Augustin, Cité de Dieu 111

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CHAPITRE 11.

S'IL IMPORTE QUE LA VIE TEMPORELLE DURE UN PEU PLUS OU UN PEU MOINS.

On ajoute: Plusieurs chrétiens ont été massacrés, plusieurs ont été emportés par divers genres de morts affreuses. Si c'est là un malheur, il est commun à tous les hommes; du moins, suis-je assuré qu'il n'est mort personne qui ne dût mourir un jour. Or, la mort égale la plus longue vie à la plus courte: car, ce qui n'est plus n'est ni pire, ni meilleur, ni plus court, ni plus long. Et qu'importe le genre de mort, puisqu'on ne meurt pas deux fois? Puisqu'il n'est point de mortel que le cours des choses de ce monde ne menace d'un nombre infini de morts, je demande si, dans l'incertitude où l'on est de celle qu'il faudra endurer, il ne vaut pas mieux en souffrir une seule et mourir que de vivre en les craignant toutes. Je sais que notre lâcheté préfère vivre sous la crainte de tant de morts que de mourir une fois pour n'en plus redouter aucune; mais autre chose est l'aveugle horreur de notre chair infirme et la conviction éclairée de notre raison. Il n'y a pas de mauvaise mort après une bonne vie; ce qui rend la mort mauvaise, c'est l'événement qui la suit. Ainsi donc qu'une créature faite pour la mort vienne à mourir, il ne faut pas s'en mettre en peine; mais où va-t-elle après la mort? Voilà la question. Or, puisque les chrétiens savent que la mort du -bon pauvre de I'Evangile 1, au milieu des chiens qui léchaient ses plaies, est meilleure que celle du mauvais riche dans la pourpre, je demande en quoi ces horribles trépas ont pu nuire à ceux qui sont morts, s'ils avaient bien vécu?

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CHAPITRE XlI.

LE DÉFAUT DE SÉPULTURE NE CAUSE AUX CHRÉTIENS AUCUN DOMMAGE 2.

Je sais que dans cet épouvantable entassement de cadavres plusieurs chrétiens n'ont pu

1. Lc 16,19-31
2. Les idées de ce chapitre et du suivant sont plus développées dans le petit traité de saint Augustin: De cura. pro mortuis gerenda. Voir tome XII


être ensevelis. Eh bien! est-ce un si grand sujet de crainte pour des hommes de foi, qui ont appris de l'Evangile que la dent des bêtes féroces n'empêchera pas la résurrection des corps, et qu'il n'y a pas un seul cheveu de leur tête qui doive périr 1? Si les traitements que l'ennemi fait subir à nos cadavres pouvaient faire obstacle à la vie future, la vérité nous dirait-elle: «Ne craignez pas ceux qui tuent le corps, et ne peuvent tuer l'âme 2?» A moins qu'il ne se rencontre un homme assez insensé pour prétendre que si les meurtriers du corps ne sont point à redouter avant la mort, ils deviennent redoutables après la mort, en ce qu'ils peuvent priver le corps de sépulture. A ce compte, elle serait fausse cette parole du Christ: «Ne craignez point ceux qui tuent le corps et ne peuvent rien faire de plus contre vous 3»; car il resterait à sévir contre nos cadavres. Mais loin de nous de soupçonner de mensonge la parole de vérité! S'il est dit, en effet, que les meurtriers font quelque chose lorsqu'ils tuent, c'est que le corps ressent le coup dont il est frappé; une fois mort, il n'y a plus rien à faire contre lui, parce qu'il a perdu tout sentiment. Il est donc vrai que la terre n'a pas recouvert le corps d'un grand nombre de chrétiens; mais aucune puissance n'a pu leur ravir le ciel, ni cette terre elle-même que remplit de sa présence le maître de la création et de la résurrection des hommes. On m'opposera cette parole du Psalmiste: «Ils ont exposé les corps morts de vos serviteurs pour servir de nourriture aux oiseaux du ciel et les chairs de vos saints pour être la proie des bêtes de la terre. Ils ont répandu leur sang comme l'eau autour de Jérusalem, et il n'y avait personne qui leur donnât la sépulture 4». Mais le Prophète a plutôt pour but de faire ressortir la cruauté des meurtriers que les souffrances des victimes. Ce tableau de la mort paraît horrible aux yeux des hommes; «mais elle est précieuse aux yeux du Seigneur, la mort des saints 5». Ainsi donc, toute cette pompe des funérailles, sépulture choisie, cortége funèbre, ce sont là des consolations pour les vivants, mais non un soulagement véritable pour les morts. Autrement, si une riche sépulture était de quelque secours aux impurs, il faudrait croire que c'est un obstacle à la

