Bernard sur Cant. 20

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SERMON XX.

Trois sortes d'amours dont nous aimons Dieu.

1. Afin de commencer ce discours par les paroles d'un maître: «Que celui qui n'aime point le Seigneur Jésus, soit anathème (1Co 15,22).» Véritablement je suis bien obligé d'aimer celui qui est l'auteur de mon être, de ma vie, et de ma raison; et je ne puis être ingrat sans indignité. Certes, il faut reconnaître Seigneur Jésus, que celui qui refuse de vivre pour vous est digne de la mort, et qu'il est mort; que celui dont les sentiments ne sont pas conformes à vos maximes est insensé; et que celui qui n'a pas soin de n'être au monde que pour vous, n'y est que pour un néant, et n'est lui-même qu'un néant. Après tout, en quoi l'homme est-il quelque chose., sinon en ce que vous lui faites la grâce de vous connaître? C'est pour vous seul, ô mon Dieu, que vous avez créé toutes choses, et celui qui ne veut être an monde que pour soi, non pour vous, commence à n'être plus rien, parmi tous les Êtres. «Craignez Dieu et observez ses commandements: c'est là tout l'homme, dit le Sage.» Si donc tout l'homme est là, hors de là tout l'homme n'est rien. Faites-moi la grâce, Seigneur, que le peu qu'il vous a plu que je sois par votre bonté, ne soit pas à moi, mais tout à vous. Recevez, je vous en conjure, les restes de ma misérable vie; et pour toutes les années que j'ai perdues, parce que je les ai employées à me perdre, ne rejetez pas un coeur contrit et humilié. Mes soins se sont évanouis comme l'ombre, et se sont écoulés sans aucun fruit. Il est impossible que je les rappelle, faites donc au moins, s'il vous plaît, que je les repasse devant vous, dans l'amertume de mon âme. Vous voyez quel est l'objet de tous mes désirs, vous pénétrez tous les desseins que je ferme dans mon coeur. Si j'avais quelque sagesse, vous ne doutez point que je ne l'employasse pour vous. Mais, mon Dieu, vous connaissez mes égarements et ma folie; c'est déjà un commencement de sagesse de reconnaître qu'on n'en a point; cela même est un don de votre grâce. Augmentez-la moi, je vous en supplie. Je ne serai pas ingrat de ce peu que vous me donnerez, je tâcherai d'acquérir encore ce qui me manque. C'est donc pour tous ces bienfaits que je vous aime de toutes mes forces.

2. Mais il y a quelque chose qui m'excite davantage, qui me presse davantage, qui m'enflamme davantage. Le calice que vous avez bu, l'oeuvre de notre rédemption, fait que je vous trouve encore tout autrement aimable, ô bon Jésus. Voilà ce qui achève de me gagner; ce qui attire. mon amour avec pais de douceur, l'exige avec plus de justice, le serre avec des noeuds plus étroits, et l'embrase avec plus de force et de véhémence. Car ce fut l'objet des travaux infinis de ce Sauveur, et toute la machine du monde ne lui a pas tant coûté de peine. En effet, il n'a dit qu'un mot, et tout a été créé, et il a tout formé par son seul commandement (Ps 32,9). Mais ici il a eu à souffrir des personnes qui contrariaient ses paroles, observaient ses actions, insultaient à ses tourments et à sa mort même. Voilà quel a été son amour. Ajoutez encore pour comble de faveurs que ce n'est pas pour payer notre amour, mais pour nous donner le sien qu'il nous a aimés ainsi. Car qui est-ce qui lui a donné le premier et qui l'a prévenu? «Nous n'avons pas aimé Dieu les premiers, dit l'apôtre saint Jean, mais c'est lui au contraire qui nous a aimés le premier (Jn 4,10).» Il nous a même aimés lorsque nous n'étions pas encore; il a fait plus; il nous a aimés, lorsque nous nous opposions à lui, et lui résistions, selon cette parole de saint Paul: «Lorsque nous étions encore les ennemis de Dieu, nous avons été immolés avec lui par la mort de son fils (Rm 5,10).» D'ailleurs, sil ne nous avait point aimés quand nous étions ses ennemis, il ne nous aurait pas maintenant pour amis: de même que s'il n'avait point aimé ceux qui n'étaient pas encore, «il n'y en aurait point à présent qu'il pût aimer comme il l'a fait.

3. Or, son amour a été tendre, sage et fort. Tendre, dis-je, car il s'est revêtu de notre chair; sage, il n'en a pas pris le péché; et fort, il a souffert la mort. Ceux qu'il a visités dans la chair, il ne les a pas aimés charnellement; mais dans la prudence de l'Esprit. Car notre Seigneur Jésus-Christ est un Esprit qui s'est rendu présent à nous (Lm 4,40), étant animé envers nous d'un zèle de Dieu, non d'un zèle humain, et d'un amour mieux réglé que celui dont le premier Adam fut touché envers Ève son épouse. Ainsi il nous a cherchés dans la chair, aimés en esprit, et rachetés par sa force et son courage. C'est une chose pleine d'une douceur ineffable, de voir homme le Créateur des hommes? Mais en séparant, par sa sagesse, la nature d'avec le péché, il a aussi, par sa puissance, banni la mort de la nature. En prenant ma chair, il a usé de condescendance envers moi; en évitant le péché, il a pris conseil de sa gloire; en souffrant la mort, il a satisfait à son Père; et ainsi il a été tout ensemble un bon ami, un conseiller prudent, et un puissant protecteur. Je m'abandonne en toute confiance à lui, il veut me sauver, il en sait les moyens, il en a le pouvoir. Après avoir appelé par sa grâce celui qu'il a cherché, le rejettera-t-il quand il viendra à lui? Mais je ne crains point que ni la violence, ni l'artifice, puissent jamais m'arracher d'entre les bras du vainqueur de la mort qui vainc tout, et a trompé le serpent par un plus saint artifice que celui dont il s'était servi lui-même. Il s'est montré plus prudent que celui-ci, et plus puissant que celle-là. Il a pris la vérité de la chair, mais seulement la ressemblance du péché; dans l'une, donnant une douce consolation à l'homme malade et infirme, et dans l'autre, cachant prudemment le piège qu'il voulait tendre au démon. Et pour nous réconcilier à son Père, il a souffert généreusement et dompté la mort, et répandu son sang pour le prix de notre Rédemption. Si donc cette souveraine majesté ne m'avait aimé tendrement, il ne m'aurait plus cherché dans ma prison. Bien plus, il a joint à cet amour la sagesse, pour décevoir notre tyran, et la patience pour apaiser la colère de Dieu son Père. Voilà les règles que je vous ai promis de vous donner; mais j'ai voulu vous les faire voir auparavant en Jésus-Christ, afin que vous les eussiez en plus grande estime.

