis et uni à Dieu, le suprême et unique dominateur, en l'aimant plus que toi-même. La justice parfaite consiste à préférer ce qui est meilleur, à aimer moins ce qui est de moindre valeur. Aime donc l'âme sage et parfaite, telle qu'elle se montre à toi: n'aime pas de la même manière l'âme insensée; mais parce qu'elle peut arriver à la sagesse, et à la perfection. Nul en effet ne doit aimer sa propre folie. autrement, il ne fera aucun progrès dans la sagesse; et jamais on ne deviendra ce que l'on désire si l'on ne se liait tel que l'on est. Mais jusqu'à ce qu'on parvienne à cette sagesse, à cette perfection, qu'on supporte les travers du prochain comme on supporterait les écarts de sa propre folie, avec le désir d'être sage. Si donc l'orgueil n'est qu'une ombre de la vraie liberté et de la domination véritable, la divine providence nous rappelle par ce moyen ce que signifient les aspirations de nos vices et quel est le but où nous devons tendre après nous en être dépouillés.



CHAPITRE XLIX. DE LA CURIOSITÉ. - COMMENT ELLE PEUT CONDUIRE L'HOMME A LA VÉRITÉ.


94. Quant aux spectacles et à tout ce qui tient à la curiosité, qu'y cherche-t-on autre chose que le plaisir de connaître? Mais alors quoi de plus admirable, de plus beau que la vérité? C'est à elle que tout spectateur prétend arriver lorsqu'il met tous ses soins à ne pas être trompé, et lorsqu'il se glorifie s'il vient à la découvrir avec plus de pénétration que d'autres, s'il l'apprécie avec plus de sagacité. Il n'est pas jusqu'au prestidigitateur avouant qu'il veut tromper, que l'on n'examine avec soin, dont on n'observe tous les mouvements avec la plus grande attention. Réussit-il à faire illusion? Comme on ne peut se vanter de sa propre science, on est heureux de la sienne, de celle qui a trompé. Si cet homme ignorait ou paraissait ignorer par quels moyens il trompe le spectateur, on se garderait d'applaudir à une ignorance que l'on partage. Mais si quelqu'un de l'assemblée a saisi son secret, il se croit plus digne d'éloges que le joueur, uniquement parce qu'il n'a pu être trompé. Et si le grand nombre l'ont découvert, celui-ci ne paraît plus digne d'éloges; on rit même de ceux qui ne peuvent comprendre. Ainsi partout la palme est réservée à la connaissance, à la découverte habile, à l'intelligence de la vérité, que jamais on ne peut saisir en la cherchant à l'extérieur.


95. Dans quelles frivolités, dans quelles turpitudes sommes-nous donc plongés! On nous demande ce que l'on doit préférer du vrai ou du faux; nous répondons unanimement que le vrai est préférable; néanmoins les amusements et les vrais plaisirs, où jamais le vrai, toujours le faux nous séduit, attirent plus puissamment nos coeurs que les oracles de la vérité. Ainsi notre châtiment se trouve dans notre jugement et nos aveux, puisque notre raison condamne ce que poursuit notre vanité. Ce ne serait qu'un jeu, qu'un spectacle, si nous ne perdions pas de vue la réalité dont la représentation nous amuse. Mais cette passion nous entraîne loin du vrai, nous ne savons plus ce que figurent ces représentations auxquelles nous nous attachons comme à la beauté première, et en les quittant, nous sommes tout entiers dans les images qu'elles ont laissées en notre âme. Voulons-nous ensuite rentrer en nous pour nous livrer à la recherche de la vérité? Ces images se mettent en travers de notre route, nous ferment le passage, cherchent à nous dépouiller, non à force ouverte, mais par des embûches excessivement dangereuses, et nous ne comprenons pas le sens profond de ces paroles: «Défiez-vous des simulacres (1).»


