Augustin contre Fauste - CHAPITRE XIX. CE QU'ON RÉPONDRAIT AU PAÏEN SUR LE REPROCHE DE CRUAUTÉ FAIT À DIEU.


CHAPITRE XX. COMMENT DIEU N'ÉPARGNE NI LE JUSTE NI LE PÉCHEUR.

Quant au dernier reproche que Fauste fait insidieusement aux livres de l'Ancien Testament de nous représenter Dieu menaçant de venir, le glaive à la main, et de n'épargner ni juste ni pécheur, quand nous aurions expliqué au païen dans quel sens il faut l'entendre, peut-être ne rejetterait-il l'autorité ni du Nouveau ni de l'Ancien Testament, et goûterait-il cette comparaison évangélique qui reste cachée pour certains prétendus chrétiens parce qu'ils sont aveugles, ou leur déplaît parce qu'ils sont pervertis.

1. Mt 22,11-13 - 2. Lc 19,27


En effet, le souverain maître de la vigne (1) ne porte pas la serpe de la même manière sur les sarments qui donnent du fruit et sur ceux qui n'en donnent pas; cependant il n'épargne ni les bons ni les mauvais, mais c'est pour émonder les uns et retrancher les autres. Car, il n'y a pas d'homme si juste qui n'ait besoin de l'épreuve de la tribulation ou pour perfectionner, ou pour consolider ou pour éprouver sa vertu; à moins que par hasard on ne veuille pas compter parmi les justes, Paul l'apôtre, qui, malgré l'humble et sincère aveu de ses péchés passés, se déclare cependant, avec actions de grâces, justifié par la foi en Jésus-Christ (2). A-t-il été épargné par celui dont nos orgueilleux adversaires ne comprennent pas la pensée quand il dit: Je n'épargnerai ni le juste ni le pécheur? qu'ils écoutent donc Paul: «Et de peur que la grandeur des révélations ne m'élève, il m'a été donné un aiguillon dans ma chair, un ange de Satan pour me donner des soufflets; c'est pourquoi j'ai prié trois fois le Seigneur qu'il le retirât de moi, et il m'a dit: Ma grâce te suffit; car la puissance se fait mieux sentir dans la faiblesse (3)». Il n'épargnait donc pas le juste, afin de perfectionner sa vertu dans la faiblesse, celui qui lui avait donné un ange de Satan pour le souffleter; à moins que vous ne prétendiez que c'était le diable qui avait donné cet ange. Alors c'était le diable qui agissait pour que la grandeur des révélations n'élevât pas l'Apôtre et que sa vertu fût perfectionnée! Qui oserait le dire? Il était donc livré à un ange de Satan pour être souffleté, par celui qui se servait de lui pour livrer les méchants à Satan, comme Paul l'affirme lui-même: «Que j'ai livrés à Satan, pour qu'ils apprennent à ne plus blasphémer (4)». Comprenez-vous maintenant comment Dieu n'épargne ni juste ni pécheur? Est-ce le mot de glaive qui vous fait horreur? Autre chose est, en effet, de recevoir des soufflets, autre chose d'être mis à mort. Comme si des milliers de martyrs n'avaient pas subi divers genres de mort, ou comme si leurs persécuteurs avaient pu les faire mourir sans la permission de Celui qui a dit: Je n'épargnerai ni juste ni pécheur; alors que le Seigneur même des martyrs, «ce

1. Jn 15,1 - 2. 1Tm 1,13 - 3. 2Co 12,7-9 - 4. 1Tm 1,20

322

Fils propre n que le Père n'a point épargné (1)», a dit ouvertement à Pilate: «Tu n'aurais sur moi aucun pouvoir, s'il ne t'avait été donné d'en haut (2)». Ces vexations et ces persécutions des justes, ce même Paul les appelle un exemple du jugement de Dieu (3). Cette pensée est développée davantage par l'apôtre Pierre quand il dit ce que j'ai rappelé plus haut: «Que voici le temps où doit commencer le jugement par la maison de Dieu». Or, continue-t-il, «s'il commence par nous, quelle sera la fin de ceux qui ne croient pas à l'Evangile de Dieu? Et si le juste est à peine sauvé, l'impie et le pécheur, où se présenteront-ils (4)?» Voilà qui fait comprendre comment on n'épargne pas les impies qui sont retranchés comme des sarments pour être jetés au feu, ni les justes qui sont émondés pour devenir parfaits. Car Pierre lui-même atteste que tout cela se fait par la volonté de Celui qui a dit dans les anciens livres: Je n'épargnerai ni le juste ni le pécheur. Il dit en effet: «Il vaut mieux souffrir, si l'Esprit de Dieu le veut ainsi, en faisant le bien qu'en faisant le mal (5)». Si donc, par la volonté de l'Esprit de Dieu, on souffre en faisant le bien, c'est que les justes rie sont pas épargnés; si l'on souffre en faisant le mal, c'est que les pécheurs ne le sont pas davantage: mais l'un et l'autre arrive par la volonté de Celui qui a dit: Je n'épargnerai ni le juste ni le pécheur, corrigeant l'un comme un fils, punissant l'autre comme un impie.