4. Chrétiens, apprenez de Jésus-Christ comment vous le devez aimer. Apprenez à l'aimer tendrement, à l'aimer prudemment, à l'aimer fortement. Tendrement, de peur que vous ne soyez attirés par les charmes des plaisirs sensuels. Prudemment, de peur que vous ne soyez séduits. Fortement, de peur que vous ne soyez vaincus et détournés de l'amour du Seigneur. Pour que la gloire du monde, ou les voluptés de la chair ne vous entraînent point, que la sagesse, qui est Jésus-Christ, ait pour vous des attraits et des douceurs infiniment plus grandes. Si vous voulez n'être point séduits par l'esprit de mensonge et d'erreur, que la vérité qui est Jésus-Christ répande en vous une lumière éclatante. Pour n'être point abattus par les adversités, que la vertu de Dieu, qui est Jésus-Christ, vous fortifie. Que la charité embrase votre zèle, que la science le règle, que la constance l'affermisse. Qu'il soit exempt de tiédeur, plein de discrétion, éloigné de toute timidité. Ces trois choses ne vous ont-elles point été prescrites par la Loi, quand Dieu dit: «Vous aimerez le Seigneur votre Dieu de tout votre coeur, de toute votre âme, et de toutes vos forces (Dt 6,5)?» Il me semble, si vous n'avez quelque autre sens meilleur à donner à cette triple distinction, que l'amour du coeur se rapporte au zèle d'affection, l'amour de l'âme à l'adresse ou su jugement de la raison, et l'amour des forces, à la constance ou à la rigueur de l'esprit. Aimez donc le Seigneur votre Dieu d'une affection de coeur pleine et entière; aimez-le de toute la sagesse et de toute la vigilance de la raison; aimez-le de toutes les forces de l'esprit, en sorte que vous ne craigniez pas même de mourir pour l'amour de lui, ainsi qu'il est écrit: «L'amour est fort comme la mort., et le zèle fervent, inflexible comme l'enfer (Ct 8,6).» Que le Seigneur Jésus soit à votre coeur un objet de douceur infinie, pour détruire la douceur. criminelle des charmes de la vie de la chair; qu'une douceur en surmonte une autre, comme un clou chasse un autre clou. Qu'il soit à votre entendement une lumière qui le guide, et qu'il serve de conducteur à votre raison,non-seulement pour éviter les embûches que les hérétiques vous dressent malicieusement, et pour garder votre foi pure de leurs finesses et de leurs artifices, mais aussi afin que vous ayez soin d'éviter ce qu'il peut y avoir d'excessif et d'indiscret dans votre conduite. Que votre amour soit encore constant et généreux, qu'il ne cède point à la crainte, et ne succombe point au travail. Aimons donc avec tendresse, avec circonspection et avec ardeur; car il faut savoir que si l'amour affectif du coeur est doua, il est trompeur, à moins qu'il ne soit accompagné de celui de l'âme; et que celui-ci pareillement, sans l'amour de force et de courage est sage, mais faible et fragile.

5. Reconnaissez par des exemples clairs, que ce que je dis est véritable. Les disciples avaient entendu avec peine leur maître, qui devait monter au ciel, parler de son départ. Ils méritèrent qu'il leur adressât ces paroles: «Si vous m'aimiez, vous seriez bien aises de ce que je vais à mon père (Jn 14,28).» Quoi donc? ils se plaignaient de ce qu'il les allait quitter, ils ne l'aimaient pas? Ils l'aimaient sans doute dans un sens, et pourtant on peut dire qu'ils ne l'aimaient pas. Ils l'aimaient avec tendresse; mais cet amour n'était pas accompagné de prudence. Ils l'aimaient charnellement, non raisonnablement. Enfin ils l'aimaient de tout leur coeur, mais non pas de toute leur âme. Leur amour était contraire à leur salut; c'est pourquoi il leur disait: «Il vous est avantageux que je m'en aille (Jn 16,7);» en blâmant leur défaut de sagesse, non pas leur manque d'affection. De même, lorsque parlant de sa mort, il reprit et réprima saint Pierre qui l'aimait tendrement, et voulait l'empêcher de mourir, reprit-il autre chose en lui, que l'imprudence et l'indiscrétion! Car, que veut dire cette parole: «Vous ne goûtez pas les choses de Dieu (Mc 8,33);» sinon vous n'aimez pas avec sagesse, parce que vous suivez une affection humaine qui va elle-même contre un dessein de Dieu. Et il l'appela Satan, parce qu'il. s'opposait à son salut, quoique sans le savoir, en voulant empêcher le Sauveur de mourir. C'est pourquoi, s'étant corrigé, il ne s'opposa plus à sa mort, lorsqu'il vint à parler de nouveau de ce triste sujet, mais il promit qu'il mourrait avec lui. S'il n'accomplit pas alors sa promesse, c'est qu'il n'avait pas encore atteint le troisième degré d'amour, qui consiste à aimer Dieu de toutes nos forces. Il était instruit à aimer Dieu de toute son âme, mais il était encore faible. Il savait bien ce qu'il devait faire, mais il manquait de secours pour le faire; il n'ignorait pas le mystère, mais il redoutait le martyre. Cet amour sans doute n'était pas encore fort comme la mort, puisque la mort le fit succomber. Mais il le devint ensuite lorsque, selon la promesse de Jésus-Christ, étant revêtu de la force d'en haut, il commença enfin à aimer avec tant de courage, que quand le conseil des Juifs lui défendit de prêcher le nom adorable de Jésus, il répondit courageuse ment à ceux qui lui faisaient cette défense: «Il vaut mieux obéir à Dieu qu'aux hommes (Ac 5,29).» C'est alors qu'il aima de toutes ses forces, puisqu'il n'épargna pas même sa propre vie pour l'amour. «Car l'amour ne peut pas aller plus loin, que de donner sa vie pour ses amis (Jn 20,43).» Et bien, qu'il ne la donnât pas encore, néanmoins il l'exposa. Ne se laisser donc point attirer par les caresses, ni séduire par les artifices, ni abattre par les injures et les outrages , c'est aimer de tout son coeur, de toute son âme et de toutes ses forces.