96. Ainsi les uns sont précipités par le vague de leurs pensées au milieu de mondes innombrables. Les autres n'ont pu concevoir Dieu que sous l'idée d'un corps de feu.. D'autres voient une lumière immense répandue au loin en des espaces sans limite; ils la voient


1. 1Jn 21

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séparée d'un côté comme par un coin noir; ils s'imaginent que ce sont deux royaumes opposés, auxquels ils rapportent l'origine de toutes choses, et sur ces rêveries ils bâtissent toutes leurs fables. Leur demanderai-je sous la foi du serment s'ils croient à la vérité de ce qu'ils disent? Peut-être n'oseront-ils me répondre et me diront-ils à leur tour: Fais-nous donc toi-même connaître la vérité! Et si je me contente de leur répliquer qu'ils regardent cette lumière dont la lueur leur montre que croire n'est pas comprendre, eux-mêmes sont prêts à affirmer avec serment que les yeux ne peuvent l'apercevoir, qu'on ne peut se la représenter dans une étendue locale, qu'elle s'offre partout à ceux qui la recherchent; l'esprit ne peut rien découvrir avec plus de certitude et de clarté.


97. De plus, tout ce que je viens d'énoncer sur cette lumière de l'intelligence ne m'a été dévoilé que par elle. Par elle en effet je comprends la vérité de mes paroles et c'est elle encore qui me fait voir que je la comprends. Allons plus loin: si un homme comprend qu'il comprend, si de plus il se rend compte de ce dernier acte de son entendement et toujours ainsi, je comprends qu'il s'engage dans l'infini, et qu'il n'y a dans cet infini ni espace ni changement. Je comprends aussi que je ne puis comprendre sans être vivant, et je comprends encore mieux qu'en comprenant j'ai plus de vie. Car la vie éternelle surpasse par sa nature même la vie temporelle, et je ne puis savoir ce que c'est que l'éternité, autrement que par un acte de mon intelligence. Le regard de mon esprit en sépare tout ce qui est muable et je ne puis distinguer en elle aucun temps, parce que le temps suppose des successions de mouvements. Mais dans l'éternité rien ne passe, rien n'est à venir; ce qui finit cesse d'être, et ce qui doit commencer n'est pas encore: l'éternité est toujours. Elle n'a pas été, comme si elle n'était plus; elle ne sera pas, comme si elle n'était pas encore. Aussi a-t-elle pu, seule, dire à l'esprit de l'homme: «Je suis celui qui suis;» et l'on a pu dire d'elle avec la même vérité «Celui qui est, m'a envoyé (1).»


1. Ex 3,4



CHAPITRE L. COMMENT FAUT-IL ÉTUDIER L'ÉCRITURE SAINTE?


98. Si nous ne pouvons nous attacher encore à elle, faisons au moins la guerre à nos vaines rêveries, éloignons du théâtre de notre esprit ces amusements si frivoles et si trompeurs; et montons les degrés que la divine providence a daigné disposer pour nous. Séduits par les fictions théâtrales, nous nous perdions dans la vanité de nos pensées et nous allions consumer toute notre vie en des rêves insensés. Mais l'ineffable miséricorde de Dieu n'a point laissé devenir à nous par le ministère de la créature raisonnable, soumise à ses lois. Non-seulement les sons articulés et l'écriture, mais encore la fumée, le feu, la colonne, la nuée furent les signes visibles de sa pensée; les paraboles et les comparaisons charmèrent nove enfance, ce fut comme la boue qui guérit les yeux de notre âme.


