Augustin, de l'âme 1



Livre IV


SPIRITUALITÉ DE L'ÂME.


1. Maintenant permettez-moi de vous exprimer mes convictions personnelles avec toute la franchise et toute la clarté que voudra bien m'inspirer Celui qui tient dans sa main notre vie et nos paroles. Vous n'avez pas craint de me nommer et de m'adresser directement un double reproche. Après avoir, dès le début de votre livre, proclamé votre inexpérience et votre incapacité, que vous opposiez à ma science et à ma capacité, vous nous offrez en spectacle le jeune homme reprenant un vieillard, le laïque remontrant un évêque, dont il venait de louer hautement la profonde science et l'étonnante capacité; vous me condamnez enfin dans des matières que vous croyez connaître, tandis que je reconnais mon incompétence à les résoudre. Que je sois savant et habile, je l'ignore, ou plutôt je sais d'une manière très-certaine que je ne le suis pas. D'un autre côté, j'avoue sans hésiter qu'un ignorant peut savoir quelquefois ce qu'un savant ignore; aussi je ne puis que vous louer sincèrement d'avoir laissé de côté le respect dû à l'homme et d'avoir donné la préférence à la vérité, ou du moins à ce que vous croyiez être la vérité, sans que vous l'ayez jamais approfondie. Si donc vous avez été téméraire en vous flattant de connaître ce que vous ignoriez, du moins vous avez fait preuve de liberté et d'indépendance, puisque les égards dus à la personne ne vous ont point empêché de formuler vos opinions. Cela seul doit vous faire comprendre que le plus grand de tous nos soins doit être pour nous d'arracher à l'erreur les ouailles de Jésus-Christ, puisque les ouailles elles-mêmes se reprocheraient de taire à leurs pasteurs les vices dont elles les croiraient coupables. Oh! si vous m'aviez reproché ce qui dans mes écrits est vraiment digne de reproche! Je ne dois pas nier que mes moeurs elles-mêmes et surtout beaucoup de mes ouvrages peuvent être incriminés, sans aucune témérité de la part de mes juges. Si vous vous étiez fait mon censeur dans ces matières, je pourrais peut-être vous montrer ce que je voudrais que vous fussiez vous-même, du moins par rapport à ce que vous me reprochez; et, bien loin de me prévaloir de mon grand âge en face de votre jeunesse, de mon caractère en face de votre infériorité, je donnerais moi-même l'exemple de la correction, bien persuadé que cet exemple serait d'autant plus salutaire qu'il serait plus humble. Pourquoi donc me reprochez-vous des choses que non-seulement l'humilité ne m'ordonne pas de corriger, mais que la vérité me contraint ou d'avouer ou de soutenir?


2. Ce que vous me reprochez, c'est d'abord de ne pas avoir osé me prononcer sur l'origine de ces âmes données aux hommes depuis Adam; et en effet, j'avoue sur ce point mon ignorance; c'est ensuite d'avoir affirmé d'une manière absolue et certaine que l'âme est un esprit et non point un corps. Sur ce dernier point encore vous me reprochez deux choses, c'est-à-dire, de croire que l'âme n'est pas un corps, et de croire qu'elle est un esprit. En effet, vous pensez, vous, que l'âme est un corps et non pas un esprit. Eh bien! je veux aujourd'hui me justifier devant vous, et en lisant ma justification, vous comprendrez, j'espère, de quelles erreurs vous avez vous-même à vous justifier. Voici comment vous vous exprimez dans le livre où vous prononcez mon nom: «Je sais que la plupart des auteurs, et des plus habiles, mis en demeure de se prononcer, ont gardé le silence ou se sont tenus dans des généralités, au lieu de donner à leurs discussions une solution franche et précise. C'est en particulier l'impression qu'ont produite sur moi dernièrement les lettres d'Augustin, cet homme si savant, cet évêque si illustre. A quelles hésitations, dès lors, ne se croiront pas obligés les modestes écrivains qui voudraient traiter cette matière; comment ne pas étouffer en eux-mêmes leurs propres impressions; comment ne pas confesser publiquement que toute solution leur paraît (677) impossible? Mais, croyez-moi, il me semble qu'il est par trop absurde que l'homme s'ignore lui-même, quand il lui est donné de connaître toutes choses. Où chercher une différence entre l'homme et l'animal, si l'homme ne sait discuter ni sur ses qualités ni sur sa nature? ne devra-t-on pas alors lui appliquer dans toute leur rigueur a ces paroles du psaume: L'homme élevé à tant d'honneurs n'a pas compris; il a été assimilé aux animaux et leur a été comparé (1)? Puisque Dieu n'a rien créé sans raison, puisqu'il a fait de l'homme un animal raisonnable, capable d'intelligence, jouissant de la raison et d'une vive sensibilité; puisque la divine Providence distribue toutes choses avec sagesse, poids et mesure; comment admettre que la seule chose qu'elle ait refusée à l'homme ce soit la connaissance de soi-même? Ne voyons-nous pas la sagesse du monde porter vainement ses «investigations jusque sur la vérité elle-même? Comme elle ne peut l'atteindre dans sa propre nature et son entité réelle, elle porte son flambeau sur tout ce qui se rapproche de la vérité et en présente les caractères; quelle honte, dès lors, ne serait-ce pas pour un catholique de s'ignorer lui-même et de s'interdire absolument toute recherche à cet égard?»


