Bernard sur Cant. 40

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SERMON XL.

L'intention est le visage de l'âme; sa beauté et sa laideur, sa solitude et sa pureté.

1. «Vos joues sont belles comme celles d'une tourterelle (Ct 1,9).» La pudeur de l'Épouse est tendre; et je crois que la réprimande de l'Époux lui a fait venir le rouge au visage, et l'a rendue encore plus belle, ce qui lui attire ces paroles . «Vos joues sont belles comme celles d'une tourterelle.» Toutefois, n'allez pas prendre. cela d'une façon grossière et charnelle, comme s'il parlait du rouge que donne le sang qui monte au visage, et qui, se mêlant à la blancheur du teint, en rehausse encore l'éclat et la beauté. Car la substance de l'âme qui est incorporelle et invisible, n'a ni membres, ni couleurs. Tâchez donc de concevoir spirituellement une substance toute spirituelle, et pour juger de la justesse de la comparaison de l'Époux, figurez-vous l'intention comme étant. le visage de l'âme. Car c'est par elle qu'on juge de la droiture d'une action, comme c'est par le visage qu'on juge de la beauté du corps. Et voyez la pudeur dans la couleur qui monte au visage, attendu que c'est plus que tout autre, la vertu qui embellit l'âme et augmente la grâce en elle. «Vos joues sont donc belles comme celles d'une tourterelle.» Il pouvait louer sa beauté d'une façon plus usitée, et dire, comme cela se fait ordinairement quand on parle de la beauté de quelqu'un: vous avez un beau visage, vous êtes jolie de figure. D'où vient cela? Pourquoi parle-t-il de ses joues au pluriel? Je crois qu'il ne l'a pas fait sans sujet. Car c'est l'esprit de sagesse qui parle, et il n'est pas permis de lui attribuer le moindre mot inutile ou dit autrement qu'il ne faut. Il y a donc une raison, quelle qu'elle soit, pour laquelle il a mieux aimé dire les joues que le visage, je vais vous dire ce qu'il m'en semble, à moins que vous n'ayez quelque chose de meilleur à proposer.

2. Dans l'intention, que nous avons appelée le visage de l'âme, il y a deux choses nécessaires, l'objet et la cause; c'est-à-dire, ce que vous vous proposez et ce pourquoi vous vous le proposez. Et c'est par ces deux choses qu'on juge de la beauté ou de la laideur d'une âme; en sorte que celle en qui ces deux choses sont droites et pures, mérite qu'on lui dise; avec vérité: «Vos joues sont belles comme celles d'une tourterelle.» Mais on n'en pourra pas dire autant de celle qui manque de l'une des deux, attendu qu'elle est laide en partie. Mais cet éloge convient encore bien moins à celle en qui ces deux choses à la fois font défaut. Ce qui s'éclaircira d'avantage par des exemples. Si une personne s'applique à la recherche de la vérité, ne vous semble-t-il pas que l'objet et la cause de son entretien sont honnêtes, et qu'elle peut avec raison s'attribuer ces paroles: «Vos joues sont belles comme celles d'une tourterelle,» puisqu'il ne parait point de tache sur aucune de ses joues? Mais si elle recherche la vérité, non par le seul désir de la connaître, mais par vaine gloire, ou pour quelque autre avantage temporel, quel qu'il soit, quand même il semblerait que l'une de ses joues est belle, je crois pourtant qu'on ne ferait point difficulté de dire qu'elle est laide, au moins en partie, puisque la honte de la cause défigure l'autre côté de son visage. Mais si vous voyez un homme qui ne s'adonne à rien d'honnête, un homme captivé par les charmes de la volupté sensuelle, adonné à la gourmandise et à la débauche, tel que sont ceux qui se font un Dieu de leur ventre, mettent leur gloire dans ce qui devrait être un sujet de confusion, et ne goûtent que les choses de la terre (Ph 3,18); ne direz-vous pas que cet homme est tout à fait laid, puisque l'objet et le motif de son intention sont vicieux?

3. N'avoir donc pas Dieu pour but dans ses actions, mais le siècle, c'est le propre d'une âme séculière, et qui n'a point une seule joue de belle. Mais. regarder Dieu, et ne le pas faire néanmoins pour Dieu, c'est le propre d'une âme hypocrite. Et, bien qu'un des côtés de son visage paraisse beau, parce qu'elle regarde Dieu avec quelque intention, toute fois ce déguisement détruit tout ce qu'il y a de beau en elle, et répand de la laideur Fur tout son visage. Si elle dirige son intention vers Dieu uniquement ou principalement en vue des avantages de la vie, elle n'est pas souillée, il est vrai, par l'hypocrisie, mais on peut dire que sa bassesse de coeur la rend noire et moins agréable. Au contraire, regarder autre chose que Dieu, mais toute fois pour Dieu, ce n'est pas le repos de Marie, c'est l'embarras de Marthe. Dieu me garde de dire qu'une telle âme ait rien de laid, et pourtant je ne voudrais pas assurer qu'elle fût arrivée à la perfection de la beauté, parce qu'elle s'inquiète et se trouble encore de plusieurs choses; et il est impossible que le mouvement continuel qu'elle se donne pour les choses de la terre, ne fasse voler sur elle quelques grains de poussière qui se dissiperont aisément à l'heure de la mort, au souffle de la pureté de sa conscience, et de la rectitude de son intention. Ainsi ne chercher que Dieu pour lui seul, c'est avoir la face de l'intention parfaitement belle; et c'est ce qui est propre et particulier à l'Épouse qui mérite, par une prérogative unique, d'entendre ces paroles: «Vos joues sont belles comme celles d'une tourterelle.»

