Augustin, contre adimantus, manichéen. - CHAPITRE VIII. OEIL POUR OEIL, DENT POUR DENT.

CHAPITRE IX. DIEU PARLE ET APPARAIT AUX HOMMES.

1. Il est écrit que Dieu parla à Adam et à Eve, au serpent, à Caïn et aux patriarches (2); il apparut même à plusieurs, et se montra visiblement à eux. Ces faits se trouvent consignés dans différentes pages des saintes Ecritures. Or, les Manichéens s'indignent contre ces récits, et prétendent qu'ils sont contraires au Nouveau Testament, où nous lisons: «Personne n'a jamais vu Dieu, si ce n'est son Fils unique qui est dans le sein du Père; c'est lui qui nous a parlé du Père (3)». Il dit encore aux Juifs: «Vous n'avez pas entendu sa voix, et vous n'avez pas vu sa face, et vous n'avez pas sa parole en vous, parce que vous n'avez pas cru à Celui qu'il a envoyé (4)» . A cette objection, nous répondons que ces paroles de l'Evangile: «Personne n'a jamais vu Dieu, si ce n'est le Fils qui est dans le sein du Père et qui nous a parlé de lui», résolvent à elles seules toute la question. En effet, le Fils, qui est le Verbe de Dieu, non-seulement dans ces derniers temps, où il apparut aux hommes revêtu de notre humanité, mais dès la création et souvent depuis, a révélé à qui il l'a voulu les secrets du Père, soit par le langage, soit par les apparitions, soit par l'intermédiaire de la puissance angélique, soit par l'entremise de toute autre créature. Or, il est certain qu'il est la vérité en tout, qu'il est le fondement de tout, que tout obéit à ses ordres et lui est soumis. Et cependant en tant qu'il est Dieu, en tant qu'il est le Verbe du Père, coéternel à son Père, immuable et l'auteur de la création tout entière, il ne peut être vu que par un coeur parfaitement pur et simple. Voilà pourquoi, dans certains passages, l'Ecriture nous dit qu'un ange apparut, quand c'est Dieu lui-même qui apparaissait (5). Ainsi, dans la lutte que soutint Jacob, il n'est question que de l'apparition d'un ange (6). Le

1. Lm 3,30 - 2. Gn 3,4-13 etc. - 3. Jn 1,18 - 4. Jn 5,37-38 - 5. Gn 18,1-2 - 6. Gn 32,24-30

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Seigneur apparut à Moïse dans le buisson ardent (1); plus tard il lui parla encore dans le désert, après la sortie d'Égypte, en lui donnant la Loi sur le Sinaï (2). Mais soit qu'il s'agisse du buisson ardent où Moïse reçut sa mission, soit du Sinaï où il reçut la Loi, saint Etienne, dans les Actes des Apôtres, se contente de dire qu'un ange apparut à Moïse (3). J'insiste sur ce point afin de dissiper l'erreur de ceux qui oseraient soutenir que le Verbe de Dieu, par qui tout a été fait, peut être circonscrit dans un espace, et apparaître visiblement, sans emprunter la forme d'aucune créature visible. En effet, de même que c'est la présence réelle du Verbe de Dieu dans un prophète qui permet à celui-ci cette formule: Dieu a dit, puisque le Verbe de Dieu, Jésus-Christ, proclame la vérité par l'organe du prophète; de même c'est lui qui parle dans l'ange, quand celui-ci annonce la vérité. On peut donc dire alors et en toute justice: Dieu a dit; Dieu est apparu; comme aussi: L'ange a dit, l'ange est apparu. D'un côté, on envisage la personne même de Dieu sous la forme de l'ange; de l'autre on a particulièrement en vue la créature, qui n'est alors qu'un instrument docile. C'est dans ce sens que l'Apôtre a dit de lui-même: «Voulez-vous mettre à l'épreuve Jésus-Christ qui parle en moi (4)?»

2. On s'étonnera peut-être que, dans l'Ancien Testament, Dieu parle même aux pécheurs, à Adam, à Eve, ou au serpent. Mais dans le Nouveau Testament ne voyons-nous pas le Seigneur s'entretenir avec l'homme insensé et cupide: «Insensé, votre âme vous sera enlevée cette nuit; pour qui donc tous ces trésors que vous avez amassés?» La vérité ne cesse de retentir aux oreilles des pécheurs; or, quel que soit l'organe dont elle se serve, elle n'a jamais d'autre origine que Celui qui est la vérité même. Ces paroles adressées aux Juifs: «Et vous n'avez pas entendu sa voix», signifient donc que ces hommes endurcis n'ont pas encore accompli ce qui leur était commandé. «Vous n'avez pas vu sa face», et en effet cette vision n'est pas possible sur la terre. «Et sa parole ne demeure pas en vous», car là où habite la parole de Dieu, Jésus-Christ habite, et Jésus-Christ a été rejeté par les Juifs. Le Sauveur venait de s'écrier: «Mon et Père, glorifiez-moi de cette gloire que je

