Augustin, Confessions 1218

CHAPITRE XVIII. ON PEUT DONNER PLUSIEURS SENS A L'ÉCRITURE.

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27. J'écoute, je pèse ces opinions; mais loin de moi toute dispute. «La dispute n'est bonne qu'à ruiner la foi des auditeurs (
2Tm 2,4), tandis que la loi édifie «ceux qui en savent le bon usage; son but est l'amour qui naît d'un coeur pur, d'une bonne conscience et d'une foi sincère (1Tm 1,5-8),» et le divin Maître n'ignore pas quels sont les deux commandements où il a réduit la loi et les prophètes (Mt 22,40). Que m'importe donc, ô mon Dieu, ô lumière de mes yeux intérieurs, que m'importe, tant que mon amour confesse votre gloire, que ces paroles soient susceptibles d'interprétations différentes? Que m'importe, dis-je, qu'un autre tienne pour le sens vrai de Moïse, un sens étranger au mien? Nous cherchons tous dans la lecture de ces livres, à pénétrer et à comprendre la pensée de l'homme de Dieu, et le reconnaissant pour véridique, oserions-nous lui attribuer ce que nous savons ou croyons faux? Ainsi donc, tandis que chacun s'applique à trouver l'intention de l'auteur inspiré, où est le mal, si à votre clarté, ô lumière des intelligences sincères, je découvre un sens que vous me démontrez véritable, quoique ce sens ne soit pas le sien, et, malgré cette différence, laisse le sien dans toute sa vérité?


CHAPITRE XIX. VÉRITÉS INCONTESTABLES.

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28. C'est une vérité, Seigneur, que vous avez créé le ciel et la terre, c'est une vérité que votre Sagesse est le principe en qui vous avez créé toutes choses (
Ps 103,24); c'est une vérité que ce monde visible présente deux grandes divisions, le ciel et la terre, et que ces deux mots résument toutes les créatures. C'est une vérité que tout être muable nous suggère l'idée d'une certaine informité, ou susceptibilité de forme, d'altération et de changement. C'est une vérité que le temps est sans pouvoir sur l'être muable par sa nature, mais immuable par son intime union avec la forme immuable. C'est une vérité, que l'informité, ce presque néant, est également exempte des révolutions du temps. C'est une vérité que la matière d'une entité peut porter par anticipation le nom de cette entité même; qu'ainsi on a pu nommer le ciel et la terre, ce je ne sais quoi d'informe, dont le ciel et la terre ont été formés. C'est une vérité, que de toutes les réalités formelles, rien n'est plus voisin de l'informité que la terre et l'abîme. C'est une vérité que tout être créé et formé, que toute possibilité de création et de forme, est votre ouvrage, ô Principe de toutes choses! C'est une vérité, que tout être informe qui est formé, était d'abord dans l'informité pour passer à la forme.


CHAPITRE XX. INTERPRÉTATIONS DIVERSES DES PREMIÈRES PAROLES DE LA GENÈSE.

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29. De toutes ces vérités, dont ne doutent point ceux à qui vous avez fait la grâce d'ouvrir les yeux de l'âme et de croire fermement que Moïse n'a parlé que suivant l'Esprit de vérité, l'un en choisit une et dit: «Dans le principe, Dieu fit le ciel et la terre,» c'est-à-dire Dieu fit dans son Verbe, coéternel à lui-même, des créatures intelligentes ou spirituelles, sensibles ou corporelles. Un autre: «Dans le principe, Dieu fit le ciel et la terre,» c'est-à-dire Dieu fit dans son Verbe, coéternel à lui-même, ce monde corporel avec cet ensemble de réalités évidentes à nos yeux et à notre esprit. Cet autre: «Dans le principe, Dieu fit le ciel «et la terre,» c'est-à-dire dans son Verbe coéternel à lui-même, Dieu fit la matière informe (494) de toute création spirituelle et corporelle. Celui-ci: «Dans le principe, Dieu fit le ciel et la terre,» c'est-à-dire dans son Verbe coéternel à lui-même, Dieu créa le germe informe du monde corporel, la matière où étaient confondus le ciel et la terre, qui depuis unt reçu l'ordonnance et la forme dont nos yeux sont témoins. Celui-là dit enfin: «Dans le principe, Dieu fit le ciel et la terre,» c'est-à-dire aux préliminaires de sen oeuvre, Dieu créa cette matière, grosse du ciel et de la terre, qui depuis sont sortis de son sein avec les formes qu'ils manifestent et les êtres qu'ils renferment.

CHAPITRE XXI. EXPLICATIONS DIFFÉRENTES DE CES MOTS: « LA TERRE ÉTAIT INVISIBLE.»