4. Pourquoi dit-il comme celles «d'une tourterelle?» Cet oiseau est extrêmement chaste, et il ne vit pas en troupe, il se contente, dit-on, de la compagnie de celui qui s'est accouplé avec lui, en sorte que s'il vient à le perdre, il n'en cherche point d'autre, et vit solitaire. Vous donc qui écoutez ceci, et qui voulez profiter de ce qui est écrit pour vous, et que nous expliquons maintenant pour votre utilité, si vous êtes animés de ces mouvements du Saint-Esprit, et que vous brûliez du désir de rendre votre âme épouse de Jésus-Christ, faites en sorte, par votre travail, que les deux joues de votre intention soient belles, afin que, en imitant cet oiseau si chaste, vous demeuriez en repos et solitaire (Lm 3,28), comme dit le Prophète, parce que vous vous êtes élevé au dessus de vous-même. C'est, en effet, une chose bien au dessus de vous de devenir l'épouse du Seigneur des anges, d'être étroitement unie à Dieu, et de ne faire qu'un même esprit avec lui. Demeurez solitaire comme la tourterelle. N'ayez point de commerce avec le reste des autres hommes. Oubliez même votre peuple et la maison de votre père, et le roi concevra de l'amour pour votre beauté (Ps 45,11). Ame sainte, demeurez seule, afin de vous conserver pour celui-là seul que vous vous êtes choisi entre tous les autres. Fuyez de paraître en public; fuyez jusqu'à ceux de votre maison; séparez-vous le vos amis et de vos intimes, et même de celui qui vous sert. Ne savez-vous pas que vous avez un époux, extrêmement modeste, et qui ne peut point vous honorer de sa présence, devant qui que ce soit? Mettez-vous donc en retraite, mais d'esprit, non de corps, mais d'intention, mais de dévotion, mais d'une manière tout intérieure. Car Jésus-Christ qui se présente à vous, est esprit, et il demande solitude de l'esprit, non pas celle du corps, quoique cette dernière ne soit pas qelquefois inutile, lorsqu'on la peut observer, surtout dans le temps. de l'oraison. Car vous savez quel est en ce point même le précepte de l'Époux, et la forme qu'il prescrit: «Pour vous, dit-il, lorsque vous prierez, entrez, dans votre chambre, et fermez-en la porte sur vous (Mt 6,6).» Et il a fait lui-même ce qu'il a dit. Car l'Écriture rapporte qu'il demeurait seul toute la nuit en prières, non-seulement en s'arrachant à la foule qui le suivait (Lc 6,12), mais en ne conservant pas même la compagnie d'aucun de ses disciples ou de ses familiers. Et nous voyons que s'il emmena avec lui trois de ses apôtres, lorsqu'il se hâtait d'aller à la mort, il s'éloigna d'eux quand il voulut prier (Mt 26,37). Faites donc aussi la même chose, quand vous voudrez faire oraison.

5. Du reste, on ne vous ordonne que la solitude du coeur et de l'esprit. Vous êtes seul, si vous ne pensez point aux choses de la communauté, si vous n'êtes' point attaché aux choses présentes, si vous méprisez ce que plusieurs estiment, si vous rejetez ce que tous désirent, si vous évitez les contentions, si vous ne sentez point les pertes, et ne vous souvenez point des injures. Autrement vous n'êtes pas seul, quand même vous seriez seul (a): vous voyez donc que vous pouvez être seul, lorsque vous êtes avec plusieurs, et être avec plusieurs, lorsque vous êtes seul. En quelque grande compagnie que vous vous trouviez, vous êtes seul, si vous prenez garde de ne pas écouter trop curieusement ce qu'on dit, ou de n'en pas juger témérairement. S'il vous arrive de voir quelque chose de mal, ne vous hâtez pas de juger votre prochain; au contraire excusez-le. Excusez l'intention, si vous ne pouvez excuser l'action. Croyez qu'il l'a fait par ignorance, ou par surprise, ou par malheur: si la chose est si claire qu'il n'y ait pas lieu de la pallier, tâchez néanmoins de le croire ainsi, et dites-vous à vous-mêmes: la tentation a été extrêmement forte. Qu'aurais-je fait, si elle m'avait pressé aussi vivement? Or, souvenez-vous qe c'est à l'Épouse que je dis tout ceci, et que je n'instruis pas l'ami de l'Époux, qui a une autre raison pour observer soigneusement ce qui se passe; car il doit prendre garde qu'on ne pèche, examiner si on n'a point failli, et corriger ceux qui sont tombés en quelque faute. Mais l'Épouse n'a pas ce devoir à remplir; elle dit pour elle seule, et pour celui qu'elle aime, qui est tout ensemble son époux, et son Seigneur, son Dieu béni padessus tout dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

a Se reporter à la lettre que saint Bernard écrivait aux religieux de Mont-Dieu.

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SERMON XLI.

Grande consolation de l'Épouse dans la contemplation des splendeurs de Dieu, en attendant qu'elle arrive à sa claire vision.