1. Ex 3,2 - 2. Ex 19,3 - 3. Ac 7,30-35 - 4. 2Co 13,3 - 5. Lc 12,20

possédais en vous, avant que le monde fût créé»; aussitôt retentit cette voix du ciel «Et je l'ai glorifié et je le glorifierai (1)». Une multitude de Juifs ont entendu cette voix, et cependant on ne peut pas dire qu'ils l'ont écoutée, puisqu'ils ont refusé de croire. Ainsi nous ne nous étonnons pas que le Verbe, c'est-à-dire le Fils unique de Dieu, quand il nous révèle les secrets de son Père, se manifeste, tantôt par lui-même, tantôt par le moyen des créatures, tantôt par la parole, tantôt par une apparition, ce qui n'empêche nullement qu'il puisse être vu, et son Père en lui, par le coeur pur: «Bienheureux ceux qui ont le coeur pur, parce qu'ils verront Dieu (2)». Pourquoi s'étonnerait-on davantage du parfait accord qui règne entre les témoignages des deux Testaments?



CHAPITRE X. LA CONSTRUCTION DU TABERNACLE.

Le Seigneur Dieu dit à Moïse: «Ordonnez aux enfants d'Israël: prenez les prémices que tout homme doit m'offrir et que vous me destinez, c'est-à-dire de l'or, de l'argent, de l'airain, de la pourpre, de l'écarlate, du lin fin, des poils de chèvre, des peaux de mouton teintes en rouge, des bois en entier, de l'huile pour entretenir les lampes, des parfums, des pierres précieuses, c'est-à-dire des bérils; et construisez un tabernacle par lequel je pourrai habiter avec vous (3)». A ce sujet les Manichéens soulèvent une question et prétendent que ce passage de l'Écriture est contraire à ce que le Seigneur dit dans l'Évangile: «Vous ne jurerez ni par le ciel, parce qu'il est le trône de Dieu, ni par la terre, parce qu'elle est l'escabeau de ses pieds (4)». Ils établissent ensuite, à grands frais d'éloquence, l'argumentation suivante: Comment ce Dieu, dont le ciel est le trône, et la terre l'escabeau, peut-il habiter dans un tabernacle construit avec de l'or, de l'argent, de l'airain, de la pourpre, des poils de chèvre et des peaux d'animaux? Ils invoquent, comme preuve, le témoignage de saint Paul, qui déclare que Dieu habite une lumière inaccessible (5). Nous posons à notre tour la même question en l'appuyant de passages de l'Ancien et du Nouveau Testament. Nous y

1. Jn 12,28 Jn 17,5 - 2. Mt 5,8 - 3. Ex 25,2-8 - 4. Mt 5,34-35 - 5. 1Tm 6,16

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lisons: «Le ciel est mon trône, et la terre l'escabeau de mes pieds; quelle demeure me construisez-vous, ou quel sera le lieu de mon repos? Est-ce que toutes ces oeuvres ne sont pas sorties de ma main (1)?» Voilà donc dans l'Ancien Testament des paroles qui prouvent que Dieu n'habite pas dans les temples construits de main d'homme, et cependant le Fils de Dieu, faisant un fouet avec des cordes, chassa du temple ceux qui vendaient ou achetaient des boeufs et des colombes, et renversa les tables des changeurs en s'écriant: «La maison de mon Père sera appelée une maison de prière, et vous en avez fait une caverne de voleurs (2)». Si donc on s'obstine à opposer l'un à l'autre ces deux chapitres pour tromper les ignorants, si l'on soutient que dans l'Ancien Testament, Dieu, avec le ciel pour trône, et la terre pour escabeau, nous est représenté si grand qu'il ne peut habiter dans un temple fait de main d'homme, tandis que l'Evangile nous montre ce même Dieu fixant son séjour dans des demeures bâties par les hommes; est-ce que, forcés par l'évidence, les Manichéens ne conviendront pas enfin que cette demeure construite par les hommes à la gloire de Dieu n'a pas, dans les deux Testaments, une signification particulière? Ne comprendront-ils jamais que ces deux Testaments proclament hautement que si Dieu habite dans ces temples de main d'homme, il ne peut y être ni contenu ni enfermé?


CHAPITRE 11. DIEU SE VENGE DE L'IDOLATRIE.