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30. De même, quant à l'intelligence des paroles suivantes, chacun trouve une vérité dont il s'empare. L'un s'exprime ainsi: «La terre «était invisible, informe, et les ténèbres couvraient l'abîme;» c'est-à-dire: cette création corporelle, ouvrage de Dieu, était la matière de toutes les réalités corporelles, mais sans forme, sans ordre et sans lumière. Un autre dit: «La terre était invisible, informe; et les ténèbres couvraient l'abîme;» c'est-à-dire: cet ensemble qu'on appelle le ciel et la terre, n'était encore qu'une matière informe et ténébreuse, d'où devaient sortir ce ciel corporel, cette terre corporelle, avec toutes les réalités corporelles connues de nos sens. Celui-ci: «La terre était invisible, informe, et les ténèbres couvraient l'abîme;» c'est-à-dire: cet ensemble, qui a reçu le nom de ciel et-de terre, n'était encore qu'une matière informe et ténébreuse, qui devait produire le ciel intelligible, autrement dit le ciel du ciel (
Ps 113,16), et la terre; c'est-à-dire toute la nature apparente, y compris les corps célestes; en un mot, le monde invisible et le monde visible. Un autre: «La terre était invisible, informe, «et les ténèbres couvraient l'abîme.» Ce n'est pas ce chaos que l'Ecriture appelle le ciel et la terre; mais, après avoir signalé la création des esprits et des corps, elle désigne sous le nom de terre invisible et sans ordre, d'abîme ténébreux, cette matière préexistante dont Dieu les avait formés. Un autre vient et dit: «La terre était «invisible, informe, et les ténèbres couvraient l'abîme;» c'est-à-dire: il y avait déjà une matière informe, d'où l'action créatrice, préalablement attestée par l'Ecriture, a tiré le ciel et la terre, en d'autres termes, cette masse de l'univers, partagée en deux grandes divisions: l'une supérieure, et l'autre inférieure, avec tous les êtres qu'elles présentent à notre connaissance.


CHAPITRE XXII. PLUSIEURS CRÉATIONS DE DIEU PASSÉES SOUS SILENCE.

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31. Vainement voudrait-on réfuter ces deux dernières opinions, en disant: Si vous ne voulez pas admettre que cette informité matérielle soit désignée par le nom de ciel et de terre, il existait donc quelque chose, indépendant de l'action créatrice, dont Dieu s'est servi pour faire le ciel et la terre? Car l'Ecriture ne dit point que Dieu ait créé cette matière, à moins qu'elle ne soit exprimée par la dénomination de ciel et de terre, ou de terre seulement, lorsqu'il dit: «Dans le principe, Dieu fit le ciel et la terre: or, la terre était invisible et informe;» et, quand même le Saint-Esprit eût voulu désigner, par ces derniers mots, la matière informe, nous ne pourrions toujours entendre que cette création divine, attestée par ce verset: «Dieu fit le ciel et la terre.» Mais, répondront les tenants de ces deux opinions, nous ne nions pas que cette matière soit l'oeuvre de Dieu, principe de tout bien: car si nous disons que Ce qui a déjà reçu l'être et la forme est bien, à un plus haut degré que Ce qui n'en a que la capacité, nous n'en admettons pas moins que ce dernier état ne soit un bien. Quant au silence de l'Ecriture sur la création de cette informité matérielle, on pourrait également l'objecter à l'égard des chérubins et des séraphins (
Is 6,2 Is 37,16), et de tant d'autres esprits célestes, distingués par l'Apôtre en trônes, dominations, principautés, puissances (Col 1,16), dont l'Ecriture se tait, quoiqu'ils soient évidemment l'oeuvre de Dieu. Si l'on veut que tout soit compris dans ces mots: «Il fit le ciel et la terre,» que dirons- nous donc des eaux sur lesquelles l'Esprit de Dieu était porté? Si, par le nom de terre, il faut implicitement les entendre, comment ce nom peut-il exprimer une matière informe, s'il désigne aussi ces eaux que nos yeux voient si transparentes et si belles? Et, si on le prend (495) ainsi, pourquoi l'Ecriture dit-elle que de cette matière informe a été formé le firmament, nommé ciel, sans faire mention des eaux? Sont-elles donc encore invisibles et informes, ces eaux dont nous admirons le limpide cristal? Ont-elles été revêtues de leur parure lorsque Dieu dit: «Que les eaux, inférieures au «firmament, se rassemblent (Gn 1,9)!» et cette réunion est-elle leur création? Mais que dira-t-on des eaux supérieures au firmament? Informes, eussent-elles reçu une place si honorable? Et nulle part I'Ecriture ne dit quelle parole les a formées. Ainsi, la Genèse garde le silence sur la création de certains êtres; et, ni la rectitude de la foi, ni la certitude de la raison, ne permettent de douter que Dieu les ait créés. Quel autre qu'un insensé oserait conclure qu'ils lui sont coéternels, de ce que la Genèse affirme leur existence sans parler de leur création? Eh! pourquoi donc refuserions-nous de concevoir, à la lumière de la vérité, que cette terre invisible et sans ordre, abîme de ténèbres, soit l'oeuvre de Dieu, tirée du néant; non coéternelle à lui, quoique le récit divin omette le moment de sa création?