l. «Votre cou est comme des perles (Ct 1,9).» L'on a coutume d'orner le cou de perles, mais non pas dé le comparer aux perles. Mais que celles-là se chargent de perles, qui cherchent dans les ornements étrangers la beauté qu'elles ne trouvent pas en elles-mêmes. Le cou de l'Épouse est si beau en soi, et naturellement si bien fait, qu'il n'a pas besoin de tous ces ornements extérieurs. A quoi bon se parer d'un éclat emprunté quand la beauté naturelle suffit, et peut même égaler l'éclat des perles dont les autres se servent pour rehausser leur éclat? C'est ce que l'Époux a voulu donner à entendre, quand il a dit; non pas que des perles pendent au cou de l'Épouse, comme cela se voit d'ordinaire, mais que son cou ressemble à des perles. Il nous faut maintenant invoquer le Saint-Esprit, afin que comme il nous a fait la grâce de trouver les joues spirituelles de l'Épouse, il daigne encore nous apprendre quel est son cou spirituel. Quant à moi, pour vous dire ce que j'en pense, il ne me vient rien maintenant à l'esprit qui me paraisse plus vraisemblable et plus probable que de dire, que c'est l'entendement qui est désigné. par le cou de l'Épouse. Je crois que vous serez aussi de ce sentiment, si vous considérez la raison de cette ressemblance. En effet, l'entendement est comme le cou dont l'âme se sert, pour faire passer en elle la nourriture de l'esprit, et la répandre ensuite dans toutes ses affections et ses mouvements. Comme le cou de l'Épouse, c'est-à-dire, l'entendement qui est pur et simple, brille assez de lui-même par la vérité toute nue, il n'a point besoin d'autres ornements, mais lui-même, comme une perle précieuse, est la beauté de l'âme; et c'est pour cela qu'on le compare aux perles mêmes. La vérité est une perle excellente, aussi bien que la pureté et la simplicité,la sagesse, niais la sagesse sobre et modérée en est une belle aussi. L'entendement des philosophes, ou des hérétiques n'a pas cet éclat propre à la pureté et à la vérité: et c'est pour cela qu'ils prennent beaucoup de peine à le couvrir et à le farder de paroles magnifiques, et d'arguments subtils et captieux, de crainte que s'il se montrait à nu, on n'en découvrît la laideur et la difformité.

2. Il y a ensuite: «Nous vous ferons des pendants d'oreilles d'or, marquetés d'argent.» S'il eût dit, je ferai, au lieu de nous ferons, je dirais sans hésiter que c'est l'Époux qui parle. Mais maintenant voyez si je ne ferais point mieux d'attribuer ces paroles à ses compagnons qui consolent l'Épouse, en lui promettant, qu'en attendant qu'elle arrive à la vision de l'Époux dont le désir consume son âme, ils lui feront de beaux et précieux pendants d'oreilles. Et cela, je pense, parce que la foi vient de l'ouïe, et purifie la vue. Car c'est en vain qu'on s'applique à contempler, si 1'oei1 n'est purifié par la foi, puisqu'on ne promet cette vision qu'à ceux qui ont le coeur pur. Aussi est-il écrit que Dieu purifie le coeur par la foi (Mt 5,7). Comme la foi vient par l'ouïe, et purifie la vue, c'est avec raison qu'ils avaient soin de lui orner les oreilles, puisque l'ouïe prépare à la vision de Dieu. O Épouse, lui disent-ils, vous soupirez après les clartés de votre bien-aimé; la faveur de les contempler vous est réservée pour un autre temps. Mais en attendant nous vous donnons des ornements pour mettre à vos oreilles, ils vous serviront à vous consoler, et à vous préparer à ce que vous souhaitez si ardemment. C'est comme s'ils lui disaient cette parole du Prophète: «Écoutez ma fille et voyez (Ps 45,11).» Vous désirez de voir, commencez par écouter. L'ouïe est un degré pour arriver à la vue. C'est pourquoi écoutez, et prêtez l'oreille aux ornements que nous vous faisons, afin que, par l'obéissance de l'ouïe, vous arriviez à la gloire de la vision. Nous tâchons maintenant de réjouir vos oreilles, car, pour la vue, il ne dépend pas de nous de lui donner ce qui doit faire un jour, la plénitude de notre joie, et l'accomplissement de vos désirs; cela dépend de celui que votre âme aime si ardemment. C'est lui qui se montrera lui-même à vous, afin que votre joie soit parfaite. C'est lui qui vous remplira d'une joie ineffable, en vous découvrant son visage. Pour vous consoler, recevez de notre main ces perles en attendant les délices dont sa droite est à jamais remplie.

3 . Il faut considérer encore quels sont ces pendants qu'ils lui offrent. «Ils sont d'or, disent-ils, et marquetés d'argent.» L'or marque la splendeur de la Divinité et la sagesse d'en haut. C'est de cet or que ces célestes ouvriers, à qui ce ministère est commis, promettent de former des images brillantes de la vérité, pour les faire entrer dans les oreilles intérieures de l'âme. Ce qui n'est autre chose, je crois, que faire des espèces de figures spirituelles, et d'y attacher les plus pures lumières de la sagesse divine, pour les mettre devant les yeux de l'âme en contemplation, afin qu'au moins elle voie comme dans un miroir et en énigme, ce qu'elle ne peut pas encore voir face à face. Ces choses-là sont toutes divines, et ne sont connues que de ceux qui en ont fait l'expérience, il n'y a qu'eux qui savent comment il se peut faire que, dans ce corps mortel, dans l'état de la, foi, où la substance de la souveraine lumière n'est pas encore découverte, il arrive néanmoins quelquefois, que la contemplation de la pure vérité commence déjà à ébaucher son ouvrage en nous, en sorte que celui d'entre nous qui est assez heureux pour avoir reçu ce don d'en haut peut dire avec l'Apôtre: «Je connais maintenant en partie.» Puis encore: «En partie nous connaissons, et en partie nous devinons.» Mais lorsque l'esprit, sortant comme hors de lui-même, et étant ravi en extase, vient à entrevoir quelque chose de plus divin, qui lui paraît passer comme un éclair devant ses yeux, alors, soit pour tempérer l'éclat d'une si vive clarté, soit pour nous rendre capables de la communiquer aux autres, je ne sais comment il se fait, qu'il se présente aussitôt à nous des images et des figures de choses corporelles, proportionnées aux connaissances que Dieu répand en nous, qui couvrent en quelque sorte le rayon pur et resplendissant de la vérité, et rendent l'âme plus capable d'en supporter l'éclat, et d'en faire part à ceux à qui il lui plait. Je crois pourtant qu'elles se forment en nous par le ministère des bons anges, comme au contraire il n'y a point de doute que les autres qui sont mauvaises ne soient produites par l'entremise des mauvais anges.