6. Remarquez que l'amour du coeur est en quelque façon charnel, il inspire en effet plus d'affection au coeur de l'homme pour la chair de Jésus-Christ, et pour les choses qu'il a faites durant qu'il en était revêtu. Celui qui est plein de cet amour est aisément touché et attendri à tous les discours qui concernent ce sujet. Il n'entend rien plus volontiers, il ne lit rien avec plus d'ardeur, il ne repasse rien plus souvent dans sa mémoire, il n'a point de méditation plus douce et plus agréable. Les sacrifices de ses prières en reçoivent une nouvelle perfection, et ressemblent à des victimes aussi grasses que belles. Toutes les fois qu'il fait oraison, l'image sacrée de l'homme-Dieu se présente à ses yeux, naissant, suspendu aux mamelles de sa mère, enseignant, mourant, ressuscitant, et montant au ciel; or toutes ces images ou autres semblables qui se présentent à l'esprit, animent nécessairement l'âme à l'amour des vertus, chassent les vices de la chair, en bannissent les attraits, et calment les désirs. Pour moi, je pense que la principale cause, pour laquelle Dieu, qui est invisible, a voulu se rendre visible par la chair qu'il a prise, et converser comme homme parmi les hommes, était d'attirer d'abord à l'amour salutaire de sa chair adorable les affections des hommes charnels qui ne savent aimer que charnellement, et de les conduire ainsi par degrés à un amour épuré et spirituel. Ceux qui disaient: «Vous voyez que nous avons quitté toutes choses pour vous suivre (Mt 19,27),» n'en étaient-ils pas encore à ce premier degré de l'amour? Ils ne les avaient sans doute quittées que par le seul amour de la présence corporelle de Jésus-Christ, quoiqu'il leur parlât seulement de sa passion salutaire et de sa mort, et qu'ensuite la gloire de son ascension les touchât d'une tristesse très-vive. C'est aussi ce qu'il leur reprochait. «Parce que je vous ai dit ces choses, la tristesse s'est saisie de votre coeur (Jn 16,6).» Ainsi d'abord il les retira de tout autre amour charnel, par la seule grâce de la présence de son corps.

7. Mais il leur montra ensuite un degré d'amour plus élevé, lorsqu'il leur dit: «C'est l'esprit qui donne la vie, la chair ne sert de rien du tout (Jn 6,6).» Je crois que celui qui disait: «Quoique nous ayons connu Jésus-Christ selon la chair, nous ne le connaissons pas polir cela (2Co 5,16),» était déjà parvenu à ce degré d'amour. Peut-être le Prophète y était-il aussi monté lorsqu'il disait: «Jésus-Christ notre Seigneur est un esprit présent à nos yeux (Lm 4,20).» Car quant à ce qu'il ajoute: «Nous vivrons parmi les nations sous son ombre (Lm 4,20);» je crois qu'il parle au nom de ceux qui commencent, pour les exhorter à se reposer au moins à l'ombre, puisqu'ils ne se sentent pas assez forts pour porter l'ardeur du soleil; et à se nourrir de la douceur de la chair, puisqu'ils ne sont pas encore capables de goûter les choses de l'esprit de Dieu; car je crois que l'ombre de Jésus-Christ, c'est sa chair; et c'est de cette ombre que Marie a été environnée, afin qu'elle lui servit comme d'un voile pour tempérer la chaleur et l'éclat de l'esprit. Que celui-là donc se console, cependant dans la dévotion envers la chair de Jésus-Christ, qui n'a pas encore son esprit vivifiant, qui du moins ne l'a pas encore de la façon que le possèdent ceux qui disent: «Le Seigneur Jésus-Christ est un esprit présent devant nous (Lm 9,20).» Et, «encore que nous ayons connu Jésus-Christ selon la chair, nous ne l'avons pas connu véritablement (2Co 5,16).» Ce n'est pas qu'on puisse aimer Jésus-Christ dans la chair, sans le Saint-Esprit, mais on ne l'aime pas avec plénitude. Et toutefois, la me sure de cet amour, c'est que la douceur qui en naît occupe tout le coeur, le retire tout entier à soi de l'amour des créatures sensibles, et l'affranchit des charmes et des attraits de la volupté charnelle, car c'est là aimer de tout son coeur. Autrement, si je préfère à la chair de Jésus-Christ mon Seigneur, quelqu'autre que ce soit, quelque proche qu'elle me puisse être, on quelque plaisir que j'en puisse recevoir, en sorte que j'en accomplisse moins les choses qu'il m'a enseignées par ses paroles et son exemple, quand il demeurait en ce monde, n'est-il pas clair que je ne l'aime pas de tout mon coeur, puisque je l'ai divisé, et que j'en donne une partie à l'amour de sa chair sainte, et réserve l'autre pour la mienne propre! car il dit lui-même: «celui qui aime son père ou sa mère plus que moi, n'est pas digne de moi, et celui qui aime son fils ou sa fille plus que moi, n'est pas non plus digne de moi (Mt 10,37).» Donc, pour le dire en deux mots, aimer Jésus-Christ de tout son coeur, c'est préférer l'amour de sa chair sacrée à tout ce qui nous peut flatter dans la nôtre propre, ou dans celle d'autrui. En quoi je comprends aussi la gloire du monde, parce que la gloire du monde est la gloire de la chair, et il est indubitable que ceux qui y mettent leur plaisir sont encore charnels.