3. C'est en ces termes, aussi éloquents qu'explicites, que vous flagellez notre ignorance sur ce qui regarde la nature de l'homme; vous allez même jusqu'au point de conclure, vous et non pas moi, que si vous ignoriez quoi que ce soit de ce qui vous concerne, on serait en droit de vous comparer aux animaux. Sans doute, il est facile de voir que c'est à nous que vous faites allusion en citant cette parole: «L'homme élevé à tant d'honneurs n'a pas compris», puisque nous jouissons des honneurs de l'Église, tandis que jusqu'alors ces honneurs vous ont été refusés; cependant, ne suffit-il pas que vous jouissiez des honneurs de la nature humaine, pour que vous ayez le droit de vous préférer aux animaux, auxquels, toutefois, vous vous croiriez assimilé si vous ignoriez quoi que ce soit de ce qui concerne votre nature? En effet, votre anathème ne s'applique pas seulement à ceux qui, comme moi, ignorent l'origine de l'âme; et encore ne


1. Ps 48,13

sommes-nous pas sur ce point dans une ignorance absolue, car nous savons que Dieu a soufflé sur le front du premier homme, et que l'homme a été fait âme vivante (1); encore n'aurions-nous pas pu le savoir par nous-mêmes; votre anathème, dis-je, s'applique encore à d'autres, puisque vous vous écriez . «En quoi l'homme diffère-t-il des animaux, s'il ne sait discuter ni sur ses qualités ni sur sa nature?» Ne dirait-on pas qu'à vos yeux l'homme doit tellement connaître l'étendue de ses facultés et le fond de sa nature, que rien ne soit plus un mystère pour lui? S'il en est ainsi, pour peu que vous ne puissiez pas me dire le nombre de vos cheveux, vous me donnerez le droit de vous comparer aux animaux. Et si, malgré la perfection à laquelle nous pouvons parvenir en cette vie, vous nous permettez d'ignorer encore quelque chose de ce qui touche à notre nature, veuillez nous dire jusqu'à quel point vous étendez cette permission; ne nous permettriez-vous pas par hasard d'ignorer l'origine de notre âme, quoique, restant fidèles aux données de la foi, nous croyions fermement que notre âme nous a été donnée par Dieu, et qu'elle n'est point de la même nature que Dieu? Pensez-vous que chacun puisse rester dans l'ignorance où vous êtes par rapport à son âme, ou qu'il doive en avoir la connaissance que vous pouvez en avoir? De telle sorte que si son ignorance est un peu plus grande que la vôtre, vous vous donnerez le droit de le comparer aux animaux; et s'il en sait un peu plus que vous, vous lui ferez encore l'honneur de cette flatteuse comparaison? Dites-nous donc au juste ce que vous nous permettez d'ignorer par rapport à notre nature, sans avoir à craindre d'être assimilés aux animaux. Seulement, ayez bien soin que celui qui sent son ignorance sur ce difficile sujet ne se trouve pas plus élevé au-dessus des animaux que celui qui se flatte de savoir ce qu'il ignore. L'homme, dans sa nature, est formé d'un esprit, d'une âme et d'un corps; dès lors ce serait être insensé que de refuser le corps à la nature humaine. Les anatomistes, pour arriver à connaître la nature de ce corps, étudient, même dans les hommes vivants, les membres, les veines, les nerfs, les os, la moelle, le jeu intérieur des organes vitaux; et cependant