4. Et peut-être que c'est là ce miroir et cette énigme par lesquels voyait saint Paul et qui étaient faits, si je puis parler ainsi,par les mains des anges, de ces pures et belles images qui nous donnent la connaissance de l'être de Dieu, qui est pur et qui se voit dans toutes ces figures corporelles, et nous font attribuer au ministère des anges ces images excellentes dont il nous parait si dignement revêtu. Ce qu'une autre version semble avoir marqué plus expressément en disant: «Nous vous ferons des figures rehaussées de marqueterie d'argent.» Ce qui, selon moi, signifie que non-seulement ces images sont imprimées par les anges au dedans de nous, mais qu'ils nous donnent encore la grâce et la beauté de la parole extérieure, afin que cela serve à les orner et à les faire recevoir des auditeurs plus aisément, et avec plus de plaisir. Si vous demandez quel rapport il y a entre la parole et l'argent, écoutez la réponse du Prophète: «Les paroles du Seigneur sont toutes pures, c'est de l'argent éprouvé par le feu (Ps 11,7).» Voilà donc comment ces esprits célestes, qui sont les ministres des volontés de Dieu, font à l'Épouse, qui est étrangère sur la terre, des pendants d'oreilles d'or, marquetés d'argent.

5. Mais voyez comment elle reçoit autre chose que ce qu'elle désire. Elle soupire après le repos de la contemplation, on lui impose le travail de la prédication, et quand elle a soif de la présence de l'Époux, on la charge de donner des enfants à l'Époux, et de les nourrir. Et ce n'est pas la première fois que cela lui arrive. Je me souviens que lorsqu'elle souhaitait passionnément de jouir des embrassements et des baisers de l'Époux, on lui répondit: «Vos mamelles sont plus excellentes que le vin,» afin que, par là, elle connût qu'elle était mère, et qu'elle songeât à donner du lait à ses petits enfants. Peut-être qu'en d'autres lieux de ce Cantique, vous pourrez encore remarquer la même chose, si vous voulez toutefois vous en donner la peine, par exemple en la personne du patriarche Jacob, lorsque, se trouvant frustré des embrassements de Rachel qu'il avait si longtemps désirés et attendus, au lieu d'une femme stérile et belle, il en reçut malgré lui, sans le savoir, une féconde à la vérité, mais qui était chassieuse. Ainsi donc maintenant, l'Épouse désirant savoir, et s'enquérant où son bien-aimé paît son troupeau, et se repose à l'heure de midi, elle remporte au lieu de cette connaissance des pendants d'oreilles d'or marquetés d'argent, c'est-à-dire la sagesse avec l'éloquence, sans doute pour l'oeuvre de la prédication.

6. Cela nous apprend qu'il faut souvent laisser les baisers malgré leur douceur, pour les mamelles qui allaitent, et que personne ne doit vivre pour soi-même, mais pour tous. Malheur à ceux qui ont reçu la grâce d'avoir des pensées et des paroles dignes de la grandeur de Dieu, s'ils font servir la piété à leur avarice, s'ils tournent en vaine gloire ce qu'ils avaient reçu pour gagner des âmes à Dieu, si, ayant des conceptions sublimes, ils n'ont pas des sentiments humbles: qu'ils écoutent avec frayeur ce que le Seigneur dit par la bouche d'un prophète: «Je leur ai donné mon or et mon argent, et ils s'en sont servis pour rendre un culte sacrilège à Baal. (Os 2,8).» Mais vous, écoutez ce que l'Épouse répond après avoir reçu une réprimande d'une part et une promesse de l'autre. Car elle ne s'élève point pour des promesses, ni ne se met point en colère pour un refus; mais elle pratique ce qui est écrit: «Reprenez le sage, et il vous aimera (Pr 9,8).» Et pareillement elle suit cette maxime qui regarde l'usage des dons et des promesses: «Plus vous êtes grand, plus vous devez vous humilier en toutes choses (Si 3,20).» Ce qu'on entendra bien mieux par sa réponse. Mais renvoyons, si vous l'avez agréable, cette discussion à un autre sermon. Et pour ce que nous avons dit, rendons-en gloire à l'époux de l'Église Notre Seigneur Jésus-Christ, qui étant Dieu, est au dessus de toutes choses, et béni à jamais. Ainsi soit-il.

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SERMON XLII.

Il y a deux sortes d'humilités: l'une naît de la vérité, l'autre est enflammée par la charité.