8. Mais bien que cette dévotion envers la chair de Jésus-Christ soit un don et un grand don du Saint-Esprit, néanmoins on peut appeler cet amour charnel, au moins à l'égard de cet autre amour, qui n'a pas tant pour objet le Verbe chair, que le Verbe sagesse, le Verbe justice, le Verbe vérité, le Verbe sainteté, piété, vertu, et toutes les autres perfections quelles qu'elles soient. Car Jésus-Christ est tout cela; il nous a été donné de Dieu, pour être notre sagesse, notre justice, notre sanctification, et notre rédemption. Vous semble-t-il que celui qui compatit avec piété aux souffrances de Jésus-Christ, en ressent une vive douleur, et s'attendrit aisément au souvenir des choses qu'il a endurées, qu'il se repaît de la douceur de cette dévotion, et en est fortifié pour toutes les oeuvres salutaires, saintes et pieuses, est touché des mêmes sentiments d'amour que celui qui est toujours embrasé du zèle de la justice, qui brûle partout d'amour pour la vérité, qui a une passion ardente pour la sagesse, qui aime par dessus tout une vie sainte, des moeurs réglées, qui a honte de toute ostentation, abhorre la médisance, ne sait ce que c'est que l'envie, déteste l'orgueil, non-seulement fuit toute gloire humaine, mais n'a même que du dégoût et du mépris pour elle, a en abomination et s'efforce de détruire en soi toute impureté de la chair et du coeur, et enfin rejette, comme naturellement, tout ce qui est mal, et embrasse tout ce qui est bon? N'est-il pas vrai que si on compare ensemble l'amour de l'un et de l'autre, on reconnaîtra que le premier au prix du second, n'aime en quelque façon que charnellement.

9. Néanmoins cet amour charnel ne laisse pas d'être bon, puisque, par lui, la vie de la chair est bannie, le monde est méprisé et vaincu. Dans cet amour, on avance lorsqu'il devient raisonnable, et on est parfait lorsqu'il devient spirituel. Or il est raisonnable, lorsque dans tous les sentiments qu'on doit avoir au sujet de Jésus-Christ, on se tient tellement attaché à la raison de la foi, qu'on ne s'éloigne de la pure créance de l'Église, par aucune vraisemblance contraire, ni par aucune séduction du diable, ou des hérétiques. Comme aussi, lorsque dans sa propre conduite, on se sert d'une circonspection si grande, qu'on ne passe jamais les bornes de la discrétion, soit par superstition ou par légèreté, soit par la ferveur d'un zèle immodéré et excessif. Or c'est là aimer Dieu de toute son âme, comme nous l'avons dit auparavant. Si à cela se joint une si grande force, et un secours si puissant de l'Esprit-Saint, que ni les peines, ni les tourments, quelque violents qu'ils soient, ni la crainte même de la mort ne soient pas capables de nous faire départir de la justice; alors on aime Dieu de toutes ses forcés, et c'est là l'amour spirituel. Et je crois que ce nom convient spécialement à cet amour, à cause de la plénitude de l'Esprit qui le distingue tout particulièrement; mais en voilà assez sur ces paroles de l'Épouse: «C'est pourquoi les jeunes filles vous aiment avec excès.» Je prie Notre-Seigneur Jésus-Christ de nous ouvrir les trésors de sa miséricorde, car il en est le gardien, afin que nous puissions expliquer les paroles suivantes, lui qui étant Dieu vit et règne avec le Père dans l'unité du saint Esprit par tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

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SERMON XXI. - Comment l'Épouse, c'est-à-dire l'Église, demande à Jésus qui est son époux, d'être attirée après lui.