CHAPITRE XXI. RÉSUMÉ DES RÉPONSES PRÉCÉDENTES: APOSTROPHE AUX MANICHÉENS.

Voilà que j'ai démontré comme j'ai pu que nous n'adorons pas un Dieu qui ait été éternellement dans les ténèbres, mais Celui qui est la lumière et en qui il n'y a pas de ténèbres (6), qui habite en lui-même la lumière inaccessible (7), qui est la lumière éternelle dont la sagesse coéternelle est la splendeur (8), qui n'a pas été frappé d'admiration à l'aspect d'une lumière inattendue, mais qui a créé la lumière pour la faire exister, et l'a approuvée pour la faire durer; qui n'ignorait point l'avenir,

1. Rm 8,32 - 2. Jn 19,11 - 3. 2Th 1,5 - 4. 1P 5,17-18 - 5. 1P 3,17 - 6. 1Jn 1,5 - 7. 1Tm 7,16 - 8. Sg 3,25

mais donnait un commandement et en punissait la transgression, afin de contenir par une juste vengeance les rebelles présents, et de frapper d'épouvante les rebelles à venir, qui ne cherchait point par ignorance un pécheur qu'il ne vît pas, mais l'interrogeait pour le juger; qui n'éprouve ni envie, ni crainte, mais écarte avec raison la prévarication de la vie éternelle, juste récompense des fidèles; qui n'est point avide de sang ni de graisse, mais qui a imposé à un peuple charnel des sacrifices convenables pour nous promettre en figure le véritable sacrifice; dont la jalousie n'est point accompagnée d'un trouble dévorant, mais procède d'une bonté tranquille et veille à ce qu'une âme qui doit se conserver pure pour Dieu seul, ne se corrompe pas et ne se déshonore pas en se prostituant à une multitude de faux dieux; dont la colère n'est point, comme celle de l'homme, un mouvement de cruauté, mais un courroux divin, qui punit avec justice et sévérité, et prend, dans le langage usuel, le nom de colère, non pour indiquer la passion de la vengeance, mais la fermeté du jugement; qui ne tue point des milliers d'hommes pour des fautes légères ou nulles, mais, par des morts temporelles et pour des motifs d'une parfaite équité, imprime aux peuples une salutaire terreur de son nom; qui ne frappe point en aveugle et au hasard les justes et les pécheurs, mais qui distribue aux justes d'utiles épreuves pour les perfectionner et aux pécheurs des punitions méritées pour satisfaire à la justice. Vous voyez donc, Manichéens, que vos jugements téméraires vous égarent quand, pour avoir mal compris nos Ecritures ou écouté ceux qui les comprenaient mal, vous vous formez de fausses idées des catholiques, et abandonnez la saine doctrine pour vous tourner vers des fables sacrilèges; puis, trop profondément pervertis et séparés de la société des saints, vous ne voulez pas même être corrigés par le Nouveau Testament, où nous vous montrons des choses semblables à celles que vous blâmez dans l'Ancien. D'où il résulte que nous sommes obligés de défendre les deux Testaments contre vous et contre les païens.

323


CHAPITRE XXII. LE DIEU DES CATHOLIQUES, QUOIQUE DÉFORMÉ PAR LES MANICHÉENS, VAUDRAIT MIEUX QUE LE LEUR. DÉMONSTRATION D'APRÈS LA DOCTRINE MÉME DES SECTAIRES.

