Augustin, réfutation Parménien - Examen des passages de l'Ecriture dénaturés par les Donatistes.


LIVRE TROISIÈME.

Examen des autres passages de l'Ecriture, cités par Parménien.


1. L'unité d'esprit dans les liens de la paix, tel est le but que se proposent sans cesse la raison inspirée par la foi,la discipline ecclésiastique, dirigée par la sagesse; telle est la grande loi dont l'Apôtre fait reposer l'observation sur la charité réciproque. Dès que.cette loi est violée, la répression du mal devient non-seulement superflue, mais encore pernicieuse; elle cesse d'être un remède pour devenir un poison. Or, ces enfants d'iniquité, mus non pas par la haine du péché, mais par le besoin de troubles et de divisions, font grand bruit de leur nom pour soulever les populations toujours très-mobiles, et les entraînent à leur suite ou du moins jettent dans leur sein des germes de discorde qui ne tardent pas à croître et à grandir. Tous les désordres s'ensuivent et ne sont que la conséquence nécessaire de l'orgueil dont ils se gonflent, de l'obstination qui les aveugle, des calomnies qu'ils enfantent, des séditions qu'ils attisent. Pour empêcher qu'on ne les accuse d'aveuglement et d'erreur, ils affectent la sévérité extérieure la plus rigide; tous les passages de la sainte Ecriture, dans lesquels l'Esprit-Saint commande de réprimer les vices et de faire la guerre aux passions, tout en restant dans les limites de la charité et dans les bornes de l'unité, ils s'en font une arme pour asseoir le schisme et le sacrilège et faire régner la division, ils triomphent surtout de ces paroles de l'Apôtre «Enlevez le mal de vous-mêmes». Or, ajoutent-ils, si le mal ne nuisait point aux justes eux-mêmes, l'Apôtre nous ordonnerait-il de le faire disparaître?


2. Examinons si ce n'est pas à dessein que saint Paul, pesant la portée de ses paroles, et pouvant dire: Chassez les méchants de votre société, a cru devoir prendre cette forme de langage: «Chassez le mal de vous-mêmes». En effet, du moment que l'on ne peut séparer les méchants de la société de l'Eglise, pour s'en séparer de coeur il suffit de chasser le mal de soi-même, et par ce moyen, non-seulement on est spirituellement uni aux bons, mais on se trouve séparé des méchants. S'adressant à Timothée, l'Apôtre avait dit également: «N'ayez aucune part aux péchés de vos frères»; c'était affirmer clairement qu'il n'est pas toujours possible de chasser de l'Eglise certains pécheurs, que l'on est ainsi forcé de tolérer. Puis, voulant lui faire comprendre dans quel sens il ne devait avoir aucune part aux péchés de ses frères, il ajoute: «Gardez«vous pur vous-même (1)». Un méchant peut se mêler aux méchants, mais le juste ne saurait leur être mêlé quoique membre extérieur de la même société. Quant aux Corinthiens, il leur avait dit: «Ai-je à juger ceux qui sont au dehors? Et ne jugez-vous pas vous-mêmes ceux qui vous sont unis intérieurement?» Mais, craignant aussitôt qu'ils ne se laissassent effrayer par la multitude des pécheurs auxquels ils sont mêlés comme le froment à la paille; et dont ils ne, peuvent se séparer pour se soustraire à leurs vexations, l'Apôtre ajoute: «Arrachez le mal de vous-mêmes (2)». En admettant donc qu'ils ne peuvent chasser les méchants de leur société; en arrachant le mal de leur propre coeur, c'est-à-dire en évitant de pécher avec eux, de consentir ou d'applaudir à leurs péchés, ils peuvent conserver au milieu des méchants leur sainteté et leur innocence. En effet, c'est en péchant soi-même que l'on s'unit aux pécheurs. Qu'on arrache le péché de son coeur, et le péché des autres sera pour nous sans atteinte. Supposons encore que, méprisant la discipline de l'Eglise de Dieu, tel chrétien et surtout tel ministre contemple sans chagrin les pécheurs avec lesquels il ne pèche pas, et auxquels il n'applaudit pas, qu'il cesse de les avertir, de les reprendre, de les corriger, pourvu que cette abstention lui soit inspirée par la crainte exagérée de troubler la paix de l'Eglise, s'il venait seulement à refuser la participation aux sacrements, ce chrétien, ce ministre se rendrait coupable, mais d'un péché purement personnel, et non des péchés qu'il tolère dans les autres. Dans une matière d'aussi grande importance, la négligence est une faute