1. Lc 21,18 – 2. Mt 10,28 – 3. Lc 12,4 – 4. Ps 78,2-3 – 5. Ps 115,15

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gloire du juste d'être enseveli simplement ou de ne pas l'être du tout. Certes, cette multitude de serviteurs qui suivait le corps du riche voluptueux de l'Evangile composait aux yeux des hommes une pompe magnifique, mais elles furent bien autrement éclatantes aux yeux de Dieu les funérailles de ce pauvre couvert d'ulcères que les anges portèrent, non dans un tombeau de marbre, mais dans le sein d'Abraham 1.Je vois sourire les adversaires contre qui j'ai entrepris de défendre la Cité de Dieu. Et cependant leurs philosophes ont souvent marqué du mépris pour les soins de la sépulture 2. Plus d'une fois aussi, des armées entières, décidées à mourir pour leur patrie terrestre, se sont mises peu en peine de ce que deviendraient leurs corps et à quelles bêtes ils serviraient de pâture. C'est ce qui fait applaudir ce vers d'un poëte 3:

«Le ciel couvre celui qui n'a point de tombeau».

Pourquoi donc tirer un sujet d'insulte contre les chrétiens de ces corps non ensevelis? N'a-t-il pas été promis aux fidèles que tous leurs membres et leur propre chair sortiront un jour de la terre et du plus profond abîme des éléments, pour leur être rendus dans leur première intégrité?

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CHAPITRE XIII.

POURQUOI IL FAUT ENSEVELIR LES CORPS DES FIDÈLES.

Toutefois il ne faut pas négliger et abandonner la dépouille des morts, surtout les corps des justes et des fidèles qui ont servi d'instrument et d'organe au Saint-Esprit pour toutes sortes de bonnes oeuvres. Si la robe d'un père ou son anneau ou telle autre chose semblable sont d'autant plus précieux à ses enfants que leur affection est plus grande, à plus forte raison devons-nous prendre soin du corps de ceux que nous aimons, car le corps est uni à l'homme d'une façon plus étroite et plus intime qu'aucun vêtement; ce n'est point un secours ou un ornement étranger, c'est un élément de notre nature. Aussi voyons-nous qu'on a rendu aux justes des premiers temps

1. Lc 16,19 et seq
2. Notamment les philosophes de l'école cynique et ceux de l'école stoïcienne. Voyez Sénèque, De tranquill. an., cap. 14, et Epist. 92; - et Cicéron, Tusc. qu., lib. 1,cap. 42 et seq
3. Lucain, Pharsale, liv. 7,vers 819. - 4. 1Co 15,52

ces suprêmes devoirs de piété, qu'on a célébré leurs funérailles et pourvu à leur sépulture 1, et qu'eux-mêmes durant leur vie ont donné des ordres à leurs enfants pour faire ensevelir ou transférer leurs dépouilles 2. Je citerai Tobie qui s'est rendu agréable à Dieu, au témoignage de l'ange, en faisant ensevelir les morts 3. Notre-Seigneur lui-même, qui devait ressusciter au troisième jour, approuve hautement et veut qu'on loue l'action de cette sainte femme qui répand sur lui un parfum précieux, comme pour l'ensevelir par avance 4. L'Evangile parle aussi avec éloge de ces fidèles qui reçurent le corps de Jésus à la descente de la croix, le couvrirent d'un linceul et le déposèrent avec respect dans un tombeau. Ce qu'il faut conclure de tous ces exemples, ce n'est pas que le corps garde après la mort aucun sentiment, mais c'est que la providence de Dieu s'étend jusque sur les restes des morts, et que ces devoirs de piété lui sont agréables comme témoignages de foi dans la résurrection. Nous en pouvons tirer aussi cet enseignement salutaire, que si les soins pieux donnés à la dépouille inanimée de nos frères ne sont point perdus devant Dieu, l'aumône qui soulage des hommes pleins de vie doit nous créer des droits bien autrement puissants à la rémunération céleste. Il y a encore sous ces ordres que les saints patriarches donnaient à leurs enfants pour la sépulture ou la translation de leurs derniers restes, des choses mystérieuses qu'il faut entendre dans un sens prophétique;mais ce n'est pas ici le lieu de les approfondir, et nous en avons assez dit sur cette matière. Si donc la privation soudaine des choses les plus nécessaires à la vie, comme la nourriture et le vêtement, ne triomphe pas de la patience des hommes de bien, et, loin d'ébranler leur piété, ne sert qu'à l'éprouver et à la rendre plus féconde, pouvons-nous croire que l'absence des honneurs funèbres soit capable de troubler le repos des saints dans l'invisible séjour de l'éternité? Concluons que si les derniers devoirs n'ont pas été rendus aux chrétiens lors du désastre de Rome ou à la prise d'autres villes, ni les vivants n'ont commis un crime, puisqu'ils n'ont rien pu faire, ni les morts n'ont éprouvé une peine, puisqu'ils n'ont rien pu sentir.