Nous lisons dans l'Exode: «Vous n'adorerez pas des dieux étrangers»; et ailleurs: «Votre Dieu sera appelé un Dieu jaloux, car il est jaloux d'une grande jalousie (3)». En s'indignant contre cette parole: «Vous n'adorerez a pas des dieux étrangers», les Manichéens prouvent assez clairement qu'ils ont réellement un faible pour la pluralité des dieux. Pourquoi s'en étonner, quand on les voit dans leur secte énumérer avec complaisance les membres nombreux de la grande famille des dieux? N'en sont-ils pas arrivés au culte et à l'adoration des choses visibles qu'ils ont substituées à la souveraine vérité? Voilà pourquoi ils repoussent avec indignation cette parole de

1 Is 66,1 - 2. Jn 2 Jn 15,16 Mt 21,13 - 3. Ex 20,5 Ex 24,14

l'Exode: «Vous n'adorerez pas des dieux étrangers». Et dans cette parole ils trouvent la raison de celles-ci: «Votre Dieu est appelé un Dieu jaloux, car il est jaloux d'une grande jalousie». Comment donc aimerions-nous un Dieu jaloux, à qui la jalousie seule inspire de nous défendre d'adorer des dieux étrangers? Ils trouvent ainsi dans ces paroles une contradiction formelle avec ce passage de l'Evangile: «Père juste, le monde ne vous connaît pas (1)». Comme si Dieu ne pouvait être juste qu'autant qu'il veut bien nous permettre d'adorer des dieux étrangers. Ils soutiennent donc qu'un Dieu juste et un Dieu jaloux, ce sont là deux choses absolument inconciliables; et avec ce raisonnement ils trompent une foule de malheureux qui ne comprennent pas que toute espérance de salut pour nous, ne nous peut venir que de cette jalousie même de Dieu. En effet, cette expression ne nous révèle autre chose que la divine Providence qui ne peut souffrir qu'une âme se livre impunément à la fornication de l'impiété, selon cette parole du Prophète: «Vous perdrez tous ceux qui se rendent coupables de fornication contre vous (2)». De même que cette expression: La colère de Dieu, signifie non pas le trouble de l'âme, mais le pouvoir de tirer vengeance du mal; de même la jalousie en Dieu n'est nullement ce cruel tourment qu'un époux éprouve à l'égard de son épouse ou une épouse à l'égard de son époux, mais uniquement cette calme et absolue justice qui éloigne le bonheur de toute âme qui se laisse corrompre par des opinions fausses et criminelles. Comment n'auraient-ils pas horreur de ces paroles, eux qui ne voient aucune parole qui puisse s'appliquer dignement à l'ineffable majesté de Dieu? A leurs yeux ce que l'on peut faire de plus honorable pour Dieu, c'est de garder à son sujet le plus profond silence. Le Saint-Esprit lui-même, pour donner aux hommes une idée de l'infinie, majesté de Dieu, n'a pas hésité à employer ces expressions qui, chez les hommes, sont l'indice du vice, afin de nous faire comprendre que tout ce -que nous pouvons dire de plus digne de Dieu, est toujours une offense réelle à sa majesté infinie, d'où il suit que le silence est la seule manière de l'honorer. Si j'examine la jalousie dans l'homme, je trouve qu'elle produit une perturbation qui déchire le coeur. Et cependant

1. Jn 17,25 - 2. Ps 72,27

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quand je recherche la cause de cette impression, je la trouve dans l'horreur qu'inspire à un époux l'adultère de son épouse; voilà pourquoi la jalousie se rencontre surtout dans le mariage. Supposons maintenant que le mari soit heureux par lui-même, tout-puissant et juste, il pourrait punir le péché de son épouse, sans aucun tourment de sa part, avec une entière facilité et sans commettre aucune injustice. Et cependant si nous voulions exprimer, cette action dans un langage humain, tout insuffisant qu'il est, le mot jalousie serait le seul qui pourrait rendre notre pensée. Reproche-t-on à Cicéron, qui cependant savait parler latin, cette parole qu'il adresse à César: «Parmi vos vertus, la plus admirable, la plus belle, c'est votre miséricorde (1)?» Et cependant le mot miséricorde signifie un coeur que la misère d'autrui rend malheureux. - En conclura-t-on que la vertu rend le coeur malheureux? Cicéron ne pourrait-il pas répondre à ses accusateurs que sous le nom de miséricorde, il a voulu exprimer la clémence? Il suffit donc, pour la correction du langage, de se servir des expressions qui se rapprochent du sens propre. J'en ai cherché une preuve dans Cicéron, parce que toute la difficulté actuelle est une pure question de mots. Les écrivains sacrés se sont, avant tout, préoccupés de l'idée, tandis que les auteurs profanes s'attachent de préférence à la qualité des termes. J'ouvre donc l'Evangile et tous les livres du Nouveau Testament; et partout ils exaltent la miséricorde de Dieu. Pourquoi ces misérables Manichéens ne soutiennent-ils pas que la miséricorde ne peut s'appliquer à Dieu, puisque son coeur ne saurait être malheureux? De même donc que la miséricorde en Dieu n'implique pas nécessairement que son coeur soit malheureux, de même Dieu peut être jaloux sans ressentir aucun des effets que cette émotion produit dans l'homme; et pour parvenir au silence divin nous subissons facilement les conditions du langage humain. Soutiendront-ils que la jalousie et la justice sont incompatibles, même en Dieu? Alors qu'ils m'expliquent ces paroles du Nouveau Testament: «Je vous jalouse de la jalousie de Dieu (3)», ou bien cette expression empruntée par l'Evangile aux anciens: «Le zèle de votre maison me dévores?» Qu'ils