Mais supposez un homme tout à fait charnel et tellement insensé qu'il adore Dieu, non pastel que nous l'adorons, seul et vrai Dieu, mais tel que vous prétendez que nous l'adorons, déformé par vos calomnies et vos faux jugements: n'adorerait-il pas encore un Dieu préférable au vôtre? Faites attention, je vous prie, et ouvrez des yeux quelconques: car il ne faut pas un génie bien perçant pour comprendre ce que je vais dire; je fais appel à tous, aux savants et aux ignorants: écoutez, faites attention, jugez. Combien il vaudrait mieux que votre dieu eût habité éternellement les ténèbres, plutôt que de plonger dans les ténèbres la lumière, sa soeur, éternelle comme lui? Combien il serait préférable qu'il eût admiré et loué la lumière, toute nouvelle pour lui, et apparaissant pour dissiper ses ténèbres, plutôt que de ne pouvoir éviter l'invasion des anciennes ténèbres autrement qu'en changeant en ténèbres sa propre lumière! Malheureux, s'il a fait cela parce qu'il était troublé; cruel, s'il l'a fait quoiqu'il n'eût rien à craindre. Il lui serait certainement meilleur de voir la lumière qu'il aurait faite et de l'admirer comme bonne, que de la rendre mauvaise après l'avoir engendrée, et de la voir repousser de lui les ténèbres ennemies, de manière à devenir son ennemie elle-même. Car on fera un crime aux restes qui doivent être condamnés sur le globe, de s'être laissé entraîner loin de leur première nature lumineuse et d'être devenus ennemis de la saine lumière: vivant de toute éternité dans les éternelles ténèbres de l'ignorance, s'ils ne prévoyaient pas ce qui devait leur arriver; ou dans les ténèbres éternelles de la crainte, s'ils le prévoyaient. Voilà donc qu'une partie de la substance de votre dieu a été éternellement enveloppée dans ses propres ténèbres; et plus tard, au lieu d'admirer la lumière nouvelle, elle a subi des ténèbres étrangères qu'elle avait toujours redoutées. Or, si le dieu dont elle faisait partie, craignait pour elle un si grand mal à venir, il était donc aussi envahi par les ténèbres de la crainte; s'il ne le prévoyait pas, il était aveuglé par les ténèbres de l'ignorance; s'il le prévoyait, et ne le craignait pas, il était dans les ténèbres de la cruauté, pires que celles de l'ignorance ou de la crainte; car votre Dieu n'éprouvait pas dans sa chair ce que l'Apôtre y loue: «Si un membre souffre, tous les membres souffrent avec lui (1)», puisque vous prétendez dans votre extrême folie que la chair a été créée par Hylé, et non par Dieu. Cependant, nous ne l'accusons pas: il prévoyait, il craignait, il souffrait, mais il n'y pouvait rien. Il a donc vécu de toute éternité dans les ténèbres de sa misère; et plus tard il n'a point admiré une lumière nouvelle qui vînt dissiper ses ténèbres; mais, au grand détriment de sa propre lumière, il a été envahi par d'autres ténèbres qu'il avait toujours redoutées. Combien il lui serait préférable, je ne dirai pas de commander comme Dieu, mais de recevoir un commandement comme l'homme, sauf à se trouver bien de l'observer, à se trouver mal de l'enfreindre, mais dans les deux cas agissant avec une pleine liberté de volonté au lieu d'être poussé contré sa volonté, par une nécessité invincible, à obscurcir sa propre lumière! Il vaudrait encore beaucoup mieux pour lui donner un commandement à la nature humaine, tout en prévoyant qu'elle le violera, que de, forcer irrésistiblement sa nature divine à pécher. Ouvrez les yeux, et dites-nous comment celui qui est sous l'empire de la nécessité pourra vaincre les ténèbres. La nécessité était son plus grand ennemi et il la portait dans son sein; c'est elle qui l'a vaincu et forcé à combattre avec un ennemi moindre. Combien il vaudrait mieux pour lui ne pas savoir où Adam agirait fui devant sa face, que de n'avoir lui-même aucune retraité où échapper, d'abord à la dure et cruelle nécessité, et ensuite à une race indifférente et ennemie! Combien il lui serait meilleur de refuser par,envie le bonheur à la nature humaine, que de livrer la nature divine au malheur; d'être avide du sang et de la graisse des victimes, que d'être lui-même tant de fois sacrifié aux idoles, mêlé à la graisse et au sang de toutes les victimes; d'être troublé par la jalousie en voyant sacrifier à d'autres dieux, que d'être lui-même offert à tous les démons, sur tous les autels, enchaîné non-seulement dans les fruits, mais même dans toute chair d'animal! Combien il vaudrait mieux pour lui éprouver l'agitation,