1. 1Tm 5,22 - 2. 1Co 5,12-13

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très-grave; dès lors, selon le conseil de l'Apôtre, s'il arrache le mal de son coeur, non-seulement il ne s'expose ni À commettre le péché ni à y applaudir, mais il éloigne toute paresse dans la correction et toute négligence dans la punition du mal, tout en usant, conformément au précepte du Sauveur, de toute la prudence possible pour ne porter aucune atteinte au, froment (1). A ces conditions, quiconque, arrachant le mal de son coeur, tolère la zizanie au milieu du bon grain, n'a pas à craindre d'en être souillé; il distingue cette zizanie et la juge transitoirement, car il ne sait pas ce qui peut arriver le lendemain. Dès lors, sans blesser en quoi que ce soit la charité, et avec l'espérance plus ou moins fondée d'assurer la conversion, il frappe tout ce qu'une sévérité nécessaire lui ordonne de frapper. Mais les observations précédentes nous paraîtront encore mieux fondées quand nous aurons apporté à ce passage de l'Apôtre un examen plus approfondi.


3. «Que voulez-vous, dit-il? Me présenterai-je devant vous la verge à la main, ou «bien dans la charité et l'esprit de mansuétude?» Il est clair qu'il parle de châtiment, puisqu'il s'annonce la verge à la main. Eu conclura-t-on que la verge peut marcher sans la charité, parce que se servant d'une forme disjonctive, il s'écrie: «Me présenterai-je la verge à la main, on dans la charité?» Tout doute disparaît à l'instant; car ces mots. «L'esprit de mansuétude», annoncent assez clairement que la verge ne peut marcher sans la charité. Toutefois, autre est la charité de la sévérité, autre la charité de la mansuétude. C'est une seule et même charité, mais elle se diversifie dans ses opérations. «On parle parmi vous de fornication et d'une fornication telle qu'on ne la trouve pas même parmi les Gentils, un fils ayant commerce avec l'épouse de son père». Le crime est horrible; voyons de quel châtiment il va le juger digne. «Et cependant vous vous gonflez, plutôt que de vous jeter dans les pleurs pour faire retrancher du milieu de vous celui qui s'est rendu coupable de cette action honteuse». Pourquoi des larmes, plutôt que de la colère? N'est-ce point parce qu'il dit ailleurs: «Quand un membre souffre, tous les autres membres souffrent avec lui (2)?» Il demande des larmes, non point parce qu'on


1. Mt 13,29 - 1. 1Co 12,26

le séparait, mais afin qu'on le séparât; c'est-à-dire, afin que la douleur de ces coeurs attristés montât jusqu'à Dieu, et obtînt de lui qu'il fît disparaître du milieu d'eux cette grande iniquité, dans la crainte qu'en voulant l'arracher eux-mêmes, ils arrachassent en même temps le bon grain. Quand donc il est besoin de recourir à ce mode de châtiment, l'humilité de la prière et des larmes doit implorer la miséricorde que repousse toujours l'orgueil dans ceux qui sévissent; le salut de celui-là même que l'on sépare ne doit pas être négligé. Dès lors on doit faire en sorte que le châtiment lui soit utile; on doit recourir aux voeux et aux prières, si les reproches sont menacés d'impuissance. C'est pourquoi l'Apôtre ajoute: «Pour moi, à la vérité absent de corps, mais présent en esprit, j'ai déjà prononcé ce jugement comme si j'étais présent; vous et mon esprit étant donc assemblés au nom de Notre-Seigneur Jésus-Christ, que celui qui est coupable de ce crime, soit, par la puissance de Notre-Seigneur Jésus-Christ, livré à Satan pour mortifier sa chair, afin que son âme soit sauvée au jour de Notre-Seigneur Jésus-Christ (1)». L'Apôtre faisait-il autre chose que de pourvoir au salut spirituel par la mort de la chair? Faisant appel ou bien à la peine ou à la mort corporelle, comme on avait vu Ananie et sa femme tomber aux pieds de l'apôtre saint Pierre, ou bien à la pénitence, comme il le fit en livrant ce malheureux à Satan, saint Paul ne voulait qu'une seule chose, tuer en lui la concupiscence scélérate de la chair. Le même Apôtre dit ailleurs: «Mortifiez vos membres qui sont sur la terre, et parmi ces membres il énumère la fornication (2)». Ailleurs il dit également: «Si vous vivez selon la chair, vous mourrez; mais si vous mortifiez les oeuvres de la chair par l'esprit, vous vivrez (3)». Toutefois il ne retranche pas de la charité fraternelle celai qu'il ordonne de séparer de la société fraternelle. Il s'en explique clairement avec les Thessaloniciens, quand il leur dit: «Si quelqu'un n'obéit pas à ce que nous ordonnons par notre lettre, notez-le et n'ayez point de commerce avec lui, afin qu'il en ait de la confusion. Ne le considérez pas néanmoins comme votre ennemi, mais avertissez-le comme votre frère». Que nos adversaires prêtent donc