1. «Lorsque le roi était assis sur son lit, mon nard a répandu son odeur (Ct 1,41).» Ce sont les paroles de l'Épouse que nous avons remises à aujourd'hui. C'est la réponse qu'elle fit quand elle se vit reprise par l'Époux:toutefois, ce n'est pas à l'Époux qu'elle la fit, mais à ses compagnons; ce qu'il est aisé de comprendre par ses paroles. En effet, ce n'est pas à lui mais de lui qu'elle parle, puisqu'elle ne dit pas: ô roi, lorsque vous étiez assis sur votre lit, mais «lorsque le roi était assis sur son lit.» Ainsi figurez-vous que l'Époux, après l'avoir reprise, voyant, par la rougeur de son visage, qu'elle était couverte de confusion, se retire à l'écart, afin que, pendant son éloignement, elle pût laisser un libre cours à l'expression de ses sentiments, et que si, comme cela arrive d'ordinaire, elle se laissait aller plus qu'il ne faut à la crainte ou à l'abattement, ses compagnons la consolassent et la relevassent. Ce que néanmoins il ne néglige pas de faire lui-même à l'occasion, selon qu'il le juge à propos. Car pour montrer clairement combien elle lui plut pendant qu'il lui adressait ses reproches, parce qu'elle les recevait avec humilité et avec la soumission qu'elle devait, il voulut, avant de s'éloigner d'elle, se répandre en louanges qui partaient, on ne peut en douter, de l'abondance du coeur, et relever la beauté de ses joues et de son cou. Aussi, ceux qui restent auprès d'elle lui parlent-ils avec douceur, et lui offrent-ils des présents, sachant bien qu'ils entraient par là dans la pensée du Seigneur. C'est donc à eux qu'elle adresse sa réponse. Voilà pour la suite et la liaison du texte de l'Écriture.

2. Mais avant de commencer à tirer le sens de cette écorce, je ferai une courte réflexion. Heureux celui dont les réprimandes sont aussi bien reçues que celles dont nous avons ici un modèle. Plût à Dieu qu'il ne fût jamais nécessaire de reprendre personne: car ce serait le meilleur. Mais parce que nous commettons tous beaucoup de fautes, il ne m'est pas permis de me taire, mon devoir m'oblige, et la charité me presse encore davantage, d'avertir ceux qui pèchent. Si je reprends quelqu'un de ses désordres, si je fais ce que je dois, et que mes remontrances ne produisent pas l'effet que je désire, qu'au lieu de toucher ceux à qui elles s'adressent, elles reviennent vers moi comme une flèche qui retourne à celui qui l'a lancée, de quels sentiments pensez-vous, mes frères, que je sois touché, que ne souffrirai-je point alors? Quels tourments n'en ressentirai-je point e(a)? Et, pour me servir des paroles de l'Apôtre, je ne suis pas assez fort pour imiter sa sagesse, je suis pressé également de deux côtés (Ph 1,23). Sans savoir ce que je dois choisir, ou de demeurer satisfait de ce que j'ai dit, parce que je me suis acquitté de mon devoir, ou de me repentir de ce que j'ai fait, parce que je n'en ai pas reçu le fruit, que j'en espérais, Je voulais tuer l'ennemi et délivrer mon frère, et j'ai fait tout le contraire de ce que je m'étais proposé. J'ai blessé son âme et augmenté sa faute, puisqu'il y a ajouté le mépris. «Ils ne veulent pas vous écouter» dit Dieu à un prophète, «parce qu'ils ne veulent pas m'écouter (Ez 3,7).» Ne voyez-vous pas quelle majesté est dédaignée, dans ce cas? C'est moi que vous avez méprisé. C'est le Seigneur qui vous a parlé par moi. Or ce qu'il a dit au Prophète, il l'a dit aussi aux apôtres: «Qui vous méprise me méprise.» Je ne suis ni prophète ni apôtre, et néanmoins j'ose le dire, je tiens la place d'un prophète et d'un apôtre; et quoique je sois bien éloigné de leur mérite, je suis pourtant chargé des mêmes soins. Bien que ce soit à ma grande confusion, et avec un péril extrême je n'en suis pas moins assis sur la chaire de Moïse, dont néanmoins je n'ai garde de m'attribuer la vertu, ni la grâce. Mais quoi? Ne rendra-t-on pas honneur et respect à cette chaire, parce qu'elle est occupée par une personne indigne? Quand même ce seraient les scribes et les pharisiens qui s'y trouveraient assis: «faites ce qu'ils disent,» dit Jésus-Christ.

3. Souvent même on joint l'impatience au mépris, et il s'en trouve qui, non-seulement ne se soucient pas de se corriger quand on les reprend, mais qui s'irritent même contre celui qui les reprend, comme un frénétique qui repousse la main du médecin. Étrange perversité. Ils se mettent en colère contre celui qui veut les guérir de leurs blessures,

a Car, dit St Augustin à ce sujet, bien que nous ne disions alors que ce que nous devons dire, pourtant nous n'en sommes pas moins peinés de voir que vous vous perdez. quand même notre récompense demeure assurée, nous voudrions que vous fussiez aussi sauvés. (sermon CCXXIX, n. 9).

et ils ne se mettent pas en colère contre celui qui les perce de ses flèches. Car il .y a un ennemi qui, d'un lieu obscur, tire des flèches contre ceux qui ont le coeur droit et qui vous a vous-même blessé à mort; et vous n'êtes point ému de colère contre lui. Votre indignation se tourne contre moi, qui ne désire que de vous voir guéri. «Mettez-vous en colère,» dit le Prophète, «et ne péchez point (Ps 4,5),» si vous vous mettez en colère contre vos péchés, non-seulement vous ne péchez point, mais vous effacez même vos fautes passées: mais maintenant vous demeurez dans votre péché en rejetant le remède, et vous en ajoutez un nouveau aux premiers, en vous mettant en colère sans raison; et voilà comment volis comblez la mesure de vos iniquités.