99. Examinons donc ce. que nous devons connaître par le témoignage de l'histoire ou découvrir aux clartés de l'évidence; ce qu'il faut croire et confier à la mémoire avant d'en comprendre le sens; où est la vérité, non celle qui arrive et qui passe, mais la vérité immuable; comment découvrir le sens allégorique des vérités révélées par l'Esprit-Saint; s'il suffit d'appliquer les actions visibles du passé aux événements extérieurs des temps actuels ou s'il faut encore y voir figurées les passions et la nature de l'âme, et jusqu'à l'immuable éternité; s'il y a de ces figurés pour signifier les faits extérieurs, d'autres qui se rapportent aux passions de l'âme, d'autres aux lois éternelles, d'autres enfin où l'on puisse découvrir tout cela en même temps; quel est l'objet immuable de la foi à laquelle se doivent rapporter toutes les interprétations; si c'est un objet historique et temporel, ou bien spirituel et éternel; comment arriver à l'intelligence et à l'amour des biens éternels, où est la fin des bonnes oeuvres et la claire vue de ce que l'on a cru dans le temps; ce qui distingue l'allégorie de l'histoire et l'allégorie des faits, celle des discours et celle des rites sacrés; comment faut-il interpréter, selon le génie de chaque langue les expressions employées dans l'Ecriture; car cher tous les peuples il y a des locutions, qui, traduites dans une autre langue, (581) paraissent n'avoir aucun sens; pourquoi ce langage si peu relevé dans les Livres saints, où il est parlé non-seulement de la colère de Dieu, de sa tristesse, de son réveil, de son souvenir, de son oubli et de sentiments que ne sauraient partager les hommes de bien; mais encore de regret, de jalousie, de débauche, et d'autres choses semblables; s'il faut entendre d'une forme visible de corps humain l'oeil de Dieu, sa main, son pied et d'autres membres dont parlent les Ecritures; ou si ces expressions désignent des perfections invisibles et spirituelles comme celles-ci: le casque, le bouclier, le glaive, le baudrier et d'autres encore; surtout, ce qui est bien plus important, quel intérêt avait le genre humain à ce que la divine providence ait choisi, pour converser ainsi avec nous, la créature raisonnable, créée par lui, revêtue d'un corps et soumise à ses lois? Il nous suffira de cette considération pour bannir de Dosâmes toute insolence ridicule (1) et y établir le règne d'une religion sainte.



CHAPITRE LI. LA MÉDITATION DES SAINTES ÉCRITURES SERT DE REMÈDE A LA CURIOSITÉ.


100. Renonçons donc et pour toujours à ces niaiseries du théâtre et de la poésie. Que l'étude et la méditation des Ecritures soit l'aliment et le breuvage de notre esprit; la faim et la soif d'une curiosité insensée ne lui avaient donné que la fatigue et l'inquiétude; il cherchait en vain à se rassasier de ses vaines imaginations; ce n'était qu'un festin en peinture. Sachons nous livrer à ce salutaire exercice, aussi noble que libéral. Si les merveilles et la beauté des spectacles nous charment, aspirons à voir cette sagesse, qui atteint avec force d'une extrémité à l'autre et qui dispose tout avec douceur (2). Qu'y a-t-il en effet de plus admirable et de plus beau, que cette puissance invisible qui crée et gouverne le monde visible, qui l'ordonne et l'embellit?



CHAPITRE LII. LA CURIOSITÉ, COMME LES AUTRES VICES, DEVIENT UNE OCCASION DE PRATIQUER LA VERTU.


101. Si l'on avoue que toutes ces impressions nous arrivent par le corps et que l'esprit est


1. Celle des Manichéens dans leurs explications sur l'Ancien Testament.
2. Sg 8,1

préférable au corps, l'esprit ne pourra-t-il rien voir par lui-même, et ce qu'il apercevra ne sera-t-il pas bien supérieur, beaucoup plus parfait? Ou plutôt excités par nos appréciations mêmes à considérer ce qui en fait la règle, et des productions d'un art remontant jusqu'à ses lois, notre esprit contemplera cette beauté en comparaison de laquelle toutes les autres beautés, créées par sa miséricorde, ne sont que laideur. «En effet les perfections invisibles de Dieu, ainsi que son éternelle puissance et sa divinité, depuis la création du monde, sont devenues Visibles pour tout ce qui a été fait (1).» C'est remonter des biens du temps à ceux de l'éternité, c'est réformer la vie du vieil homme en celle de l'homme nouveau.