1. «Tirez-moi après vous; nous courrons dans l'odeur de vos parfums (a).» Mais quoi? Est-ce que l'Épouse a besoin d'être tirée, et de l'être après l'Époux? Comme si elle le suivait malgré elle, non pas de son propre mouvement. Mais tous ceux qui sont tirés ne le sont pas malgré eux. Car, par exemple, celui qui est infirme ou boiteux, et qu'il ne saurait marcher tout seul, n'est pas fâché qu'on le traîne au bain ou à table, encore qu'un criminel soit fâché d'être traîné en jugement ou au supplice. Enfin, celle qui fait cette demande veut être entraînée. Et elle ne ferait pas cette demande, si elle pouvait, par elle-même, suivre son bien-aimé comme elle le voudrait. Mais pourquoi ne le peut-elle pas? Dirons-nous que l'Épouse même est invalide? Si c'était une des jeunes filles qui se dit infirme, et qui demandât d'être entraînée, il n'y aurait pas sujet de s'en étonner. Mais l'Épouse, qui semblait pouvoir même entraîner les autres, tant elle est forte et parfaite; qui est-ce qui ne trouverait étrange, qu'elle eût besoin d'être traînée elle-même, comme si elle était faible et languissante? Quelle âme sera pour nous forte et saine, si nous consentons qu'on tienne pour infirme celle qui, à causé de sa singulière perfection, et de son éminente vertu, est nommée l'Épouse du Seigneur? N'est-ce point l'Église qui s'est exprimée ainsi quand elle vit son bien-aimé monter au ciel, et qu'elle souhaitait avec passion de le suivre, et d'être élevée dans la gloire avec lui? Quelque parfaite que soit une âme, tant qu'elle gémit sous le poids de ce corps de mort, et qu'elle est retenue captive dans la prison de ce siècle mauvais, liée par de fâcheuses nécessités, et tourmentée par les crimes qui s'y commettent, elle est contrainte de s'élever plus lentement, et avec moins de vigueur à la contemplation des choses sublimes, et elle n'est pas libre de suivre l'Époux partout où il va. C'est ce qui arrachait ce cri lamentable à celui qui disait en gémissant; a Malheureux homme que je suis, qui me délivrera de ce corps de mort (Rm 7,24)? C'est ce qui inspirait cette humble prière: «Tirez mon âme de prison (Ps 113,8).» Que l'Épouse dise donc, et qu'elle dise avec douleur: «Tirez-moi après vous,» parce que ce corps corruptible appesantit Pâme, et cette demeure de terre et de boue accable l'esprit, qui voudrait s'élever dans ses pensées (Sg 9,15). Ou bien, peut-être dit-elle cela dans

a Telle est la version des premières éditions au lieu de à l'odeur de vos parfums comme nous l'avons déjà fait observer ailleurs. Ainsi ce n'est pas à l'odeur mais au milieu même de l'odeur qu'exhalent vos parfums que nous courons.» n. 4, «excités par cette odeur,» n. 9 et n. 11. «Nous courrons dans l'odeur de vos parfums non pas dans la confiance de nos propres mérites.» Et un peu plus loin: «Pour vous, ô mon époux, vous courez dans l'onction même, mais nous, nous ne courrons que dans l'odeur qu'elle répand. Vous couru dans la plénitude et nous à l'odeur des parfums.

son désir de sortir de cette vie, et d'être avec J.-C., surtout en voyant que celles pour qui il semblait nécessaire qu'elle y demeurât étant plus avancées, aiment déjà l'Époux, et peuvent se tenir à l'abri des tempêtes dans le port de la charité. Car elle avait dit auparavant: «C'est pour cela que les jeunes filles vous aiment avec passion.» Il semble donc qu'elle veuille dire: Voilà les jeunes filles qui vous aiment, et, par cet amour sont attachées si fermement à vous, qu'elles n'ont plus besoin de moi, et qu'il n'y a point de raison qui m'arrête davantage en ce monde: «Tirez-moi donc s'il vous plait après vous.»

2. Je croirais que c'est là sa pensée, si elle avait dit: Tirez-moi à vous; mais comme elle dit, après vous, il me semble qu'elle demande plutôt la grâce de pouvoir suivre les traces de sa vie, de pouvoir imiter sa vertu, garder les règles de sa conduite, embrasser la perfection de ses moeurs. Car elle a principalement besoin de secours, pour renoncer à soi-même, porter sa croix, et suivre Jésus-Christ. L'Épouse a certainement besoin, pour atteindre là, d'être tirée, et elle ne peut l'être que par celui qui dit: «Vous ne pouvez rien faire sans moi (Jn 15,5).» Je sais bien, dit-elle, que je ne puis arriver jusqu'à vous, qu'en marchant après vous, et que je ne puis même marcher après vous, si vous ne m'aidez: c'est pourquoi je vous prie de me tirer après vous. Car «celui-là est heureux que vous assistez; il dispose en son coeur des degrés dans cette vallée de larmes (Ps 84,6),» pour arriver un jour à vous sur les montagnes éternelles, où on goûte une joie ineffable. Qu'il y en a peu, Seigneur Jésus, qui veuillent aller après vous; et néanmoins il n'y a personne qui ne désire arriver jusqu'à vous, car tout le monde sait qu'on goûte auprès de vous des délices sans fin. Aussi tous veulent jouir de vous, mais tous ne veulent pas vous imiter. Ils veulent bien régner avec vous, mais ils ne veulent pas souffrir avec vous. Tel était celui qui disait: «Que je meure de la mort des justes, et que la fin de ma vie soit semblable à la leur (Nb 23,10).» Il souhaitait la fin des justes, mais il n'en souhaitait pas les commencements. Les hommes charnels désirent la même mort que les hommes spirituels, dont néanmoins ils abhorrent la vie, c'est qu'ils savent que la mort des saints est précieuse devant Dieu; parce que «lorsqu'il aura fait dormir en paix ceux qu'il a aimés, de ce somme il les fera passer à l'héritage du Seigneur (Ps 127,2);» et parce que «ceux qui meurent dans le Seigneur sont bien heureux (Ap 14,13);» au lieu que, selon la parole du prophète Roi: «La mort des pécheurs est la pire des morts (Ps 34,22)» Ils ne se mettent pas en peine de chercher celui que toutefois ils désirent trouver, ils souhaitent de l'atteindre, mais ne veulent pas le suivre. Ils n'étaient pas de ce nombre ceux à qui il disait: «Vous autres, vous êtes toujours demeurés avec moi durant mes tentations (Lc 22,28).» Heureux ceux qui se sont trouvés dignes, ô bon Jésus, de recevoir de vous un témoignage si avantageux. Ils allaient sans doute après vous, des pieds du corps, et de toutes les affections de leur coeur. Vous leur avez montré le chemin de la vie en les appelant après vous, qui êtes la voie, la vie et la vérité, et qui dites: «Venez après moi, je vous ferai pécheurs d'hommes (Mt 4,19);» Et encore: «Que celui qui me sert me suive, et partout où je serai je me servirai de lui (Jn 12,26).» C'est donc en se félicitant qu'ils disaient: «Voilà que nous avons quitté toutes choses pour vous suivre (Mt 19,27).»