1. Gn 2,7

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ils ne nous ont jamais comparés à des animaux, quoique nous ignorions ces détails de notre être. Vous me répondrez peut-être qu'ils comparent aux animaux ceux qui ignorent, non pas la nature du corps, mais la nature de l'âme. Alors vous ne deviez pas vous exprimer comme vous l'avez fait au début de votre ouvrage. En vous écriant: «En quoi l'homme diffère-t-il de l'animal?» vous ne parliez pas uniquement de celui qui ne connaît ni les propriétés ni la nature de son âme, mais en général de celui qui ignore les facultés et la nature de son être n. Or nous devons regarder notre corps comme faisant partie de notre nature, ce qui n'empêche pas que nous pouvons encore discuter sur chacune des parties dont notre nature se compose. S'il me prenait fantaisie de dire tout ce que je connais sur la nature de l'homme, je pourrais en composer plusieurs volumes, et cependant j'avoue sans hésiter que j'ignore encore beaucoup de choses sur ce point.


4. Dans le livre précédent nous avons longuement discuté sur le souffle de l'homme. Ce souffle appartient-il à la nature de l'âme, puisque c'est elle qui le produit dans l'homme? appartient-il à la nature du corps, puisque c'est par l'âme que le corps est mis en mouvement pour produire ce souffle? appartient-il à l'air ambiant sans lequel le souffle ne saurait être produit? ou enfin, appartient-il à ces trois choses à la fois, c'est-à-dire à l'âme qui meut le corps, au corps dont le mouvement reçoit et rend le souffle, et à l'air extérieur qui nourrit le corps en y pénétrant et le soulage en sortant? Vous êtes un homme lettré et éloquent, et cependant voilà des choses que vous ignoriez, puisque vous croyiez, vous disiez, vous écriviez, vous enseigniez à un immense auditoire qu'une outre appliquée sur nos lèvres se gonfle de notre propre nature, sans que notre nature en éprouve aucune perte. Pour vous rendre compte de ce phénomène, besoin n'était pas de scruter les pages des divines Ecritures; il suffisait de vous observer vous-même. Comment voulez-vous donc que, sur un sujet que j'ignore, l'origine de l'âme, je m'en rapporte à vous, qui ignoriez ce que vous faites sans cesse par le mouvement perpétuel de vos narines et de vos lèvres? Maintenant que je vous ai averti, plaise à Dieu que vous cédiez immédiatement, au lieu de résister à une vérité dont l'évidence vous éblouit. Gonflez une outre, interrogez vos poumons, et plutôt que de leur faire rendre une réponse contre moi, recueillez la leçon qu'ils vous donnent et la réponse véritable qu'ils vous adressent, non point en parlant ou en discutant, mais en aspirant l'air et en le refoulant au dehors. Malgré les sanglants reproches dont vous flétrissez mon ignorance sur l'origine de l'âme, je n'exhalerais aucune plainte; bien plutôt je rendrais grâces à Dieu si vous consentiez à discuter avec moi cette question autrement que par des injures, mais par des raisons véritables. Si vous pouviez m'appendre ce que j'ignore, je devrais me résigner patiemment à être frappé, non-seulement par des paroles, mais même par de véritables coups de poing.