1. 1Co 12,26

324

le trouble d'une colère, même humaine, contre les péchés des siens ou des étrangers, que d'être troublé, non-seulement dans tous ceux qui se fâchent, mais dans tous ceux qui craignent, d'être souillé dans tous ceux qui pèchent, d'être puni dans tous ceux qui sont condamnés; enchaîné partout parla partie de lui-même qu'il a livrée, quoique innocente, à un tel déshonneur, dans le but de vaincre par elle ce qu'il redoutait; assujetti en personne à une si déplorable nécessité, afin que la partie condamnée pût lui pardonner, quand il sera humble comme il est malheureux! Mais maintenant, est-il supportable de vous entendre blâmer Dieu, parce qu'il s'irrite contre les péchés des siens ou des étrangers, quand le dieu que vous imaginez condamne lui-même, sur ce globe, ceux de ses membres qu'il a forcés malgré lui à se précipiter dans l'abîme du péché? Vous dites, il est vrai, qu'il fait cela sans colère. Mais je m'étonne qu'il puisse être fier d'exercer une sorte de vengeance envers des êtres à qui il devait demander grâce et dire: - Je vous en prie, pardonnez-moi: vous êtes mes membres; comment aurais-je pu vous traiter ainsi, si je n'y avais été forcé? Vous savez vous-mêmes que quand je vous ai envoyés là, un ennemi terrible nous avait attaqués, et si je vous y enchaîne maintenant, c'est que je crains une nouvelle irruption de sa part. - Vous en conviendrez: il vaudrait beaucoup mieux donner la mort temporelle à des milliers d'hommes pour une faute nulle ou légère, que de précipiter dans le gouffre du péché et de condamner à un supplice perpétuel ses propres membres, c'est-à-dire les membres de Dieu, la substance de Dieu, par conséquent Dieu lui-même. Ces membres avaient-ils la liberté de pécher ou de ne pas pécher? On ne voit pas trop comment on pourrait le dire de la substance de Dieu, de la vraie substance divine qui est absolument immuable. Car Dieu ne peut absolument pas pécher, pas plus qu'il ne peut se nier lui-même (1); mais l'homme peut pécher et nier Dieu, et pourtant il ne le fait pas, s'il ne le veut pas. Si donc, comme je l'ai dit, ces membres de votre dieu avaient, comme l'âme humaine et raisonnable, la faculté de pécher ou de ne pas pécher, peut-être, coupables de fautes graves, auraient-ils été

