Bernard sur Cant. 22

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SERMON XXII.

Des quatre parfums de l'Époux et des quatre vertus cardinales.

1. Si les parfums de l'Épouse sont aussi précieux et aussi magnifiques que vous l'avez vu dans les discours précédents, que pensez-vous de ceux de l'Époux? Mais si je ne suis pas capable de les expliquer d'une façon proportionnée à leur excellence, il n'y a point de doute pourtant que leur vertu ne soit plus éminente et leur grâce plus efficace, puisque leur seule odeur excite à courir, non-seulement les jeunes filles, mais l'Épouse elle-même. En effet, si vous y prenez garde, elle n'ose rien promettre de semblable de ses parfums. A la vérité, elle se flatte qu'ils sont excellents, mais néanmoins elle ne dit pas que c'est dans eux qu'elle ait couru ou qu'elle coure, elle ne promet de le faire que dans l'odeur des parfums de l'Époux. Qu'aurait-elle dit si elle se fût sentie remplie de l'onction même de ce parfum, dont la seule odeur, quelque légère qu'elle soit, la ravit de joie et la fait courir? Je serais bien étonné si elle ne s'envolait pas. Mais peut-être quelqu'un dit en lui-même cessez de tant relever ces parfums; on verra assez ce qu'ils sont, lorsque vous aurez commencé à les expliquer. Point du tout; je ne vous promets pas cela. Croyez-moi, je vous avoue que je ne sais encore si ceux qui me viennent dans l'esprit sont les véritables. Car j'estime que 'l'Époux a diverses espèces de parfums et de baumes, et qu'il en a en grande quantité; qu'il y en a que l'Épouse estime d'une façon particulière, parce qu'elle est plus proche de son Époux, et plus familière; qu'il en est quelques-uns qui arrivent jusqu'aux jeunes filles; et enfin qu'il y en a d'autres qui parviennent même à ceux qui sont plus éloignés et comme étrangers; en sorte qu'il n'y a personne, comme dit le Prophète, qui ne sente sa chaleur. Mais bien que le Seigneur soit doux et bon envers tout le monde, il l'est pourtant davantage envers ceux qui sont de sa maison; et plus on s'approche familièrement de lui par ses mérites et sa pureté, plus aussi, je crois, on sent l'odeur de parfums plus nouveaux, et d'une onction plus douce et plus agréable.

2. Mais on ne saurait comprendre ces choses comme il faut, à moins de les avoir éprouvées. C'est pourquoi je ne veux point usurper témérairement une prérogative qui n'est accordée qu'à l'Épouse. Il n'y a que l'Époux qui sache les délices que l'Esprit-Saint fait goûter à sa bien-aimée, par quelles inspirations il réveille et récrée les sens de son âme, et de quelles senteurs il la parfume. Qu'elle lui soit donc une fontaine propre à lui seul, où l'étranger n'ait point de part, et l'indigne ne boive point. Car c'est «un jardin fermé et une fontaine scellée (Ct 4,12);» mais les eaux en découlent dans les places publiques. Je reconnais que je les ai à ma disposition, pourvu néanmoins que personne ne me moleste ou ne me montre de l'ingratitude, si je puise à une source publique pour donner à boire aux autres. Car, pour relever un peu mon ministère en ce point, ce n'est pas sans peine et sans travail que je vais tous les jours puiser dans les ruisseaux même publics de l'Écriture, pour donner de l'eau à chacun selon ses besoins, si bien que, sans prendre aucune peine, chacun de vous ait facilement des eaux spirituelles pour toute sorte d'usages, par exemple pour laver, pour boire et pour cuire les aliments. Car la parole de Dieu est l'eau salutaire de la sagesse, non-seulement elle abreuve, mais elle lave, suivant ce que dit le Seigneur: «Vous êtes nets à cause des discours que je vous ai tenus (Jn 15,3).» La parole divine cuit encore, pour ainsi dire, par le feu du Saint-Esprit, les pensées charnelles, qui sont comme de la viande crue, et les change en des sens spirituels, et en fait une nourriture pour l'âme, si bien qu'on peut dire: «Mon coeur s'est échauffé au dedans de moi, et un feu s'allumera en moi durant ma méditation (Ps 39,4).»