CHAPITRE XXIII. DEUX ESPÈCES DE DOUTES DANS L'INTERPRÉTATION DE L'ÉCRITURE.

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32. J'écoute, je pèse ces sentiments divers, selon la portée de ma faiblesse, que je confesse à mon Dieu, dont elle est connue, et je vois qu'il peut naître deux sortes de débats sur les témoignages que nous ont laissés les plus fidèles oracles de la tradition. Ils peuvent porter, d'une part, sur la vérité des choses; de l'autre, sur l'intention qui en dicte le récit: car il est différent de chercher la vérité en discutant le problème de la création, ou de préciser le sens que Moïse, ce grand serviteur de notre foi, attache à sa parole. A l'égard de la première difficulté, loin de moi ceux qui prennent leurs mensonges pour la vérité! A l'égard de la seconde, loin de moi ceux qui prétendent que Moïse affirme l'erreur! Mais, ô Seigneur, paix et joie en vous, ‘avec ceux qui se nourrissent de la vérité dans l'étendue de l'amour! Approchons-nous ensemble de votre sainte parole, et cherchons votre pensée dans l'intention de votre serviteur, dont la plume est votre interprète.

CHAPITRE XXIV. DIFFICULTÉS DE DÉTERMINER LE VRAI SENS DE MOÏSE ENTRE PLUSIEURS ÉGALEMENT VRAIS.

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33. Mais, entre tant de solutions différentes et toutes véritables, qui de nous osera dire avec confiance: Voici la pensée de Moïse; voici le sens où il veut que l'on prenne son récit? Qui l'osera- dire avec cette hardiesse qui affirme la vérité d'une interprétation, qu'elle ait été ou non dans la pensée de Moïse? Et moi, mon Dieu, moi, votre serviteur, qui vous ai voué ce sacrifice de mes confessions, et deniTande à votre miséricorde la grâce d'accomplir ce voeu, je déclare avec assurance, que vous êtes, par votre Verbe immuable, l'auteur de toutes les créatures invisibles et visibles. Mais puis-je soutenir avec la même puissance de conviction, que Moïse n'avait pas en vue d'autres sens, lorsqu'il écrivait: «Dans le principe, Dieu fit le ciel et la terre?» Je vois dans votre vérité la certitude de ma parole, et je ne puis lire dans l'esprit de Moïse si telle était sa pensée en s'exprimant ainsi. Car peut-être a-t-il entendu par «Principe» le Commencement de l'oeuvre, et, par les mots de ciel et de terre, les créatures spirituelles et corporelles, non dans la perfection de leur être, mais à l'état d'ébauche informe. Je vois bien que, de ces deux sens, ni l'un, ni l'autre ne blesse la vérité. Mais lequel des deux énonce le prophète, c'est ce que je ne vois pas de même; sans toutefois douter un seul instant que, quelle qu'ait été la pensée de cet homme divin, que je l'aie ou non présentée, c'est la vérité qu'il a vue, son expression propre qu'il lui a donnée.

CHAPITRE XXV. CONTRE CEUX QUI CHERCHENT A FAIRE PRÉVALOIR LEUR SENTIMENT.