1. 2Tm 2,13

justement condamnés à souffrir sur ce globe. Or, vous ne pouvez pas dire que ces faibles parties de votre dieu n'aient eu une volonté libre que le dieu n'avait pas dans son entier, puisque s'il ne les eût livrées au péché, envahi lui-même tout entier par le peuple des ténèbres, il eût été forcé de pécher. Que si elles ne pouvaient pas être contraintes, ils péché en les envoyant là où elles pouvaient l'être; par conséquent, en faisant cela par un acte de libre autorité, il a mérité cette sorte de supplice du sac réservé aux parricides, plutôt que les parties elles-mêmes qui sont allées, par obéissance, là où elles ont perdu la liberté de bien vivre. Mais si, envahi et possédé par l'ennemi, il pouvait être forcé à pécher, à moins de pourvoir à son salut en condamnant une partie de lui-même, d'abord au crime, ensuite au supplice; si, par conséquent, ni votre dieu, ni ses parties n'avaient le libre arbitre, alors qu'il ne s'imagine pas être juge, mais qu'il se reconnaisse coupable, non précisément pour avoir subi ce qu'il ne voulait pas, mais pour avoir feint les apparences de la justice, en condamnant ceux qu'il savait avoir subi, plutôt que commis, le mal: feint qui n'a pas d'autre but que de dissimuler! sa défaite: comme s'il y avait profit pour un malheureux à être appelé heureux ou fortuné. Assurément, il eût encore mieux valu pour votre dieu mettre de côté toute justice et n'épargner ni justes ni pécheurs (dernier reproche que Fauste, dans son in. intelligence, adresse à notre Dieu), que de sévir ainsi contre ses propres membres, qu'il ne se contente pas de livrer à l'ennemi pour être empoisonnés sans remède, mais qu'il accuse encore faussement d'iniquité; car il prétend qu'ils ont bien mérité cet horrible et éternel supplice pour s'être laissé entraîner loin de leur première nature lumineuse et être devenus ennemis de la sainte lumière. Et pourquoi cela, sinon, comme il le dit lui-même, parce qu'ils étaient si bien incorporés à la première avidité des princes des ténèbres, qu'ils n'ont pas pu se rappeler leur origine ni se distinguer de la nature ennemie? Donc ces âmes n'ont point fait de mal, mais ont été condamnées innocemment à un si grand supplice. Et par qui, sinon par celui qui leur a donné primitivement l'ordre de se séparer de lui pour aller subir une si terrible peine? Leur père a donc été pour elles pire (326) que leur ennemi. En effet, c'est leur père qui les a livrées au malheur, tandis que leur ennemi, en les convoitant, ne faisait que convoiter un bien, et désirait jouir d'elles et non leur faire du mal. L'un leur a nui sciemment, et l'autre sans le savoir. Mais ce pauvre dieu, faible et sans ressources, n'avait pas d'autre moyen de se protéger contre un ennemi, d'abord violent à l'attaque et ensuite enfermé. Mais qu'au moins il n'accuse pas ces âmes dont l'obéissance a fait son salut, dont la mort fait sa sécurité. S'il a été forcé de combattre, l'est-il aussi de calomnier? Quand elles se laissaient entraîner loin de leur première nature lumineuse et devenaient ennemies de la sainte lumière, elles y étaient évidemment forcées par l'ennemi; si elles n'ont pu résister à cet ennemi, elles sont condamnées innocemment; si elles l'ont pu et ne l'ont pas voulu, que deviennent toutes vos fables sur la nature du mal, puisque le péché provient de la volonté propre? Car, évidemment, c'est de plein gré et non par l'effet d'une violence extérieure, qu'elles ont péché, puisque, pouvant résister au mal, elles ne l'ont pas voulu. En résistant, elles auraient bien fait; en ne résistant pas, elles ont commis un crime énorme, monstrueux; si elles l'ont pu et ne l'ont pas fait, c'est évidemment qu'elles ne l'ont pas voulu. Donc, si elles ne l'ont pas voulu, il faut s'en prendre à leur volonté et non à la nécessité. Donc, la volonté est le principe du péché; or, le principe du péché est le principe du mal, c'est-à-dire la transgression du commandement juste et de la punition infligée par un juste jugement. Par conséquent, rien ne vous oblige, dans la question de l'origine du mal, de vous précipiter dans cette pernicieuse erreur d'appeler nature du mal une nature qui possède abondamment tant de biens, et d'introduire l'horrible mal de la nécessité dans la nature du souverain bien avant l'immixtion de la nature du mal. Et le principe de cette erreur, c'est votre orgueil, que vous n'auriez pas, si vous ne le vouliez pas; mais pour vouloir la soutenir d'une façon quelconque, parce que vous vous y êtes précipités, vous enlevez au libre arbitre l'origine du mal, et vous la rattachez à une fable vaine et fausse. Par là même, il vous est force de dire que ces âmes condamnées à être éternellement enchaînées à ce globe affreux, sont devenues ennemies de la saine lumière, non volontairement, mais par nécessité; de reconnaître pour votre juge un dieu près duquel vous ne pouvez rien pour les victimes dont vous défendez la cause, en démontrant que leur crime a été involontaire; de reconnaître enfin pour votre roi, ce même dieu dont vous ne pouvez obtenir pardon pour vos frères, ses fils et ses membres, bien que vous prouviez qu'ils sont devenus vos ennemis et les siens, non par leur volonté, mais par nécessité. O cruauté qui dépasse toutes les bornes! à moins que vous ne cherchiez à le défendre lui-même et à l'excuser en disant qu'il a agi aussi par nécessité. Si donc vous pouviez trouver un autre juge, qui, soustrait à l'empire de la nécessité, observât les lois de l'équité, il ne se contenterait pas de clouer votre dieu à la surface du globe, mais il l'enfermerait dedans avec son redoutable ennemi. Pourquoi, en effet, ne serait-il pas juste que celui qui pousse le premier à pécher par nécessité, soit le premier à être condamné? Combien donc vous auriez encore de profit à choisir, par préférence à ce pire des dieux, l'autre dieu, non tel que nous l'adorons, mais tel que vous croyez ou feignez de croire que nous l'adorons; lequel, sans aucune règle d'équité, sans distinction de condamnation et de punition, n'épargnerait pas ses serviteurs, soit justes, soit pécheurs, mais du moins épargnerait ses membres, innocents si la nécessité n'est pas un crime, coupables pour lui avoir obéi, si la nécessité est un crime; et coupables de manière à être condamnés pour l'éternité par celui avec qui ils devaient être absous, si la victoire lui eût permis de respirer en liberté, ou être condamnés si, après la victoire, la nécessité laissait du moins subsister un reste d'équité. Mais vous forgez un dieu qui n'est point le Dieu vrai et souverain que nous adorons, mais je ne sais quel faux dieu que vous prétendez, de bonne ou de mauvaise foi, que nous adorons: car ni l'un ni l'autre n'existent, ce sont des inventions de votre part: néanmoins, celui que vous forgez et que vous nous accusez d'adorer, vaut encore mieux que celui que vous adorez vous-mêmes.


