Augustin, Cité de Dieu 1015

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CHAPITRE XV.

DU MINISTÈRE DES SAINTS ANGES, INSTRUMENTS DE LA PROVIDENCE DIVINE.

Il a donc plu à la divine Providence, comme je l'ai déjà dit et comme on le peut voir dans les Actes des Apôtres 3,d'ordonner le cours des temps de telle sorte que la loi qui commandait le culte d'un seul Dieu fût publiée par le ministère des anges. Or, Dieu voulut dans cette occasion se manifester d'une manière visible, non en sa propre substance, toujours invisible aux yeux du corps, mais par de certains signes qui font des choses créées la marque sensible de la présence du Créateur. Il se servit du langage humain, successif et divisible, pour transmettre aux hommes cette voix spirituelle, intelligible et éternelle qui ne commence, ni ne cesse de

1. Voyez Plotin, Enn., 3, lib. 2,cap. 13
2. Mt 6,28-30
3. Ac 7,53

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parler, et qu'entendent dans sa pureté, non par l'oreille, mais par l'intelligence, les ministres de sa volonté, ces esprits bienheureux admis à jouir pour jamais de sa vérité immuable et toujours prêts à exécuter sans retard et sans effort dans l'ordre des choses visibles les ordres qu'elle leur communique d'une manière ineffable. La loi divine a donc été donnée selon la dispensation des temps; elle ne promettait d'abord, je le répète, que des biens terrestres, qui étaient à la vérité la figure des biens éternels; mais si un grand nombre de Juifs célébraient ces promesses par des solennités visibles, peu les comprenaient. Toutefois, et les paroles et les cérémonies de la loi prêchaient hautement le culte d'un seul Dieu, non pas d'un de ces dieux choisis dans la foule des divinités païennes, mais de celui qui a fait et le ciel et la terre, et tout esprit et toute âme, et tout ce qui n'est pas lui; car il est le créateur et tout le reste est créature; et rien n'existe et ne se conserve que par celui qui a tout fait.


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CHAPITRE XVI.

SI NOUS DEVONS, POUR ARRIVER A LA VIE BIENHEUREUSE, CROIRE PLUTÔT CEUX D'ENTRE LES ANGES QUI VEULENT QU'ON LES ADORE QUE CEUX QUI VEULENT QU'ON N'ADORE QUE DIEU.

A quels anges devons-nous ajouter foi pour obtenir la vie éternelle et bienheureuse? À ceux qui demandent aux hommes un culte religieux et dès honneurs divins, ou à ceux qui disent que ce culte n'est dû qu'au Dieu créateur, et qui nous commandent d'adorer en vérité celui dont la vision fait leur béatitude et en qui ils nous promettent que nous trouverons un jour la nôtre? Cette vision de Dieu est en effet la vision d'une beauté si parfaite et si digne d'amour, que Plotin n'hésite pas à déclarer que sans elle, fût-on d'ailleurs comblé de tous les autres biens, on est nécessairement malheureux 1 . Lors donc que les divers anges font des miracles, les uns, pour nous inviter à rendre à Dieu seul le culte de latrie 2, les autres pour se le faire rendre à eux-mêmes, mais avec cette différence que les premiers nous défendent d'adorer des anges, au lieu que les seconds ne nous défendent pas d'adorer Dieu, je demande quels

1. Voyez Plotin, Enn. 1, lib. 6,cap. 7
2. Sur le culte de la trie, voyez plus haut, livre 10,ch. 1

sont ceux à qui l'on doit ajouter foi? Que les Platoniciens répondent à cette question; que tous les autres philosophes y répondent; qu'ils y répondent aussi ces théurges, ou plutôt ces périurges, car ils ne méritent pas un nom plus flatteur 1; en un mot, que tous les hommes répondent, s'il leur reste une étincelle de raison, et qu'ils nous disent si nous devons adorer ces anges ou ces dieux qui veulent qu'on les adore de préférence au Dieu que les autres nous commandent d'adorer, à l'exclusion d'eux-mêmes et des autres anges. Quand ni les uns ni les autres ne feraient de miracles, cette seule considération que les uns ordonnent qu'on leur sacrifie, tandis que les autres le défendent et exigent qu'on ne sacrifie. qu'au vrai Dieu, suffirait pour faire discerner à une âme pieuse de quel côté est le faste et l'orgueil, de quel côté la véritable religion. Je dis plus: alors même que ceux qui demandent à être adorés seraient les seuls à faire des miracles et que les autres dédaigneraient ce moyen, l'autorité de ces derniers devrait être préférable aux yeux de quiconque se détermine par la raison plutôt que par les sens. Mais puisque Dieu, pour consacrer la vérité, a permis que ces esprits immortels aient opéré, en vue de sa gloire et non de la leur, des miracles d'une grandeur et d'une certitude supérieures, afin, sans doute, de mettre ainsi les âmes faibles en garde contre les prestiges des démons orgueilleux, ne serait-ce pas le comble de la déraison que de fermer les yeux à la vérité, quand elle éclate avec plus de force que le mensonge?
Pour toucher un mot, en effet, des miracles attribués par les historiens aux dieux des Gentils, en quoi je n'entends point parler des accidents monstrueux qui se produisent de loin en loin par des causes cachées, comprises dans les plans de la Providence, tels, par exemple, que la naissance d'animaux difformes, ou quelque changement inusité sur la face du ciel et de la terre, capable de surprendre ou même de nuire, je n'entends point, dis-je, parler de ce genre d'événements dont les démons fallacieux prétendent que leur culte préserve le monde, mais d'autres événements qui paraissent en effet devoir être attribués à leur action et à leur puissance,

