Augustin, contre Donatistes


LETTRE AUX CATHOLIQUES CONTRE LES DONATISTES

Traité de l'Unité de l'Eglise




Est-ce chez les Catholiques ou chez les.Donatistes que se trouve l'Eglise? Saint Augustin s'applique à prouver aux schismatiques que l'Eglise de Jésus-Christ est répandue par tout l'univers. Il invoque tour à tour les textes les plus positifs de l'Ancien et du Nouveau Testament; réfute ceux qu'objectent les Donatistes, et repousse leurs accusations calomnieuses au sujet de la tradition des Livres Saints et des persécutions dont ils se disent les victimes. Ce traité est un chef-d'oeuvre de polémique, par la force des arguments, l'habileté de la réfutation, l'ordre et la clarté de l'ensemble. On y sent aussi l'âme ardente du saint Docteur, et son vif désir de ramener à l'unité de l'Eglise les Donatistes, qui par orgueil et par dépit s'obstinaient à demeurer schismatiques.



CHAPITRE PREMIER. LE SAINT DOCTEUR ANNONCE QU'IL VA. RÉFUTER LA LETTRE DE PÉTILIEN PAR LES TEXTES DE LA SAINTE ÉCRITURE.


1. Vous vous en souvenez, mes frères, il nous est tombé entre les mains un court fragment d'une lettre de Pétilien, l'évêque donatiste de Constantine, et nous avons envoyé à votre charité la réfutation que nous en avons faite. Mais plus tard les fidèles de cette ville nous ont adressé la lettre entière et complète, et nous avons voulu la réfuter d'un bout à l'autre, comme si nous eussions discuté avec l'auteur en personne. Vous le savez, dans nos rapports avec nos adversaires, nous écartons toute animosité, et nous tenons à ce que la discussion fasse voir clairement à tous et ce qu'ils disent et ce que nous disons à notre tour. On nous apprend que cette lettre est dans bien des mains, qu'on en confie à sa mémoire bien des passages, avec cette idée que Pétilien a raison contre nous sur plusieurs points. Si l'on veut lire ma réponse, on verra ce qu'il faut rejeter, ce qu'il faut admettre. Ce ne sont pas nos pensées que nous exprimons, comme on pourra s'en convaincre en mettant de côté l'esprit de parti. Tout ce que nous avançons, nous l'avons tiré de la sainte Ecriture ou appuyé sur ses textes; en sorte que refuser de se rendre, c'est se déclarer l'ennemi des Livres saints. Les défenseurs obstinés d'une cause si mauvaise pourront dire, il est vrai, que je réfute cette lettre en l'absence de son auteur, qu'il n'entend point mes paroles, qu'il ne peut leur opposer sur-le-champ une réponse. Eh bien! qu'il défende les pensées qu'il développe dans sa lettre, et s'il le peut, qu'il montre la faiblesse de ma réfutation. Ou, s'il l'aime mieux, qu'il fasse pour cette lettre ce que je fais pour la sienne, qu'il réplique à son tour. C'est aux siens qu'il adresse sa lettre, comme c'est à vous que j'envoie la mienne. Libre à lui de me réfuter.



CHAPITRE II. ÉTAT DE LA QUESTION: OU EST L'ÉGLISE DE JÉSUS-CHRIST? LES REPROCHES DES DONATISTES, FUSSENT-ILS FONDÉS, NE PROUVENT PAS QUE LEUR SECTE SOIT LA VÉRITABLE ÉGLISE.


2. La question posée est celle-ci: Où est l'Eglise? Est-ce chez nous, est-ce chez les Donatistes? - Il n'y a qu'une Eglise, l'Eglise catholique, comme nos pères l'ont appelée, pour montrer par son nom même qu'elle est universelle. Tel est en effet le sens des mots grecs: kath' olon. Or, l'Eglise est le corps du Christ, selon ces paroles de l'Apôtre: «Le Christ a souffert pour son corps, qui est l'Eglise (1)». Donc, pour prétendre au salut promis aux chrétiens, il faut compter parmi les membres du Christ. C'est par les liens de la charité que les membres du Christ sont unis ensemble et qu'ils se rattachent à leur



1 Col 1,24

317

chef, qui est Jésus-Christ. Une tête et un corps: ces deux mots résument tout ce que l'on peut dire au sujet de Jésus-Christ. La tête, c'est Jésus-Christ lui-même, le Fils unique du Dieu vivant, «le Sauveur de son corps (1), celui qui est mort pour nos péchés et qui est ressuscité pour notre justification (2)». Le corps de Jésus-Christ, c'est l'Eglise, dont il est dit: «Afin qu'il se formât à lui-même une Eglise glorieuse, sans tache, sans ride, sans défaut (3)». Or, entre les Donatistes et nous, il s'agit de savoir où se trouve ce corps, c'est-à-dire où se trouve l'Eglise. Que ferons-nous donc? Chercherons-nous l'Eglise dans nos paroles ou dans celles de son Chef, Jésus-Christ Notre-Seigneur? N'est-ce pas dans les paroles de Celui qui est la vérité et qui sait parfaitement où est son corps? «Le Seigneur, en effet, connaît ceux qui lui appartiennent (4)».