CHAPITRE XXIII. LE SAINT JUSTIFIERA LES PATRIARCHES ET LES PROPHÈTES.

Il en est de même pour les Patriarches et les Prophètes: ceux que vous blâmez ne sont (326) point ceux que nous honorons; vous les avez forgés, dans un esprit d'orgueil malveillant, d'après nos livres mal compris. Néanmoins, à les prendre tels que vous les faites, ils sont non-seulement au-dessus de vos élus, de ceux qui observent tous les commandements de Manès (ce serait trop peu dire); mais je prouverai qu'ils l'emportent même sur votre dieu. Toutefois, ce ne sera que quand j'aurai justifié contre vos coeur charnels, avec l'aide de Dieu et de la saine raison, nos patriarches et nos Prophètes des accusations que vous dressez contre eux. En vérité, Manichéens, ce devrait être assez de vous répondre que les vices que vous reprochez aux nôtres, sont préférables à ce que vous regardez comme des vertus chez les vôtres; en ajoutant, pour mettre le comble à votre confusion, que votre dieu est encore bien au-dessous de nos pères, tels que vous lias dépeignez. Je lia répète, cette réponse devrait suffire. Maintenant il en est qui en dehors de votre futile babil, sont naturellement frappés de la comparaison de la vie des Prophètes de l'Ancien Testament avec celle des Apôtres du Nouveau Testament, vu qu'ils ne savent pas faire la différence des moeurs de l'époque où la promesse était voilée, de celles du temps où la promesse est accomplie: c'est à eux surtout que je suis forcé de répondre; soit que, modérés dans leur conduite, ils osent se mettre au-dessus des Prophètes, soit qu'ils cherchent dans les exemples de ces mêmes Prophètes des prétextes pour excuser leur propre malice.


CHAPITRE XXIV. INDIVIDUS ET NATION, TOUT A ÉTÉ PROPHÉTIE CHEZ LES JUIFS.

Je commence donc par poser en principe que, chez ces hommes, non-seulement le langage, mais la vie même était prophétique; que tout le royaume des Juifs a été, en quelque sorte, un grand prophète, et le prophète d'un grand personnage. Il faut donc chercher l'annonce du Christ et de l'Eglise, d'une part, dans ce que disaient et faisaient ceux que la sagesse divine avait éclairés; et de l'autre, dans les événements que la divine Providence ménageait dans les individus ou à l'occasion de toute la nation judaïque. Car toutes ces choses, comme dit l'Apôtre, «ont été des figures de ce qui nous arrive (1)».

1. 1Co 10,6


CHAPITRE XXV. MÉPRISE PUÉRILE DE CEUX QUI JUGENT LES PATRIARCHES.

Les Manichéens attribuent à la passion, chez les Prophètes, certains faits dont la hauteur les dépasse de beaucoup, comme quelques païens sacrilèges accusent le Christ de folie, ou plutôt de démence, pour avoir cherché hors de saison des fruits sur un arbre (1); ou de fatuité puérile, parce que, se baissant il écrivit du doigt sur la terre, et qu'il recommença après avoir répondu à ceux qui l'interrogeaient (2). Car, ils ne savent rien, ils ne comprennent pas que, dans les grandes âmes, il existe des vertus qui ressemblent fort aux défauts des petits enfants, en apparence, bien entendu, et sans aucun point de comparaison possible. Ceux qui blâment de telles choses dans ces âmes, ressemblent à des écoliers novices qui tout fiers de savoir que, quand le sujet est au singulier, le verbe doit être aussi au singulier, critiquent le prince de la langue latine pour avoir dit: «Une partie coupent en morceaux (3)», et prétendent qu'il devait dire; «coupe en morceaux». De même sachant comme s'écrit Religio, ils le blâment d'avoir doublé la consonne et écrit: Relligione patrum (4). On peut donc dire, avec raison, qu'autant il y a de distance entre les figures et les métaphores des hommes instruits, et les solécismes et les barbarismes des ignorants, autant il y en a, dans son genre, entre les actions figurées des Prophètes, et les criminelles actions des méchants. Par conséquent, comme un enfant convaincu d'avoir fait un solécisme subirait la férule s'il essayait de se défendre par l'exemple de Virgile, ainsi, quiconque se roulerait dans la fange avec la servante de sa femme et invoquerait,, pour s'excuser, le fait d'Abraham rendant mère Agar, mériterait d'être corrigé, non plus avec la férule, mais à coups de bâton, pour ne pas être condamné comme les autres adultères à l'éternel supplice. Une formule de langage, un solécisme sont peu de chose; un sacrement, un adultère sont des choses importantes; nous ne les rapprochons pas pour les mettre de niveau; mais, proportionnellement et eu égard à la différence du genre, ce que sont la science ou l'ignorance en fait de qualités ou de défauts