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34. Que l'on ne vienne donc plus m'importuner, en disant: Moïse n'a pas eu ta pensée, mais la mienne. Encore, si l'on me disait: D'où sais-tu que le sens de Moïse est celui que tu tires de ses paroles? Je n'aurais pas le droit de m'offenser, et je répondrais par les raisons précédentes, ou j'en développerais de nouvelles, si j'avais affaire à un esprit moins(496) accommodant. Mais que l'on me dise: tu te trompes, le vrai sens est le mien; tout en m'accordant que la vérité est dans les deux; alors, ô mon Dieu, ô vie des pauvres, vous, dont le sein exclut la contradiction, répandez en mon âme une rosée de douceur, afin que je supporte avec patience ceux qui me parlent ainsi, non qu'ils soient les hommes de Dieu, non qu'ils aient lu dans l'esprit de votre serviteur, mais parce qu'ils sont hommes de superbe, moins pénétrés de l'intelligence des pensées de Moïse, que de l'amour de leurs propres pensées; et qu'en aiment-ils? non pas la vérité, mais eux-mêmes: car autrement ils auraient, pour les pensées d'un autre, reconnues véritables, l'amour que j'ai pour leurs pensées, quand elles sont vraies, et je les aime, non pas comme leurs pensées, mais comme vraies; et, à ce titre, n'étant plus à eux, mais à la vérité. Or, s'ils n'aiment dans leur opinion que la vérité, dès lors cette opinion est mienne aussi, car les amants de la vérité vivent d'un commun patrimoine. Ainsi, quand ils soutiennent que leur sentiment, et non le mien, est celui de Moïse, c'est une prétention qui m'offense, et que je repousse. Leur sentiment fût-il vrai, la témérité de leur affirmation n'est plus de la science, mais de l'audace; elle ne sort pas de la lumière de la vérité, mais des vapeurs de l'orgueil. Et c'est pourquoi, Seigneur, vos jugements sont redoutables; car votre vérité n'est ni à moi, ni à lui, ni à tel autre; elle est à nous tous, que votre voix appelle hautement à sa communion, avec la terrible menace d'en être privés à jamais, si nous voulons en faire notre bien privé. Celui qui prétend s'attribuer en propre l'héritage dont vous avez mis la jouissance en commun, et revendique comme son bien le pécule universel, celui-là est bientôt réduit de ce fonds social à son propre fonds, c'est-à-dire de la vérité au mensonge: «car celui qui professe le mensonge parle de son propre fonds (
Jn 8,44).»

35. O mon Dieu! ô le plus équitable des juges, et la vérité même, écoutez ma réponse à ce dur contradicteur. C'est en votre présence que je parle; c'est en présence de mes frères qui font un légitime usage de la loi, en la rapportant à l'amour, sa fin véritable (1Tm 1,8). Ecoutez, Seigneur, et jugez ma réponse. Voici donc ce que je lui demande avec une charité fraternelle, et dans un esprit de paix: Quand nous voyons l'un et l'autre que ce que tu dis est vrai, l'un et l'autre que ce que je dis est vrai, de grâce, où le voyons-nous? Assurément ce n'est pas en toi que je le vois, ce n'est pas en moi que tu le vois; nous le voyons tous deux dans l'immuable vérité qui plane sur nos esprits. Et si nous sommes d'accord sur cette lumière du Seigneur qui nous éclaire, pourquoi disputons-nous sur la pensée d'un homme, qui ne saurait se voir comme cette vérité immuable? Qu'en effet Moïse nous apparaisse et nous dise: Telle est ma pensée; nous ne la verrions pas, nous croirions à sa parole. Ainsi, suivant le conseil de l'Apôtre, gardons-nous de prendre orgueilleusement parti pour une opinion contre une autre (1Co 4,6). Aimons le Seigneur notre Dieu de tout notre coeur, de toute notre âme, de tout notre esprit, et le prochain comme nous-mêmes (Dt 6,5 Mt 22,37). C'est à ces deux commandements de l'amour que Moïse a rapporté les pensées de ses saintes Ecritures. En pouvons-nous douter, et ne serait-ce pas démentir Dieu même que d'attribuer à son serviteur une intention différente de celle qu'affirme de lui le divin témoignage? Vois donc; entre tant de fouilles fécondes que l'on peut faire dans ce terrain de vérité, ne serait-ce pas une folie que de revendiquer la découverte du vrai sens de Moïse, au risque d'offenser par de pernicieuses disputes cette charité, unique fin des paroles dont nous poursuivons l'explication?

CHAPITRE 26. IL EST DIGNE DE L'ÉCRiTURE DE RENFERMER PLUSIEURS SENS SOUS LES MÊMES PAROLES.

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36. Eh quoi! ô mon Dieu! gloire de mon humilité et repos de mes labeurs, qui daignez écouter l'aveu de mes fautes et me les pardonner, quand vous m'ordonnez d'aimer mon prochain comme moi-même, puis-je penser que Moïse, votre serviteur fidèle ait reçu de moindres faveurs que je n'en eusse désiré moi-même et sollicité de votre grâce, si, me faisant naître en son temps pour m'élever à la hauteur de son ministère, et prenant à votre service mon coeur et ma langue, vous m'eussiez choisi pour dispensateur de ces saintes Ecritures, qui devaient être dans la suite si profitable à tous les peuples, et du faîte de leur (497) autorité dominer universellement les paroles du mensonge et les doctrines de l'orgueil? Oui, si j'eusse été Moïse (pourquoi non? ne sommes-nous pas sortis tous du même limon, «et qu'est-ce que l'homme? est-il quelque «chose si vous ne vous souvenez de lui (
Ps 8,5), oui, si j'eusse été Moïse, et que vous m'eussiez enjoint d'écrire le livre de la Genèse, je vous aurais demandé un style doué de telles propriétés de puissance et de mesure, que les intelligences encore incapables de concevoir la création ne pussent récuser mes paroles comme au-dessus de leur portée, et que les intelligences plus élevées y trouvassent en peu de mots toute vérité qui s'offrît à leur pensée et qu'enfin, si votre lumière dévoilait à certains esprits quelques vérités nouvelles, aucune d'elles ne fût hors du sens de votre prophète.