3. Non, ce n'est point dans nos paroles que nous chercherons l'Eglise de Jésus-Christ; et cependant, examinez ce qui s'est dit de part et d'autre, et voyez combien notre langage diffère de celui de nos adversaires. Néanmoins ce n'est pas là que nous voulons chercher l'Eglise. Qu'importent, en effet, ces mutuels reproches que nous nous adressons sur la tradition des Livres saints, sur l'encens offert aux idoles, sur les persécutions dirigées contre des innocents? Et pourtant que disons-nous aux Donatistes? Ou bien nous avons également raison de nous accuser, ou bien nous avons également tort; ou bien c'est nous qui avons raison et c'est vous qui avez tort, ou réciproquement. Mais en toute hypothèse, que pouvez-vous reprocher à l'univers chrétien, avec lequel nous sommes en communion? Et en effet, si leurs reproches sont fondés et que les nôtres le soient aussi, suivons le précepte de l'Apôtre: «Pardonnons-nous mutuellement, comme Dieu nous a pardonné en Jésus-Christ (5)». S'il y eut et s'il y a encore parmi nous quelques pervers, s'il y en eut et s'il s'en trouve encore parmi eux, est-ce un obstacle à la concorde, et faut-il pour cela rompre le lien de la paix? Les Donatistes qui avaient parmi eux des méchants aussi bien que nous, ne doivent-ils pas regretter le crime qu'ils ont commis en se séparant sans motif de l'unité du monde chrétien? Si



1. Ep 5,23 - 2. Rm 4,25 - 3. Ep 5,27 - 4. 2Tm 2,19 - 5. Ep 4,32

les reproches que nous nous renvoyons au sujet des traditeurs ou des persécutions dirigées contre des innocents sont également peu fondées, je ne vois plus aucun motif de dispute; j'y vois au contraire une raison pour eux de se rapprocher de nous, après s'en être séparés sans aucun motif. Si le bon droit est de notre côté, comme le prouve la lettre de l'empereur auquel ils ont écrit d'abord et auquel ils en ont ensuite appelé; comme nous le faisons voir encore en restant en communion avec tout l'univers; si leurs assertions sont convaincues de mensonge; par là même qu'au moment où s'agitait la question ils n'ont pu gagner leur cause, n'y a-t-il pas là plus qu'un schisme? N'est-ce pas une animosité sacrilège et furieuse, une persécution intentée à des innocents? Cette animosité, qu'ils la rejettent, s'ils le veulent, sur quelques-uns des leurs: le schisme est l'oeuvre commune. Et, fussent-ils dans le vrai, quand ils nous accusent d'avoir livré les livres saints et d'avoir persécuté les innocents, fussent-ils eux-mêmes à l'abri d'une pareille accusation, en seraient-ils moins des schismatiques? Leurs reproches, en effet, s'adressent à des particuliers et non pas à l'univers chrétien. Le contact avec les méchants, disent-ils, a perdu l'univers. - Que de pécheurs les saints, par désir de la paix, n'ont-ils point tolérés dans la société chrétienne! Et puis, comment se fait-il que le contact avec les méchants n'ait point perdu les Donatistes eux-mêmes? Leur société n'a-t-elle point caché, sans qu'ils l'aient su, ne cache-t-elle pas encore, sans qu'ils le sachent, de ces misérables qui attentent à la pudeur des femmes consacrées à Dieu? Nous ne les connaissons pas, diront-ils, et cela suffit pour que leur contact ne nous souille point. Et l'univers serait souillé quand il ignore encore si vos reproches sont fondés? Je suppose qu'ils le soient, que vous nous l'ayez prouvé. Les autres nations de l'univers le savent-elles? Puisqu'elles l'ignorent, elles sont innocentes; et vous vous en séparez! On ne peut vous en faire un reproche, dites-vous, et l'ignorance où nous laissons les peuples commence notre crime! Faut-il donc que nous courions les avertir et leur apprendre ce que nous savons? Mais à quoi bon? Est-ce pour les sortir du péché? Mais ils sont innocents, puisqu'ils ignorent le mal qui s'est fait parmi nous. Pour demeurer juste, il n'est pas (318) nécessaire de connaître les fautes que commettent les hommes; il faut, quand on les connaît, ne pas y applaudir, et quand on les ignore, ne pas juger témérairement. Ainsi donc l'univers est innocent, puisque, quelque fondés que puissent être les griefs des Donatistes contre certains particuliers, il ne les connaît point. Ce sont eux qui ont perdu la justice, en se séparant par le schisme des autres peuples chrétiens; et, s'ils tiennent à nous persuader de la légitimité de leurs accusations contre quelques-uns des nôtres, c'est afin de nous séparer de ceux contre lesquels ils ne peuvent rien alléguer de plausible.