1. 1Co 4,21 1Co 5,5 - 2 Col 3,5 - 3. Rm 8,13

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l'oreille et comprennent que la charité apostolique nous ordonne de nous supporter réciproquement et de conserver l'unité dé l'esprit dans le lien de la paix (1). Ces belles paroles

«Ne le considérez pas comme votre ennemi, mais avertissez-le comme un frère», nous sont expliquées par ce qui suit immédiatement: «Que le Dieu de la paix vous donne la paix en tout lieu et en tout temps (2)». Quand donc il s'agit de l'incestueux de Corinthe, ne nous étonnons pas que l'Apôtre prescrive avant tout les pleurs et recommande la paix et la charité. Aussi, parlant de lui-même il s'exprime en ces termes: «De crainte que Dieu ne m'humilie lorsque je reviendrai vous voir, et que je ne sois obligé d'en pleurer plusieurs de ceux qui, étant déjà a tombés dans des impuretés, des fornications et des dérèglements infâmes, n'en ont point fait pénitence»; il ajoute aussitôt: «Je vous l'ai dit précédemment lorsque j'étais présent parmi vous, et maintenant que je suis absent, je vous dis encore que si je viens une seconde fois, je ne pardonnerai ni à ceux qui avaient péché auparavant, ni à tous les autres (3)». Baigné dans ses larmes, il jugeait donc que, pour humilier et corriger les pécheurs, il devait s'armer de la miséricorde de Dieu, sans porter aucune atteinte au lien de la paix, dans lequel réside notre salut; et nous voyons que c'est là ce qu'il fit à l'égard de l'incestueux dont nous avons parlé. Nous ne voyons pas en effet à quel autre qu'à lui on pourrait appliquer ces paroles que nous lisons dans la seconde épître aux Corinthiens: «Il est vrai que je vous écrivais alors dans une extrême affliction, dans un serrement de coeur et avec une grande abondance de larmes, non dans le dessein de vous attrister, mais pour vous faire connaître la charité toute particulière que j'ai pour vous. Que si l'un d'entre vous m'a attristé, il ne m'a pas attristé moi seul, mais vous tous aussi, au moins dans une certaine mesure, et je le dis pour ne point l'opprimer dans son affliction. Quant à celui qui a commis ce crime, c'est assez pour lui qu'il ait subi la correction et la peine qui lui a été imposée par votre assemblée. Maintenant vous devez le traiter avec indulgence et le consoler, de crainte qu'il ne soit accablé par un excès de tristesse. C'est


1. Ep 4,2-3 - 2. 2Th 3,14-16 - 3. 2Co 12,21 2Co 13,2

pourquoi je vous prie de lui donner des preuves effectives de charité. Et c'est pour cela même que je vous en écris, afin de vous éprouver et de reconnaître si vous êtes obéissants en toutes choses. Ce que vous accordez à quelqu'un par indulgence; je l'accorde aussi; et si j'use moi-même d'indulgence, j'en use à cause de vous, au nom et en la personne de Jésus-Christ, afin que Satan n'ait aucun empire sur nous, car nous connaissons ses desseins (1)». Se pourrait-il plus de modération, plus de charité, une sollicitude plus affectueuse, plus pieuse, plus paternelle et maternelle? De même qu'il applique la correction au pécheur, de même il ordonne de prodiguer les consolations à celui qui est converti, qui a broyé et humilié son coeur dans la pénitence, «dans la crainte, dit-il, qu'il ne soit accablé sous le poids de sa tristesse». Mais quel est le sens de cette conclusion: «Afin que Satan n'ait aucun empire sur vous, car nous connaissons ses desseins?» N'est-ce pas Satan qui, sous prétexte d'une juste sévérité, inspire une rigueur cruelle, ne donnant d'autre but à son astuce infernale que de corrompre et de briser le lien de la paix et de la charité? Que ce lien se conserve parmi les chrétiens, et toutes les forces du démon deviennent impuissantes à nous nuire, ses trames et ses embûches se brisent, et tous ses projets de destruction s'évanouissent.