Or, est-il un seul objet qui ne puisse porter l'homme à la vertu quand ses vices eux-mêmes l'y conduisent? Que recherche en effet notre curiosité si ce n'est la science? Mais la science n'est jamais certaine, si elle n'a pour objet les vérités éternelles,à jamais immuables. Que prétend obtenir l'orgueil, si ce n'est la puissance, c'est-à-dire le pouvoir d'exécuter facilement ses volontés? Mais cela n'est possible qu'à l'âme parfaite, soumise à son Dieu, et dont l'amour soupire uniquement après son règne. Que recherche la volupté du corps, si ce n'est le repos? Mais pour l'assurer, il faut qu'il n'y ait plus ni indigence, ni corruption. Il faut donc éviter ces demeures inférieures d'un autre monde, c'est-à-dire des châtiments plus graves après cette vie. Rien n'y rappelle la vérité, parce qu'il n'y a plus de raisonnement; il n'y a plus de raisonnement, parce que n'y pénètre point cette lumière qui éclaire tout homme venant en ce monde (2). Hâtons-nous donc; marchons pendant que le jour nous éclaire, et ne laissons point les ténèbres nous envelopper (3). Hâtons-nous d'éviter la seconde mort (4), où personne ne se souvient de Dieu, et l'enfer d'où nulle louange ne monte vers lui (5).

1. Rm 1,20 - 2. Jn 1,9 - 3. Jn 12,35 - 4. Ap 20,6-14 Ap 15,8 - 5. Ps 6,6


CHAPITRE LIII. INTENTIONS DIFFÉRENTES DES SAGES ET DES INSENSÉS.

102. Mais qu'il est des hommes malheureux! ils méprisent ce qu'ils connaissent ils se complaisent - 582 - plaisent aux nouveautés, et ils préfèrent l'étude à la science, quoique celle-ci soit le but de l'étude. Une action facile est par eux dédaignée; ils préfèrent le combat à la victoire, quoique la victoire soit le but du combat. Ils ne tiennent pas à la santé du corps; ils aiment mieux manger que d'être rassasiés, se livrer aux voluptés charnelles, que de n'en éprouver pas les impressions. Il en est même qui préfèrent dormir plutôt que de ne pas avoir à se laisser aller au sommeil. Et pourtant le but de toutes ces jouissances est de ne plus avoir ni faim ni soif, de ne plus désirer les joies de la chair, de ne plus éprouver de fatigues.


103. Aussi ceux qui veulent sincèrement parvenir à ces fins renoncent d'abord à la curiosité. Ils savent que la seule véritable science est intérieure et ils s'y attachent autant qu'ils le peuvent en cette vie. Puis sans obstination aucune, ils acquièrent la liberté d'action la plus complète: ils savent qu'on remporte une victoire plus noble et plus facile en ne résistant pas à la colère: ils le font aussi, autant du moins qu'ils le peuvent en cette vie; ils goûtent enfin le repos même corporel en s'abstenant de tout ce qui n'est pas indispensable en ce monde: de cette manière ils ressentent combien le Seigneur est doux. Ils n'ignorent pas ce qui arrive au delà du tombeau et ils se soutiennent par la foi, l'espérance et l'amour de leur bonheur complet. La science même sera parfaite après cette vie: elle est ici-bas incomplète, mais lorsque ce qui est parfait sera venu, il n'y aura plus d'imperfection (1). Ce sera aussi la paix la plus profonde. Maintenant la loi des membres combat en moi contre la loi de l'Esprit, mais nous serons délivrés de ce corps de mort, par la grâce de Dieu, en Notre-Seigneur Jésus-Christ (2). Car nous nous entendons en grande partie avec notre adversaire, maintenant que nous voyageons avec lui (3). Le corps même jouira d'une pleine santé, il sera sans besoin et sans fatigue, parce qu'au temps où s'accomplira la résurrection de la chair ces membres corruptibles seront revêtus d'incorruptibilité (4). On ne doit pas s'étonner que tant de bonheur soit le partage de ceux qui dans l'étude n'ont aimé que la vérité, dans l'action que le repos, et dans le corps que la santé. Après cette vie ils auront, dans toute sa perfection, ce qu'ils ont préféré ici-bas.