4. Quelquefois on y ajoute encore l'impudence, et non-seulement on souffre impatiemment les réprimandes, mais on, se défend même avec impudence contre les reproches qu'on s'est attirés: alors il n'y a plus rien à espérer. «Vous avez,» dit Dieu, «un front de femme perdue, vous ne savez plus rougir (Jr 3,3).» C'est pourquoi, dit-il encore, «j'ai retiré de vous le zèle que j'avais pour votre salut, et je ne me mettrai plus en colère contre vous ().» Je ne saurais entendre ces paroles sans frémir. Voyez-vous combien c'est une chose pleine de périls, une chose horrible et redoutable, de défendre ses péchés? Il dit encore: «Je reprends et châtie ceux que j'aime (Ap 3,19).» Si donc ce zèle de Dieu vous délaisse, sachez que vous êtes abandonné de son amour. Car vous ne sauriez être digne de son amour, puisqu'il vous juge indigne de ses châtiments. Lorsque Dieu n'est point en colère, c'est alors qu'il l'est davantage? «ayons pitié de l'impie,» dit-il «et il n'apprendra point à faire des actions justes (Is 26,10).» Je n'aime pas cette miséricorde. Cette compassion-là me paraît plus terrible que la plus violente colère, parce qu'elle me ferme le chemin de la justice; mieux vaut, selon le conseil (Ps 2,12) du Prophète, que j'embrasse la sévérité d'une discipline austère, plutôt que le Seigneur ne se mette en colère contre moi. Mettez-vous en colère, ô Père des miséricordes, mais de cette colère par laquelle vous redressez celui qui s'égare, ou de celle par laquelle vous le bannissez de la voie du salut. La première est l'effet d'une compassion pleine de bonté, l'autre est le fruit d'une dissimulation pernicieuse pour nous. Car lorsque je vous sens en colère contre moi, c'est alors que j'ai plus de confiance que vous me serez favorable, parce que, après vous être mis en colère, vous vous souviendrez de votre miséricorde. «O Dieu» dit le Prophète, «vous leur avez été favorable, même en vous vengeant de toutes leurs infidélités (Ps 98,8).» Il parle d'Aaron, de Moïse et de Samuel, et il regarde comme une faveur et une bonté de Dieu de ne les avoir pas épargnés dans leurs péchés. Après cela, défendez encore vos fautes, et irritez-vous contre les réprimandes, pour vous fermer à jamais la porte de la miséricorde de Dieu. N'est-ce pas là proprement appeler mal ce qui est bien, et bien ce qui est mal? Cette impudence odieuse ne produira-t-elle pas bientôt l'impénitence, qui est la mère du désespoir? Car qui se répent de ce qu'il croit être bien? «Malheur à eux,» est-il dit. Ce malheur est éternel. Il y a de la différence à être tenté par sa propre concupiscence qui nous porte au mal par une douce violence, et rechercher volontairement le mal comme si c'était un bien, en se hâtant par une fausse confiance d'aller à la vie, à cause de ces personnes. Je le dis en vérité, j'aimerais mieux quelquefois avoir tû, et avoir dissimulé le mal que j'avais aperçu, que d'avoir été cause d'un si grand mal en les reprenant.

5. Vous me direz peut-être que, en ce cas, le bien de mon action retourne vers moi; que j'ai délivré mon âme; et que je suis innocent de la perte de celui à qui j'ai annoncé la vérité pour le tirer du mauvais chemin où il s'était engagé. Vous pouvez ajouter une infinité de raisons semblables; elles ne m'apporteront aucune consolation, tant que je verrai la mort d'un fils; car je n'ai pas tant cherché là à m'acquitter de ce que je devais en lui parlant, que désiré lui être utile par mea paroles. Quelle est, en effet, la mère qui, après avoir apporté tous les soins imaginables pour assister soir fils malade, peut arrêter le cours de ses larmes, quand elle voit que tous ses travaux et toutes ses peines ont été inutiles, et n'ont pu lui sauver la vie? Si elle s'afflige de la sorte pour la mort temporelle de son fils, quels doivent être mes pleurs et mes gémissements pour la mort éternelle du mien, lors même que ma conscience me rend témoignage de n'avoir rien oublié de tout ce qui pouvait lui être utile? Au contraire, voyez-vous de combien dé maux s'exempte, et nous exempte en même temps nous-même celui qui, étant repris, répond avec douceur, acquiesce avec modestie, obéit avec soumission, avoue sa faute avec humilité? Je me reconnais l'obligé de cette âme, je confesse que je suis son ministre et son serviteur, parce qu'elle est la très-digne Épouse de mon maître, et peut dire avec vérité: «lorsque le roi était assis sur son lit, mon nard a répandu son odeur (Ct 1,11).»

6. L'odeur de l'humilité est excellente, puisque, montant de cette vallée de larmes, après avoir embaumé tous les lieux d'alentour, elle répand encore jusque sur le lit du roi un parfum extrêmement agréable. Le nard est une petite herbe, que ceux qui étudient avec soin la vertu des simples disent être d'une nature chaude. Aussi me semble-t-il qu'on peut la prendre ici pour la vertu d'humilité que l'ardeur de l'amour divin embrase. Si je parle ainsi, c'est parce qu'il y a une humilité que la vérité produit, et qui n'a point de chaleur, et il y en a une autre que la charité forme et enflamme. Celle-là consiste dans la connaissance, et celle-ci dans les mouvements du cour. En effet, si vous jetiez un regard sur vous-même à la lumière de la vérité et sans dissimulation, et que vous vous examiniez sans vous flatter, je ne doute point que vous ne vous humiliiez devant vos propres yeux, et que cette connaissance véritable de vous-même ne vous rende plus vil et plus abject à votre jugement, quoique, peut-être, vous n'ayez pas encore assez de vertu pour souffrir d'être estimé par les autres. Vous serez donc humble, mais par le moyen de la vérité, non pas par l'infusion de l'amour. Car si voua étiez échauffé par le feu de la charité commune, si vous étiez éclairé par la vérité qui vous a donné de vous-même une connaissance salutaire et véritable, vous voudriez certainement, autant qu'il est en vous, que tout le monde eût de vous les sentiments que vous savez être conformes à la vérité. Je dis autant qu'il est en vous, parce que souvent il n'est pas bon que tout le monde connaisse ce que nous savons de nous, attendu que l'amour même de la vérité, et la vérité de l'amour nous défendent de découvrir ce qui pourrait nuire à notre prochain. Mais si c'est par amour-propre que vous retenez caché en vous-même le jugement que la vérité fait de vous, qui peut douter que vous n'aimez pas encore parfaitement la vérité, puisque vous lui préférez votre intérêt ou votre honneur?