1. Il y a ici un jeu de mots intraduisible sur theurgi (teourgoi, magiciens) et periurgi ( periourgoi, ou plutôt periergoi, esprits vains et curieux). Vivès pense que saint Augustin a forgé le mot periurgi de perurgere, solliciter, ou de perurere, brûler

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comme ce que l'on rapporte des images des dieux pénates, rapportées de Troie par Enée et qui passèrent d'elles-mêmes d'un lieu à un autre 1; de Tarquin, qui coupa un caillou avec un rasoir 2; du serpent d'Epidaure, qui accompagna Esculape dans son voyage à Rome 3; de cette femme qui, pour prouver sa chasteté, tira seule avec sa ceinture le vaisseau qui portait la statue de la mère des dieux, tandis qu'un grand nombre d'hommes et d'animaux n'avaient pu seulement l'ébranler 4; de cette vestale qui témoigna aussi son innocence en puisant de l'eau du Tibre dans un crible 5; voilà bien des miracles, mais aucun n'est comparable, ni en grandeur, ni en puissance, à ceux que I'Ecriture nous montre accomplis pour le peuple de Dieu. Combien moins peut-on leur comparer ceux que punissent et prohibent les lois des peuples païens eux-mêmes, je veux parler de ces oeuvres de magie et de théurgie qui ne sont pour la plupart que de vaines apparences et de trompeuses illusions, comme, par exemple, quand il s'agit de faire descendre la lune, afin, dit le poète Lucain, qu'elle répande de plus près son écume sur les herbes 6, Et s'il est quelques-uns de ces prodiges qui semblent égaler ceux qu'accomplissent les serviteurs de Dieu, la diversité de leurs fins, qui sert à les distinguer les uns des autres, fait assez voir que les nôtres sont incomparablement plus excellents. En effet, les uns ont pour objet d'établir le culte de fausses divinités que leur vain orgueil rend d'autant plus indignes de nos sacrifices qu'elles les souhaitent avec plus d'ardeur; les autres ne tendent qu'à la gloire d'un Dieu qui témoigne dans ses Ecritures qu'il n'a aucun besoin de tels sacrifices, comme il l'a montré plus tard en les refusant pour l'avenir. En résumé, s'il y a des anges qui demandent le sacrifice pour eux-mêmes, il faut leur préférer ceux qui ne le réclament que pour le Dieu qu'ils servent et qui a créé l'univers; ces derniers, en

1. Voyez Varron (dans Servius, ad . Aeneid., lib. 1,vers 368)
2. Cicéron et Tite-Live rapportent que l'augure Actius Navius, sur le défi de Tarquin l'ancien, coupa un caillou avec un rasoir (Voyez Cicéron, De divin., lib. 1,cap. 17, et De nat. Deor., lib. 2. - TiteLive, lib. 1,cap. 35)
3. Voyez Tite-Live, Epit., lib. 11; Valère, Maxime, lib. 1,cap. 8,§ 2,et Ovide, Metamorph., lib. 15,vers 622 et suiv
4. Voyez Tite-Live, lib. 29,cap. 14; Ovide, Fastès, liv. 4,v. 295 et sui., et Properce, lib. 4,eleg. 2
5. Voyez Denys d'Halycarnasse, Antiquit., lib. 2,cap. 67; Pline, Hist. nat., lib,. 28,cap. 2; Valère Maxime, lib, 8,cap. 1, § 5
6. Lucain, Phars., lib. 6,vers 503. - Comp. Aristophane, Nuées, vers 749 seq

effet, font bien voir de quel sincère amour ils nous aiment, puisqu'au lieu de nous soumettre à leur propre empire, ils ne cherchent qu'à nous faire parvenir vers l'être dont la contemplation leur promet à eux-mêmes une félicité inébranlable. En second lieu, s'il y a des anges qui, sans vouloir qu'on leur sacrifie, ordonnent qu'on sacrifie à plusieurs dieux dont ils sont les anges, il faut encore leur préférer ceux qui sont les anges d'un seul Dieu et qui nous défendent de sacrifier à tout autre qu'à lui, tandis que les autres n'interdisent pas de sacrifier à ce Dieu-là. Enfin, si ceux qui veulent qu'on leur sacrifie ne sont ni de bons anges, ni les anges de bonnes divinités, mais de mauvais démons, comme le prouvent leurs impostures et leur orgueil, à quelle protection plus puissante avoir recours contre eux qu'à celle du Dieu unique et véritable que servent les anges, ces bons anges qui ne demandent pas nos sacrifices pour eux, mais pour celui dont nous devons nous-mêmes être le sacrifice?


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CHAPITRE XVII. DE L'ARCHE DU TESTAMENT ET DES MIRACLES QUE DIEU OPÉRA POUR FORTIFIER L'AUTORITÉ DE SA LOI ET DE SES PROMESSES.