1. Mt 21 - 2. Jn 8 - 3. Virg. Eneid. lib. 1,V. 212. - 4. Id. lib, 2,5, 715.

327

dans le langage, la sagesse ou la folie le sont, mais à un degré bien différent, dans les vices et dans les vertus.


CHAPITRE 26. QUESTION PRÉLIMINAIRE: CE QUE C'EST QUE LE PÉCHÉ.

Avant donc de nous engager dans ce sujet, et de dire au hasard ce qu'il faut louer ou blâmer, accuser ou défendre, réprimer ou tolérer, condamner ou absoudre, rechercher ou éviter (toutes choses dans lesquelles consiste le mal ou le bien), nous devons d'abord examiner ce que c'est que le péché, et ensuite, étudier les actions des saints, telles qu'elles sont mentionnées dans les livres divins, afin que, si nous en trouvons quelques-unes de coupables, nous saisissions, autant que possible, la raison pour laquelle on les a consignées par écrit et livrées à la mémoire. Quant à celles qui ne paraissent coupables qu'aux insensés ou aux malveillants, et où l'on ne voit point éclater quelque exemple de vertu, nous examinerons aussi pourquoi elles sont rapportées dans les saintes lettres que nous croyons pieusement destinées à régler la vie présente, et à procurer le bonheur dans la vie future. Or, pour ce qui concerne les actions des saints qui forment des exemples de justice, le plus ignorant convient qu'elles ont dû être écrites. Il ne peut donc être question que de celles qui semblent ou écrites sans raison, si elles ne paraissent ni bonnes ni mauvaises; ou écrites avec danger, si elles sont évidemment coupables, parce qu'elles peuvent trouver des imitateurs, soit que les Ecritures elles-mêmes ne les blâment point, ce qui peut faire supposer qu'elles ne sont pas mauvaises, soit qu'elles les blâment, parce que, nonobstant, on les commet dans l'espoir qu'elles seront facilement pardonnées, vu que les saints en ont donné l'exemple.


CHAPITRE 26I. DÉFINITION DU PÉCHÉ. LA CONTEMPLATION ET L'ACTION. LA VIE DE FOI ET LA CLAIRE VUE.

Le péché est donc une action, ou une parole, ou un désir, opposés à la loi éternelle. Or, la loi éternelle est la raison divine ou la volonté de Dieu, ordonnant de maintenir l'ordre naturel et défendant de le troubler. Nous avons donc à chercher quel est l'ordre naturel dans l'homme. L'homme, en effet, est composé d'une âme et d'un corps; et l'animal aussi. Mais personne ne conteste que, d'après l'ordre naturel, l'âme doit être préférée au corps. Or, l'âme de l'homme a la raison qui manque à celle de l'animal. Par conséquent, comme l'âme doit être préférée au corps, ainsi, d'après la loi de la nature, la raison de l'âme doit être préférée à toutes les autres parties qui lui sont communes avec les animaux; et, dans la raison elle-même, qui est en partie contemplative, en partie active, c'est évidemment la contemplation qui l'emporte. Car elle est une image de Dieu, puisque par elle, au moyen de la foi, nous sommes réformés selon le modèle. Ainsi, l'action raisonnable doit obéir à la contemplation raisonnable, soit que celle-ci commande par la foi, comme cela a lieu tant que nous voyageons loin du Seigneur (1); soit qu'elle commande par la claire vue, ce qui arrivera quand nous serons semblables à lui, parce que nous le verrons tel qu'il est (2). Alors, devenus par sa grâce, même dans notre corps spirituel, égaux à ses anges (3), nous aurons reçu la robe primitive d'immortalité et d'incorruptibilité, dont ce corps mortel et corruptible sera revêtu, afin que la mort soit absorbée dans sa victoire (4), la justice ayant été complétée par la grâce. Car les anges si saints, si élevés, ont aussi leur contemplation et leur action; ils s'imposent à eux-mêmes le devoir d'exécuter les ordres de Celui qu'ils contemplent, du Maître éternel qu'ils servent avec ardeur, parce que son service est doux. Mais nous, dont le corps est mort par le péché, jusqu'à ce que Dieu vivifie même nos corps mortels par son esprit qui habite en nous (5), nous vivons pour la justice, dans la mesure de notre faiblesse, selon la loi éternelle, fondement de l'ordre, si nous vivons de la foi non feinte qui agit par la charité (6); ayant, dans une conscience bonne, la ferme espérance de jouir dans le ciel de l'immortalité et de l'incorruptibilité, et de voir notre justice perfectionnée jusqu'à l'ineffable et délicieuse plénitude dont nous devons avoir faim et soif tant que nous marchons par la foi, et non par une claire vue (7).