1. Pro Ligario, à la fin. - 2. 2Co 11,2 - 3. Jn 2,17 Ps 58,10

lisent aussi ces paroles de l'Ancien Testament: «Dieu est juste, il a aimé la justice, sa face a vu l'équité (1)», et qu'ils jugent eux-mêmes de quel droit ils prônent si haut l'incompatibilité des deux Testaments, quand dans le Nouveau nous trouvons formulée la jalousie de Dieu, et dans l'Ancien sa justice? Pour tout homme sensé, au contraire, l'unité la plus parfaite, l'accord le plus complet prouvent, dans les saintes Ecritures, l'action unique et toute-puissante du Saint-Esprit.



CHAPITRE XII. DE LA MANDUCATION DU SANG.

1. L'Ecriture porte que l'on ne doit point manger le sang, parce qu'il est l'âme de la chair (2). A cette ordonnance de la loi, les Manichéens opposent ce passage de l'Evangile, où Notre-Seigneur déclare que nous ne devons pas craindre ceux qui tuent le corps, mais qui ne peuvent nuire à notre âme (3). Voici leur raisonnement: Si le sang est l'âme, comment soutenir que les hommes n'ont aucun pouvoir sur l'âme, quand on les voit exercer sur le sang un empire absolu? ils le recueillent, l'offrent en nourriture aux chiens et aux oiseaux, le répandent, et le mêlent à l'ordure et à la boue. Tout fiers de cette découverte, les hérétiques demandent avec ironie, comment, si le sang c'est l'âme, on ose affirmer que l'homme ne peut tuer l'âme, quand nous le voyons exercer sur le sang une puissance aussi arbitraire? Ils s'appuient encore sur cette parole de saint Paul: «La chair et le sang ne posséderont pas le royaume de Dieu (4)», et concluent: si, comme Moïse l'affirme, le sang est l'âme, aucune âme ne peut donc posséder le royaume de Dieu. A cette calomnie je réponds d'abord en les priant de me montrer la page de l'Ancien Testament où il est écrit que l'âme humaine n'est autre chose que le sang. Jamais ils ne rencontreront ce blasphème dans l'Ecriture, malgré les tortures qu'ils lui font subir, dans le but, sans doute, de la rendre inintelligible. Que si rien de pareil n'est dit de l'âme humaine, que nous importe d'apprendre des Manichéens, que l'âme des animaux peut être tuée, ou ne saurait posséder le royaume de Dieu? Mais parce qu'ils sont épris d'une belle sollicitude pour l'âme des

1. Ps 10,8 - 2. Dt 12,23 - 3. Mt 10,28 - 4. 1Co 15,50

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animaux (n'admettent-ils pas que les âmes des hommes, quoique raisonnables, à force de circonvolutions, deviennent des âmes d'animaux? ) ils doivent conclure que le royaume des cieux leur est fermé à eux-mêmes, s'ils admettent qu'il le soit pour l'âme des animaux.