C'est pour cela que la loi de Dieu, donnée au peuple juif par le ministère des anges, et qui ordonnait d'adorer le seul Dieu des dieux, à l'exclusion de tous les autres, était déposée dans l'arche dite du Témoignage. Ce nom indique assez que Dieu, à qui s'adressait tout ce culte extérieur, n'est point contenu et enfermé dans un certain lieu, et que si ses réponses et divers signes sensibles sortaient en effet de cette arche, ils n'étaient que le témoignage visible de ses volontés. La loi elle-même était gravée sur des tables de pierre et renfermée dans l'arche, comme je viens de le dire. Au temps que le peuple errait dans le désert, les prêtres la portaient avec respect avec le tabernacle, dit aussi du Témoignage, et le signe ordinaire qui l'accompagnait était une colonne de nuée durant le jour et une colonne de feu durant la nuit Ex 13,21. Quand cette nuée marchait, les Hébreux levaient leur camp, et ils campaient, quand elle s'arrêtait Ex 40,34. Outre ce miracle et les voix qui se faisaient entendre de l'arche, il y en eut encore d'autres qui rendirent témoignage à la loi; car, lorsque le (208) peuple entra dans la terre de promission, le Jourdain s'ouvrit pour donner passage à l'arche aussi bien qu'à toute l'armée Jos 3,16-17. Cette même arche ayant été portée sept fois autour de la première ville ennemie qu'on rencontré (laquelle adorait plusieurs dieux à l'instar des Gentils), les murailles tombèrent d'elles-mêmes sans être ébranlées ni par la sape ni par le bélier Jos 6,20. Depuis, à une époque où les Israélites étaient déjà établis dans la terre promise, il arriva que l'arche fut prise en punition de leurs péchés, et que ceux qui s'en étaient emparés l'enfermèrent avec honneur dans le temple du plus considérable de leurs dieux 1S 5,2. Or, le lendemain, à l'ouverture du temple, ils trouvèrent la statue du dieu renversée par terre et honteusement fracassée. Divers prodiges et la plaie honteuse dont ils furent frappés les engagèrent dans la suite à restituer l'arche de Dieu. Mais comment fut-elle rendue? ils la mirent sur un chariot, auquel ils attelèrent des vaches dont ils eurent soin de retenir les petits, puis ils laissèrent aller ces animaux à leur gré, pour voir s'il se produirait quelque chose de divin. Or, les vaches, sans guide, sans conducteur, malgré les cris de leurs petits affamés, marchèrent droit en Judée et rendirent aux Hébreux l'arche mystérieuse. Ce sont là de petites choses au regard de Dieu; mais elles sont grandes par l'instruction et la terreur salutaire qu'elles doivent donner aux hommes. Si certains philosophes, et à leur tête les Platoniciens, ont montré plus de sagesse et mérité plus de gloire que tous les autres, pour avoir enseigné que la Providence divine descend jusqu'aux derniers êtres de la nature, et fait éclater sa splendeur dans l'herbe des champs aussi bien que dans les corps des animaux, comment ne pas se rendre aux témoignages miraculeux d'une religion qui ordonne de sacrifier à Dieu seul, à l'exclusion de toute créature du ciel, de la terre et des enfers? Et quel est le Dieu de cette religion? Celui qui peut seul faire notre bonheur par l'amour qu'il nous porte et par l'amour que nous lui rendons, celui qui, bornant le temps des sacrifices de l'ancienne loi dont il avait prédit la réforme par un meilleur pontife, a témoigné qu'il ne les désire pas pour eux-mêmes, et que s'il les avait ordonnés, c'était comme figure de sacrifices plus parfaits; car enfin Dieu ne veut pas notre culte pour en tirer de la gloire, mais pour nous unir étroitement à lui, en nous enflammant d'un amour qui fait notre bonheur et non pas le sien.


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CHAPITRE XVIII. CONTRE CEUX QUI NIENT QU'IL FAILLE S'EN FIER AUX LIVRES SAINTS TOUCHANT LES MIRACLES ACCOMPLIS POUR L'INSTRUCTION DU PEUPLE DE DIEU.