CHAPITRE 27. ABONDANCE DE L'ÉCRITURE.

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37. Une source est plus abondante en son humble bassin, pour fournir, au cours des ruisseaux qu'elle alimente, qu'aucun de ces ruisseaux qui en dérivent et parcourent de longues distances; de même le récit de votre prophète, où vos serviteurs devaient tant puiser, fait jaillir en un filet de paroles des courants de vérité, que des saignées fécondes dirigent çà et là par de lointaines sinuosités de langage. Quelques-uns, à la lecture des premières lignes, se représentent Dieu comme un homme, ou comme un être corporel, doué d'une puissance infinie, qui, par une étrange soudaineté de vouloir, aurait produit hors de lui, dans une étendue distante de lui-même, ces deux corps immenses et contenant toutes choses, l'un supérieur, l'autre inférieur. Et s'ils entendent ces mots: «Dieu dit:, Que cela soit, et cela fut,» ils se figurent une parole qui commence et finit, qui résonne et passe dans le temps, et dont le son expire à peine, que l'être appelé commence à surgir; enfin, je ne sais quelles imaginations venues du commerce de la chair. Ceux-là sont de petits enfants. L'Ecriture incline son langage jusqu'à leur bassesse, qu'elle recueille en son sein maternel. Et déjà l'édifice du salut s'élève en eux par la foi qui les assure que Dieu seul a créé tous les êtres dont l'admirable variété frappe leurs sens. Mais si l'un de ces nourrissons, dans l'orgueil de sa faiblesse, méprisant l'humilité des divines paroles, s'élance hors du berceau, le malheureux! il va tomber, Seigneur, jetez un regard de compassion sur ce petit du passereau, il est encore sans plumes; les passants vont le fouler aux pieds; envoyez un de vos anges pour le reporter dans son nid, afin qu'il vive, en y demeurant tant qu'il ne sera pas en état de voler.


CHAPITRE 28. DES DIVERS SENS QU'ELLE PEUT RECEVOIR.

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38. Pour les autres, ces paroles ne sont plus un nid, mais un verger fertile où ils voltigent tout joyeux, à la vue des fruits cachés sous le feuillage; et ils les cherchent, et ils les cueillent en gazouillant. Car ils découvrent à la lecture ou à l'audition de ces paroles, que votre éternelle permanence, ô Dieu, demeure au-dessus de tous les temps passés et futurs, et qu'il n'est pourtant aucune créature temporelle qui ne soit votre ouvrage. Et ils voient que votre volonté, n'étant pas autre que vous-même, ne saurait subir aucun changement, et que ce n'est point par survenance de résolution soudaine et sans précédent, que vous avez, créé le monde. Ils savent que vous avez produit tout être, non pas en tirant de vous une ressemblance parfaite de vous-même, mais du néant la plus informe dissemblance, capable cependant de recevoir une forme par l'impression du caractère de votre substance. Ils savent que puisant en vous seul, chacune suivant la contenance et la propriété de son être, toutes les créatures sont très-bonnes, soit que, fixées auprès de vous, elles demeurent dans votre stabilité, soit que, successivement éloignées de vous par la distance des temps et des lieux, elles opèrent ou attestent cette splendide harmonie qui révèle votre gloire. Voilà ce qu'ils voient, et ils se réjouissent, autant qu'il leur est possible ici-bas, dans la lumière de votre vérité.