3. C'est donc ainsi que votre bien-aimée, laissant tout pour vous, désire avec ardeur aller toujours après vous, marcher toujours sur les traces de vos pas, et vous suivre partout où vous irez; elle sait que vos voies sont belles, que tous vos sentiers mènent à la paix, et que celui qui vous suit ne marche point dans les ténèbres. Si elle prie qu'on la tire, c'est parce que votre justice est aussi élevée que les plus hautes montagnes, et qu'elle ne peut pas y parvenir par ses propres forces. Elle prie qu'on la tire, «parce que personne ne vient à vous, si votre Père ne le tire (Jn 9,44).» Or, ceux que votre Père tire, vous les tirez aussi, car les oeuvres que le Père fait, le Fils les fait pareillement. Mais elle est plus familière avec le Fils, et lui fait cette demande parce qu'il est son propre époux, et que le Père l'a envoyé au-devânt d'elle, pour lui servir de guide et de maître, pour marcher devant elle dans la voie des bonnes moeurs, lui préparer le chemin des vertus, lui communiquer ses connaissances, lui enseigner les sentiers de la sagesse, lui donner la loi d'une vie et d'une conduite réglée, et la rendre si parfaite, qu'il eût. raison d'être épris de sa beauté et de ses charmes.

4. «Tirez-moi après vous; nous courrons dans l'odeur de vos parfums.» J'ai besoin d'être tirée, parce que le feu de votre amour est un peu refroidi en nous, et cette froideur nous empêche de courir à cette heure comme nous faisions hier et les jours passés. Mais nous courrons, lorsque vous nous aurez rendu la joie de posséder votre Sauveur, lorsque le soleil de justice versera de nouveau sa chaleur sur nous, que la nuée de la tentation qui le couvre maintenant sera passée, et qu'au souffle agréable d'un doux zéphir, ses parfums recommenceront à se fondre, à couler et à répandre leur odeur ordinaire. C'est alors que nous courrons, mais nous courrons dans cette bonne odeur. Nous courrons, dis-je, lorsque les parfums commenceront à s'exhaler parce que l'engourdissement où nous sommes maintenant se dissipera, et la dévotion reviendra en nous, tellement que nous n'aurons plus besoin d'être tirés, nous serons excites par cette odeur, à courir de nous-mêmes. Mais en attendant tirez-moi après vous. Voyez-vous comme quoi celui qui marche dans l'esprit, ne demeure pas toujours en un même état, et n'avance pas toujours avec la même facilité; que la voie de l'homme n'est pas en sa puissance, comme dit l'Écriture; mais qu'il oublie les choses qui sont derrière lui et s'avance vers celles qui sont en avant, tantôt avec plus, tantôt avec moins de vigueur, selon que le Saint-Esprit, qui est l'arbitre souverain des grâces, les lui dispense avec plus ou moins d'abondance? Je crois que si vous voulez vous examiner vous-mêmes, vous reconnaîtrez que votre propre expérience confirme ce que je vous dis.

5. Lors donc que vous vous sentez tombé dans l'engourdissement, la tiédeur ou l'ennui, n'entrez pas pour cela en défiance, et ne quittez pas vos exercices spirituels; mais cherchez la main de celui qui peut vous assister, conjurez-le, à l'exemple de l'Épouse, de vous tirer après lui, jusqu'à ce qu'étant ranimé et réveillé par la grâce, vous deveniez plus prompt et plus allègre, et que vous couriez et disiez: «J'ai couru dans la voie de vos commandements, lorsque vous avez dilaté mon coeur (Ps 119,32).» Et si vous vous réjouissez dans la grâce de Dieu, quand elle est présente, ne croyez pas néanmoins posséder ce don comme un droit qui vous est acquis, ni compter trop sur lui, comme si vous ne le pouviez jamais perdre; de peur que si Dieu vient tout à coup à retirer sa main, et à soustraire sa grâce, vous ne tombiez dans un découragement, une tristesse excessive. Enfin, ne dites point dans votre abondance: «Je ne serai jamais ébranlé (Ps 30,7).» De peur que vous ne soyez aussi obligé de dire avec gémissement les paroles qui viennent après celles-là: «Vous avez détourné votre visage de moi, et je suis tombé dans la confusion et dans le trouble (Ps 30,7) Vous aurez soin plutôt, si vous êtes sage, de suivre le conseil du sage, et de ne pas «oublier les biens su temps des maux, ni les maux au temps des biens (Si 11,27).»