5. Quant à cette matière, j'avoue à votre charité que je désire vivement une réponse péremptoire à l'une ou à l'autre de ces deux questions: Quelle est l'origine des âmes? ou bien pouvons-nous arriver à cette connaissance pendant notre vie mortelle? A cette question faudrait-il appliquer les paroles du Sage . «Ne cherchez pas ce qui est au-dessus de vous, et ne scrutez pas ce qui est plus fort que vous; ce que Dieu vous a commandé, c'est là ce qui doit sans cesse occuper vos pensées (1)?» Toutefois je voudrais que mes doutes fussent éclaircis, soit par Dieu lui-même qui sait fort bien ce qu'il crée, soit par un docteur habile qui sache ce qu'il dit, et non par un homme qui ne connaît même pas le souffle qu'il exhale. Nous n'avons aucun souvenir de notre première enfance, et vous pensez que, sans une révélation spéciale de la part de Dieu, l'homme peut connaître comment la vie lui est venue dans le sein de sa mère; surtout quand cet homme ignore à ce point la nature humaine, qu'il ne sait pas, non-seulement ce qu'elle éprouve intérieurement, mais même les phénomènes extérieurs qu'elle produit! Vous flatterez-vous donc, fils bien-aimé, de m'apprendre, à moi ou à d'autres, comment la vie s'empare d'un enfant à sa naissance, vous qui jusqu'ici ignoriez ce qui entretient la vie dans les hommes- vivants, et comment la mort vient les frapper dès qu'ils sont privés de cet aliment nécessaire? Vous vous flatteriez de m'apprendre, à moi ou à d'autres, comment les hommes reçoivent la vie, vous qui ignoriez de quoi les outres se


1. Si 1,22

679

remplissent? Puisque vous ignorez l'origine de l'âme, puissé-je du moins savoir si je puis la connaître pendant cette vie! Si cette question est de celles dont il nous est défendu de scruter la profondeur, il est à craindre que nous ne péchions, non pas en l'ignorant, mais en voulant la résoudre. Toutefois, si elle appartient à cette classe de questions trop relevées, sachons bien que ce n'est pas en ce sens que notre âme puisse appartenir à la nature même de Dieu, et cesser d'être une simple créature dans toute la rigueur de l'expression.


6. Et si je disais que parmi les oeuvres de Dieu il en est que nous connaissons plus difficilement que nous ne connaissons Dieu lui-même? La trinité des personnes en Dieu nous est connue par la révélation, tandis que nous ignorons entièrement combien Dieu avait créé d'espèces d'animaux, et combien purent entrer dans l'arche de Noé. Pourtant je n'oserais pas dire que vous ne l'avez pas appris quelque part. Ne lisons-nous pas dans le livre de la Sagesse: «Ils ont pu avoir assez de lumière pour connaître l'ordre du monde; comment n'ont-ils pas découvert plus aisément celui qui en est le Dominateur (1)?» Dira-t-on que ce qui est en nous ne saurait être au-dessus de notre portée? En effet, notre âme nous est plus intime que notre corps. Pour arriver plus facilement à la connaissance du corps, l'âme procède extérieurement par les yeux du corps, plutôt qu'intérieurement par elle-même. Qu'y a-t-il dans les parties les plus secrètes du corps, si l'âme n'y est pas? Et cependant, si l'âme connaît quelques-uns des principes vitaux les plus secrets, c'est par les yeux du corps qu'elle arrive à cette connaissance. Et pourtant, avant de les connaître, elle les animait de sa présence; c'est par elle seule qu'ils avaient le mouvement et la vie, ce qui prouve qu'il est plus facile à l'âme de les vivifier que de les connaître. Dira-t-on que le corps est pour l'âme une matière plus élevée que l'âme n'est à elle-même? Je suppose que cette âme veuille savoir à quel moment la semence de l'homme se convertit en sang, en chair, en os, en moelle; quelles sont les espèces de veines et de nerfs dont les nombreux détours portent le sang dans tout le corps et en relient les différentes parties; si la peau doit être comptée parmi les nerfs,