4. Lors même que dans sa seconde épître aux Corinthiens l'Apôtre parlerait d'un autre que l'incestueux, ses paroles resteraient toujours pour nous prouver avec quelle charité la discipline ecclésiastique doit procéder à l'égard de tous les coupables. Mais aveuglés par leurs préventions, nos adversaires, pour enrichir le trésor de leurs calomnies, citent de préférence ces paroles: «Le juste m'avertira dans la miséricorde et me reprochera mes fautes, mais l'huile du pécheur ne sera a pas versée sur ma tête (2)». Or, comme ils ne savent pas s'armer de la miséricorde pour corriger, ils ont noirci de cruels soupçons l'innocence de Cécilien, et oint de l'huile d'une fausse adulation la puissance d'Optat de Gildon. Si c'eût été par respect pour le lien de la paix qu'ils toléraient dans les gémissements et dans les larmes l'iniquité d'Optat, on ne les verrait pas troubler la paix


1. 2Co 2,4-11 - 2. Ps 140,5

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chrétienne et catholique dans l'univers, et briser les liens de la paix; du moins, saisis d'une sainte douleur au souvenir du criminel aveuglement qui a poussé leurs ancêtres à briser cette paix, se trouvant eux-mêmes obligés, pour la paix du donatisme, de tolérer parmi eux un si grand nombre de pécheurs, ne devraient-ils pas étouffer leurs calomnies et chercher la paix dans une conversion véritable?


5. Mais revenons aux conséquences de cette première épître aux Corinthiens. L'Apôtre avait dit: «Qu'il soit livré à Satan, pour mortifier sa chair, afin que son âme soit sauvée au jour de Notre-Seigneur Jésus-Christ». Insistant de nouveau et de toutes ses forces, pour leur prouver que ce résultat devait s'obtenir par l'humilité et les larmes, et non par l'orgueil et la cruauté, il ajoute aussitôt: «Vous n'avez point sujet de vous tant glorifier»; ou, si l'on veut, mais sous la forme d'une sanglante ironie: «Vous avez bien sujet de vous glorifier». Ces deux versions se rencontrent également, mais le sens est toujours le même. Comment supposer, en effet, qu'il ait pu les louer jusqu'à leur dire sérieusement: «Vous avez bien sujet de vous glorifier», quand il venait de leur dire: «Vous vous enflez d'orgueil pendant que vous devriez être plongés dans les larmes», ajoutant aussitôt: «Ne savez-vous pas qu'il suffit d'un peu de levain pour corrompre toute la masse (1)?» Cette dernière parole peut parfaitement se rapporter à la corruption même de la vaine gloire. En effet, c'est l'orgueil qui a fait tomber le premier homme; depuis lors il est comme le levain antique qui fermente dans les esprits et réunit dans les mêmes aspirations tous ceux qui consentent aux entraînements d'une vaine jactance. Se glorifier, non pas de ses propres péchés, mais à l'occasion des péchés des autres, comme si ces péchés rehaussaient notre innocence, n'est-ce pas encore là le petit levain dont parle l'Apôtre? Il serait grand, si l'on allait jusqu'à se glorifier de ses propres iniquités; mais l'autre, quoique petit, suffit pour corrompre ta masse tout entière. L'orgueilleux tombe par le poids même de son orgueil, et en cherchant à justifier ses péchés il commence à vouloir se glorifier. L'Apôtre prévoyait cet abus, quand il s'écriait: «C'est pourquoi, que