S'avisera-t-on de dire que ces miracles sont faux et supposés? quiconque parle de la sorte et prétend qu'en fait de miracles il ne faut s'en fier à aucun historien, peut aussi bien prétendre qu'il n'y a point de dieux qui se mêlent des choses de ce monde. C'est par des miracles, en effet, que les dieux ont persuadé aux hommes de les adorer, comme l'atteste l'histoire des Gentils, et nous y voyons les dieux plus occupés de se faire admirer que de se rendre utiles. C'est pourquoi nous n'avons pas entrepris dans cet ouvrage de réfuter ceux qui nient toute existence divine ou qui croient la divinité indifférente aux événements du monde, mais ceux qui préfèrent leurs dieux au Dieu fondateur de l'éternelle et glorieuse Cité, ne sachant pas qu'il est pareillement le fondateur invisible et immuable de ce monde muable et visible, et le véritable dispensateur de cette félicité qui réside en lui-même et non pas en ses créatures. Voilà le sens de ce mot du très véridique prophète «Etre uni à Dieu, voilà mon bien Ps 72,28 » .Je reviens sur cette citation, parce qu'il s'agit ici de la fin de l'homme, de ce problème tant controversé entre les philosophes, de ce souverain bien où il faut rapporter tous nos devoirs. Le Psalmiste rie dit pas: Mon bien, c'est de posséder de grandes richesses, ou de porter la pourpre, le sceptre et le diadème; ou encore, comme quelques philosophes n'ont point rougi de le dire: Mon bien, c'est de jouir des voluptés du corps; ou même enfin, suivant l'opinion meilleure de philosophes meilleurs: Mon bien, c'est la vertu de mon âme; non, le Psalmiste le déclare Le vrai bien, c'est d'être uni à Dieu. Il avait appris cette vérité de celui-là même que les- anges, par des miracles incontestables, lui avaient appris à adorer exclusivement. Aussi était-il lui-même le sacrifice de Dieu, puisqu'il était consumé du feu de son amour et désirait ardemment de jouir de ses chastes et ineffables embrassements. Mais enfin, si ceux qui adorent plusieurs dieux (quelque sentiment qu'ils aient touchant leur nature) ne doutent point des miracles qu'on leur attribue, et s'en rapportent soit aux historiens, soit aux livres de la magie, soit enfin aux livres moins suspects de la théurgie, pourquoi refusent-ils de croire aux miracles attestés par nos Ecritures, dont l'autorité doit être estimée d'autant plus grande que celui à qui seul elles commandent de sacrifier est plus grand? (209)



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CHAPITRE XIX. QUEL EST L'OBJET DU SACRIFICE VISIBLE QUE LA VRAIE RELIGION ORDONNE D'OFFRIR AU SEUL DIEU INVISIBLE ET VÉRITABLE.

Quant à ceux qui estiment que les sacrifices visibles doivent être offerts aux autres dieux, mais que les sacrifices invisibles, tels que les mouvements d'une âme pure et d'une bonne volonté, appartiennent, comme plus grands et plus excellents, au Dieu invisible, plus grand lui-même et plus excellent que tous les dieux 1, ils ignorent sans doute que les sacrifices visibles ne sont que les signes des autres, comme les mots ne sont que les signes des choses. Or, puisque dans la prière nous adressons nos paroles à celui-là même à qui nous offrons les pensées de nos coeurs, n'oublions pas, quand nous sacrifions, qu'il ne faut offrir le sacrifice visible qu'à celui dont nous devons être nous-mêmes le sacrifice invisible. C'est alors que les Anges et les Vertus supérieures, dont la bonté et la piété font la puissance, se réjouissent avec nous de ce culte que nous rendons à Dieu, et nous aident à le lui rendre. Mais si nous voulons les adorer, ces purs esprits sont si peu disposés à agréer notre culte qu'ils le rejettent positivement, quand ils viennent remplir quelque mission visible auprès des hommes. L'Ecriture sainte en fournit des exemples. Nous y voyons, en effet Ap 19,10 Ap 22,9, que quelques fidèles ayant cru devoir leur rendre les honneurs divins, soit par l'adoration, soit par le sacrifice, ils les en ont empêchés, avec ordre de les reporter au seul être à qui ils savent qu'ils sont dus. Les saints ont imité les anges: après la guérison miraculeuse que saint Paul et saint Barnabé opérèrent en Lycaonie, le peuple les prit pour des dieux et voulut leur sacrifier 1; mais leur humble piété s'y opposa, et ils annoncèrent aux Lycaoniens le Dieu en qui ils devaient croire. Les esprits trompeurs eux-mêmes n'exigent ces honneurs que parce qu'ils savent qu'ils n'appartiennent qu'au vrai Dieu. Ce qu'ils aiment, ce n'est pas, comme le rapporte Porphyre, et comme quelques-uns le croient, les odeurs corporelles, mais les honneurs divins. Dans le fait, ils ont assez de ces sortes d'odeurs qui leur viennent de tout côté, et, s'ils en voulaient davantage, il ne tiendrait qu'à eux de s'en donner; mais ces mauvais esprits, qui affectent la divinité, ne se contentent pas de la fumée des corps, ils demandent les hommages du coeur, afin d'exercer leur domination sur ceux qu'ils abusent, et de leur fermer la voie qui mène au vrai Dieu, en les empêchant par ces sacrifices impies de devenir eux-mêmes un sacrifice agréable à Dieu.

1. Saint Augustin paraît faire ici allusion à Porphyre et à ses disciples. Voyez le De abst. anim., lib. 2,cap. 61 et seq


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CHAPITRE XX.

DU VÉRITABLE ET SUPRÊME SACRIFICE EFFECTUÉ PAR LE CHRIST LUI-MÊME, MÉDIATEUR ENTRE DIEU ET LES HOMMES.

De là vient que ce vrai médiateur entre Dieu et les hommes, médiateur en tant qu'il a pris la forme d'esclave, Jésus-Christ homme, bien qu'il reçoive le sacrifice, à titre de Dieu consubstantiel au Père, a mieux aimé être lui-même le sacrifice, à titre d'esclave, que de le recevoir, et cela, pour ne donner occasion à personne de croire qu'il soit permis de sacrifier à une créature, quelle qu'elle soit. Il est donc à la fois le prêtre et la victime, et voilà le sens du sacrifice que l'Eglise lui offre chaque jour; car l'Eglise, comme corps dont il est le chef, s'offre elle-même par lui. Les anciens sacrifices des saints n'étaient aussi que des signes divers et multipliés de ce sacrifice véritable, de même que plusieurs mots servent quelquefois à exprimer une seule chose en l'inculquant plus fortement et sans ennui. Devant ce suprême et vrai sacrifice, tous les faux sacrifices ont disparu.