1. Sg 13,9

et les dents parmi les os, car les dents n'ont pas de moelle comme les os, comment les ongles diffèrent-ils des os dont ils ont la dureté, et des cheveux dont ils ont la croissance ainsi que la divisibilité? quel est l'usage des veines artérielles destinées à la circulation, non pas du sang, mais de l'air; si, dis-je, notre âme voulait se rendre compte de tous ces phénomènes de son corps, lui dirait-on: «Ne cherchez pas ce qui est au-dessus de vous, et ne scrutez pas ce qui est plus fort que vous?» Et quand il s'agit de sa propre origine, ce sujet ne serait ni trop élevé, ni trop profond pour qu'elle le puisse embrasser? Vous regardez comme une absurdité impossible que l'âme ignore si elle a été insufflée divinement ou si elle se transmet par voie de génération, quand elle n'a de ce fait passé aucun souvenir, quand il est pour elle confondu avec les nombreux oublis de l'enfance, d'autant plus qu'elle n'a pu en avoir ni la perception, ni le sentiment. Et vous ne voyez ni inconvenance, ni absurdité à ce que l'âme ne connaisse pas son propre corps, non pas seulement les phénomènes passés, mais ceux-là mêmes qui se renouvellent sans cesse; qu'elle ignore si pour vivre dans le corps elle doit mouvoir les veines, et mouvoir aussi les nerfs pour agir dans les membres du corps? Si c'est elle qui opère ce mouvement, pourquoi les nerfs ne s'agitent-ils que quand elle le veut, tandis que le sang circule dans les veines sans attendre le consentement de sa volonté? Dans quelle partie du corps a-t-elle le siège de son empire? Est-ce dans le coeur, dans le cerveau, dans les impressions et les mouvements volontaires du cerveau, ou bien dans les pulsations involontaires des veines et du coeur? Si c'est du cerveau qu'elle communique le sentiment et le mouvement, pourquoi éprouve-t-elle des sensations malgré elle, tandis qu'elle est parfaitement maîtresse de mouvoir les membres comme elle veut? Et puisque rien de tout cela ne se passe dans le corps que par elle et avec elle, pourquoi ignore-t-elle ce qu'elle fait, ou de quel principe elle le fait? Elle ignore tout cela, et vous ne lui en faites pas un crime, tandis que vous l'accusez de ne pas savoir d'où ou comment elle a été faite, quand ce n'est pas elle qui s'est faite? Personne ne sait comment l'âme opère dans le corps ces phénomènes; est-ce pour cela que vous ne pensez (680) pas à les mettre au rang des vérités trop hautes et trop relevées?


7. II se présente encore une question plus importante à mes yeux: Pourquoi si peu d'hommes peuvent-ils rendre compte de faits accomplis également par tous? Parce que, me direz-vous peut-être, il n'y a que peu d'hommes qui aient étudié cette branche de la science médicale, appelée l'anatomie; quant aux autres, ils ne la connaissent pas parce qu'ils n'ont pas voulu l'apprendre. Je pourrais vous répondre que plusieurs essaient, mais en vain, d'acquérir cette science; leur esprit est tellement obtus, qu'ils ne peuvent saisir l'explication qui leur est donnée de ce qui se passe en eux et par eux. Mais voici quelque chose de plus grave: Pourquoi n'ai-je pas besoin qu'aucun art vienne m'apprendre qu'il y a au firmament le soleil, la lune et les étoiles, tandis que j'ai besoin que la science m'apprenne si le mouvement que j'imprime à mon doigt part du coeur ou du cerveau, ou de l'un et l'autre à la fois, ou d'aucun de ces deux organes? Je n'ai pas besoin que tel docteur vienne m'apprendre que ces astres se trouvent à une grande hauteur au-dessus de moi, et j'attends que quelqu'un vienne me dire d'où part tel mouvement qui s'opère en moi. On peut bien me dire que la pensée siège dans mon coeur, mais ce que je pense, personne ne peut ni le savoir ni le dire; et puis, si nous voulons connaître dans quelle partie du corps siège ce coeur dans lequel se forme la pensée, il nous faut le demander à un homme qui ne sait pas ce que nous pensons. Quand la loi nous ordonne d'aimer Dieu de tout notre coeur, je sais fort bien qu'il ne s'agit pas là de ce viscère caché dans notre poitrine, mais de cette puissance créatrice de nos pensées, et à laquelle on donne le nom de coeur, parce qu'il nous est aussi impossible d'empêcher cette puissance de penser, qu'il nous est impossible d'empêcher notre coeur de lancer le sang dans toutes les parties du corps. D'un autre côté, c'est l'âme qui est le principe de tous les sens du corps; pourquoi donc, malgré les ténèbres les plus épaisses, et quoique nous fermions les yeux à l'aide d'un autre sens qui s'appelle le toucher, pouvons-nous parfaitement compter tous nos membres extérieurs, tandis que malgré la présence intérieure de notre âme sans laquelle rien n'aurait ni vie ni mouvement, nous ne connaissons aucun des viscères intérieurs qui nous composent; je ne parle pas seulement des médecins empiriques, des anatomistes, des dogmatiques, des méthodiques, mais je dis en général que l'homme ne se connaît pas plus qu'il ne connaît son semblable.