2. Mais pourquoi cette insulte lancée à la face du peuple d'Israël par Adimantus, l'un des disciples de Manès et que l'on regarde comme un des grands docteurs de la secte? Attribuant au peuple juif cette erreur absurde de croire que l'âme n'est rien autre chose que le sang, il plaisante en leur disant que les âmes de leurs ancêtres ont été dévorées par les serpents, ou consumées par le feu, ou desséchées dans les déserts et dans les gorges des montagnes. J'accorde même que tout cela est vrai; cela prouve-t-il que c'est par le crime de ceux qu'il lui plait d'insulter? Ont-ils pu nuire en quoi que ce soit à ces âmes de leurs ancêtres, qu'il rend victimes de toutes ces vicissitudes? Ils peuvent donc pleurer sur leur triste sort, mais ils n'ont pas à se le reprocher. Mais Adimantus lui-même est-il dans une situation bien meilleure, lui qui admet que des âmes humaines et raisonnables peuvent en être réduites à habiter dans des corps d'animaux? Qui peut lui dire que l'âme de son père n'est pas renfermée dans ce coursier dont il excite la lenteur par le fouet, ou qu'il fatigue par le frein, et alors quel crime de sa part? Je m'abstiens par pudeur de dire que ce sont peut-être leurs parents qu'ils immolent en écrasant ces poux et ces puces qu'ils sacrifient sans pitié. Reculeront-ils devant les conséquences de leurs principes, jusqu'à soutenir que l'âme humaine ne peut descendre jusqu'à ces faibles animalcules? C'est en vain, car on voit que ce qui les arrête, c'est la crainte de se rendre trop souvent meurtriers, ou d'être contraints d'épargner ces poux, ces puces et ces punaises dont ils ont tant à souffrir. Ils admettent qu'une âme humaine peut se trouver dans un petit renard, pourquoi? qu'ils le disent, ne se trouverait-elle pas également dans une belette? le renardeau n'est-il pas plus petit qu'une grosse belette? Si elle peut se trouver dans une belette, pourquoi pas dans un rat, pourquoi pas dans un lézard, dans une sauterelle, et ainsi de suite dans une abeille, dans une mouche, dans une punaise, dans un pou et dans tout autre insecte encore plus petit? Où s arrêteront-ils, ils ne peuvent le préciser; ainsi, comme conséquence de cette croyance absurde, ils se voient la conscience chargée d'une multitude d'homicides.

3. L'Ecriture déclare que le sang de l'animal, c'est son âme; j'ai déjà dit que je n'ai pas à m'inquiéter de l'âme des animaux; mais je puis ne voir dans cette parole qu'un symbole, ou mystère. Le Seigneur lui-même n'a pas hésité à dire: «Ceci est mon corps (1)», au moment où il donnait à ses Apôtres ce qui était le signe de son corps.

4. Quant à cette parole de l'Apôtre: «La chair et le sang ne posséderont pas le royaume de Dieu», elle n'est que le corollaire de cette autre de l'Ancien Testament: «Mon esprit ne demeurera pas en eux, parce qu'ils sont devenus chair (2)». Bien souvent dans la Bible la récompense éternelle est promise aux âmes des justes. Toutefois ajoutant encore à ces promesses et voulant nous donner une idée de ce que seront nos corps après la résurrection, l'Apôtre déclare: «Ils ne seront point dans le mariage, ils n'auront point d'épouses, mais ils seront comme des anges dans le ciel (3)». Ensuite, pour nous faire comprendre cette immutabilité des corps des justes, il continue: «Je vous dis, mes frères, que la chair et le sang ne possèderont pas le royaume de Dieu». Il ne s'agit point, pour donner le change, de séparer ces deux propositions qui se trouvent dans le même passage et qui ainsi rapprochées sont d'une clarté parfaite. Il dit encore: «Il faut que ce corps corruptible revête l'incorruptibilité, et que ce corps mortel revête l'immortalité». Pour se convaincre que c'est du corps qu'il est ici question, il suffit de rappeler ce qui précède: «Toute chair n'est pas la même chair, mais autre est la chair des hommes, autre celle des animaux, autre celle des oiseaux, autre celle des poissons. Car il y a des corps célestes et des corps terrestres, mais les corps célestes ont un autre éclat que les corps terrestres. Le soleil a son éclat, la lune le sien, et les étoiles le leur; et même entre les étoiles l'une est plus éclatante que l'autre. Il en arrivera de même dans la résurrection des morts. Le corps maintenant, comme une semence,