1. Ac 14,10 et seq

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CHAPITRE XXI.

DU DEGRÉ DE PUISSANCE ACCORDÉ AUX DÉMONS POUR PROCURER, PAR DES ÉPREUVES PATIEMMENT SUBIES, LA GLOIRE DES SAINTS, LESQUELS N'ONT PAS VAINCU LES DÉMONS EN LEUR FAISANT DES SACRIFICES, MAIS EN RESTANT FIDÈLES A DIEU.

Toutefois les démons ont reçu le pouvoir, en des temps réglés et limités par la Providence, d'exercer leur fureur contre la Cité de Dieu à l'aide de ceux qu'ils ont séduits, et non seulement de recevoir les sacrifices qu'on leur offre mais aussi d'en exiger par de violentes persécutions. Or, tant s'en faut que cette tyrannie soit préjudiciable à l'Eglise, qu'elle lui procure, au contraire, de grands avantages; elle sert, en effet, à compléter le nombre des saints, qui tiennent un rang d'autant plus honorable dans la Cité de Dieu qu'ils combattent plus généreusement et jusqu'à la mort contre les puissances de l'impiété 1 . Si le langage de l'Eglise le permettait, nous les appellerions à bon droit nos héros. On fait venir ce nom de celui de Junon, qui, en grec, est appelé Héra, d'où vient que, suivant les fables de la Grèce, je ne sais plus lequel de ses fils porte le nom d'Héros. Le sens mystique de ces noms est, dit-on, que Junon représente l'air, dans lequel on place, en compagnie des démons, les héros, c'est-à-dire les âmes des morts illustres. C'est dans un sens tout contraire qu'on pourrait, je le répète, si le langage ecclésiastique le permettait, appeler nos martyrs des héros; non certes qu'ils aient aucun commerce dans l'air avec les démons, mais parce qu'ils ont vaincu les démons, c'est-à-dire les puissances de l'air et Junon elle-même, quelle qu'elle soit, cette Junon que les poètes nous représentent, non sans raison, comme ennemie de la vertu et jalouse de la gloire des grands hommes qui aspirent au ciel. Virgile met ceux-ci au-dessus d'elle quand il lui fait dire:

«Enée est mon vainqueur 2 ...»

mais il lui cède ensuite et faiblit misérablement quand il introduit Hélénus donnant à Enée ce prétendu conseil de piété:

1. Tertullien exprime plusieurs fois la même pensée (Apoloy., cap. 50; ad Scap., cap. 5)
2. Énéide, livre 7,vers 310


«Rends hommage de bon coeur à Junon et triomphe par tes offrandes suppliantes du courroux de cette redoutable divinité 1».

Porphyre est du même avis, tout en ne parlant, il est vrai, qu'au nom d'autrui, quand il dit que le bon génie n'assiste point celui qui l'invoque, à moins que le mauvais génie n'ait été préalablement apaisé 2; d'où il suivrait que les mauvaises divinités sont plus puissantes que les bonnes; car les mauvaises peuvent mettre obstacle à l'action des bonnes, et celles-ci ne peuvent rien sans la permission de celles-là, tandis qu'au contraire les mauvaises divinités peuvent nuire, sans que les autres soient capables de les en empêcher. Il en est tout autrement dans la véritable religion; et ce n'est pas ainsi que nos martyrs triomphent de Junon, c'est-à-dire des puissances de l'air envieuses de la vertu des saints. Nos héros, si l'usage permettait de les appeler ainsi, n'emploient pour vaincre Héra que des vertus divines et non des offrandes suppliantes. Et certes, Scipion a mieux mérité le Surnom d'Africain en domptant l'Afrique par sa valeur que s'il eût apaisé ses ennemis par des présents et des supplications.


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CHAPITRE XXII.

OU EST LA SOURCE DU POUVOIR DES SAINTS CONTRE LES DÉMONS ET DE LA VRAIE PURIFICATION DU COEUR.

Les hommes véritablement pieux chassent ces puissances aériennes par des exorcismes, loin de rien faire pour les apaiser, et ils surmontent toutes les tentations de l'ennemi, non en les priant, mais en priant Dieu contre lui. Aussi, les démons ne triomphent-ils que des âmes entrées dans leur commerce par le péché. On triomphe d'eux, au contraire, au nom de celui qui s'est fait homme, et homme sans péché, pour opérer en lui-même, comme pontife et comme victime, la rémission des péchés, c'est-à-dire au nom du médiateur Jésus-Christ homme, par qui les hommes, purifiés-du péché, sont réconciliés avec Dieu. Le péché seul, en effet, sépare les hommes d'avec Dieu, et s'ils peuvent en être purifiés en cette vie, ce n'est point par la vertu, mais bien par la miséricorde divine; ce n'est point par leur puissance propre, mais par l'indulgence