39. L'un en considérant le début de la Genèse, «dans le principe Dieu créa,» porte sa pensée sur l'éternelle Sagesse, ce principe qui nous parle. Un autre entend par ces mêmes paroles. le commencement de la création; elles sont, pour lui, équivalentes à celles-ci: «Dieu créa «d'abord.» Et parmi ceux qui s'accordent à reconnaître, dans ce principe, la Sagesse par (498) laquelle vous avez fait le ciel et la terre, l'un prétend que, sous les noms de ciel et de terre,. il faut entendre la matière primitive de l'un et de l'autre. Celui-ci n'accorde ces noms qu'aux natures distinctes et formées. Celui-là veut que le nom de ciel désigne la nature spirituelle, accomplie dans sa forme, et que le nom de terre désigne la matière corporelle dans son informité. Même diversité d'opinions entre ceux qui, sous les noms de ciel et de terre, conçoivent la matière informe dont le ciel et la terre devaient être formés; l'un y voit la source commune des créatures corporelles et intelligentes; l'autre, de cette seule création matérielle, dont le vaste sein renferme toutes les natures évidentes à nos sens. Ceux enfin qui entendent par ces paroles des créatures disposées dans la perfection de l'ordre et de la forme, comprennent: l'un, les créatures invisibles et visibles; l'autre, les seules visibles, c'est-à-dire ce ciel lumineux qui éblouit nos regards, et cette terre, région de ténèbres, avec tous les êtres qu'ils contiennent.

CHAPITRE XXIX. DE COMBIEN DE MANIÈRES UNE CHOSE PEUT ÊTRE AVANT UNE AUTRE.

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40. Mais celui qui prend le principe dans le sens de commencement, n'a d'autre ressource pour ne pas sortir de la vérité, que d'entendre par le ciel et la terre, la matière du ciel et de la terre, c'est-à-dire de toutes les créatures intelligentes et corporelles. Car s'il entendait la création déjà formée, on aurait le droit de lui demander: Si Dieu a créé au commencement, qu'a-t-il fait ensuite? Et ne pouvant rien trouver depuis la création de l'univers, il ne saurait décliner cette objection: «Comment Dieu a-t-il créé d'abord, s'il n'a plus créé depuis?» Que s'il prétend que la matière a été d'abord créée dans l'informité pour recevoir ensuite la forme, l'absurdité cesse; pourvu qu'il sache bien distinguer la priorité de nature, comme l'éternité divine qui précède toutes choses; la priorité de temps et de choix, comme celle de la fleur sur le fruit, et du fruit sur la fleur; la priorité d'origine, comme celle du son sur le chant. Les deux priorités intermédiaires se conçoivent aisément; il n'en est pas ainsi de la première et de la dernière. Car est-il une vue plus rare, une connaissance plus difficile, Seigneur, que celle de votre éternité immuable, créatrice de tout ce qui change, précédant ainsi tout ce qui est? Et puis, où est l'esprit assez pénétrant pour discerner, sans grand effort, quelle est la priorité du son sur le chant? Priorité réelle; car le chant est un son formé, et un objet peut être sans forme, et ce qui n'est pas ne peut en recevoir. Telle est la priorité de la matière sur l'objet qui en est tiré; priorité, non d'action, puisqu'elle est plutôt passive; non de temps, car nous ne commençons point par des sons dépourvus de la forme mélodieuse, pour les dégrossir ensuite et les façonner selon le rhythme et la mesure, comme on travaille le chêne ou l'argent dont on veut tirer un coffre ou un vase. Ces dernières matières précèdent, en effet, dans le temps, les formes qu'on leur donne; mais il n'en est pas ainsi du chant. L'entendre, c'est entendre le son: il ne résonne pas d'abord sans avoir de forme, pour recevoir ensuite celle du chant. Tout ce qui résonne passe, et il n'en reste rien que l'art puisse reprendre et ordonner. Ainsi le chant roule dans le son, et le son est sa matière, car c'est le son même qui se transforme en chant; et, comme je le disais, la matière ou le son précède la forme ou le chant; non comme puissance productrice, car le son n'est pas le compositeur du chant, mais il dépend de l'âme harmonieuse qui le produit à l'aide de ses organes. Il n'a ni la priorité du temps, car le chant et le son marchent de compagnie; ni la priorité de choix, car le son n'est pas préférable au chant, puisque le chant est un son revêtu de charme: il n'a que la priorité d'origine, car ce n'est pas le chant qui reçoit la forme pour devenir son, mais le son pour devenir chant. Comprenne qui pourra par cet exemple, que ce n'est qu'en tant qu'origine du ciel et de la terre que la matière primitive a été créée d'abord et appelée le ciel et la terre; et qu'il n'y a point là précession de temps, parce qu'il faut la forme pour développer le temps: or, elle était informe, mais néanmoins déjà liée au temps. Et toutefois, quoique placée au dernier degré de l'être (l'informité étant infiniment au-dessous de toute forme), il est impossible d'en parler sans lui donner une priorité de temps fictive. Enfin, elle-même est précédée par l'éternité du Créateur, qui de néant la fait être. (499)


CHAPITRE XXX. L'ÉCRITURE VEUT ÊTRE INTERPRÉTÉE EN ESPRIT DE CHARITÉ.