1. 2Co 5,6 - 2. 1Jn 3,2 - 3. Mt 22,30 - 4. 1Co 15,53-54 - 5. Rm 8,10-11 - 6. Ga 5,6 - 7. 2Co 5,7

328


CHAPITRE 28. CE QUI EST ILLICITE. L'HOMME. L'ANGE. DEVOIR DE L'HOMME.

C'est pourquoi l'action de l'homme, obéissant à la foi, qui elle-même est soumise à Dieu, modère toutes les jouissances mortelles et les contient dans la mesure naturelle, préférant, par un amour réglé, ce qui est meilleur à ce qui est moins bon. Si, en effet, rien de ce qui est illicite n'avait d'attrait, personne ne pécherait. Celui donc qui se livre à une affection illicite, au lieu de la réprimer, pèche. Or, l'illicite c'est ce que défend la loi qui maintient l'ordre naturel. Mais y a-t-il une créature raisonnable qui n'éprouve aucun attrait illicite? C'est une grave question. S'il y en a, ce n'est assurément pas l'homme, ni l'ange qui n'a point persévéré dans la vérité; mais ces créatures raisonnables ont été constituées de manière à avoir la faculté de résister à l'attrait illicite, et elles ont péché pour ne pas l'avoir fait. La nature humaine est donc grande, puisqu'elle est restaurée par la faculté même qui l'eût préservée de la chute, si elle l'avait voulu. Le Seigneur qui l'a créée est donc bien grand et digne de toute louange (1). Il a fait des natures inférieures qui ne peuvent pas pécher; il en a fait de supérieures qui ne veulent pas pécher. En effet, l'animal ne pèche pas, parce qu'il ne fait rien contre la loi éternelle, à laquelle il est soumis sans pouvoir y prendre part. D'un autre côté, la sublime nature angélique ne pèche pas, parce qu'elle prend une telle part à la loi éternelle, qu'elle n'a d'attrait que pour Dieu, à la volonté duquel elle obéit sans l'épreuve de la tentation. Mais que l'homme, dont, à cause du péché, toute la vie est une épreuve sur la terre (2), que l'homme prenne l'empire sur ce qu'il a de commun avec les animaux, qu'il soumette à Dieu ce qu'il a de commun avec les anges, jusqu'à ce que, perfectionné dans la justice et en possession de l'immortalité, il soit élevé au-dessus des uns et égalé aux autres.


CHAPITRE XXIX. L'HOMME DOIT MODÉRER SES JOUISSANCES. PUNITION DE L'ABUS.

Or, les jouissances mortelles doivent être excitées ou permises autant qu'il le faut pour

1. Ps 67,2 - 2. Jb 7,1

réparer ou maintenir la vie présente, soit dans chaque homme, soit dans le genre humain; si elles dépassent ce but, si elles arrachent l'homme à lui-même et l'entraînent à violer les lois de la modération, elles deviennent des passions illicites, honteuses, et méritent d'être corrigées par les douleurs. Que si elles jettent un tel trouble dans celui qui devait les dominer, et le précipitent dans un tel abîme d'habitudes perverses qu'il vienne à se persuader qu'elles resteront impunies, et qu'il néglige ainsi le remède de la confession et de la pénitence qui pourrait le corriger et le sauver du naufrage; ou si, dans un état de mort spirituelle plus terrible encore, il cherche à les justifier en blasphémant contre la loi éternelle de la Providence et qu'il meure en cette disposition: ce n'est plus une correction, mais la damnation que cette loi souverainement juste lui inflige.


Augustin contre Fauste - CHAPITRE XIX. CE QU'ON RÉPONDRAIT AU PAÏEN SUR LE REPROCHE DE CRUAUTÉ FAIT À DIEU.