1. Enéide, livre 3,vers 438, 439
2. Voyez plus haut, sur Porphyre, les chapitres 9, 10 et 11,et comp. De abstin. anim., cap. 39de Dieu, puisque la faible et misérable vertu qu'on appelle la vertu humaine n'est elle-même qu'un don de sa bonté. Nous serions trop disposés à nous enorgueillir dans notre condition charnelle, si, avant de la dépouiller, nous ne vivions pas sous le pardon. C'est pourquoi la vertu du Médiateur nous a fait cette grâce que, souillés par la chair du péché, nous trouvons notre purification dans un Dieu fait chair; grâce merveilleuse, où éclate la miséricorde de Dieu, et qui, après nous avoir conduits durant cette vie dans le chemin de la foi, nous prépare, après la mort, par la contemplation de la vérité immuable, la plénitude de la perfection.


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CHAPITRE XXIII.

DES PRINCIPES DE LA PURIFICATION DE L'AME SELON LES PLATONICIENS.

Des oracles divins, dit Porphyre, ont répondu que les sacrifices les plus parfaits à la lune et au soleil sont incapables de purifier, et il a voulu montrer par là qu'il en est de même des sacrifices offerts à tous les autres dieux. Quels sacrifices, en effet, auraient une vertu purifiante, si ceux de la lune et du soleil, divinités du premier ordre, ne l'ont pas? Porphyre, d'ailleurs, ajoute que le même oracle a déclaré que les Principes peuvent purifier; par où l'on voit assez que ce philosophe a craint que sur la première réponse, qui refuse aux sacrifices parfaits du soleil et de la lune la vertu purifiante, on ne s'avisât de l'attribuer aux sacrifices de quelqu'un des petits dieux. Mais qu'entend Porphyre par ses Principes? dans la bouche d'un philosophe platonicien, nous savons ce que cela signifie il veut désigner Dieu le Père d'abord, puis Dieu le Fils, qu'il appelle la Pensée ou l'Intelligence du Père; quant au Saint-Esprit, il n'en dit rien, ou ce qu'il en dit n'est pas clair; car je n'entends pas quel est cet autre Principe qui tient le milieu, suivant lui, entre les deux autres. Est-il du sentiment de Plotin, qui, traitant des trois hypostases principales

1. Les Platoniciens de l'école d'Alexandrie et de l'école d'Athènes ce sont accordés, depuis Plotin jusqu'à Proclus, à reconnaître en Dieu trois principes ou hypostases 1. l'Un ( to en aploun ) ou le Bien, qui est le Père; 2. l'Intelligence, le Verbe ( logos, nous ), qui est le Fils, 3. l'Âme (psuché), qui est le principe universel de la vie. - Quant à la nature et à l'ordre de ces hypostases, les Alexandrins cessent d'être d'accord. - Consultez, sur les différences très subtiles de la Trinité de Plotin et de celle de Porphyre, les deux historiens de l'école d'Alexandrie, M. Jules Simon (tome 2,page 110 et seq.) et M. Vacherot (tome 2,p. 37 et seq


donne à l'âme le troisième rang? mais alors il ne dirait pas que la troisième hypostase tient le milieu entre les deux autres, c'est-à-dire entre le Père et le Fils. En effet, Plotin place l'âme au-dessous de la seconde hypostase, qui est la pensée du Père, tandis que Porphyre, en faisant de l'âme une substance mitoyenne, ne la place pas au-dessous des deux autres, mais entre les deux. Porphyre, sans doute, a parlé comme il a pu, ou comme il a voulu car nous disons, nous, que le Saint-Esprit n'est pas seulement l'esprit du Père, ou l'esprit du Fils, mais l'esprit du Père et du Fils. Aussi bien, les philosophes sont libres dans leurs expressions, et, en parlant des plus hautes matières, ils ne craignent pas d'offenser les oreilles pieuses, Mais nous; nous sommes obligés de soumettre nos paroles à une règle précise, de crainte que la licence dans les mots n'engendre l'impiété dans les choses.


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CHAPITRE XXIV.

DU PRINCIPE UNIQUE ET VÉRITABLE QUI SEUL PURIFIE ET RENOUVELLE LÀ NATURE HUMAINE.

Lors donc que nous parlons de Dieu, nous n'affirmons point deux ou trois principes, pas plus que nous n'avons le droit d'affirmer deux ou trois dieux; et toutefois, en affirmant tour a tour le Père, le Fils et le Saint-Esprit, nous disons de chacun qu'il est Dieu. Car nous ne tombons pas dans l'hérésie des Sabelliens 1, qui soutiennent que le Père est identique au Fils, et que le Saint-Esprit est identique au Fils et au Père; nous disons, nous, que le Père est le Père du Fils, que le Fils est le Fils du Père, et que le Saint-Esprit est l'Esprit du Père et du Fils, sans être ni le Père, ni le Fils. Il est donc vrai de dire que le Principe seul purifie l'homme, et non les Principes, comme l'ont soutenu les Platoniciens. Mais Porphyre, soumis à ces puissances envieuses dont il rougissait sans oser les combattre, ouvertement, n'a pas voulu reconnaître que le Seigneur Jésus-Christ est le principe qui nous purifie par son incarnation. Il l'a sans doute méprisé dans la chair qu'il a revêtue pour accomplir le sacrifice destiné à nous purifier; grand mystère que n'a point compris Porphyre, par un effet de cet orgueil que le bon, le vrai