1. 1Co 5,6

celui qui se croit debout prenne garde de tomber (1)». Ailleurs: «Si quelqu'un est tombé par surprise dans quelque péché, vous qui êtes spirituels, ayez soin de le relever dans un esprit de douceur, chacun de vous rentrant en soi-même et craignant d'être soumis à la même tentation. Portez les fardeaux les ans des autres, et vous accomplirez ainsi la loi de Jésus-Christ (2)». Quelle est cette loi de Jésus-Christ, sinon celle-ci: «Je vous donne un commandement nouveau, celui de vous aimer réciproquement (3)?» Quelle est cette loi de Jésus-Christ, sinon celle-ci: «Je vous donne ma paix, je vous laisse ma paix (4)?» Quand donc l'Apôtre s'écrie «Portez les fardeaux les uns des autres, et vous accomplirez ainsi la loi de Jésus«Christ u, il ne fait qu'annoncer ce qu'il répète ailleurs: «Vous supportant réciproquement dans la charité, vous appliquant à conserver l'unité d'esprit dans le lien de la paix (5)». Dans le Pharisien de l'Evangile, le Sauveur nous montre les suites du levain de l'orgueil; car, loin de gémir sur sa condition de pécheur, il se faisait un point d'orgueil de ses mérites en les rapprochant des péchés du publicain. Celui-ci cependant descendit en confessant ses péchés et fut justifié, tandis que le Pharisien fut condamné malgré les mérites qu'il proclamait avec tant d'emphase: «Car celui qui s'exalte sera humilié, et celui qui s'humilie sera exalté (6)». L'Apôtre continue donc en ces termes: «Purifiez le vieux levain, afin que vous deveniez une nouvelle pâte comme vous êtes des azymes». Remarquons ces mots: «Afin que vous deveniez», et ceux-ci: «Comme vous êtes». Ces paroles n'expriment-elles pas ce qu'ils étaient et ce qu'ils n'étaient pas, en leur prouvant par des modèles ce qu'ils doivent devenir? Toutefois, en s'adressant à tous il se sert du singulier, afin de ne pas donner occasion à ceux qui étaient bons, de désespérer de ceux qui n'en étaient pas encore à ce degré de perfection, et de croire qu'ils n'appartenaient pas à l'union de son corps; c'est là le sens de ces paroles

«Afin que vous deveniez comme vous êtes». Après ces avertissements réitérés de l'Apôtre, ceux qui étaient déjà parfaits savaient et devaient savoir de plus en plus supporter les imparfaits, afin qu'en se supportant ainsi réciproquement


1. 1Co 10,12 - 2. Ga 6,1 - 3. Jn 13,34 - 4. Jn 14,2 - 5. Ep 4,2 - 6. Lc 18,10-14

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dans la charité, ils conservassent l'unité d'esprit dans le lien de la paix, et qu'en portant les fardeaux les uns des autres ils accomplissent la loi de Jésus-Christ. Cette loi, le Sauveur ne l'a-t-il pas accomplie lui-même, quand, pour nous apprendre le chemin de l'humilité, il a daigné s'humilier jusqu'à la mort de la croix (1), et quand, se faisant le médecin des malades il supporta avec une charité sans borne les pécheurs dont il avait dit: «Le médecin est nécessaire, non pas à ceux qui se portent bien, mais à ceux qui sont malades (2)?» Aussi c'est Jésus-Christ que l'Apôtre nous propose immédiatement comme modèle «Car Jésus-Christ notre Pâque a été immolé», afin qu'à cet exemple de profonde humilité, les fidèles apprissent à purifier le vieux levain, c'est-à-dire tout ce qui pouvait rester en eux de l'orgueil du premier homme. «Célébrons donc, dit-il, ce jour de fête»; ce jour, c'est toute notre vie, «non pas dans le vieux levain, ni dans le levain de la malice et de la méchanceté, mais dans les azymes de la sincérité et de la vérité». Cette malice, cette méchanceté paraissait signifier l'orgueil que l'on éprouverait à la vue des péchés des autres, comme si l'on devait se glorifier de sa propre justice, quand on a sous les yeux un pécheur. Au contraire, la sincérité et la vérité font une obligation à celui qui est parfait de se souvenir de ce qu'il était précédemment, et de s'éprendre d'une immense pitié pour ceux qui tombent. En effet, s'il est juste aujourd'hui, n'est-ce pas parce qu'il a été relevé de sa chute par la miséricorde de Jésus-Christ qui, sans avoir commis aucun péché, s'est profondément humilié pour les pécheurs?


6. Suit-il de là que l'on peut rester entièrement indifférent et insensible à l'égard des péchés d'autrui? Ce serait une cruauté non moins grande contre laquelle l'Apôtre veut nous mettre en garde par ces paroles: «Je vous ai écrit dans une lettre, que vous n'eussiez aucun commerce avec les fornicateurs; ce que je n'entends pas des fornicateurs de ce monde, non plus que des avares, des ravisseurs ou des idolâtres, autrement il vous faudrait sortir de ce monde». En effet, la grande couvre que vous avez à accomplir en ce monde, c'est de sauver les pécheurs en les gagnant à Jésus-Christ. Or, cette oeuvre ne pourrait s'accomplir


1. Ph 2,8 - 2. Mt 9,12

si vous refusiez obstinément de converser et de vivre avec eux. «Quand donc je vous ai écrit de n'avoir aucun commerce avec ces sortes de personnes, j'ai entendu que si celui qui est du nombre de vos frères est fornicateur, ou avare, ou idolâtre, ou médisant, ou ivrogne, ou ravisseur du bien d'autrui, vous ne mangiez pas même avec lui. Aussi, pourquoi entreprendrais je de juger ceux qui sont dehors? N'est-ce pas ceux qui sont dans l'Eglise que vous avez droit de juger? Quant à ceux qui sont dehors, Dieu ne les jugera-t-il pas? Retranchez ce méchant du milieu de vous (1)».