1. Gn 25,9 Gn 35,29 Gn 50,2-13 - 2. Gn 47,29-30 Gn 50,24 -3. Tb 2,9 - 4. Mt 26,10-13

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CHAPITRE XIV.

LES CONSOLATIONS DIVINES N'ONT JAMAIS MANQUÉ AUX SAINTS DANS LA CAPTIvITÉ.

On se plaint que des chrétiens aient été emmenés captifs. Affreux malheur, en effet, si les barbares avaient pu les emmener quelque part où ils n'eussent point trouvé leur Dieu! Ouvrez les saintes Ecritures, vous y apprendrez comment on se console dans de pareilles extrémités. Les trois enfants de Babylone furent captifs; Daniel le fut aussi, et comme lui d'autres prophètes; le divin consolateur leur a-t-il jamais fait défaut? Comment eut-il abandonné ses fidèles tombés sous la domination des hommes, celui qui n'abandonne pas le Prophète jusque dans les entrailles de la baleine 1? Nos adversaires aiment mieux rire de ce miracle que d'y ajouter foi; et cependant ils croient sur le témoignage de leurs auteurs qu'Arion de Méthymne, le célèbre joueur de lyre, jeté de son vaisseau dans la mer, fut reçu et porté au rivage sur le dos d'un dauphin 2. Mais, diront-ils, l'histoire de Jonas est plus incroyable.Soit, elle est plus incroyable, parce qu'elle est plus merveilleuse, et elle est plus merveilleuse, parce qu'elle trahit un bras plus puissant.

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CHAPITRE XV.

LA PIÉTÉ DE RÉGULUS, SOUFFRANT VOLONTAIREMENT LA CAPTIVITÉ POUR TENIR SA PAROLE ENVERS LES DIEUX, NE LE PRÉSERVA PAS DE LA MORT.

Les païens ont parmi leurs hommes illustres un exemple fameux de captivité volontairement subie par esprit de religion. Marcus Attilius Régulus, général romain, avait été pris par les Carthaginois 3. Ceux-ci, tenant moins à conserver leurs prisonniers qu'à recouvrer ceux qui leur avaient été faits par les Romains, envoyèrent Régulus à Rome avec leurs ambassadeurs, après qu'il se fut engagé par serment à revenir à Carthage, s'il n'obtenait pas ce qu'ils désiraient. Il part, et convaincu que l'échange des captifs n'était pasavantageux à la république, il en dissuade le sénat; puis, sans y être contraint autrement

1.. Jon 2
2. Hérodote, 1,ch. 23, 24; Ovide, Fastor., li. 2,vers 80 et sq
3. Voyez Polybe, 1,29; Cicéron, De offic., lib. 1,cap. 13,et lib. 3,cap. 26