4. Voici le discours que leur tient l'univers; il est bref, mais d'une accablante vérité: «Les évêques d'Afrique étaient aux prises. S'ils ne pouvaient mettre un terme à leurs dissensions, soit en apaisant, soit en dégradant ceux dont les prétentions étaient mal fondées, pour maintenir en communion avec le reste du monde, par le lien de l'unité, ceux qui avaient pour eux la justice; les évêques d'outre-mer, c'est-à-dire de la portion la plus étendue de l'Eglise catholique, devaient porter un jugement sur les dissensions de leurs collègues, et en cela céder aux instances de ceux qui reprochaient aux autres d'avoir été mal ordonnés». Si ce jugement n'a pas été prononcé, à qui la faute? N'est-ce pas à ceux qui devaient s'occuper de cette affaire et point du tout à l'univers, qui ignorait nos démêlés? S'il a été prononcé, peut-on blâmer les juges ecclésiastiques de n'avoir pas condamné des crimes qu'ils ne pouvaient condamner, puisque, bien que réels et déférés à leur tribunal, ils ne leur étaient pourtant point démontrés? On ne leur faisait point connaître les coupables, et il suffisait de leur contact pour les souiller 1 Supposons qu'ils les aient connus, et que par une sorte de lâcheté ou de connivence ils n'aient pas voulu les retrancher de leur communion, et que même, en juges pervers, ils aient prononcé en leur faveur, que pouvez-vous reprocher à l'univers? Savait-il que les juges étaient sans loyauté? Croyait-il qu'ils avaient prononcé un jugement inique? Pouvait-il les juger à son tour? On cite un criminel devant un tribunal, les juges le trouvent innocent; en est-ce assez pour les souiller? Eh bien! si l'univers a ignoré le crime des juges ecclésiastiques, à supposer qu'ils l'aient commis, est-ce une raison pour que l'univers soit coupable? C'est donc avec l'univers demeuré innocent que nous sommes en communion. D'ailleurs, encore aujourd'hui, savons-nous ce qui s'est passé alors? Et le saurions-nous, apprendrions-nous aujourd'hui même que les accusations dirigées contre quelques-uns des nôtres sont fondées, nous n'y verrions pas un motif de nous séparer des chrétiens innocents, qui ignorent les crimes dont on nous accuse, et de passer du côté de ceux qui tous sont engagés dans le schisme; pourquoi? pour avoir voulu faire ce qu'ils nous conseillent de faire, pour n'avoir pas consenti à supporter les méchants, comme les supportaient les Apôtres, et pour avoir voulu au contraire abandonner les bons à l'exemple des hérétiques. Or, admettons que l'univers, par impossible, sache avec nous jusqu'à l'évidence que les griefs des Donatistes sont fondés; l'univers en sera-t-il plus innocent? De leur vivant ces pervers, qu'ils ne connaissaient pas, pouvaient-ils les souiller? Et maintenant qu'ils ne sont plus, comment voulez-vous qu'il suffise de les connaître pour n'être plus innocent? A s'en tenir à ce que nous disons de part et d'autre, aux reproches que nous nous adressons mutuellement, notre cause ne peut être entamée, quand même nos reproches seraient sans fondement, quand même nous viendrions à reconnaître aujourd'hui même la légitimité de leurs griefs contre quelques-uns des nôtres. Je ne vois vraiment pas ce qu'ils peuvent répondre, soit que nous ayons raison et qu'ils aient tort, soit que nous ayons tort ou raison les uns et les autres, puisqu'ils sont vaincus sur un point où ils souhaitent si vivement d'être crus.



CHAPITRE 3. POUR TROUVER LA VÉRITABLE ÉGLISE, IL FAUT INVOQUER, NON PAS LES RENSEIGNEMENTS HUMAINS, MAIS LES ORACLES DIVINS.