8. Quiconque voudrait se rendre compte de ces mystères de la nature, on pourrait lui appliquer cette parole: «Ne cherchez pas ce qui est au-dessus de vous, et ne scrutez pas ce qui est plus fort que vous». Il s'agit ici, non point de ce qui ne saurait être touché par notre corps, mais de ce que notre intelligence ne saurait comprendre, et de ce que, la puissance de l'esprit ne saurait pénétrer. Et cependant je ne parle ni du ciel, ni de la dimension des astres, ni de l'étendue de la mer et des terres, ni des profondeurs de l'enfer; nous sommes, et nous ne pouvons nous comprendre; toute notre science doit avouer son impuissance et son infériorité par rapport à nous; nous ne pouvons nous comprendre, et cependant nous ne sommes pas en dehors de nous-mêmes. Toutefois nous ne sommes pas à comparer aux animaux, quoique nous ne sachions pas ce que nous sommes; et cependant vous pensez que l'on doit nous assimiler aux animaux, si nous avons oublié ce que nous avons été; mais, pour l'avoir oublié, ne faudrait-il pas l'avoir su? Dans le moment où je parle, ni mon âme ne m'est transmise par mes parents, ni elle ne m'est soufflée par Dieu; quelque soit le mode que Dieu ait employé pour me la donner, il ne l'a employé qu'au moment même de ma création; aujourd'hui il ne crée rien de moi ni en moi; ma création est un fait passé, complètement écoulé. Je ne sais pas même si j'ai eu connaissance de ce fait, et si je l'ai oublié; je ne puis même pas sentir et savoir quand il s'est accompli.


9. En ce moment où nous sommes, où nous vivons, où nous savons que nous vivons, où nous sommes très-assurés de nous souvenir, de comprendre et de vouloir, en ce moment où nous nous flattons de si bien connaître notre nature, nous ignorons absolument la puissance de notre mémoire, de notre intelligence, de notre volonté. Un de mes amis d'enfance, nommé Simplicius, était doué d'une mémoire tellement prodigieuse, que sur notre demande il nous récita immédiatement et sans hésiter, en commençant par la fin, les derniers vers de chacun des livres de (681) Virgile. Nous le priâmes de nous réciter les vers précédents, il le fit également, et nous avons toujours été persuadés qu'il aurait pu réciter Virgile tout entier dans l'ordre inverse, car nous l'avons interrogé sur tous les livres indistinctement, et toujours il nous a répondu. Nous tentâmes la même épreuve pour les discours de Cicéron, écrits en prose, et qu'il avait appris de mémoire; il récita, et en sens inverse, tout ce qui lui fut demandé. Comme nous nous répandions en louanges et en admiration, il nous attesta par serment qu'il ne s'était jamais cru capable de faire ce qu'il venait d'accomplir. Son esprit ne se connaissait donc pas une telle capacité de mémoire, et jamais il ne l'aurait connue, s'il n'avait pas été invité à en tenter l'épreuve. Pourtant, avant de tenter cette épreuve, il était bien le même homme; pourquoi donc s'ignorait-il lui-même?