1. Sabellius, et avant lui Noét et Praxée, réduisaient la distinction des personnes de la sainte Trinité à une distinction nominale. Cette hérésie a été condamnée par le concile de Constantinople en 38l

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Médiateur a vaincu par son humilité, prenant la nature mortelle pour se montrer à des êtres mortels, tandis que les faux et méchants médiateurs, fiers de n'être pas sujets à la mort, se sont exaltés dans leur orgueil, et par le prestige de leur immortalité ont fait espérer à des êtres mortels un secours trompeur. Ce bon et véritable Médiateur a donc montré que le mal consiste dans le péché, et non dans la substance ou la nature de la chair, puisqu'il a pris la chair avec l'âme de l'homme sans prendre le péché, puisqu'il a vécu dans cette chair, et qu'après l'avoir quittée par la mort, il l'a reprise transfigurée dans sa résurrection. Il a montré aussi que la mort même, peine du péché, qu'il a subie pour nous sans avoir péché, ne doit pas être évitée par le péché, mais plutôt supportée à l'occasion pour la justice car s'il a eu la puissance de racheter nos péchés par sa mort, c'est qu'il est mort lui-même et n'est pas mort par son péché. Mais Porphyre n'a point connu le Christ comme Principe; car autrement il l'eût connu comme purificateur. Le Principe, en effet, dans le Christ, ce n'est pas la chair ou l'âme humaine, mais bien le Verbe par qui tout a été fait. D'où il suit que la chair du Christ ne purifie pointpar elle-même, mais par le Verbe qui a pris cette chair, quand «le Verbe s'est fait chair et a habité parmi nous 1». C'est pourquoi, quand Jésus parlait clans un sens mystique de la manducation de sa chair, plusieurs qui l'écoutaient sans le comprendre s'étant retirés en s'écriant: «Ces paroles sont dures; est-il possible de les écouter?» il dit à ceux qui restèrent auprès de lui: «C'est l'esprit qui «vivifie; la chair ne sert de rien 2». Il faut conclure que c'est le Principe qui, en prenant une chair et une âme, purifie l'âme et la chair des fidèles, et voilà le sens de la réponse de Jésus aux Juifs qui lui demandaient qui il était: «Je suis le Principe 3» . Nous-mêmes, faibles que nous sommes, charnels et pécheurs, nous ne pourrions, enveloppés dans les ténèbres de l'ignorance, comprendre cette parole, si le Christ ne nous avait doublement purifiés et par ce que nous étions et par ce que nous n'étions pas; car nous étions hommes, et nous n'étions pas justes, et dans l'Incarnation il y a l'homme, mais juste et sans péché. Voilà le Médiateur qui nous a tendu la main pour nous relever, quand nous étions tombés et gisants par terre; voilà la semence organisée par le ministère des anges 1, promulgateurs de la loi qui contenait tout ensemble le commandement d'obéir à un seul Dieu et la promesse du médiateur à venir.

1. Jn 1,14 - 2. Jn 6,61-64- 3. Jn 8,25




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CHAPITRE XXV.

TOUS LES SAINTS QUI ONT VÉCU SOUS LA LOI ÉCRITE ET DANS LES TEMPS ANTÉRIEURS ONT ÉTÉ JUSTIFIÉS PAR LA FOI EN JÉSUS-CHRIST.

C'est par leur foi en ce mystère, accompagnée de la bonne vie, que les justes des anciens jours ont pu être purifiés, soit avant la loi de Moïse (car en ce temps Dieu et les anges leur servaient de guides), soit même sous cette loi, bien qu'elle ne renfermât que des promesses temporelles, simple figure de promesses plus hautes, ce qui a fait donner à la loi de Moïse le nom d'Ancien Testament. Il y avait alors, en effet, des Prophètes dont la voix, comme celle des anges, publiait la céleste promesse, et de ce nombre était celui dont j'ai cité plus haut cette divine sentence touchant le souverain bien de l'homme: «Être uni à Dieu, voilà mon bien 2». Le psaume d'où elle est tirée distingue assez clairement les deux Testaments, l'ancien et le nouveau; car le prophète dit que la vue de ces impies qui nagent dans l'abondance des biens temporels a fait chanceler ses pas, comme si le culte fidèle qu'il avait rendu à Dieu eût été chose vaine, en présence de la félicité des contempteurs de la loi. Il ajoute qu'il s'est longtemps consumé à comprendre ce mystère, jusqu'au jour où, entré dans le sanctuaire de Dieu, il a vu la fin de cette trompeuse félicité. Il a compris alors que ces hommes, par cela même qu'ils se sont élevés, ont été abaissés, qu'ils ont péri à cause de leurs iniquités, et que ce comble de félicité temporelle a été comme le songe d'un homme qui s'éveille et tout à coup se trouve privé des joies dont le berçait un songe trompeur. Et comme dans cette cité de la terre, ils étaient pleins du sentiment de leur grandeur, le Psalmiste parle ainsi: «Seigneur, vous anéantirez leur image dans votre Cité 3». Il montre toutefois combien il lui a été avantageux de n'attendre les biens mêmes de la terre que du seul vrai Dieu, quand il dit: «Je suis devenu - semblable, devant vous, à une bête