5. Mais comme je le disais tout à l'heure, ne prenons garde ni à ce qu'ils disent, ni à ce que nous disons; prenons garde aux paroles du Seigneur. N'y a-t-il pas des Livres saints dont nous reconnaissons tous l'autorité, auxquels tous nous nous soumettons entièrement? C'est là que nous devons chercher l'Eglise; c'est à leur lumière que nous devons discuter (319) notre cause. Ils diront peut-être: «Pourquoi recourir à ces livres que vous avez livrés aux flammes?» Voici ma réponse: Mais c'est vous qui les avez sauvés des flammes: donc, pourquoi craindre que nous les lisions? N'est-ce pas vouloir passer pour traditeur que de s'obstiner à ne point croire ce qu'ils disent? Ces livres doivent peut-être désigner celui qui les a livrés, comme le Seigneur désigna Judas. Eh bien! qu'ils y trouvent désignés comme traditeurs Cécilien ou ceux qui l'ont ordonné, et qu'ils décident aussi que j'ai été moi-même traditeur pour ne les avoir pas anathématisés? Nous non plus nous ne trouvons point dans ces livres que Majorin ou ceux qui l'ont ordonné aient été des traditeurs; et, si nous le disons, c'est d'après d'autres autorités. Mettons donc de côté ces témoignages que nous invoquons les uns contre les autres, et que nous puisons ailleurs que dans les livres canoniques. Vous vous y refusez? eh bien! admettons que nous ayons également raison, pourquoi vous séparer de nous, pourquoi nous fuir, puisque parmi vous vous avez aussi des traditeurs? Ou bien nous avons également tort dans nos reproches: pourquoi se séparer de nous? Pourquoi fuir des chrétiens auxquels ils n'ont rien à reprocher? Si nous avons raison et qu'ils aient tort, ils devraient, au lieu de faire schisme, se corriger et demeurer dans l'unité. S'ils ont raison et que nous ayons tort, nul motif encore pour eux de nous abandonner; car ils ne devaient point se séparer de l'univers qui était innocent, et qu'ils n'ont pas voulu ou qu'ils n'ont pu convaincre de leur bon droit.


6. On me dira peut-être: Pourquoi mettre de côté nos mutuelles allégations, puisque, même en en tenant compte, vous n'avez rien à craindre pour votre communion? C'est que pour trouver la sainte Eglise je ne veux point invoquer les renseignements humains, mais les oracles divins. Si en effet les saintes Ecritures me montrent que l'Église ne se trouve qu'en Afrique ou chez quelques Cutzupitains ou à Rome, chez quelques Montanistes, ou dans la maison et le domaine d'une femme espagnole, quoi que l'on puisse me citer d'après d'autres écrits, c'est chez les Donatistes que se trouve la véritable Eglise. Si l'Écriture limite l'Église à quelques Maures de la province de Césarée, passons aux Rogatistes. Si d'après les livres saints elle est chez quelques Tripolitains et Byzacènes et chez quelques habitants de la Province, ce sont les Maximianistes qui la composent. N'existe-t-elle que chez les Orientaux, cherchons-la parmi les Ariens, les Eunomiens, les Macédoniens et autres sectes de l'Orient. Et comment énumérer les hérésies éparses dans les différentes nations? Mais n'est-ce pas d'après les témoignages divins et canoniques qu'il faut chercher l'Église parmi les nations? et alors, quoi que puissent alléguer, quelques témoignages que puissent produire ceux qui disent: «Le Christ est ici, le Christ est là», nous écouterons plutôt la voix de notre Pasteur, si nous sommes ses disciples. Il nous dit: «Ne les croyez point (1)». Ces sectes répandues parmi les nations ne se trouvent pas là où est l'Église; et au contraire, cette Eglise universelle se trouve là même où elles sont. Nous la chercherons donc dans les Ecritures saintes et canoniques.



CHAPITRE IV. POUR APPARTENIR A L'ÉGLISE, IL FAUT ADMETTRE LES TÉMOIGNAGES DES SAINTES ÉCRITURES.


7. Une tête et un corps: voilà Jésus-Christ tout entier. La tête, c'est le Fils unique de Dieu, et le corps, c'est son Eglise. Il est l'Époux, elle est l'épouse; ils sont deux dans une seule chaire. Tous ceux qui ne sont point d'accord avec l'Ecriture au sujet du Chef lui-même, ne sont point dans l'Église, quand même ils se reconnaîtraient dans les passages où l'Église est désignée. De même aussi tous ceux qui, étant d'accord avec les Ecritures sur le Chef, ne participent point à l'unité de l'Eglise, ceux-là non plus ne sont point dans l'Église. Car ils n'admettent point le témoignage de Jésus-Christ au sujet de son corps qui est l'Église. Par exemple, ceux qui ne croient pas que Jésus-Christ est né de la Vierge Marie selon la chair et de la race de David, comme il est dit manifestement dans l'Écriture; ou qu'il est ressuscité avec le même corps avec lequel il a été crucifié et avec lequel il est mort, ceux-là ne sont certainement pas dans l'Église, quand même ils seraient répandus dans tous les pays où se trouve l'Église: car ils ne sont pas attachés au chef de l'Église qui est Jésus-Christ. Ce n'est pas sur un passage obscur des livres saints qu'ils se trompent; mais ils