7. Vous voyez donc bien que ce n'est pas la même chose, de n'avoir point des sentiments de présomption de soi-même, convaincu qu'on est de ses imperfections par la lumière de la vérité, et de consentir de bon coeur à être humilié, parce qu'on est assisté par le don de l'amour. L'un est forcé, au lieu que l'autre est volontaire. «Jésus-Christ s'est anéanti lui-même,» dit l'Apôtre «en prenant la forme d'un esclave (Ph 2,7),» et en nous donnant la forme et le modèle de l'humilité. C'est lui-même qui s'est anéanti; c'est lui-même qui s'est humilié, non par nécessité, mais par amour pour nous. Il pouvait paraître vil et méprisable aux yeux des hommes sans s'estimer tel, puisqu'il se connaissait bien lui-même. C'est donc volontairement qu'il s'est humilié, non qu'il s'en jugeât digne, puisqu'il s'est offert, comme s'il eût été ce qu'il savait n'être pas en effet; mais il a voulu être estimé très-petit, bien qu'il n'ignorât pas qu'il était souverainement grand; il dit, eu effet: «Apprenez de moi que je suis doux et humble de coeur.» De coeur, dit-it, par un sentiment du coeur, c'est-à-dire, par la volonté; il exclut ainsi la nécessité. Pour nous, si nous nous trouvons en vérité dignes de honte et de mépris, dignes des derniers traitements et du rang le plus bas, dignes même de toutes sortes de supplices et d'outrages; il n'en est pas de même de lui, et cependant il a souffert toutes ces choses, parce qu'il l'a voulu, et qu'il est humble de coeur; mais humble de cette humilité que persuade le mouvement du coeur, non celle qu'arrache la force de la vérité.

8. J'ai dit que cette espèce d'humilité volontaire n'est pas produite en nous par la force de la vérité, mais,par l'infusion de la charité, parce qu elle naît du coeur, parce qu'elle naît de l'affection, parce qu'elle naît de la volonté. Jugez si j'ai raison en cela. Et jugez aussi si j'ai bien fait de l'attribuer au Seigneur, puisqu'il est certain que c'est par amour qu'il s'est anéanti, qu'il s'est rendu un peu inférieur aux anges, qu'il s'est soumis à ses parents, qu'il a baissé la tête sous les mains de saint Jean-Baptiste, qu'il a souffert les faiblesses de la chair, qu'il s'est livré à la mort, et qu'il a enduré le supplice ignominieux de la croix. Mais jugez encore si j'ai eu raison de croire que cette humilité ainsi embrasée par. le feu de sa charité est désignée par le nard, qui est une herbe fort basse et fort chaude. Et après que vous aurez approuvé toutes ces choses, comme je crois que vous le ferez sans doute, puisqu'elles sont appuyées sur une raison si manifeste, alors, si vous êtes humilié en vous-même par cette humilité forcée, que la vérité qui sonde les coeurs et les reins produit dans les sens d'une âme vigilante, ajoutez-y la volonté, et faites, comme on dit, de nécessité vertu; parce qu'il n'y a point de véritable vertu sans le consentement de la volonté. Or, il en sera ainsi quand vous ne voudrez point paraître au dehors autre que vous vous connaissez au dedans. Autrement, craignez que ce ne soit pour vous qu'il ait été dit: «Il a agi avec fourberie en sa présence, et son iniquité lui est en abomination (Ps 36,3).» Et «Dieu a en horreur un double poids (Pr 2,10).» Et quoi? Vous vous estimerez peu de chose au fond de votre coeur, lorsque vous vous pesez dans la balance de la vérité, et au dehors vous voulez nous tromper, et vous vendre plus cher que la vérité ne vous a estimé? Appréhendez le jugement de Dieux et gardez-vous de commettre une si méchante action, de vous élever vous-même par une volonté pleine d'orgueil, tandis que la vérité vous abaisse; car c'est là résister à la vérité, c'est combattre contre Dieu. Acquiescez plutôt à Dieu, que votre volonté soit soumise à la vérité, non-seulement soumise, mais dévouée. Est-ce que «mon âme,» dit le Prophète, «ne sera pas soumise à Dieu (Ps 62,2)?»