6. N'entrez donc point dans une trop grande confiance au jour de votre force; mais criez vers Dieu, avec le Prophète, et dites: «Ne m'abandonnez pas, s'il vous plaît, lorsque mes forces m'auront quitté (Ps 70,9).» Mais consolez-vous au temps de la tentation, et dites avec l'Épouse: «Tirez-moi après vous, nous courrons dans l'odeur de vos parfums.» Ainsi l'espérance ne vous quittera point dans les mauvais jours, et la prévoyance ne vous manquera point dans les bons; et soit que vous soyez dans l'adversité ou dans la prospérité; dans le changement et la révolution des temps, vous conserverez comme une image de l'éternité, je veux dire une égalité d'esprit, et une constance invincible, supérieure à toutes sortes d'infortunes; vous bénirez Dieu en tout temps, et demeurerez ainsi en quelque sorte immuables au milieu des événements changeants et des défaillances certaines de ce siècle inconstant, vous commencerez à vous renouveler et à reprendre cette ancienne ressemblance de Dieu qui est éternel, et qui n'est susceptible d'aucune vicissitude ni du moindre changement. Car vous serez en ce monde tel qu'il est lui-même, ni abattu dans l'adversité, ni insolent dans la prospérité. C'est en cela, dis-je, que l'homme, cette créature si noble, faite à l'image et à la ressemblance de Dieu qui l'a créée, fait voir qu'il est prêt à recouvrer la dignité de son antique gloire, lorsqu'il trouve qu'il est indigne de lui, de se rendre conforme au siècle qui passe et qu'il aime mieux, selon la doctrine de saint Paul, rentrer «par le renouvellement de son esprit (Rm 14,2),» dans l'état où il a été créé d'abord. Puis, obligeant ce siècle qui a été fait pour lui, à se conformer à lui d'une manière admirable, il fait que toutes choses contribuent et conspirent à son bien et reprennent en quelque façon la forme qui leur est propre et naturelle, en rejetant celle qui leur est étrangère et en reconnaissant:leur Maître à qui elles étaient tenues d'obéir dans l'ordre de leur première création.

7. C'est pourquoi je pense que ces paroles que le Fils unique de Dieu a dites de lui-même, «que s'il était élevé de la terre, il tirerait tout à soi (Jn 12,32),» peuvent aussi s'appliquer à tousses frères; c'est-à-dire à ceux que le Père a commis et prédestinés de toute éternité pour être conformes a son fils qui est son image, afin qu'il soit le premier né d'un grand nombre de frères. Je puis donc, moi aussi, dire hardiment, que si je suis élevé de la terre, je tirerai tout à moi. Car il n'y a pas de témérité, mes frères, à me servir des paroles de celui dont j'ai l'honneur de porter la ressemblance. S'il en est ainsi, les riches du siècle ne doivent point penser que les frères de Jésus-Christ ne possèdent que les biens célestes, parce qu'ils lui entendent dire: «Bienheureux les pauvres d'esprit, parce que le royaume des cieux leur appartient (Mt 5,3);» non, dis-je, ils ne doivent point penser qu'ils ne possèdent que les seuls biens du ciel, parce que Jésus-Christ semble ne leur avoir promis que ceux-là, ils possèdent aussi les biens do la terre; car s'ils sont comme ne possédant rien, cependant ils possèdent out, ils ne mendient pas comme misérables; mais ils possèdent comme des maîtres et des propriétaires, et ils ont d'autant plus les propriétaires et les maîtres, qu'ils en sont plus détachés, selon cette parole: le monde entier est un trésor pour l'homme fidèle. Je dis le monde entier, parce que les adversités aussi bien que les prospérités lui servent et contribuent à son bien.

8. L'avare donc est passionné pour les •biens de la terre, comme un mendiant, et le fidèle les méprise comme leur maître. L'avare mendie en les possédant, et le fidèle les pos,ède en les méprisant. Demandez au premier venu de ceux qui soupirent d'un coeur insatiable après les biens temporels, ce qu'il pensé de ceux qui, vendant leurs biens, les donnent aux pauvres, et achètent ainsi lé royaume des Cieux pour un bien vil et méprisable, et s'il croit leur conduite sage ou non. fi vous répondra certainement qu'il la trouve sage. Demandez-lui encore pourquoi il ne pratique pas lui-même ce qu'il approuve dans les autres. Je ne le puis, dira-t-il. Et pourquoi? C'est, n'en doutez pas, parce que l'avarice qui est la maîtresse de son coeur, ne le lui permet pas; il n'est plus libre; les biens qu'il semble posséder ne sont pas à lui, et lui-même ne s'appartient pas. S'ils sont vraiment à vous, tâchez d'en profiter; échangez les biens de la terre contre ceux du Ciel. Si vous ne le pouvez faire, confessez que vous n'êtes pas le maître, mais l'esclave de votre argent; que vous n'en êtes que le gardien non le possesseur. Enfin vous obéissez à votre bourse, comme l'esclave à sa maîtresse; et de même qu'il est obligé de se réjouir ou de s'attrister avec elle, vous aussi à mesure que vos richesses grandissent, vous vous élevez, et vous tombez à mesure qu'elles diminuent. Car lorsque votre bourse est épuisée, vous êtes abattu de tristesse, et lorsqu'elle se remplit, votre coeur est comme rempli de joie ou plutôt gonflé d'orgueil. Tel est l'avare. Mais, pour nous, imitons la liberté et la constance de l'Épouse, qui bien instruite de toutes choses, et conservant en son coeur les enseignements de la sagesse, sait également vivre dans l'abondance et souffrir la pauvreté. Lorsqu'elle prie qu'on la tire, elle fait voir ce qui lui manque, non d'argent, mais de force; et d'un autre côté, lorsqu'elle se console dans l'espérance du retour de la grâce, elle montre que si elle sent ses privations elle ne perd pas pour cela toute espérance.