1. Mt 24,23 - 2. Ep 5,23 Ep 5,30-31

320

en contredisent les témoignages les plus obscurs et les plus clairs. Ceux qui croient que Jésus-Christ, comme il vient d'être dit, est venu dans la chair et qu'il est ressuscité avec la même chair dans laquelle il est né et a souffert et qu'il est le Fils de Dieu, Dieu de Dieu, une même substance avec le Père, la parole immuable du Père, par laquelle toutes choses ont été faites; mais qui se séparent de son corps qui est l'Eglise et ne demeurent point en communion avec ce corps répandu par tout l'univers, mais seulement avec quelque partie isolée, ceux-là non plus ne sont évidemment point dans l'Eglise catholique. La discussion entre les Donatistes et nous porte non pas sur le chef, mais sur le corps; non pas sur Jésus-Christ, notre Sauveur, mais sur son Eglise. Eh bien i que le Chef au sujet duquel nous partageons les mêmes sentiments, nous montre son corps au sujet duquel nous cessons d'être d'accord, afin que ses paroles terminent nos différends. Or, il est le Fils unique et le Verbe de Dieu, et par conséquent les saints Prophètes eux-mêmes n'auraient rien pu dire de vrai, si la Vérité même, le Verbe de Dieu, ne leur eût manifesté ce qu'ils devaient dire et ne leur eût ordonné de le dire. Donc avant Jésus-Christ, c'est la voix des Prophètes qui fit retentir le Verbe de Dieu; il retentit ensuite par sa propre voix, «lorsqu'il se fut fait chair et qu'il eut habité parmi nous (1)», puis par la voix des Apôtres, qu'il envoya comme ses prédicateurs (2), afin que le salut fût annoncé jusqu'aux extrémités du inonde. C'est dans toutes ces manifestations du Verbe de Dieu qu'il faut chercher l'Eglise.



CHAPITRE V. ON DOIT ÉCARTER LES TEXTES OBSCURS ET RECOURIR A DES TEXTES CLAIRS ET PRÉCIS.


8. Mais souvent il arrive que ce qui était dit pour les uns et dans un certain but on le rapporte malicieusement à d'autres, on le tourne contre d'autres selon le caprice. Il arrive aussi que bon nombre de passages figurés et obscurs, sortes d'énigmes destinées à exercer les âmes spirituelles et donnant lieu à un double sens, on les croie se prêter et convenir à une fausse interprétation. Je déclare donc et je préviens que je choisirai les passages clairs et manifestes. Si nous n'en trouvions



1. Jn 1,14 - 2. Mt 23,19-20

pas dans les saintes Ecritures, comment découvrir ce qui est caché ou éclaircir ce qui est obscur? Voyez, par exemple, comme il nous serait facile d'appliquer aux Donatistes, ou aux Donatistes de nous appliquer ce que, dit le Seigneur aux Pharisiens: «Vous ressemblez à des sépulcres blanchis, qui à l'extérieur offrent un aspect brillant, mais qui à l'intérieur sont remplis d'ossements et de pourriture; de même vous offrez aux hommes une apparence de justice, mais à l'intérieur vous êtes pleins d'hypocrisie et d'iniquité (1)». Suffit-il de nous adresser ces reproches? Ne faut-il pas montrer par des preuves bien claires quels sont ces hommes injustes qui veulent passer pour justes? Tout homme sensé dira qu'en agir autrement, c'est le fait d'une outrageante légèreté, et non point d'une sincérité qui porte la conviction. Le Seigneur s'exprimait de la sorte contre les Pharisiens, parce qu'il était le Seigneur; c'est-à-dire parce qu'il connaissait les coeurs, parce qu'il pénétrait et jugeait les plus secrètes pensées des hommes. Pour nous, il nous faut trouver les griefs et les démontrer, si nous ne voulons encourir le reproche si grave d'une folle témérité. Qu'ils justifient donc leurs accusations, et alors nous consentirons à nous entendre appliquer ces reproches terribles et écrasants. Si à notre tour nous leur prouvons qu'ils sont coupables, nous serons en droit, après les avoir convaincus, de les accabler des reproches qu'adresse le Sauveur aux Pharisiens.