que par sa parole, il reprend volontairement le chemin de sa prison. Là, les Carthaginois lui réservaient d'affreux supplices et la mort. On l'enferma dans un coffre de bois garni de pointes aigües, de sorte qu'il était obligé de se tenir debout, ou, s'il se penchait, de souffrir des douleurs atroces; ce fut ainsi qu'ils le tuèrent en le privant de tout sommeil. Certes, voilà une vertu admirable et qui a su se montrer plus grande que la plus grande infortune! Et cependant quels dieux avait pris à témoin Régulus, sinon ces mêmes dieux dont on s'imagine que le culte aboli est la cause de tous les malheurs du monde? Si ces dieux qu'on servait pour être heureux en cette vie ont voulu ou permis le supplice d'un si religieux observateur de son serment, que pouvait faire de plus leur colère contre un parjure? Mais je veux tirer de mon raisonnement une double conclusion nous avons-vu que Régulus porta le respect pour les dieux jusqu'à croire qu'un serment ne lui permettait pas de rester dans sa patrie, ni de se réfugier ailleurs, mais lui faisait une loi de retourner chez ses plus cruels ennemis. Or, s'il croyait qu'une telle conduite lui fût avantageuse pour la vie présente, il était évidemment dans l'illusion, puisqu'il n'en recueillit qu'une affreuse mort. Voilà donc un homme dévoué au culte des dieux qui est vaincu et fait prisonnier; le voilà qui, pour ne pas violer un serment prêté en leur nom, périt dans le plus affreux et le plus inouï des supplices! Preuve certaine que le culte des dieux ne sert de rien pour le bonheur temporel. Si vous dites maintenant qu'il nous donne après la vie la félicité pour récompense, je vous demanderai alors pourquoi vous calomniez le christianisme, pourquoi vous prétendez que le désastre de Rome vient de ce qu'elle a déserté les autels de ses dieux, puisque, malgré le culte le plus assidu, elle aurait pu être aussi malheureuse que le fut Régulus? Il ne resterait plus qu'à pousser l'aveuglement et la démence jusqu'à prétendre que si un individu a pu, quoique fidèle au culte des dieux, être accablé par l'infortune, il n'en saurait être de même d'une cité tout entière, la puissance des dieux étant moins faite pour se déployer sur un individu que sur un grand nombre. Comme si la multitude ne se composait pas d'individus!Dira-t-on que Régulus, au milieu de sa captivité et de ses tourments, a pu trouver le

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bonheur dans le sentiment de sa vertu 1? Que l'on se mette alors à la recherche de cette vertu véritable qui seule peut rendre un Etat heureux. Car le bonheur d'un Etat et celui d'un individu viennent de la même source, un Etat n'étant qu'un assemblage d'individus vivant dans un certain accord. Au surplus, je ne discute pas encore la vertu de Régulus; qu'il me suffise, par l'exemple mémorable d'un homme qui aime mieux renoncer à lavie que d'offenser les dieux, d'avoir forcé mes adversaires de convenir que la conservation des biens corporels et de tous les avantages extérieurs de la vie n'est pas le véritable objet de la religion. Mais que peut-on attendre d'esprits aveuglés qui se glorifient d'un semblable citoyen et qui craignent d'avoir un Etat qui lui ressemble? S'ils ne le craignent pas, qu'ils avouent donc que le malheur de Régulus a pu 1arriver à une ville aussi fidèle que lui au culte des dieux, et qu'ils cessent de calomnier le christianisme. Mais puisque nous avons soulevé ces questions au sujet des chrétiens emmenés en captivité, je dirai à ces hommes qui sans pudeur et sans prudence prodiguent l'insulte à notre sainte religion: Que l'exemple de Régulus vous confonde! Car si ce n'est point une chose honteuse à vos dieux qu'un de leurs plus fervents admirateurs, pour garder la foi du serment, ait dû renoncer à sa patrie terrestre, sans espoir d'en trouver une autre, et mourir lentement dans les tortures d'un supplice inouï, de quel droit viendrait-on tourner à la honte du nom chrétien la captivité de nos fidèles, qui, l'oeil fixé sur la céleste patrie, se savent étrangers jusque dans leurs propres foyers 2.

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CHAPITRE XVI.

LE VIOL SUBI PAR LES VIERGES CHRÉTIENNES DANS LA CAPTIVITÉ, SANS QUE LEUR VOLONTÉ Y FUT POUR RIEN, A-T-IL PU SOUILLER LA VERTU DE LEUR ÂME?

On s'imagine couvrir les chrétiens de honte, quand pour rendre plus horrible le tableau de leur captivité, on nous montre les barbares violant les femmes, les filles et même les vierges consacrées à Dieu 3. Mais ni la foi, ni

1. C'est, en effet, ce que soutient Sénèque, en bon stoïcien, de Prov., cap. 3,et Epist. LXVII.2. 1P 2,113. Sur cette même question, Voyez saint Jérôme, Epist. 3,ad Heliod.; Epist. 8,ad Demetriadem.