1. 1Co 13,9-10 - 2. Rm 7,23-25 - 3. Mt 5,25 - 4. 1Co 15,53




CHAPITRE LIV. LES TOURMENTS DES RÉPROUVÉS SONT EN RAPPORT AVEC LEURS VICES.


104. A ceux donc qui abusent du don incomparable de l'Esprit et qui cherchent en dehors de lui les biens visibles dont la destination était de les porter à la contemplation et à l'amour des biens spirituels, à ceux-là sont réservées les ténèbres extérieures; car elles ont déjà commencé pour eux dans la prudence de la chair et la dégradation des sens charnels. Ceux qui aiment la lutte seront privés de la paix et en proie aux plus redoutables difficultés; car les plus grandes difficultés commencent dans les combats et les contestations. C'est sans doute pour signifier ces difficultés, qu'il est ordonné de lier au coupable les pieds et les mains, c'est-à-dire de lui enlever toute liberté d'action. Pour ceux qui cherchent la faim et la soif, qui aiment à s'enflammer de coupables désirs et à se fatiguer, afin de goûter le plaisir du boire et du manger, des voluptés et du sommeil, ils aiment déjà la privation, c'est-à-dire le commencement de douleurs plus grandes. Ils auront donc complètement ce qu'ils ont aimé et pour séjour le lieu où ils s'abandonneront aux pleurs et aux grincements de dents (1).

105.Combien d'autres se livrent à tous ces vices réunis, pour qui les spectacles et les contestations, le boire et le manger, les voluptés charnelles et le sommeil, c'est toute l'existence; dont la pensée ne s'occupe que des impressions trompeuses excitées par une pareille vie; qui prétendent y puiser les règles de leurs superstitions ou plutôt de leurs impiétés: malheureuses victimes d'illusions qui les captivent encore même lorsqu'ils s'efforcent de repousser les séductions de la chair! Ils ne font pas bon usage du talent qui leur a été confié, de cet esprit pénétrant qui semble distinguer tous ceux que nous appelons savants, polis, spirituels; ils l'ont caché dans un suaire ou enfoui dans la terre, c'est-à-dire livré aux plaisirs, aux vanités, aux passions de la chair, sous le poids desquelles leur âme est opprimée. Ils auront donc les pieds et les


1. Mt 22,13

583

mains liés et ils seront jetés dans les ténèbres extérieures, où il y aura des pleurs et des grincements de dents. Ils n'ont point ambitionné ces tourments, (et qui pourrait les aimer?) mais ce qu'ils ont choisi en est le commencement; et rechercher ces jouissances, c'est nécessairement s'exposer à ces rigueurs. Ceux qui aiment mieux continuer la route que de retourner ou de parvenir au but, ne doivent-ils pas être envoyés au loin? Vraiment ils sont chair, un esprit errant et qui ne revient pas (1).


106. Mais celui qui fait bols usage des cinq sens de son corps pour croire et annoncer les oeuvres de Dieu, pour développer la charité soit par l'action, soit par la méditation, pour pacifier sa vie et connaître Dieu, celui-là entre dans la joie du Seigneur. Le talent enlevé à qui n'a pas su s'en servir est donné à celui qui fait bon emploi de cinq talents (2). Est-ce à dire que l'intelligence de l'un est donnée à l'autre? Non, c'est pour nous apprendre que des hommes doués d'un esprit supérieur, mais indifférents ou impies, peuvent perdre leur pénétration, et d'autres l'acquérir s'ils sont actifs et pieux, quand même leur intelligence se développerait lentement. Le talent n'est point donné à celui qui en avait reçu deux, il le possède puisque ses actions et ses pensées sont bien réglées. Mais il est donné à celui qui en avait reçu cinq; car celui-ci n'a foi encore qu'aux choses visibles et temporelles, son esprit n'est point capable encore de contempler les biens éternels, mais il peut le devenir en louant le divin Auteur de ces merveilles sensibles, en s'attachant à lui par la foi, en l'attendant par l'espérance et en le cherchant par la charité.



CHAPITRE LV. CONCLUSION. - EXHORTATION A LA VRAIE RELIGION. - CE QU'IL FAUT ÉVITER POUR Y PARVENIR.