9. Mettons donc de côté tous les textes obscurs -et dont le sens est caché sous le voile des figures, puisqu'ils peuvent s'interpréter à leur avantage et au nôtre. Les esprits déliés peuvent juger et discerner quelle est la meilleure interprétation. Mais dans une cause qui tient les peuples en suspens, nous ne voulons pas que le sort de la discussion dépende de ces luttes d'esprit. Tous nous convenons que l'arche de Noé, qui devait sauver du déluge la famille du juste, après la destruction des pécheurs, était une figure de l'Eglise. Ce serait peut-être une simple conjecture de l'esprit humain, si l'apôtre saint Pierre ne nous le disait dans une épître (2). Mais il est une chose que saint Pierre ne dit pas, c'est que toutes les espèces d'animaux se trouvaient dans l'arche, pour figurer qu'un jour l'Eglise



1. Mt 23,27-28 - 2. 1P 3,20-21

321

comprendrait tous les peuples. Que nous.le disions, nous, les Donatistes seront peut-être d'un autre avis, et interpréteront cette circonstance d'une autre manière. Que de leur côté ils veuillent interpréter en leur faveur quelque passage obscur et à double sens, il nous plaira peut-être, à nous, de l'expliquer selon l'intérêt de notre cause. Y aurait-il une fin à nos disputes? Un de leurs évêques, à ce que l'on nous a dit, se trouvant à Hippone et s'adressant au peuple, a soutenu que l'arche de Noé était enduite de bitume à l'intérieur, pour ne point perdre l'eau qu'elle contenait, et à l'extérieur pour n'en point recevoir du dehors. A quoi tendait cette explication? Ne voulait-il pas faire entendre que le baptême ne peut sortir de l'Eglise; ou que donné hors de l'Eglise, on ne doit point le regarder comme valide? On a cru qu'il disait vrai; on a applaudi; on se plaisait à l'entendre, sans réfléchir à ce que l'on entendait, autrement il eût été facile de remarquer qu'une cloison qui ne livre point passage à l'eau par l'intérieur ne peut la laisser pénétrer du dehors, et que, si elle donne issue à l'eau de l'intérieur, elle laissera pénétrer celle du dehors. Mais quand même ce qu'il dit d'une cloison serait exact, qui m'empêchera de donner un autre sens à cette circonstance du bitume qui enduit l'arche en dedans et en dehors; et alors où sera la vérité? Est-ce dans son explication, est-ce dans la mienne, est-ce dans une troisième qu'un autre donnera? Il n'est pas déraisonnable de penser, on peut même regarder comme beaucoup plus probable que le bitume, qui colle si fortement et qui est si brûlant, figure la charité. Pourquoi est-il dit dans le psaume: «Mon âme s'est pour ainsi dire collée à toi (1)?» N'est-ce point parce que la charité est ardente? La charité, nous devons, selon le commandement de Dieu, la pratiquer les uns à l'égard des autres et envers tous les hommes; et voilà pourquoi l'arche était enduite de bitume en dedans et en dehors. Du moins il est écrit: «La charité supporte tout (2)»; et c'est cette force de tout supporter, véritable lien de l'unité, qui est signifiée par le bitume dont l'arche était enduite au dedans et au dehors car il faut supporter les méchants au dedans et au dehors, pour ne point briser le lien de la paix. Donc, dans cette discussion n'ayons



1. Ps 62,9 - 2. 1Co 13,7

point recours à de semblables interprétations; cherchons des textes si clairs qu'ils nous découvrent manifestement l'Eglise de Jésus-Christ.


10. Il est écrit au livre des Juges: «Et Gédéon dit au Seigneur: Puisque vous sauverez Israël par ma main, comme vous me l'avez promis, voici que j'étends sur le sol ma toison de laine, et s'il s'y forme de la rosée, quand toute la terre sera sèche, je saurai que vous sauverez Israël par ma main, comme vous l'avez dit. Et c'est ce qui arriva. Gédéon veilla toute la nuit jusqu'au matin, et ensuite il pressa la toison, et il en découla assez de rosée pour remplir un bassin. Gédéon dit encore au Seigneur: Que votre fureur ne s'allume point contre moi, Seigneur. Je parlerai encore une fois, et je vous tenterai encore par cette toison: Que la toison demeure sèche, et que toute la terre soit couverte de rosée. Et Dieu fit ce prodige cette nuit-là encore, et la toison demeura sèche, et toute la terre fut couverte de rosée (1)» . Que figure ce récit et que représente-t-il? Le sol n'est-il point l'univers, et le lieu de la toison, n'est-ce point le peuple d'Israël? Nous le savons en effet, ce peuple fut autrefois inondé de la grâce des promesses divines, comme d'une rosée céleste; au lieu que toutes les nations d'alentour, privées de ce bonheur, étaient comme desséchées. Or, chez le peuple juif, ce présent était comme sur une toison, c'est-à-dire sur un voile et comme dans le nuage des promesses, parce que le secret de Dieu ne lui avait pas encore été révélé. Mais aujourd'hui nous voyons l'univers inondé de la rosée de la révélation divine par l'Evangile de Notre-Seigneur Jésus-Christ, que figurait la toison de Gédéon; et cette nation, maintenant privée du sacerdoce qu'elle possédait, nous apparaît comme assise sur une toison desséchée, pour n'avoir point compris le Christ dans les Ecritures. Ce n'est pas néanmoins dans de pareilles figures que je veux chercher l'Eglise, bien que pourtant elle y soit évidemment représentée. Oui, écartons les textes qui ont besoin d'interprétation, quand même cette interprétation serait facile; non pas qu'on arrive à de fausses conclusions, en les tirant, comme nous avons fait, de textes qui les enveloppent, pour ainsi dire; mais enfin ces textes demandent une explication, et.je ne veux pas qu'ils servent comme d'exercice à nos esprits. Non, mais au contraire que