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41. Que la vérité même établisse l'union entre tant d'opinions de vérité différente! Que la miséricorde du Seigneur nous permette de faire un légitime usage de la loi, en la rapportant au précepte de l'amour! Ainsi donc, si l'on me demande quel est, suivant moi, le sens de Moïse, ce n'est pas l'objet de mes confessions. Si je ne le publie pas devant vous, c'est que je l'ignore. Et je sais pourtant que toutes ces opinions sont vraies, sauf ces pensers charnels, dont j'ai parlé. Et ceux qui tombent dans ces pensers sont néanmoins du nombre de ces petits d'heureuse espérance, qui ne s'effarouchent pas des paroles sacrées; ces paroles. si sublimes dans leur humilité, si prodigues dans leur parcimonie. Pour nous, qui, j'ose le dire, n'interprétons le texte saint que suivant la vérité, si c'est pour elle-même et non pour la vanité de nos sentiments que notre coeur soupire, aimons-nous mutuellement; aimons-nous en vous, ô Dieu, source de vérité, et honorons votre serviteur, oracle de votre Esprit, dispensateur de vos Ecritures; et que notre vénération nous préserve de douter qu'en les écrivant sous votre dictée, il n'ait aperçu les lumières les plus vives et les fruits les meilleurs.

CHAPITRE XXXI. MOÏSE A PU ENTENDRE TOUS LES SENS VÉRITABLES QUI PEUVENT SE DONNER A SES PAROLES.

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42. Tu me dis: «Le sens de Moïse est le «mien;» et il me dit: «Non, le sens de Moïse est le mien;» et moi je dis avec plus de piété: Pourquoi l'un et l'autre ne serait-il pas le sien, si l'un et l'autre est véritable? Et j'en dis autant d'un troisième, d'un quatrième, d'un autre sens quelconque avoué de la vérité; pourquoi refuserais-je de croire qu'ils ont été vus par ce grand serviteur du seul Dieu, dont la parole toute divine se prête à la variété de tant d'interprétations vraies? Pour moi, je le déclare hardiment, et du fond du coeur, si j'écrivais quelque chose qui dût être investi d'une autorité suprême, j'aimerais mieux contenir tous les sens raisonnables qu'on pourrait donner à mes paroles, que de les limiter à un sens précis, exclusif de toute autre pensée, n'eût-elle même rien de faux qui pût blesser la mienne. Loin de moi, mon Dieu, cette témérité de croire qu'un si grand prophète n'eût pas mérité de votre grâce une telle faveur! Oui, il a eu en vue et en esprit, lorsqu'il traçait ces paroles, tout ce que nous avons pu découvrir de vrai; toute vérité qui nous a fui ou nous fuit encore, et qui toutefois s'y peut découvrir.

CHAPITRE 32. TOUS LES SENS VÉRITABLES PRÉVUS PAR LE SAINT-ESPRIT.

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43. Enfin, Seigneur, qui n'êtes pas chair et sang, mais Dieu, si l'homme n'a pas tout vu, votre Esprit Saint, mon guide vers la terre des vivants (
Ps 91,10), pouvait-il ignorer tous les sens de ces paroles dont vous deviez briser les sceaux dans l'avenir, quand même votre interprète ne les eût entendues qu'en l'un des sens véritables qu'elles admettent? Et, s'il est ainsi, la pensée de Moïse est sans doute la plus excellente,. Mais, ô mon Dieu, ou faites-nous la connaître, ou révélez-nous cette autre qu'il vous plaira, et, soit que vous nous découvriez le même sens que vous avez dévoilé à votre serviteur, soit qu'à l'occasion de ces paroles, vous en découvriez un autre, que votre vérité soit notre aliment et nous préserve d'être le jouet de l'erreur. Est-ce assez de pages, Seigneur mon Dieu, en est-ce assez sur ce peu de vos paroles? Et quelles forces et quel temps suffiraient à un tel examen de tous vos livres? Permettez-moi donc de resserrer les témoignages que j'en recueille à la gloire de votre nom; que, dans cette multiplicité de sens qui se sont offerts et peuvent s'offrir encore à ma pensée, votre inspiration fixe mon choix sur un sens vrai, certain, édifiant, afin que, s'il m'arrive de rencontrer celui de votre antique ministre, but où mes efforts doivent tendre, cette fidèle confession vous en rende grâces; sinon, permettez-moi du moins d'exprimer ce que votre vérité voudra me faire publier sur sa parole, comme elle lui a inspiré à lui-même la parole qui lui a plu. (500)



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LIVRE TREIZIÈME. SENS MYSTIQUE DE LA CRÉATION.