1. Mt 26,26 - 2. Gn 6,3 - 3. Mt 22,30

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est semé plein de corruption, et il ressuscitera incorruptible. Il est semé tout difforme, et il ressuscitera tout glorieux. Il est privé de mouvement, et il ressuscitera plein de vigueur. Il est semé corps animal, et il ressuscitera corps spirituel. S'il y a un corps animal, il y a aussi un corps spirituel, selon qu'il est écrit: Adam, le premier homme, a été créé avec une âme vivante, et le second Adam a été rempli d'un esprit vivifiant. Mais ce n'est pas le corps spirituel qui a été formé le premier, c'est le corps animal, et ensuite le spirituel. Le premier homme est le terrestre formé de la terre, et le second homme est le céleste descendu du ciel. Comme le premier homme a été terrestre, ses enfants aussi sont terrestres; et comme le second homme est céleste, ses enfants aussi sont célestes. Comme donc nous avons porté l'image de l'homme terrestre, nous porterons aussi l'image de l'homme céleste. Or, je vous dis ceci, mes frères, parce que la chair et le sang ne peuvent posséder le royaume de Dieu, et que. la corruption ne possédera- point cet héritage incorruptible». L'Apôtre pouvait-il exprimer plus clairement sa pensée? Comment donc ne pas flétrir honteusement ce parti pris frauduleux de ne citer que la fin de ce passage et de taire tout ce qui, dans les antécédents, pouvait faire comprendre le reste? Le corps de Notre-Seigneur, après la résurrection, a été élevé dans le ciel pour y recevoir une transformation céleste que nous devons espérer pour nous-mêmes au dernier jour; voilà pourquoi ces paroles de l'Apôtre: «Comme le premier homme a été terrestre, ses enfants aussi sont terrestres; et comme le second homme est céleste, ses enfants aussi sont célestes», c'est-à-dire immortels non pas seulement quant à leur âme, mais aussi quant à leur corps. C'est ce qu'il a exprimé auparavant en disant des corps célestes qu'ils ont un autre éclat que les corps terrestres. En annonçant que le corps deviendra céleste à la résurrection, il se garde bien de nous laisser croire que le corps cessera d'être corps pour devenir un esprit; ce sera toujours un corps spirituel, entièrement soumis à l'esprit et soustrait à toute atteinte de la corruption ou de la mort. Notre corps aujourd'hui est un corps animal, en concluons-nous que, ce n'est pas un corps mais une âme? Nous l'appelons animal, parce qu'il est soumis à l'âme, tandis qu nous ne pourrions pas l'appeler spirituel, parc qu'il n'est pas encore entièrement soumis l'esprit tout le temps qu'il peut être atteint par la corruption. Il sera donc spirituel quand docile aux mouvements de l'esprit, il sera sorti pour l'éternité du creuset de la corruption.

5. S'il n'est pas encore évident pour vous que l'Apôtre proclamait l'immutabilité futur quand il a dit: «La chair et le sang ne peuvent posséder le royaume de Dieu, et la corruption n'arrivera pas à l'incorruptibilité», écoutez et méditez ce qui suit: «Voici que je vous annonce un mystère: nous ressusciterons tous, mais nous ne serons pas tous changés. En un moment, en un clin d'oeil, au son de la dernière trompette car la trompette sonnera, les morts ressusciteront incorruptibles, et nous serons changés». Comme conséquence de ce qui précède et pour nous faire comprendre la nature de ce changement, l'Apôtre ajoute aussi tôt: «Car il faut que ce corps corruptible soit revêtu de l'incorruptibilité, et ce corps mortel, de l'immortalité (1)». N'est-il pas évident dès lors que la chair et le sang ne posséderont pas le royaume de Dieu, puisqu'après avoir revêtu l'incorruptibilité et l'immortalité le corps ne sera plus la chair et le sang, mais un corps céleste? Ce n'est qu'accidentellement que je viens de dire un mot de ce sujet contre lequel ces hérétiques se soulèvent indignés puisqu'ils nient la résurrection des corps. Ce n'est pas du corps que nous parlons en ce moment, mais de l'âme, et nous demandons si d'après l'Ancien Testament on peut conclure, comme le font les Manichéens, qui l'âme n'est rien autre chose que le sang. De nôtre côté, nous répondons que cette conclusion n'est rien moins qu'une absurdité. Nous n'avons pas à nous occuper davantage di l'âme des animaux, car n'étant pas raison nable elle ne peut avoir avec nous aucune relation. Toutefois quand nous voyons la loi prescrire de répandre le sang, et défendre de le manger, parce que le sang c'est l'âme; nous cherchons dans cette législation ce que nous trouvons partout dans les saintes Ecritures, c'est-à-dire des signes et des figures qui devaient se réaliser en Jésus-Christ. Il dit du sang qu'il est l'âme, comme il est dit du

1. 1Co 15,39-53

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rocher qu'il était Jésus-Christ: «Ils buvaient, dit l'Apôtre, du rocher spirituel qui les suivait, et ce rocher c'était le Christ (1)». On sait que dans le désert Moïse frappa le rocher et qu'il en jaillit une eau abondante (2). C'est à ce fait que Paul fait allusion, et cependant il ne dit point: La pierre figurait le Christ; mais: La pierre était Jésus-Christ. Craignant même qu'on n'interprétât ce mot pierre dans son sens naturel, il l'appelle pierre spirituelle, ou qu'il faut envisager spirituellement. Rien ne nous oblige de traiter ici de ces figures ou mystères de l'ancienne loi, ce travail nous mènerait trop loin et nous voulons être court. Il suffit que les Manichéens sachent que leurs calomnies tombent à faux, puisque nous ne donnons pas à ces passages l'interprétation qui soulève leur rire insensé. Nous imitons les apôtres qui se contentent de poser certains principes généraux, à l'aide desquels la postérité peut facilement tirer les conclusions qui en découlent.