1. Jug. 6,36-40.

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la vérité elle-même se montre et parle bien haut, qu'elle brille de tout son éclat, qu'elle s'élance dans les oreilles les mieux fermées, qu'elle frappe les yeux des hypocrites! Que personne ne puisse trouver une retraite pour y abriter sa fausse doctrine, mais que la vérité confonde tous les efforts de la contradiction, qu'elle brise toute l'audace des impudents.



CHAPITRE VI. LE SAINT DOCTEUR MONTRE PAR LES PROMESSES FAITES A ABRAHAM, A ISAAC ET JACOB, QUE L'ÉGLISE DE JÉSUS-CHRIST DOIT REMPLIR TOUT L'UNIVERS.


11. O Donatistes, lisez la Genèse: «J'ai juré par moi-même, dit le Seigneur: Parce que tu as écouté ma parole, et que, à cause de moi, tu n'as pas épargné ce Fils que tu chérissais, je te bénirai, je multiplierai ta postérité; elle sera aussi nombreuse que les étoiles du ciel, que les grains de sable qui couvrent, le rivage de la mer; elle possédera comme son héritage les cités de tes ennemis, et dans ta race toutes les nations seront bénies, parce que tu as écouté ma voix (1)». Que direz-vous à cela? Rivaliserez-vous de perversité avec les Juifs et prétendrez-vous comme eux que par la postérité d'Abraham il faut entendre seulement le peuple issu d'Abraham selon la chair? Mais, si les Juifs ne lisent point l'apôtre saint Paul dans leurs synagogues, vous le lisez dans vos assemblées. Ecoutons donc ce que dit cet apôtre. Il s'agit en effet de savoir ce qu'il faut entendre par la postérité d'Abraham. «Mes frères», dit-il, «je parle le langage des hommes; toutefois on n'annule point, on ne réforme point le Testament d'un homme, quand une fois il est confirmé. Des promesses ont été faites à Abraham et à sa race. Il ne dit pas: Et à ses races, comme s'il s'agissait d'un grand nombre; mais au singulier: Et à sa race, qui est le Christ (2)». Voilà donc cette race dans laquelle seront bénies toutes les nations. Voilà le Testament de Dieu: ouvrez les oreilles. «On n'annule point», dit l'Apôtre, «on ne réforme point le Testament d'un homme, quand une fois il est confirmé». Pourquoi donc annulez-vous le Testament de Dieu, en disant qu'il ne s'est point accompli pour toutes les nations, et qu'il n'a plus son effet chez les



1. Gn 22,16-18 - 2. Ga 3,15-16

peuples où était la race d'Abraham? Pourquoi le réformez-vous en disant que le Christ n'a recueilli nulle part d'héritage promis par Dieu, si ce n'est là où Donat a pu le recueillir avec lui? Nous ne savons ce que c'est que l'envie. Ce que vous dites là, montrez-le-nous dans la loi, dans les Prophètes, dans les psaumes, dans l'Evangile même, dans les épîtres des Apôtres, et nous vous croyons; oui, montrez-le-nous, comme nous vous faisons voir dans la Genèse et dans l'apôtre saint Paul que toutes les nations sont bénies dans la race d'Abraham, qui est le Christ.