la piété, ni la chasteté, comme vertu, ne sont ici le moins du monde intéressées; le seul embarras que nous éprouvions, c'est de mettre d'accord avec la raison ce sentiment qu'on nomme pudeur. Aussi, ce que nous dirons sur ce sujet aura moins pour but de répondre à nos adversaires que de consoler des coeurs amis. Posons d'abord ce principe inébranlable que la vertu qui fait la bonne vie a pour siége l'âme, d'où elle commande aux organes corporels, et que le corps tire sa sainteté du secours qu'il prête à une volonté sainte. Tant que cette volonté ne faiblit pas, tout ce qui arrive au corps par le fait d'une volonté étrangère, sans qu'on puisse l'éviter autrement que par un péché, tout cela n'altère en rien notre innocence. Mais, dira-t-on, outre les traitements douloureux que peut souffrir le corps, il est des violences d'une autre nature, celles que le libertinage fait accomplir. Si une chasteté ferme et sûre d'elle-même en sort triomphante, la pudeur en souffre cependant, et on a lieu de craindre qu'un outrage qui ne peut être subi sans quelque plaisir de la chair ne se soit pas consommé sans quelque adhésion de la volonté.


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CHAPITRE XVII.

DU SUICIDE PAR CRAINTE DU CHÂTIMENT ET DU DÉSHONNEUR.

S'il est quelques-unes de ces vierges qu'un tel scrupule ait portées à se donner la mort, quel homme ayant un coeur leur refuserait le pardon? Quant à celles qui n'ont pas voulu se tuer, de peur de devenir criminelles en épargnant un crime à leurs ravisseurs, quiconque les croira coupables ne sera-t-il pas coupable lui-même de folle légèreté? S'il n'est pas permis, en effet, de tuer un homme, même criminel, de son autorité privée, parce qu'aucune loi n'y autorise, il s'ensuit que celui qui se tue est homicide; d'autant plus coupable en cela qu'il est d'ailleurs plus innocent du motif qui le porte à s'ôter la vie. Pourquoi détestons-nous le suicide de Judas? Pourquoi la Vérité elle-même a-t-elle déclaré 1 qu'en se pendant il a plutôt accru qu'expié le crime de son infâme trahison? C'est qu'en désespérant de la miséricorde de Dieu, il s'est fermé la voie à un repentir salutaire 2. A combien plus forte raison faut-il donc rejeter la tentation du suicide

1. Ac 1 – 2. Mt 28,3


(13) quand on n'a aucun crime à expier! En se tuant, Judas tua un coupable, et cependant il lui sera demandé compte, non-seulement de la vie du Christ, mais de sa propre vie, parce qu'en se tuant à cause d'un premier crime, il s'est chargé d'un crime nouveau. Pourquoi donc un homme qui n'a point fait de mal à autrui s'en ferait-il à lui-même? Il tuerait donc un innocent dans sa propre personne, pour empêcher un coupable de consommer son dessein, et il attenterait criminellement à sa vie, de peur qu'elle ne fût l'objet d'un attentat étranger!


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CHAPITRE XVIII.

DES VIOLENCES QUE L'IMPURETÉ D'AUTRUI PEUT FAIRE SUBIR A NOTRE CORPS, SANS QUE NOTRE VOLONTÉ Y PARTICIPE.