3. Ceux dont l'esprit étant parfaitement pur, sont capables de comprendre par eux-mêmes des choses plus sublimes que celles que nous disons, non-seulement je ne les en empêche point, mais même je les en félicite, pourvu qu'ils souffrent aussi que nous proposions des choses plus simples à ceux qui ne sont pas aussi éclairés qu'eux. Que je voudrais voir tout le monde doué du don de la parole, et plût à Dieu que je ne fusse point obligé de m'occuper à cet exercice. Plût à Dieu qu'un autre en voulût bien prendre le soin, ou plutôt ce que j'aimerais encore mieux, qu'il ne se trouvât personne pat 'vous qui en eût besoin, et que vous fussiez tous si bien instruits par Dieu même, que je pusse dans un profond repos, voir que l'Époux est Dieu. Maintenant donc, et je ne le saurais dire sans répandre des larmes, puisqu'il ne m'est pas permis, je ne dis pas de contempler, mais même de chercher le Roi assis dans sa gloire sur les Chérubins, sur un trône magnifique et élevé, dans la forme selon laquelle il a été engendré égal à son père, dans la splendeur de ses saints avant l'étoile du matin, dans laquelle les anges désirent le contempler et le voir. Dieu dans Dieu. Ce qui me reste à moi, qui ne suis qu'un homme, c'est de le proposer comme homme à des hommes, et dans la forme qu'il a prise quand il a voulu se faire connaître, par un excès de bonté et d'amour, quand il s'est abaissé au dessous des anges, qu'il a mis sa tente dans le soleil, qu'il est sorti comme un Époux de sa chambre nuptiale (Ps 19,6). Je le présente plutôt dans sa douceur que dans son élévation, et dans son onction plutôt que dans sa grandeur; enfin, je le montre tel que le Saint-Esprit l'a sacré, et envoyé pour annoncer la bonne nouvelle à ceux qui étaient dans la misère, guérir les coeurs brisés, prêcher le pardon aux captifs, la délivrance aux prisonniers, et annoncer l'année des miséricordes du Seigneur.

4. Laissant donc à chacun les sentiments plus sublimes et plus élevés que Dieu, peut-être, par une grâce singulière, lui a communiqués sur le sujet des parfums de l'Époux, et dont il lui a donné l'expérience, je me contenterai de mettre en commun ce que j'ai puisé à la source commune. Car il est la fontaine de vie, la fontaine scellée qui jaillit avec force au milieu du jardin fermé, par la bouche de Paul qui lui sert de canal; il est vraiment cette sagesse adorable, qui, selon l'expression du saint homme Job, sort des lieux profonds et cachés (Jb 29,18), se divise en quatre ruisseaux, et coule dans les grandes places, où ce bienheureux apôtre nous apprend que Dieu l'a fait pour nous, sagesse, justice, sanctification et rédemption (1Co 1,10). Par ces quatre ruisseaux, comme autant de parfums précieux, fil importe peu, en effet, de les considérer comme eau ou comme onction; comme eau, parce qu'ils nettoient, comme onction, parce qu'ils sont odoriférants); par ces quatre ruisseaux, dis-je, comme par autant de parfums précieux composés d'ingrédients célestes sur des montagnes couvertes de bois de senteurs, il a tellement embaumé l'Église, qu'étant aussitôt attirée des quatre parties du monde par cette douceur ineffable, elle s'est hâtée d'aller trouver cet Époux céleste, semblable à la reine de Saba (1R 10,1), qui accourut avec empressement des extrémités de la terre, pour entendre la sagesse de Salomon, excitée aussi par la bonne odeur de sa réputation.

5. L'Églisen'a pu courir après l'odeur de son Salomon, que lorsque celui qui, de toute éternité, était la sagesse engendrée du Père, fut fait, pour elle par le Père, sagesse dans le temps. Car c'est alors qu'elle a commencé à sentir la divine odeur qui sortait de lui. Il a été de même fait pour elle justice, sanctification et rédemption, afin qu'elle pût également courir dans l'odeur de ces excellentes qualités, car il a été tout cela en lui-même avant toutes choses. En effet, le Verbe était dès le commencement (Jn 1,1), mais les Pasteurs ne vinrent en hâte pour le voir, que lorsqu'on leur annonça qu'il était fait. Car ils se disaient l'un à l'autre: «Passons jusqu'en , Bethléem, et voyons ce Verbe qui a été fait, que le Seigneur a fait, et nous a montré (Lc 2,15).» Et l'Évangéliste ajoute: «Qu'ils vinrent en hâte.» Ils ne se remuaient point auparavant, lorsque le Verbe n'était encore qu'en Dieu; mais lorsqu'il fut fait, lorsque le Seigneur le fit et le leur montra, alors ils vinrent en hâte, ils accoururent. De même donc que le Verbe était au commencement, mais n'était qu'en Dieu, et qu'il a été fait lorsqu'il a commencé d'être parmi les hommes; ainsi il était sagesse, justice, sanctification et rédemption au commencement; mais pour les anges. Et afin qu'il le fût aussi pour les hommes, le Père l'a fait toutes ces choses. Et il le fit, parce qu'il est le Père, car l'apôtre a dit: «Celui qui a été fait par Dieu, sagesse pour nous (1Co 1,30).» Il ne dit pas simplement qui a été fait sagesse, mais qui a été fait sagesse pour nous, parce qu'il l'était pour les anges, il. l'est aussi devenu pour nous.