9. Mais c'est peu d'être soumis à Dieu, si vous ne l'êtes encore à toute créature pour l'amour de Dieu, soit à l'abbé, comme au premier de tous, soit aux prieurs comme établis par lui. Mais je dis plus, je dis même à vos égaux, je dis à vos inférieurs, «Car c'est ainsi» selon le mot de Jésus-Christ «que nous devons accomplir toute justice (Mt 3,15).» Si vous voulez être parfait, faites le premier pas vers celui qui est moindre que vous, déférez à votre inférieur, respectez celui qui est plus jeune que vous. En agissant ainsi, vous pourrez vous appliquer ces paroles de l'Épouse: «mon nard a répandu son odeur;» cette odeur, c'est la charité; cette odeur, c'est la bonne opinion que vous donnez de vous à tout le monde, en sorte que. vous soyez la bonne odeur de Jésus-Christ en tout lieu, admiré de tous, aimé de tous. Celui que la vérité seule oblige à être humble, ne peut arriver à ce degré de perfection; car son humilité n'est que pour lui, et ne lui permet pas de sortir et de répandre son odeur au dehors. Ou plutôt, il n'a point d'odeur, parce qu'il n'a point d'amour, puisqu'il ne s'humilie pas de bon coeur et volontairement. Mais l'humilité de l'Épouse rend une odeur pareille à celle du nard, parce qu'elle est embrasée d'amour, pleine de la sève de la dévotion, et exhale un parfum délicieux par l'opinion avantageuse qu'on a d'elle-même. L'humilité de l'Épouse est volontaire, perpétuelle et féconde, son odeur ne se perd ni par les réprimandes, ni par les louanges. On lui avait dit: «vos joues sont belles comme celles d'une tourterelle, et votre cou est comme des perles (Ct 1,9).» On lui avait promis des ornements d'or: et elle ne laisse pas de répondre avec humilité; plus on l'élève, plus elle s'humilie en toutes choses. Elle ne se glorifie point de ses mérites, et, au milieu des louanges qu'on lui prodigue, elle n'oublie point sa bassesse, mais elle la confesse humblement sous le nom de nard. Il semble qu'elle s'approprie le langage de Marie et dise: Je ne connais en moi rien qui soit digne d'un si grand honneur, si ce n'est que «Dieu a regardé la bassesse de sa servante (Lc 1,48).» Car que signifient ces mots: «mon nard a répandu son odeur», sinon ma bassesse a été agréable à Dieu? Ce n'est, dit-elle, ni ma sagesse, ni ma noblesse, ni ma beauté qui sont nulles; mais c'est ma seule bassesse, la seule chose qui soit en moi, qui ait répandu son odeur, c'est-à-dire son odeur accoutumée. L'humilité a coutume de plaire à Dieu, et le Seigneur, qui est très-élevé, a pour habitude de regarder les choses humbles et basses. Aussi quand le roi était assis sur son lit, c'est-à-dire, dans le lieu élevé où il fait sa demeure, l'odeur de l'humilité ne laisse pas d'y monter, «Il habite,» dit le Prophète, «au plus haut des cieux, et il a les yeux sur les choses basses et humbles dans le ciel et sur la terre. (Ps 113,5).»

10. Lors donc «que le roi était assis sur son lit, le nard de l'Épouse a répandu son odeur (Ct 1).» Le lit du roi, c'est le sein du Père, car le Fils est toujours dans le Père. Et ne doutez point que ce roi là ne soit clément, puisqu'il se repose sans cesse dans un lieu qui est la source de la bonté du Père. C'est avec raison que les cris des humbles montent jusqu'à lui, puisqu'il a sa demeure dans le trésor de sa miséricorde, que la douceur lui est si familière, la bonté substantielle, ou plutôt consubstantielle, et qu'il tire tellement de son Père tout ce qu'il est, que les humbles, qui regardent en tremblant sa royale majesté, ne remarquent rien en lui qu'il ne tienne de son Père. «Aussi, dit le Seigneur, je me lèverai tout-à-l'heure, à cause de la misère des pauvres, et des gémissements des malheureux (Ps 11,6).» Aussi l'Épouse qui sait cela, parce qu'elle est de la maison de l'Époux, et sa bien-aimée, croit que le manque de mérite ne l'exclura pas des grâces de cet Époux, et met sa confiance en sa seule humilité. Elle le nomme roi, parce qu'étant épouvantée de lai réprimande qu'il lui a faite, elle n'ose plus le nommer son époux. Elle proclame qu'il habite en un lieu très-élevé, néanmoins son humilité ne perd point confiance.

11. On peut fort bien appliquer ce discours à l'Église primitive, si vous vous souvenez du temps où le Seigneur, étant remonté où il était auparavant, et assis à la droite de son ï'ère, sur ce lit si ancien, si noble, si glorieux, ses disciples s'étaient assemblés en un même lieu, et persévéraient unanimement dans leur oraison avec les femmes, Marie mère de Jésus, et ses frères. Ne vous semble-t-il pas que c'était vraiment alors que le nard de l'Épouse, qui était si petite et si faible, répandait son parfum? Et «lorsqu'il se fit tout d'un coup un grand bruit du ciel, comme d'un vent impétueux, qui remplit toute la maison où ils demeuraient (Ac 2,2),» ne pouvait-elle pas dire alors avec raison dans un état si pauvre et si précaire: «Lorsque le roi était assis sur son lit, mon nard a répandu son odeur?» Tous ceux qui demeuraient en ce lieu connurent clairement combien l'odeur de l'humilité, qui était montée au ciel, avait été agréable et bien reçue, puisqu'elle fut aussitôt récompensée de dons si abondants et si magnifiques. Au reste, elle n'a pas été ingrate pour ce bienfait. Car écoutez comment, dans sa ferveur, elle se prépare à souffrir toutes sortes de maux pour l'amour de son nom. «Mon bien-aimé» dit-elle ensuite, «m'est un petit bouquet de mirrhe; il demeurera entre mes mamelles (Ct 1,12).» Ma faiblesse que vous connaissez ne me permet pas de poursuivre. J'ajouterai seulement que par la mirrhe, elle fait entendre, qu'elle est prête à souffrir des amertumes et des tribulations pour l'amour de son bien-aimé. Nous achèverons une autre fois le reste de ce verset, si toutefois vous attirez sur nous par vos prières l'assistance du Saint-Esprit, afin qu'il nous donne l'intelligence des paroles de l'Épouse, paroles qu'il a lui-même formées, en les lui inspirant telles qu'elles servirent aux louanges de celui dont il est l'Esprit, je veux dire de l'Époux de d'Église, Jésus-Christ Notre Seigneur, qui, étant Dieu pardessus toutes choses est béni à jamais. Ainsi soit-il.


Bernard sur Cant. 40