On alléguera la craince qu'on éprouve d'être souillé par l'impureté d'autrui. Je réponds Si l'impureté reste le fait d'un autre que vous, elle ne vous souillera pas; si elle vous souille, c'est qu'elle est aussi votre fait. La pureté est une vertu de l'âme; elle a pour compagne la force qui nous rend capables de supporter les plus grands maux plutôt que de consentir au mal. Or, l'homme le plus pur et le plus ferme est maître, sans doute, du consentement et du refus de sa volonté, mais il ne l'est pas des accidents que sa chair peut subir; comment donc pourrait-il croire, s'il a l'esprit sain, qu'il a perdu la pureté parce que son corps violemment saisi aura servi à assouvir une impureté dont il n'est pas complice? Si la pureté peut être perdue de la sorte, elle n'est plus une vertu de l'âme; il faut cesser de la compter au nombre des biens qui sont le principe de la bonne vie, et le ranger parmi les biens du corps, avec la vigueur, la beauté, la santé et tous ces avantages qui peuvent souffrir des altérations, sans que la justice et la vertu en soient aucunement altérées. Or, si la pureté n'est rien de mieux que cela, pourquoi s'en mettre si fort en peine au péril même de la vie? Rendez-vous à cette vertu de l'âme son vrai caractère, elle ne peut plus être détruite par la violence faite au corps. Je dirai plus s'il est vrai qu'en faisant des efforts pour ne pas céder à l'attrait des concupiscences charnelles, la sainte continence sanctifie le corps lui-même, j'en conclus que tant que l'intention de leur résister se maintient ferme et inébranlable, le corps ne perd pas sa sainteté, car la volonté de s'en servir saintement persévère, et, autant qu'il dépend de lui, il nous en laisse la faculté.
La sainteté du corps ne consiste pas à préserver nos membres de toute altération et de tout contact: mille accidents peuvent occasionner de graves blessures, et souvent, pour nous sauver la vie, les chirurgiens nous font subir d'horribles opérations. Une sage-femme, soit malveillance, soit maladresse, soit pur hasard, détruit la virginité d'une jeune fille en voulant la constater, y a-t-il un esprit assez mal fait pour s'imaginer que cette jeune fille par l'altération d'un de ses organes, ait perdu quelque chose de la pureté de son corps? Ainsi donc, tant que l'âme garde ce ferme propos qui fait la sainteté du corps, la brutalité d'une convoitise étrangère ne saurait ôter au corps le caractère sacré que lui imprime une continence persévérante. Voici une femme au coeur perverti qui, trahissant les voeux contractés devant Dieu, court se livrer à son amant. Direz-vous que pendant le chemin elle est encore pure de corps, après avoir perdu la pureté de l'âme, source de l'autre pureté? Loin de nous cette erreur! Disons plutôt qu'avec une âme pure, la sainteté du corps ne saurait être altérée, alors même que le corps subirait les derniers outrages; et pareillement, qu'une âme corrompue fait perdre au corps sa sainteté, alors même qu'il n'aurait éprouvé aucune souillure matérielle. Concluons qu'une femme n'a rien à punir en soi par une mort volontaire, quand elle a été victime passive du péché d'autrui; à plus forte raison, avant l'outrage: car alors elle se charge d'un homicide certain pour empêcher un crime encore incertain.


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CHAPITRE XIX.

DE LUCRÈCE, QUI SE DONNA LA MORT POUR AVOIR ÉTÉ OUTRAGÉE.

Nous soutenons que lorsqu'une femme, décidée à rester chaste, est victime d'un viol sans aucun consentement de sa volonté, il n'y a de coupable que l'oppresseur. Oseront-ils nous contredire, ceux contre qui nous défendons la pureté spirituelle et aussi la pureté corporelle des vierges chrétiennes outragées dans leur captivité? Nous leur demanderons pourquoi la pudeur de Lucrèce, cette noble dame de l'ancienne Rome, est en si grand honneur auprès d'eux? Quand le fils de(14)

Tarquin eut assouvi sa passion infâme, Lucrèce dénonça le crime à son mari, Collatin, et à son parent, Brutus, tous deux illustres par leur rang et par leur courage, et leur fit prêter serment de la venger; puis, l'âme brisée de douleur et ne voulant pas supporter un tel affront, elle se tua 1. Dirons-nous qu'elle est morte chaste ou adultère? Poser cette question c'est la résoudre. J'admire beaucoup cette parole d'un rhéteur qui déclamait sur Lucrèce: «Chose admirable!» s'écriait-il; «ils étaient deux; et un seul fut adultère!» Impossible de dire mieux et plus vrai. Ce rhéteur a parfaitement distingué dans l'union des corps la différence des âmes, l'une souillée par une passion brutale, l'autre fidèle à la chasteté, et exprimant à la fois cette union toute matérielle et cette différence morale, il a dit excellemment: «Ils étaient deux, un seul fut adultère».
Mais d'où vient que la vengeance est tombée plus terrible sur la tête innocente que sur la tête coupable? Car Sextus n'eut à souffrir que l'exil avec son père, et Lucrèce perdit la vie. S'il n'y a pas impudicité à subir la violence, y -a-t-il justice à punir la chasteté? C'est à vous que j'en appelle, lois et juges de Rome! Vous ne voulez pas que l'on puisse impunément faire mourir un criminel, s'il n'a été condamné. Eh bien! supposons qu'on porte ce crime à votre tribunal: une femme a été tuée, non-seulement elle n'avait pas été condamnée, mais elle était chaste et innocente ne punirez-vous pas sévèrement cet assassinat? Or, ici, l'assassin c'est Lucrèce. Oui, cette Lucrèce tant célébrée a tué la chaste, l'innocente Lucrèce, l'infortunée victime de Sextus. Prononcez maintenant. Que si vous ne le faites point, parce que la coupable s'est dérobée à votre sentence, pourquoi tant célébrer la meurtrière d'une femme chaste et innocente? Aussi bien ne pourriez-vous la défendre devant les juges d'enfer, tels que vos poètes nous les représentent, puisqu'elle est parmi ces infortunés

«Qui se sont donné la mort de leur propre main, et sans avoir commis aucun crime, en haine de l'existence, ont jeté leurs âmes au loin...»