9. Elle dit donc. «Tirez-moi après vous, nous courrons dans l'odeur de vos parfums.» Faut-il s'étonner, qu'elle ait besoin d'être tirée, quand elle court après un géant, et tâche d'atteindre celui qui saute dans les montagnes, et passe par dessus les collines? «Sa parole, dit le Prophète Roi, court avec vitesse (Ps 148,15).» Elle ne peut pas égaler dans sa course celui qui «marche à grands pas comme un géant qui se hâte d'arriver au bout de sa carrière (Ps 19,6).» Elle ne le peut pas par ses seules forces, et c'est pour cela qu'elle désire être tirée. Je suis lasse, dit-elle, je tombe en défaillance, ne m'abandonnez point, tirez-moi après vous, de peur que je ne commence à aller après d'autres amants comme une vagabonde, et que je ne coure comme une personne égarée qui ne sait qu'elle route tenir. Tirez-moi après vous, parce qu'il vaut mieux pour moi que vous me tiriez et que vous me fassiez une sorte de violence en m'effrayant par des menaces, ou en m'exerçant par des châtiments, que de m'épargner et de me laisser dans mon corps jouir d'une malheureuse confiance. Tirez-moi en quelque sorte malgré moi, afin qu'ensuite je vous suive volontairement. Je suis engourdie, tirez-moi, faites-moi courir. Il arrivera un temps où je n'aurai plus besoin que personne me tire, parce que nous courrons vite et de nous-mêmes. Je ne courrai pas seule, quoique je demande seule à être tirée. Les jeunes filles courront aussi avec moi. Nous courrons également, nous courrons ensemble; moi excitée par l'odeur de vos parfums, et elles par mon exemple et mes exhortations; ainsi nous courrons toutes dans l'odeur de vos parfums. L'Épouse a des imitateurs, comme elle est elle-même imitatrice de Jésus-Christ; et c'est pour cela qu'elle ne dit pas au singulier, «je courrai, mais nous courrons.»

10. Mais il se présente une question, à savoir pourquoi l'Épouse, en demandant d'être tirée, ne demande pas aussi que les jeunes filles le soient avec elle et ne dit pas: «tirez-nous, mais tirez-moi.» Mais quoi, peut-être a-t-elle besoin d'être tirée, et les jeunes filles n'en ont-elles pas besoin? O vous, qui êtes si belle et si heureuse, si pleine de bonheur, découvrez-nous la raison de cette différence. Tirez moi, dites-vous. Pourquoi ne dites-vous pas: tirez-nous? Est-ce que vous nous enviez ce bonheur? A Dieu ne plaise que cela soit ainsi. Car si vous eussiez voulu aller seule avec l'Époux, vous n'auriez pas ajouté tout de suite après, que les jeunes filles courront avec vous. Pourquoi donc avez-vous demandé pour vous seule qu'on vous tirât, puisque incontinent après vous deviez dire au pluriel: «Nous courrons?» La Charité dit-elle, le voulait ainsi. Apprenez de moi par cette parole à attendre d'en haut un double secours dans les exercices spirituels, la réprimande et la consolation. L'une exerce au dehors, et l'autre visite au dedans. L'une arrête l'emportement, l'autre élève le coeur et lui donne de la confiance. L'une opère l'humilité, et l'autre console dans le découragement. L'une donne de la prudence, et l'autre, de la dévotion. La première enseigne la crainte du Seigneur, et la seconde tempère cette crainte par une joie salutaire, ainsi qu'il est écrit . «Que mon coeur se réjouisse, en sorte qu'il craigne votre nom (Ps 86,41).» Et encore: «Servez le Seigneur avec crainte, et réjouissez-vous en lui avec tremblement (Ps 2,11).»

11. Nous sommes tirés, lorsque nous sommes exercés par les tentations et les tribulations. Nous courons lorsqu'étantvisités par des consolations et des inspirations secrètes et intérieures, nous respirons une odeur aussi douce que celles des plus excellents parfums. Ce qui paraît austère et dur je le réserve donc pour moi, qui suis forte, saine et parfaite; et je dis en ne parlant que de moi:«Tirez-moi» Mais ce qui est doux et agréable, je vous en fais part, à vous qui êtes faible, et je dis: «Nous courrons.» Je sais ce que sont de jeunes filles, tendres et délicates, et trop faibles pour soutenir les tentations;voilà pourquoi je veux qu'elles courent avec moi, mais non pas qu'elles soient tirées avec moi; je veux qu'elles partagent mes consolations, non pas mes travaux. Pourquoi? Parce qu'elles sont infirmes, et que j'appréhende que les forces ne leur manquent, et qu'elles ne succombent. Mais pour moi, ô mon Époux, châtiez-moi, tentez-moi, tirez-moi après vous, parce que je suis prête à souffrir toutes les afflictions qu'il vous plaira de m'envoyer, et que je suis assez forte pour les supporter. Pour le reste, nous courons ensemble à l'envie des unes des autres, je serai seule tirée, mais nous courrons toutes ensemble. Nous courrons, nous courrons, dis-je, mais ce sera dans l'odeur de vos parfums, non pas dans la confiance de nos propres mérites. Nous n'avons pas la présomption de croire que nous courrons dans la grandeur de nos forces, mais dans le nombre infini de vos miséricordes. Car si nous avons couru quelquefois et si nous l'avons fait volontairement, la gloire n'en doit revenir ni à notre volonté, ni à notre course, mais à Dieu. Que cette miséricorde se retourne vers nous, et nous courrons. Pour vous, Seigneur, vous courez par votre propre force comme un géant, et comme un homme puissant et vigoureux; mais nous, nous ne courrons jamais, si nous ne sentons l'odeur de vos parfums: «Pour vous que le Père a sacré d'une huile de joie, d'une manière plus noble que ceux qui ont part à votre gloire (Ps 45,8),» vous courez dans cette divine onction; mais nous, nous ne courrons qu'à l'odeur qu'elle répand. Vous courez dans la plénitude et dans l'odeur du parfum. Ce serait ici le lieu de m'acquitter de la promesse que je me souviens de vous avoir faite, il y a longtemps, de vous parler des parfums de l'Époux, si je ne craignais d'être trop long. Je remets donc à une autre fois pour le faire; car l'importance du sujet ne souffre pas qu'on la resserra dans des limites si étroites. Priez le Seigneur de la divine onction, qu'il daigne rendre agréable le sacrifice de mes lèvres, et que je puisse rappeler à vos esprits le souvenir de l'abondance de sa grâce, oui, dis-je, de la grâce qui est dans l'Époux de l'Église, Jésus-Christ notre Seigneur. Ainsi soit-il.


Bernard sur Cant. 20