1. Ga 3,19 - 2. Ps 72,28 - 3. Ps 20

(213)

brute, et je demeure toujours avec vous 1» Par ces mots, semblable à une bête brute, le Prophète s'accuse de n'avoir pas eu l'intelligence de la parole divine, comme s'il disait: Je ne devais vous demander que les choses qui ne pouvaient m'être communes avec les impies, et non celles dont je les ai vus jouir avec abondance, alors que le spectacle de leur félicité était un scandale à mes faibles yeux. Toutefois le Prophète ajoute qu'il n'a pas cessé d'être avec le Seigneur, parce qu'en désirant les biens temporels il ne les a pas demandés à d'autres que lui. Il poursuit en ces termes «Vous m'avez soutenu par la main droite, me conduisant selon votre volonté, et me faisant marcher dans la gloire 2»; marquant par ces mots, la main droite, que tous les biens possédés par les impies, et dont la vue l'avait ébranlé, sont choses de la gauche de Dieu. Puis il s'écrie «Qu'y a-t-il au ciel et sur la terre que je désire, si ce n'est vous 3?» il se condamne lui-même; il se reproche, ayant au ciel un si grand bien, mais dont il n'a eu l'intelligence que plus tard, d'avoir demandé à Dieu des biens passagers, fragiles, et pour ainsi dire une félicité de boue. «Mon coeur et ma chair, dit-il, sont tombés en défaillance, ô Dieu de mon coeur 4!» Heureuse défaillance, qui fait quitter les choses de la terre pour celles du ciel! ce qui lui fait dire ailleurs: «Mon âme, enflammée de désir, tombe en défaillance dans la maison du Seigneur 5». Et dans un autre endroit: «Mon âme est tombée en défaillance dans l'attente de votre salut 6». Néanmoins, après avoir dit plus haut: Mon coeur et ma chair sont tombés en défaillance, il n'a pas ajouté: Dieu de mon coeur et de ma chair, mais seulement: Dieu de mon coeur, parce que c'est le coeur qui purifie la chair. C'est pourquoi Notre-Seigneur a dit: «Purifiez d'abord le dedans, et le «dehors sera pur 7». Le Prophète continue et déclare que Dieu même est son partage, et non les biens qu'il a créés: «Dieu de mon coeur, dit-il, Dieu de mon partage pour toujours 8»; voulant dire par là que, parmi tant d'objets où s'attachent les préférences des hommes, il trouve Dieu seul digne de la sienne. «Car», poursuit-il, «voilà que ceux «qui s'éloignent de vous périssent, et vous avez

1. Ps 72,22 - 2. Ps 23 - 3. Ps 24 - 4 Ps 25 - 5. Ps 83,3 - 6. Ps 118,81 - 7. Mt 23,26 - 8. Ps 72,25

condamné à jamais toute âme adultère 1». Entendez toute âme qui se prostitue à plusieurs dieux. Ici, en effet, se place ce mot qui nous a conduit à citer fout le reste: «Être uni à Dieu, voilà mon bien»; c'est-à-dire, mon bien est de ne point m'éloigner de Dieu, de ne point me prostituer à plusieurs divinités. Or, en quel temps s'accomplira cette union parfaite avec Dieu? alors seulement que tout ce qui doit être affranchi en nous sera affranchi. Jusqu'à ce moment, qu'y a-t-il à faire? ce qu'ajoute le Psalmiste: «Mettre son espérance «en Dieu2». Or, comme l'Apôtre nous l'enseigne: «Lorsqu'on voit ce qu'on a espéré, ce n'est plus espérance. Car, qui espère ce qu'il voit déjà? Mais si nous espérons ce que nous ne voyons pas, nous l'attendons d'un coeur patient 3». Soyons donc fermes dans cette espérance, suivons le conseil du Psalmiste et devenons, nous aussi, selon notre faible pouvoir, les anges de Dieu, c'est-à-dire ses messagers, annonçant sa volonté et glorifiant sa gloire et sa grâce: «Afin de chanter vos louanges, ô mon Dieu, devant les portes de la fille de Sion 4». Sion, c'est la glorieuse Cité de Dieu, celle qui ne connaît et n'adore qu'un seul Dieu, celle qu'ont annoncée les saints anges qui nous invitent à devenir leurs concitoyens. ils ne veulent pas que nous les adorions comme nos dieux, mais que nous adorions avec eux leur Dieu et le nôtre. Ils ne veulent pas que nous leur offrions des sacrifices, mais que nous soyons comme eux un sacrifice agréable à Dieu. Ainsi donc, quiconque y réfléchira sans coupable obstination, rie doutera pas que tous ces esprits immortels et bienheureux, qui, loin de nous porter envie (car ils ne seraient pas heureux, s'ils étaient envieux), nous aiment au contraire et veulent que nous partagions leur bonheur, ne nous soient plus favorables, si nous adorons avec eux un seul Dieu, Père, Fils et Saint-Esprit, que si nous leur offrions à eux-mêmes notre adoration et nos sacrifices.




Augustin, Cité de Dieu 1015