10. Nous nous flattons souvent de conserver le souvenir de telle ou telle chose, et dans cette présomption nous omettons de recourir à l'Ecriture. Puis il arrive bien souvent que nous invoquons ces souvenirs, mais en vain, et alors nous nous repentons de notre présomption et de notre négligence à confier nos impressions au papier. Puis enfin, tout à coup ces souvenirs reparaissent, alors même que nous ne les cherchons plus. N'étions-nous donc plus les mêmes quand nous agitions ces pensées en nous-mêmes? Et cependant nous ne sommes plus ce que nous étions, quand nous ne pouvons réveiller en nous les mêmes pensées. Quoi donc? Voilà que j'ignore comment il peut se faire que nous nous échappions et que nous soyons rendus à nous-mêmes? Sommes-nous autres, sommes-nous ailleurs quand nous cherchons, sans le trouver, ce que nous avons confié à notre mémoire; et quand, après n'avoir pu parvenir j usqu'à nous, comme si nous étions placés ailleurs, nous nous retrouvons en quelque sorte quand nous trouvons ce que nous cherchions? Où cherchons-nous, si ce n'est pas en nous-mêmes? et que cherchons-nous, si ce n'est pas nous-mêmes? comme si nous n'étions pas en nous, ou que nous soyons sortis de nous-mêmes. Si vous l'envisagez en face, un tel abîme n'est-il pas bien capable de vous faire trembler? Et cet abîme est-il autre chose que notre propre nature, non pas notre nature telle qu'elle a pu être autrefois, mais telle qu'elle est aujourd'hui? Et cependant, même en ce sens, nous avons encore plus à chercher qu'à comprendre dans cette nature qui nous touche de si près. Souvent, en m'entendant proposer une question, je me suis flatté de pouvoir la résoudre par la réflexion; j'ai réfléchi, et la réponse ne s'est pas présentée; d'autres fois, au moment où j'y pensais le moins, cette réponse se présentait d'elle-même. J'en conclus que les forces de mon intelligence ne me sont point connues, et je crois qu'elles ne vous sont pas connues davantage.


11. Vous couvrez mes aveux d'un orgueilleux dédain, vous allez même jusqu'à me comparer en cela aux animaux. Pour moi, je vous invite d'abord, et si vous ne cédez pas, je vous somme de mieux connaître notre commune infirmité dans laquelle la vertu se perfectionne; je ne veux pas que, en vous flattant de connaître ce que vous ne connaissez pas, vous vous mettiez dans l'impossibilité de parvenir à la vérité. Je suis convaincu qu'il est tel phénomène que vous cherchez à comprendre sans pouvoir y parvenir; et cependant, chercheriez-vous si vous n'aviez pas l'espérance de réussir? Cela seul me prouve que vous ne connaissez pas les forces de votre intelligence, puisque, loin de faire avec moi l'aveu de notre commune ignorance, vous faites hautement profession de connaître votre nature. Que dirai-je de la volonté, dans laquelle nous confessons sans hésiter l'existence du libre arbitre? Le bienheureux apôtre saint Pierre voulait donner sa vie pour Jésus-Christ (1); il le voulait sincèrement, et Dieu lui-même était témoin de sa bonne volonté; mais cette volonté même ne connaissait pas la mesure de ses forces. Le danger se présente, et cet apôtre, pour qui Jésus-Christ était réellement le Fils de Dieu, s'enfuit et se cache honteusement. Nous nous sentons vouloir ou ne pas vouloir; mais, à moins de nous tromper nous-mêmes, avouons, cher fils, que nous ignorons ce que peut notre volonté, alors même qu'elle est bonne; nous ne savons ni quelles sont ses forces, ni à quelles épreuves elle cédera ou elle ne cédera pas.


12. Avouez donc que, sans remonter au passé, beaucoup de phénomènes actuels de notre nature nous échappent, non pas seulement en ce qui concerne le corps, mais même l'esprit; suit-il de là cependant que l'on puisse


1. Jn 13,37

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nous comparer aux animaux? Voici pourtant que vous m'infligez cette honte et cette dégradation, parce que j'avoue mes incertitudes sur un fait depuis longtemps accompli, l'origine de mon âme; et encore, si j'ignore quelque chose, je n'ignore pas tout, car je sais parfaitement que mon âme m'a été donnée par Dieu, et qu'elle n'est pas de la substance même de Dieu. S'agit-il au contraire de la nature de notre esprit et de notre âme, comment énumérer tout ce que nous en ignorons? Tout ce que nous pouvons, c'est de nous écrier avec le Psalmiste: «La connaissance que vous avez de moi me plonge dans l'étonnement, elle est si élevée que je n'y saurais atteindre (1)». Il parle de la connaissance que Dieu a de sa créature, car cette créature ne saurait elle-même se connaître. L'Apôtre était ravi au troisième ciel, il y entendait des paroles ineffables qu'il n'est pas donné à l'homme de répéter, et il ne saurait dire si ce ravissement se faisait avec ou sans son corps (2); devait-il craindre que vous le compariez aux animaux? Il savait que son esprit était ravi au troisième ciel, au sein même du paradis; en était-il de même de son corps? il l'ignorait. Paul n'était lui-même ni ce troisième ciel, ni le paradis; tandis qu'il restait composé de son corps, de son esprit et de son âme. Il avait la connaissance de ces choses profondes et sublimes, absolument étrangères à sa nature; et ce qui était de sa nature même, il l'ignorait. Comment ne pas s'étonner que, à la connaissance de mystères aussi profonds, il ait joint une si grande ignorance de lui-même? Enfin, si la Vérité même ne l'avait prononcée, qui croirait à une parole comme celle-ci: «Nous ne savons prier comme il le faut?» Notre grande préoccupation doit donc se porter sur les choses qui sont présentes à nos yeux; et voici que vous me comparez aux animaux, parce que j'ai oublié ce qui est déjà loin de moi, ce qui regarde l'origine de mon âme; vous n'entendez donc pas l'Apôtre s'écrier: «Tout ce que je sais maintenant, c'est que, oubliant ce qui est derrière moi et m'avançant vers ce qui est devant moi, je cours incessamment vers le bout de la carrière pour remporter le prix de la félicité du ciel, à laquelle Dieu nous a appelés par Jésus-Christ (3)?»