107. Puisqu'il en est ainsi, je vous exhorte, ô vous qui m'êtes si chers et si proches, et je m'exhorte moi-même avec vous, à nous élancer de tous nos efforts où nous appelle la divine sagesse. N'aimons point le monde, parce que dans le monde ce n'est que la concupiscence de la chair, la concupiscence des yeux et l'ambition

1. Ps 78,39
2. Mt 25,14-30 Lc 19,15-26

du siècle (1). N'aimons ni à corrompre ni à être corrompu parles voluptés de la chair, pour ne point tomber d'une manière plus lamentable dans la corruption que produisent les douleurs et les supplices. N'aimons point les luttes, dans la crainte de tomber au pouvoir des anges qui en font leur joie et d'être humiliés, enchaînés, tourmentés par eux. N'aimons point la vue des spectacles, de peur qu'en nous éloignant de la vérité et en affectionnant des ombres nous ne soyons jetés dans les ténèbres.


108. Ne mettons point notre religion dans les vagues conceptions de notre esprit: toute vérité est préférable à ce que notre pensée peut imaginer arbitrairement; et pourtant nous ne devons point adorer l'âme,quoiqu'elle conserve la vérité de sa nature, même quand elle s'égare. Un brin de paille véritable est préférable à la lumière que forment à volonté nos vaines conceptions; néanmoins la paille que nous pouvons toucher et saisir ne doit point être adorée; il serait insensé de le croire. Ne mettons point notre religion à adorer les oeuvres des hommes: l'ouvrier est préférable à son ouvrage le plus parfait, et cependant jamais l'ouvrier ne doit être adoré. Ne mettons point notre religion à adorer les animaux: le dernier des hommes est préférable, et pourtant il ne doit point être adoré. Ne mettons point notre religion à adorer les morts: car s'ils ont vécu pieusement ils ne sont point disposés à ambitionner de tels honneurs, mais ils veulent que nous adorions Celui qui les éclaire et leur apprend à se réjouir de nous voir associés à leur gloire; honorons-les en imitant leurs vertus, mais ne les adorons point par religion. Et s'ils ont mené une vie coupable, en quelque lieu qu'ils soient, ils n'ont point droit à nos hommages. Ne mettons point notre religion à adorer les démons: toute superstition de ce genre étant pour les hommes une grande peine, une honte semée de périls, est pour ces esprits un honneur, un triomphe.


109. Ne mettons point notre religion à adorer la terre et les eaux: plus pure et plus lumineuse est l'atmosphère, même au milieu des ténèbres, et cependant elle n'est point digne de nos hommages. Ne mettons point notre religion à adorer l'air le plus pur et le plus serein, car sans la lumière il est lui-même ténébreux: il y a d'ailleurs plus de pureté encore dans la flamme


1. 1Jn 2,15-16

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même de nos foyers, et comme nous l'allumons et l'éteignons à notre gré, nous ne lui devons aucun hommage. Ne mettons pas notre religion à adorer les corps aériens et célestes: ils sont, il est vrai, supérieurs à tous les autres corps; mais la vie, quelle qu'elle soit, leur est encore préférable; et fussent-ils animés, une âme, la dernière de toutes, l'emporte sur un corps doué de vie, et assurément personne n'osera dire qu'une âme vicieuse doive être adorée. Ne mettons point notre religion à adorer la vie dont vivent les arbres, dit-on: elle est dépourvue de sentiment, elle est de même genre que celle qui produit l'harmonieuse disposition de nos organes, qui fait vivre notre chevelure, nos ossements, et où l'on peut trancher sans causer aucune douleur. La vie sensible est plus parfaite; néanmoins cette vie donnée à la bête ne doit point être adorée.



Augustin, vraie religion. - CHAPITRE XLVI. CE QUI REND L'HOMME INVINCIBLE C'EST L'AMOUR DE CE QU'ON NE PEUT LUI RAVIR, L'AMOUR DE DIEU ET DU PROCHAIN. - COMMENT IL DOIT AIMER LE PROCHAIN.