Veut-elle revenir au jour?

«Le destin s'y oppose et elle est arrêtée par l'onde lugubre du marais qu'on ne traverse pas 2».


1. Tite-Live, lib. 1,cap. 57, 58.2. Virgile, Enéide, liv. 6,vers 434 à 439

Mais peut-être n'est-elle pas là; peut-être s'est elle tuée parce qu'elle se sentait coupable; peut-être (car qui sait, elle exceptée, ce qui se passait en son âme), touchée en secret par la volupté, a-t-elle consenti au crime, et puis, regrettant sa faute, s'est-elle tuée pour l'expier, mais, dans ce cas même, son devoir était, non de se tuer, mais d'offrir à ses faux jeux une pénitence salutaire. Au surplus, si les choses se sont passées ainsi, si on ne peut pas dire «Ils étaient deux, un seul fut adultère»; si tous deux ont commis le crime, l'un par une brutalité ouverte, l'autre par un secret consentement, il n'est pas vrai alors qu'elle ait tué une femme innocente, et ses savants défenseurs peuvent soutenir qu'elle n'habite point cette partie des enfers réservée à ces infortunés «qui, purs de tout crime, se sont arraché la vie». Mais il y a ici deux extrémités inévitables: veut-on l'absoudre du crime d'homicide? on la rend coupable d'adultère; l'adultère est-il écarté? il faut qu'elle soit homicide; de sorce qu'on ne peut éviter cette alternative: si elle est adultère, pourquoi la célébrer? si aile est restée chaste, pourquoi s'est-elle donné la mort?Quant à nous, pour réfuter ces hommes étrangers à toute idée de sainteté qui osent insulter les vierges chrétiennes outragées dans la captivité, qu'il nous suffise de recueillir cet éloge donné à l'illustre Romaine: «Ils étaient deux, un seul fut adultère». On n'a pas voulu croire, tant la confiance était grande dans la vertu de Lucrèce, qu'elle se fût souillée par la moindre complaisance adultère. Preuve certaine que, si elle s'est tuée pour avoir subi un outrage auquel elle n'avait pas consenti, ce n'est pas l'amour de la chasteté qui a armé son bras, mais bien la faiblesse de la honte. Oui, elle a senti la honte d'un crime commis sur elle, bien que sans elle. Elle a craint, là fière Romaine, dans sa passion pour la gloire, qu'on ne pût dire, en la voyant survivre à son affront, qu'elle y avait consenti. A défaut de l'invisible secret de sa conscience, elle a voulu que sa mort fût un témoignage écrasant de sa pureté, persuadée que la patience serait contre elle un aveu de complicitéTelle n'a point été la conduite des femmes chrétiennes qui ont subi la même violence. Elles ont voulu vivre, pour ne point venger sur elles le crime d'autrui, pour ne point commettre un crime de plus, pour ne point

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ajouter l'homicide à l'adultère; c'est en elles-mêmes qu'elles possèdent l'honneur de la chasteté, dans le témoignage de leur conscience; devant Dieu, il leur suffit d'être assurées qu'elles ne pouvaient rien faire de plus sans mal faire, résolues avant tout à ne pas s'écarter de la loi de Dieu, au risque même de n'éviter qu'à grand'peine les soupçons blessants de l'humaine malignité.

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CHAPITRE XX.

LA LOI CHRÉTIENNE NE PERMET EN AUCUN CAS LA MORT VOLONTAIRE.