CHAPITRE XIII. DU CULTE DES IDOLES.

1. Nous lisons au Deutéronome: «Gardez-vous d'oublier le testament que Dieu vous a donné, et de vous faire des figures et des images, car votre Dieu est un feu dévorant, c'est un Dieu jaloux (3)». Adimantus soulève contre ces paroles de l'Écriture des calomnies et des objections dont nous avons cru devoir entreprendre la réfutation. Quant à la jalousie attribuée à Dieu, nous avons déjà dit ce que nous devions en penser. Il est seulement à remarquer qu'à l'occasion de la jalousie de Dieu, il s'élève contre la défense formulée par le Tout-Puissant d'adorer les idoles. On en conclurait volontiers que, s'il attaque si violemment cette jalousie, c'est parce qu'elle ne nous permet pas de nous livrer au culte des idoles; ce culte aurait donc pour cet hérétique des charmes particuliers, ou du moins, en le favorisant, il voudrait se concilier la bienveillance dés païens. Voici donc ce qu'il oppose à ce passage que nous avons cité. Un juif faisait à Notre-Seigneur la question suivante: «Bon maître, que dois-je faire pour posséder la vie éternelle? Jésus lui répondit: Pourquoi m'appelez-vous bon?

1. 1Co 10,4 - 2. Nb 20,11 - 3. Dt 4,23-24

personne n'est bon si ce n'est Dieu seul (1)». Comment ne pas voir une contradiction entre ces mots de l'Ancien Testament: «Dieu est un feu ardent et un Dieu jaloux», et ces paroles de l'Évangile: «Personne n'est bon si ce n'est Dieu seul?»

2. Quant à la jalousie, nous avons déjà dit que cette qualification appliquée à Dieu par l'Écriture ne suppose en lui aucun trouble, aucun tourment. Nous savons que tout ce que nous pouvons dire de Dieu sera toujours indigne de lui, lors même que nous nous attacherions à ne formuler que les idées les plus belles et les plus relevées. En effet, avant que la sagesse divine ne fût descendue jusqu'à revêtir un corps humain, pour se rendre visible, elle était déjà descendue jusqu'à emprunter la parole humaine pour se faire entendre. C'est à dessein que j'emploie ce mot descendre. Cependant je ne le prends pas dans son acception naturelle, car dans ce sens il suppose le mouvement d'un objet qui passe d'un lieu dans un autre. Descendre, c'est quitter un lieu plus élevé pour venir dans un lieu inférieur. Or, la sagesse divine est partout à la fois et tout entière; elle ne peut donc passer d'un lieu dans un autre. Saint Jean la tête appuyée sur la poitrine de son Maître, a pu y contempler de près cette sagesse infinie. Écoutons ses paroles: «Le Verbe était dans le monde, et le monde a été fait par lui et le monde ne l'a pas connu». Cependant il ajoute aussitôt: «Il est venu chez les siens et les siens ne l'ont pas reçu (2)». Puisqu'il était déjà dans le monde, comment peut-on dire qu'il y soit venu? Je réponds qu'il y est venu en ce sens que cette sublimité ineffable, pour se mettre à la portée des hommes, a voulu se manifester elle-même par le langage humain. Était-ce aussi pour que les hommes devinssent des dieux? ceci ne peut s'exprimer que par le plus profond silence. On peut donc expliquer parfaitement le langage de l'Écriture; ce qui n'empêche pas de soutenir qu'aucune expression humaine n'est digne de Dieu, car ce qui en Dieu pourrait être exprimé par la parole, deviendrait par le fait même indigne de Dieu. Otez de la jalousie l'erreur et la souffrance, que restera-t-il autre chose que la volonté ferme en Dieu de sauver la chasteté et de punir la corruption conjugale? Or, quelle expression, mieux que la jalousie,

1. Mc 10,17-18 - 2. Jn 1,10-11

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peut nous donner l'idée de ce sentiment qui existe en Dieu en tant qu'il veut contracter avec nous l'union la plus réelle, en tant qu'il nous défend de nous laisser corrompre par un amour honteux, qu'il poursuit de ses vengeances l'impureté, et entoure la chasteté de son amour? De là cet adage plein de vérité: Celui qui n'est pas jaloux n'aime pas.