7. Voilà comment l'Apôtre a été amené à prononcer cette sentence dont Parménien à cru ne devoir citer que la dernière partie «Arrachez ce méchant du milieu de vous». «Or, dit-il, si la présence de ce méchant ne nuisait pas aux bons, il n'ordonnerait pas de le séparer». Quant aux prémisses qui ont amené cette conclusion, il les passe sous silence. Cependant, puisqu'il voulait prouver que l'on doit établir contre les pécheurs la séparation corporelle, il aurait pu invoquer en sa faveur ces paroles de l'Apôtre: «Vous ne devez pas même manger avec lui». Pourquoi donc ce silence sur un passage qui lui était fourni si à propos? Puisqu'il met tant d'instances à soutenir que l'on doit se séparer, même corporellement, des pécheurs, pourquoi ne pas citer ces paroles de l'Apôtre «Si celui qui est du nombre de vos frères est fornicateur, ou idolâtre, ou avare, ou médisant, ou ivrogne, ou ravisseur, vous ne devez pas même manger avec lui?» N'a-t-il pas compris que s'il invoquait ce passage, on pourrait lui répondre: N'avez-vous donc parmi vos frères aucun fornicateur, ou aucun idolâtre, ou bien ne les connaissez-vous pas? Vous ne voyez parmi vous, vous ne connaissez aucun avare, aucun médisant, aucun ivrogne, aucun voleur? Et s'il y en a, comment donc méprisez-vous le précepte de l'Apôtre, jusqu'à manger avec eux, c'est peu, jusqu'à participer avec eux à la cène du Seigneur? C'est cette réplique que Parménien a voulu s'épargner, quand il a passé sous silence un texte qui semblait si bien justifier sa thèse. Si ce chapitre de la lettre apostolique lui avait échappé, en aurait-il cité les dernières paroles: «Arrachez ce méchant du milieu de vous?»


1. 1Co 5,7-12

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8. Parce que je viens d'établir ces raisonnements, peut-être auront-ils l'audace de nier qu'il y ait parmi eux des avares, des médisants, des ivrognes, des voleurs; n'iront-ils pas même jusqu'à prendre la défense d'Optat, qui est connu de toute l'Afrique, et qu'ils ont toléré aussi longtemps qu'ils ont eu à le craindre? S'ils le peuvent, qu'ils nous disent si leur église est aujourd'hui plus belle et plus pure que ne l'était l'unité, du temps du bienheureux Cyprien. Ce glorieux martyr, sans se séparer corporellement de ses collègues, sans en désigner aucun nominativement, mais leur appliquant un remède aussi sévère que prudent et salutaire, leur reprocha vertement d'aspirer à d'abondantes richesses, quand leurs frères étaient poursuivis par la faim, de recourir à des fraudes insidieuses pour s'emparer des propriétés, et à des usures sans nombre pour accroître leurs trésors. Enfin, pour prouver jusqu'à la dernière évidence que ces reproches s'adressaient à des collègues avec lesquels il était en communion dans l'Eglise, il termine en ces termes: «A quels châtiments ne devons-nous pas nous attendre, pour expier de tels crimes (1)?» Il ne dit pas: A quels châtiments doivent-ils s'attendre; mais: «Ne devons-nous pas nous attendre?» Lui qui certainement n'était point coupable, aurait-il ainsi parlé, s'il n'avait pas voulu montrer qu'il versait des gémissements et des larmes sur les crimes de ceux qui lui étaient unis, non-seulement comme membres de la même Eglise, mais comme membres du même épiscopat, quoiqu'il y eût entre eux et lui une grande différence de vie, de moeurs, de coeur et de résolutions? Que nos adversaires nous disent donc que leur église est aujourd'hui plus belle et plus pure, et que dans leurs rangs ils n'ont pas de collègues, comme Cyprien en avait autrefois dans l'unité. On est libre de les croire si l'on veut, et de fermer les yeux sur les maux sans nombre que leurs moeurs ont engendrés, et que n'ont pu cacher les ressources abondantes de leur dissimulation. De mon côté, je les rappellerai à ces premiers temps de l'unité, et je leur demanderai si l'Eglise était ou n'était pas l'Eglise du Christ, même à l'époque où le grand évêque de Carthage exhalait ses gémissements sur les désordres de ses collègues, et les consignait librement