Toute créature tient l'être de la pure bonté de Dieu. - Il découvre dans les premières paroles de la Genèse et la Trinité de Dieu et la propriété de la personne du Saint-Esprit. - Image de la Trinité dans l'Homme. - Dieu procède dans l'institution de l'Eglise comme dans la création du monde. - Sens mystique de la création.


CHAPITRE PREMIER. INVOCATION. - GRATUITE MUNIFICENCE DE DIEU.

1301 1. Je vous invoque, ô mon Créateur, mon Dieu et ma miséricorde, qui avez gardé mon souvenir quand j'avais perdu le vôtre. Je vous appelle dans mon âme, et vous la préparez à vous recevoir en lui inspirant ce vif désir de votre possession. Oh! répondez aujourd'hui à cet appel que vous avez devancé, quand vos cris réitérés, venant de si loin à mon oreille, me pressaient de me retourner et d'appeler à moi Celui qui m'appelait à lui. Seigneur, vous avez effacé tous mes péchés, afin de n'avoir point à solder les oeuvres de mon infidélité, et vous avez prévenu mes oeuvres méritantes, afin de me rendre selon le bien opéré en moi par vos mains, dont je suis l'ouvrage. Car vous étiez avant que je fusse, et je n'étais rien à qui vous pussiez donner d'être. Et me voilà toutefois, je suis par votre bonté qui a devancé tout ce que vous m'avez donné d'être, tout ce dont vous m'avez fait. Vous n'aviez pas besoin de moi, et je ne suis pas tel que ce peu de bien que je suis vous seconde, mon Seigneur et mon Dieu; que mes services vous soulagent, comme si vous vous lassiez en agissant; que votre puissance souffrit de l'absence de mon hommage; que vous réclamiez mon culte, comme la terre réclame ma culture, sous peine de stérilité; mais vous voulez mes soins, vous voulez mon culte, afin que je trouve en vous le bien de mon être; car vous m'avez donné l'être qui me rend capable de ce bien.


CHAPITRE II. TOUTE CRÉATURE TIENT L'ÊTRE DE LA PURE BONTÉ DE DIEU.

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2. C'est de la plénitude de votre bonté que vos créatures ont reçu l'être; vous avez voulu qu'un bien fût qui ne pût procéder que de vous, inutile, inégal à vous-même. Etiez-vous donc redevable au ciel, à la terre, que vous avez créés dans le principe? Je le demande à ces créatures spirituelles et corporelles que vous avez formées dans votre sagesse, leur étiez-vous redevable de cet être, même imparfait, même informe, dans l'ordre spirituel ou corporel, être tendant au désordre et à l'éloignement de votre ressemblance? L'être spirituel, fût-il informe, est supérieur au corps formé; et cet être corporel, fût-il informe, est supérieur au néant; et tous deux demeureraient comme une esquisse informe de votre Verbe, si ce même Verbe ne les eût rappelés à votre unité, en leur donnant la forme, et cette excellence qu'ils tiennent de votre souveraine bonté. Leur étiez-vous redevable de cette informité même, où ils ne pouvaient être que par vous?

3. Etiez-vous redevable à la matière corporelle de l'être, même invisible et sans ordre? car elle n'eût pas même été cela, si vous ne l'eussiez faite; et n'étant pas, comment pouvait-elle mériter de vous son être? Et cette ébauche de créature spirituelle, lui étiez-vous redevable de cet être même ténébreux et flottant, semblable à l'abîme, dissemblable à vous, où elle serait encore, si votre Verbe ne l'eût ramenée à son principe, et, en l'illuminant, ne l'eût faite lumière, non pas égale, mais conforme à votre égalité formelle? Pour un (501) corps, être et être beau, n'est pas tout un; autrement tous seraient beaux: ainsi, pour l'esprit créé, ce n'est pas tout un que de vivre, et de vivre sage; autrement il serait immuable dans sa sagesse. Mais il lui est bon de s'attacher toujours à vous, de peur qu'abandonné de la lumière dont il se retire, il ne retombe dans cette vie de ténèbres, semblable à l'abîme. Et nous aussi, créatures spirituelles par notre âme, autrefois loin de vous, notre lumière, «n'avons-nous pas été ténèbres en cette «vie (
Ep 5,8)» et ne luttons-nous pas encore contre les dernières obscurités de cette nuit jusqu'au jour où nous serons justice dans votre Fils, élevés à la hauteur des montagnes saintes, après avoir été une profondeur d'abîme sondée par vos jugements (Ps 35,7)?



Augustin, Confessions 1218