3. Nous trouvons la même idée exprimée dans ces paroles: «Dieu est un feu dévorant». Je n'aime pas à justifier ces paroles et je me contente de demander à nos adversaires quel est ce feu dont le Seigneur a dit qu'il est venu l'apporter sur la terre. Ceci se trouve dans l'Evangile, cela suffit pour qu'ils s'abstiennent de le condamner, non pas sans doute dans le but d'honorer Jésus-Christ, mais pour mieux tromper les chrétiens. Si donc nous alléguons ces paroles du Sauveur: «Je suis venu apporter le feu sur la terre (1)», ces misérables de se récrier aussitôt: Ces mots n'ont aucune relation avec les précédents. Pourquoi cela, répondons-nous? Car celui qui, dans l'Ancien Testament, prononçait ces paroles: «Je suis le Dieu dévorant (2)», c'est le même Jésus-Christ qui proclame dans l'Evangile qu'il est venu apporter le feu sur la terre, c'est-à-dire la parole de Dieu, et cette parole, c'est lui-même. Apparaissant à ses disciples, après la résurrection, il leur expliqua les Ecritures en commençant par Moïse et les prophètes; les disciples avouèrent sans détour qu'un feu mystérieux s'était allumé dans leur coeur: «Est-ce que, pendant le chemin, notre coeur ne s'est pas enflammé pendant qu'il nous expliquait les Ecritures (3)?» Jésus-Christ, tel est le véritable feu dévorant; en effet, l'amour divin consume la vie ancienne et renouvelle l'homme tout entier. C'est parce que Dieu est un feu dévorant, qu'il nous rend capables de l'aimer; c'est parce que Dieu est un Dieu jaloux, qu'il nous aime lui-même. Ne craignez donc pas ce feu qui n'est autre que Dieu, mais craignez le feu que Dieu réserve aux hérétiques.

4. Pour mettre en contradiction la loi ancienne avec l'Evangile, Adimantus, afin de mieux en imposer aux ignorants, allègue ces paroles de Notre-Seigneur: «Personne n'est bon si ce n'est Dieu seul»; mais s'il s'agissait de citer, dans l'Ancien Testament, tous

1. Lc 12,49 - 2. Dt 4,24 Dt 9,3 - 3. Lc 24,32

les témoignages qui exaltent la bonté de Dieu, qui pourrait y suffire? Contentons-nous de celui-ci que l'Eglise met chaque jour sur les lèvres de ses disciples: «Confessez que le Seigneur est bon et que sa miséricorde s'étend dans tous les siècles (1)». De telles paroles ne s'accordent guère avec l'idée que les Manichéens se font d'un Dieu jaloux, et cependant elles se trouvent dans l'Ancien Testament. Et ce roi qui, en célébrant les noces de son fils, rencontre parmi ses hôtes un convive qui ne porte pas le vêtement nuptial, après lui avoir donné le nom d'ami, ne l'entendez-vous pas ordonner qu'on lui lie les pieds et les mains et qu'on le jette dans les ténèbres extérieures (2)? Pour peu que l'on donne à cette parabole une fausse interprétation, ce roi paraîtra difficilement bon. Si dès lors il plaisait à chacun d'opposer tel ou tel chapitre de l'Evangile; s'il accusait calomnieusement l'Evangile, comme Adimantus le fait pour l'Ancien Testament; s'il prodiguait ses éloges à l'Ancien Testament parce qu'il y trouve des paroles comme celles-ci: «Confessez que le Seigneur est bon, et que sa «miséricorde s'étend dans tous les siècles»; si, au contraire, il maudissait le Nouveau, parce qu'il y voit un convive, appelé au festin, précipité tout à coup dans un affreux supplice parce qu'il n'a pas le vêtement convenable; si enfin poursuivant cette perversité frauduleuse il mettait en opposition les passages de l'Ancien Testament, d'où s'exhale la bonté, avec ceux du Nouveau qui respirent la sévérité, combien ne trouverait-il pas d'ignorants qui resteraient persuadés que l'Ancien Testament l'emporte sur le Nouveau? Quant aux Manichéens, c'est le contraire qu'ils font; pour mieux couvrir de mépris l'Ancien Testament, ils le mettent en opposition avec le Nouveau; mais comment donc ne supposent-ils pas qu'il y a des hommes qui lisent ces deux Testaments, les comprennent avec le secours de la grâce, et les trouvent dignes d'éloge? Conséquemment ces lecteurs ne peuvent que gémir sur la fraude et la malice des Manichéens comme hommes, s'en défier entant qu'ils sont hérétiques, et se rire de leur ignorance et de leur orgueil.

1. Ps 117,1-29 - 2. Mt 22,2-13

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Augustin, contre adimantus, manichéen. - CHAPITRE VIII. OEIL POUR OEIL, DENT POUR DENT.