1. Cyp. Discours pour les Tombés.

dans des livres qui devaient passer à la postérité. Si c'était bien la véritable Eglise de Jésus-Christ, je demande comment Cyprien et d'autres que lui, animés du même zèle, accomplissaient ce précepte de l'Apôtre: «Si celui qui est du nombre de vos frères est fornicateur, ou avare, ou idolâtre, ou médisant, ou ivrogne, ou voleur, vous ne devez même pas manger avec lui?» Est-ce qu'ils ne mangeaient pas le pain du Seigneur, et ne buvaient pas le calice avec ces avares et ces voleurs, qui n'aspiraient qu'à augmenter leurs richesses, pendant que leurs frères étaient réduits à mendier pour vivre, et qui usaient de toutes les fraudes pour s'emparer du bien d'autrui?


9. Dira-t-on que ces crimes sont légers et de peu d'importance? C'est là, en effet, la réponse qu'ils font d'ordinaire; au lieu de jeter ces crimes dans la balance équitable des divines Ecritures, ils les pèsent dans la balance frauduleuse de leurs habitudes. Crimes et iniquités, tout ce qui enivre la multitude ne peut être la règle du jugement. Mais les oracles divins, tel est le miroir impartial offert aux hommes; c'est là que chacun doit apprécier la gravité du péché, s'il ne veut pas imiter ces pécheurs qui, dans leur aveuglement, éprouvent à peine du mépris pour le péché le plus grave. Or, les oracles divins pouvaient-ils lancer contre l'avarice une accusation plus grave que de la comparer à l'idolâtrie et de lui en infliger le nom, comme le fait l'Apôtre «Et l'avarice, qui est une véritable idolâtrie (1)?» Pouvait-on la frapper d'un châtiment plus terrible que de la ranger au nombre des crimes qui excluent du royaume des cieux? Qu'ils ouvrent les yeux de leur coeur, s'ils ne veulent pas ouvrir en vain les yeux de leur corps, et qu'ils lisent le libre prédicateur de la vérité, écrivant dans sa première épître aux Corinthiens: «Ne vous y trompez pas: ni les fornicateurs, ni les idolâtres, ni les adultères, ni les impudiques, ni les abominables, ni les voleurs, ni les avares, ni les ivrognes, ni les médisants, ni les ravisseurs ne seront héritiers du royaume de Dieu (2)». Comment donc Cyprien et avec lui les justes, mangeaient-ils le pain et buvaient-ils le calice du Seigneur, dans l'Eglise de l'unité, avec avares et des voleurs, avec ceux qui ne seront pas héritiers du royaume


1 Col 3,5 - 2. 1Co 6,9-10

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de Dieu, quand ces malheureux n'étaient pas seulement des laïques et des clercs, mais même des évêques? L'Apôtre ne défend-il pas «de se mêler avec eux» et «de manger avec un tel frère?» Parce qu'ils ne pouvaient se séparer d'eux corporellement, dans la crainte d'arracher en même temps le bon grain, ne leur suffisait-il pas de s'en séparer par le coeur, de s'en distinguer par la vie et par les moeurs, pour conserver la paix et l'unité, pour assurer le salut de ces froments encore faibles et jusque-là nourris de lait, enfin, pour épargner aux membres du corps de Jésus-Christ les déchirements d'un schisme sacrilège?