Ce n'est point sans raison que dans les livres saints on ne saurait trouver aucun passage où Dieu nous commande ou nous permette, soit pour éviter quelque mal, soit même pour gagner la vie éternelle, de nous donner volontairement la mort. Au contraire, cela nous est interdit par le précepte: «Tu ne tueras point». Remarquez que la loi n'ajoute pas:«Ton prochain», ainsi qu'elle le fait quand elle défend le faux témoignage: «Tu ne porteras point faux témoignage contre ton prochain 1». Cela ne veut pas dire néanmoins que celui qui porte faux témoignage contre soi-même soit exempt de crime; car c'est de l'amour de soi-même que la règle de l'amour du prochain tire sa lumière, ainsi qu'il est écrit: «Tu aimeras ton prochain comme toi-même 2». Si donc celui qui porte faux témoignage contre soi-même n'est pas moins coupable que s'il le portait contre son prochain, bien qu'en cette défense il ne soit parlé que du prochain et qu'il puisse paraître qu'il n'est pas défendu d'être faux témoin contre soi-même, à combien plus forte raison faut-il regarder comme interdit de se donner la mort, puisque ces termes «Tu ne tueras «point», sont absolus, et que la loi n'y ajoute rien qui les limite; d'où il suit que la défense est générale, et que celui-là même à qui il est commandé de ne pas tuer ne s'en trouve pas excepté. Aussi plusieurs cherchent-ils à étendre ce précepte jusqu'aux bêtes mêmes, s'imaginant qu'il n'est pas permis de les tuer 3. Mais que ne l'étendent-ils donc aussi aux arbres et aux plantes? car, bien que les plantes n'aient point de sentiment, on ne laisse pas

1. Ex 20,13-16 - 2. Mt 22,393. Allusion à la secte des Marcionites et à celle des Manichéens. Voyez sur la première, Epiphane, Haer.. 42, et sur la seconde, Augustin, Contr. Faust., lib. 6,cap. 6, 8.

de dire qu'elles vivent, et par conséquent elles peuvent mourir, et même, quand la violence s'en mêle, être tuées. C'est ainsi que l'Apôtre, parlant des semences, dit: «Ce que tu sèmes ne peut vivre, s'il ne meurt auparavant 1» et le Psalmiste: «Il a tué leurs vignes par la grêle 2». Est-ce à dire qu'en vertu du précepte: «Tu ne tueras point», ce soit un crime d'arracher un arbrisseau, et serons-nous assez fous pour souscrire, en cette rencontre, aux erreurs des Manichéens 3? Laissons de côté ces rêveries, et lorsque nous lisons: «Tu «ne tueras point», si nous rie l'entendons pas des plantes, parce qu'elles n'ont point de sentiment, ni des bêtes brutes, qu'elles volent dans l'air, nagent dans l'eau, marchent ou rampent sur terre, parce qu'elles sont privées de raison et ne forment point avec l'homme une société, d'où il suit que par une disposition très juste du Créateur, leur vie et leur mort sont également faites pour notre usage, il reste que nous entendions de l'homme seul ce précepte: «Tu ne tueras point», c'est-à-dire, tu ne tueras ni un autre ni toi-même, car celui qui se tue, tue un homme.


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CHAPITRE XXI.

DES MEURTRES QUI, PAR EXCEPTION, N'IMPLIQUENT POINT CRIME D'HOMICIDE.

Dieu lui-même a fait quelques exceptions à la défense de tuer l'homme, tantôt par un commandement général, tantôt par un ordre temporaire et personnel. En pareil cas, celui qui tue ne fait que prêter son ministère à un ordre supérieur; il est comme un glaive entre les mains de celui qui frappe, et par conséquent il ne faut pas croire que ceux-là aient violé le précepte: «Tu ne tueras point», qui ont entrepris des guerres par l'inspiration de Dieu, ou qui, revêtus du caractère de la puissance publique et obéissant aux lois de l'Etat, c'est-à-dire à des lois très justes et très raisonnables, ont puni de mort les malfaiteurs. L'Ecriture est si loin d'accuser Abraham d'une cruauté coupable pour s'être déterminé, par pur esprit d'obéissance, à tuer son fils, qu'elle loue sa piété 4. Et l'on a raison de se demander si l'on peut considérer Jephté comme obéissant à un ordre de Dieu,

1. 1Co 15,36 Ps 77,47.2. Voyez le traité de saint Augustin, De morib. Manich., n. 54.3. Gn 22.

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quand, voyant sa fille qui venait à sa rencontre, il la tue pour être fidèle au voeu qu'il avait fait d'immoler le premier être vivant qui s'offrirait à ses regards son retour après la victoire 1. De même, comment justifie-t-on Samson de s'être enseveli avec les ennemis sous les ruines d'un édifice? en disant qu'il obéissait au commandement intérieur de l'Esprit, qui se servait de lui pour faire des miracles 2. Ainsi donc, sauf les deux cas exceptionnels d'une loi générale et juste ou d'un ordre particulier de celui qui est la source de toute justice, quiconque tue un homme, soi-même ou son prochain, est coupable d'homicide.



Augustin, Cité de Dieu 111