13. Allez-vous donc vous rire de moi et me


1. Ps 138,6 - 2. 2Co 12,2-4 - 3. Ph 3,13-14

comparer aux animaux, parce que j'ai cité cette parole: «Nous ignorons ce qu'il nous faut demander?» Je tolérerais encore votre dédain. En effet, la prudence même nous dicte de nous préoccuper davantage de l'avenir que du passé, et de diriger nos prières, non pas vers ce que nous avons été, mais vers ce qui nous attend dans l'avenir; d'où il suit qu'il est bien plus honteux pour nous de ne point savoir ce que nous avons à demander, que d'ignorer notre origine. Toutefois, avant de me jeter la pierre, réveillez vos souvenirs, et rappelez-vous où vous avez lu ces paroles, car vos dédains pourraient bien tomber sur une personne qui vous est chère. En effet, c'est l'Apôtre des nations qui a lui-même prononcé ces paroles: «Nous ne savons ce qu'il nous faut demander». Et cette parole, il la confirme par son exemple. N'était-ce pas, sans le savoir, contre l'utilité et la perfection de son salut qu'il demandait à Dieu de lui retirer l'aiguillon de la chair, qui ne lui avait été donné que pour le soustraire au danger de l'orgueil que lui faisait courir la grandeur de ses révélations? Et parce que le Seigneur l'aimait, il lui refusa la grâce qu'il ne demandait que par ignorance (1). Toutefois, après avoir dit: «Nous ne savons ce qu'il nous faut demander à Dieu dans nos prières», le même Apôtre ajoute aussitôt: «Mais le Saint-Esprit prie pour nous par des gémissements ineffables. Et celui qui pénètre le fond des coeurs entend bien quel est le désir de l'Esprit, parce qu'il ne demande pour les saints que ce qui est selon Dieu (2)», c'est-à-dire qu'il inspire aux saints les accents et les désirs de la prière. C'est ce même Esprit «que Dieu a envoyé dans nos coeurs, criant en nous: Abba, Père (3)», et dans lequel nous crions: «Abba, Père (4)». Remarquez ces deux expressions: Nous avons reçu l'Esprit criant: «Abba, Père»; et dans cet Esprit nous crions: Abba, Père; on voit clairement que l'Apôtre voulait nous faire comprendre dans quel sens l'Esprit crie en nous, c'est-à-dire qu'il nous fait crier. Quand il lui plaira, que cet Esprit m'apprenne, s'il le croit utile pour moi, quelle est l'origine de mon âme, je ne veux sur ce point d'autre maître que l'Esprit divin qui scrute les profondeurs de la divinité, et je récuse l'enseignement d'un homme qui ne


1. 2Co 12,7-9 - 2. Rm 8,26-27 - 3. Ga 4,6 - 4. Rm 8,15

683

sait pas de quel souffle une outre se remplit. Cette ignorance de votre part ne m'autorise pas cependant à vous comparer aux animaux; car votre ignorance sur ce point était le fruit de l'inadvertance, et non pas d'une impossibilité réelle.



Augustin, de l'âme 1