10. Toutefois, je ne veux imposer à aucun d'eux cette manière d'interpréter le texte. Qu'ils nous expliquent du moins comment cette Eglise pouvait être alors glorieuse, sans tache et sans ride (1), quand à côté de pauvres faméliques on voyait des évêques aspirer à de grandes richesses, enlever le bien d'autrui par la ruse et la fraude, accroître leurs trésors par des usures sans nombre, et enfin se souiller de toutes ces iniquités qui excluent du bonheur du ciel. D'un autre côté, si l'Église sans tache et sans ride se composait exclusivement de ceux qui gémissaient et pleuraient sur ces iniquités dont ils étaient les témoins attristés; si c'est en protestant par leurs gémissements et leurs larmes qu'ils ont mérité, selon la prophétie d'Ezéchiel, d'être marqués du signe salutaire qui les a soustraits à la destruction et à la perdition des coupables; que nos adversaires cessent donc enfin de calomnier les bons qui résistent au mal et tolèrent les méchants, afin de mieux pratiquer cette charité pacifique dont il a été dit: «Bienheureux les pacifiques, parce qu'ils seront appelés les enfants de Dieu (2)». Quand le Saint-Esprit, par l'organe du prophète Ezéchiel, veut désigner les méchants, que les bons tolèrent dans l'unité, il se sert d'une expression qui indique que les méchants se trouvent placés au milieu des bons. Au contraire, s'il disait que les bons sont placés au milieu des méchants, ces bons sembleraient être au dehors, à l'extérieur. «Ils gémissent, dit-il, et pleurent sur les iniquités de mon peuple, sur les crimes qui se commettent au milieu d'eux (3)». De cette manière, les méchants nous sont présentés tout à la fois


1. Ep 5,27 - 2. Mt 5,9 - 3. Ez 9,4

comme étant du dehors et renfermés dans l'intérieur.


11. Si donc l'Église avait cessé d'exister, parce qu'après avoir entendu Cyprien, et tous les justes avec lui, pousser de longs gémissements et des plaintes amères, sur les avares et les voleurs qu'ils connaissaient, d'un autre côté, nous les voyons se réunir ensemble à l'Église, participer ensemble aux mêmes sacrements, et par un commerce aussi intime partager infailliblement leur sort et se souiller à leur contact, au lieu d'obéir au précepte de l'Apôtre, qui leur défend même de manger avec les pécheurs, et leur ordonne de les chasser du milieu d'eux; si, dis-je, l'Église avait nécessairement péri, pourquoi discuter plus longtemps? Comment se vantent-ils d'avoir encore une église, si toute Eglise avait disparu depuis cette époque? Qu'ils nous disent dans quelle société sont nés Majorin et Donat, ces glorieux pères de Parménien et de Primien. A quoi peut-il leur servir de soutenir mensongèrement qu'ils n'ont parmi eux, ou du moins qu'ils ne connaissent dans leurs rangs aucun de ces avares ou de ces voleurs avec lesquels l'Apôtre puisse leur défendre de manger? Ne suffit-il pas que des pécheurs de ce genre se soient trouvés dans cette Église de l'unité, Eglise qu'ils regardent tellement comme leur mère, qu'ils osent soutenir qu'elle ne s'est conservée que parmi eux, c'est-à-dire dans la communion de Donat? Puisqu'ils prétendent que l'Église périt en restant en communion avec ces pécheurs, comment donc n'affirment-ils pas qu'elle avait déjà succombé à l'époque de saint Cyprien? Mais alors, ils ne pourront plus ni nous expliquer leur origine, ni soutenir que la véritable Eglise s'est conservée parmi eux, puisque toute Église avait cessé depuis cette époque reculée. D'un autre côté, si l'Église s'est conservée, se conserve, et se conservera toujours parmi les bons qui ont horreur de tous ces crimes dont nous avons parlé, qu'ils comprennent donc enfin le sens véritable de ces paroles de l'Apôtre: «Arrachez ce méchant du milieu de vous»; qu'ils sachent qu'il ne s'agit nullement de faire schisme, sous prétexte d'arracher la zizanie, en arrachant en même temps le bon grain. Si nous insistons sur tous ces détails, c'est afin de rappeler à nos lecteurs ou à nos auditeurs que jamais ils n'ont pu prouver que Cécilien, ou les fidèles (53) qui lui étaient indissolublement attachés, eussent été de la zizanie; ils ne l'ont pu du vivant de Cécilien, alors que l'hérésie était encore toute récente, ils ne le peuvent pas, maintenant que la conviction de l'innocence des accusés s'affermit de plus en plus dans l'univers entier, et que la paix règne dans l'Eglise chrétienne. Nous faisons ces remarques, afin que chaque fidèle persévère en toute sécurité dans l'unité de l'Eglise, et qu'il n'imite point ceux qui se sont séparés de l'unité, s'il ne veut pas périr avec eux. En effet, lors même que Cécilien et ses partisans auraient été la zizanie, on aurait dû les tolérer jusqu'à la moisson, plutôt que d'arracher le froment dans les commotions du schisme.



Augustin, réfutation Parménien - Examen des passages de l'Ecriture dénaturés par les Donatistes.