12. Ecoutez le même Testament adressé à Isaac, fils d'Abraham: «Il y eut une famine sur la terre, outre la famine qui eut lieu du temps d'Abraham. Or, Isaac alla trouver Abimélech, roi des Philistins, à Gerara; et le Seigneur lui apparut et lui dit: Ne descends pas en Egypte, mais demeure dans la terre que je t'indiquerai; reste dans cette terre, et je serai avec toi et je te bénirai. Car je te donnerai toute cette terre à toi et à ta race; et je te ferai le serment que je fis à ton père Abraham; et je te donnerai des descendants aussi nombreux que les étoiles du ciel; et je te donnerai toute cette terre à toi et à ta race; et toutes les nations de la terre seront bénies en ta race, parce que Abraham, ton père, entendit ma voix, observa mes préceptes, garda ma justice et mes lois (1)». Que pouvez-vous objecter? La race d'Isaac, n'est-ce pas la même que celle d'Abraham, c'est-à-dire Jésus-Christ? Y a-t-il un chrétien, quel qu'il soit, qui ne sache que le Christ selon la chair a pris naissance dans le sein d'une vierge de la tribu de Juda?


13. Ecoutez la même promesse, faite aussi à Jacob: «Jacob- s'éloigna du puits du serment et partit pour Charres, et arriva dans ce pays, et il s'endormit, car le soleil était couché, et il prit une des pierres qui se trouvaient en cet endroit; il y posa sa tête et s'endormit dans ce lieu. Et il eut une vision, et il vit une échelle appuyée sur la terre et dont le sommet touchait le ciel, et les anges de Dieu montaient et descendaient sur cette échelle, et le Seigneur y était incliné, et il dit: Je suis le Seigneur, le Dieu d'Abraham, ton père, et le Dieu d'Isaac. Ne crains rien; la terre sur laquelle tu es endormi, je te la donnerai, à toi et à ta race.



1. Gn 26,1-5

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Et ta race sera comme le sable de la mer, et elle se multipliera au-dessus de la mer et vers le midi, et vers l'Aquilon, et vers l'Orient; et toutes les tribus de la terre seront bénies en toi et en ta race. Et voici que je suis avec toi pour te garder dans tous les chemins par où tu passeras, et je te ramènerai dans cette terre: car je ne t'abandonnerai pas, jusqu'à ce que j'accomplisse tout ce que je t'ai promis (1)». Voilà cette promesse à laquelle vous résistez, voilà le Testament que vous annulez. Dieu dit: «Je ne t'abandonnerai pas, jusqu'à ce que j'aie fait tout ce que j'ai dit». Et vous, vous dites le contraire; vous voulez que nous ajoutions foi à tous vos griefs, contre un univers que nous ne connaissons point et qui ne nous connaît pas non plus; vous voulez que nous ne croyions pas Dieu, lorsqu'il dit: «Je ne t'abandonnerai pas avant d'avoir accompli ma promesse».


14. Montrez-nous dans les écritures canoniques les noms de ceux que vous accusez d'avoir' livré les livres saints; citez-nous à ce sujet des textes aussi clairs que ceux que nous avons tirés de la Genèse. Nous ne vous demandons pas ce que signifie cette pierre que Jacob mit sous sa tête pour dormir; ce que signifie cette échelle appuyée sur la terre et dont le sommet touchait le ciel; ce que signifient ces anges de Dieu qui montent et qui descendent. Nous laissons à de plus habiles, à de plus savants, le soin d'étudier ces circonstances, et d'en expliquer le sens au milieu d'un peuple paisible, loin du bruit sacrilège de cette contradiction, qui arme son impudence de l'obscurité du mystère et de l'énigme des textes. Il ne manque pas de coeurs fidèles auxquels le Seigneur veuille faire allusion; ne dit-il pas, selon l'Evangile, après avoir aperçu cet Israélite en qui il n'y avait point de ruse, ne dit-il pas que Jacob, après avoir vu cette échelle, fut lui-même appelé Israël? Non, certes, il ne manque point d'âmes qui puissent être ainsi désignées par le Seigneur car il dit dans ce même passage: «Vous verrez le ciel ouvert, et les anges de Dieu monter et descendre sur le Fils de l'Homme (2)»; c'est-à-dire sur la race d'Abraham, en laquelle toutes les nations seront bénies. Mais je n'oblige personne à admettre cette interprétation. Voici ce que



1. Gn 28,10-15 - 2. Jn 1,47-51

vous devez entendre: «Ta postérité sera comme le sable de la terre, et elle se multipliera au-delà des mers, vers le Midi, vers l'Aquilon et vers l'Orient; et toutes les tribus de la terre seront bénies en toi et en ta race». Montrez-moi cette Eglise, si vous la possédez chez vous; montrez-moi que vous êtes en communion avec toutes les nations qui ont été bénies dans cette postérité d'Abraham. Oui, donnez-moi cette Eglise, ou bien, calmez votre fureur, et recevez-la, non pas de moi, mais de celui-là même en qui sont bénies toutes les nations. N'en citons pas davantage de ce premier livre de la loi. Qu'on le lise sans passion, avec le sentiment d'une religieuse charité, et on y découvrira bien d'autres preuves en notre faveur.




Augustin, contre Donatistes