6. Mais je ne vois pas, me direz-vous, comment il a été rédemption pour les anges. Car il semble qu'on ne trouve en nul endroit de l'Écriture qu'ils aient jamais été ou captifs du péché, ou sujets à la mort, pour avoir er besoin de la rédemption; excepté seulement ceux qui, par leur orgueil tombant d'une chute sans remède, n'ont point mérité d'être rachetés. Si donc les anges n'ont jamais été rachetés, les uns n'en ayant pas besoin, et les autres ne le méritant pas, ceux-là parce qu'ils ne sont point tombés, et ceux-ci parce que leur peine est sans ressource, comment dites-vous que notre Seigneur Jésus-Christ a été rédemption pour eux? Le voici en deux mots. Celui qui a relevé l'homme qui était tombé, a donné à l'ange qui étai demeuré debout la grâce de ne point tomber; il a délivré l'un de la captivité, et empêché l'autre d'y tomber. Voilà comment il a été également la rédemption de tous les deux, de l'un parce qu'il l'a tiré de l'esclavage, de l'autre parce qu'il l'a préservé d'y tomber. Il est donc clair que le Seigneur Jésus-Christ a été rédemption pour les saints anges, comme il a été pour eux justice, sagesse et sanctification; et que néanmoins il n'a pas laissé d'être fait ces quatre choses pour' les hommes,'qu ne peuvent connaître et comprendre les choses invisibles de Dieu parles choses qui ont été faites. Ainsi , tout ce qu'il était pour les anges, il l'est devenu pour nous, qu'est-ce à dire? C'est-à-dire sagesse, justice, sanctification et rédemption. «Sagesse» en prêchant, «justice» en remettant les péchés, «sanctification» en conversant avec les pécheurs, «rédemption» en souffrant la mort pour eux. C'est donc lorsqu'il a été fait toutes ces choses par Dieu le Père, que l'Église a senti une odeur excellente et s'est mise à courir.

7. Reconnaissez donc maintenant quatre sortes d'onctions; Reconnaissez la douceur abondante et inestimable de celui que le Père a; sacré d'une huile de, joie d'une manière plus excellente que tous ceux qui participent à sa gloire. O homme, tu étais assis dans les ténèbres, et à l'ombre de la mort par l'ignorance' de la vérité, tu languissais dans les liens de tes péchés. Il est descendu vers toi dans ta prison, non pour te tourmenter, mais pour te délivrer de la puissance des ténèbres. Et d'abord ce docteur de la vérité a dissipé l'ombre de votre ignorance par la lumière de sa «sagesse.» Ensuite par la «justice» qui vient de la foi, il a brisé les fers du pécheur, en les justifiant gratuitement. Et par ce double bienfait, il a accompli cette parole du Prophète David: «Le Seigneur rompt les liens des captifs, le Seigneur ouvre les yeux des aveugles (Ps 146,7).» De plus il a vécu «saintement» parmi les pécheurs, et leur a ainsi prescrit une règle de vie comme un chemin qui pût nous faire retourner dans notre patrie. Enfin, pour comble de bonté, il s'est livré à la mort, et a tiré de son propre côté le prix de la «satisfaction» dont il a apaisé le Père, en s'appropriant ainsi ce verset de David: «Le Seigneur est plein de miséricorde, et il a des grâces abondantes pour nous racheter (Ps 130,7).» Oui, certainement, abondantes, puisqu'il a versé non une goutte, mais un fleuve de sang par cinq endroits de son corps.

8. Qu'a-t-il dû faire pour toi qu'il n'aie pas fait? Il a rendu la vue à un aveugle, rompu les chaînes d'un captif, ramené dans le chemin celui qui s'était égaré, et réconcilié celui qui était coupable. Qui ne courra avec ardeur, avec rapidité après celui qui délivre de l'erreur, remet les péchés, donne des mérites par sa vie, et acquiert des récompenses par sa mort? Quelle excuse peut avoir celui qui ne court point . dans l'odeur de ces parfums, si ce n'est peut-être, celui jusqu'à qui elIe n'est point parvenue? Mais cette odeur de vie s'est répandue par toute la terre, car toute la terre est remplie de la miséricorde du Seigneur, et ses bontés s'étendent sur toutes ses oeuvres. Celui donc qui ne sent point cette odeur de vie répandue partout, et à cause de cela ne court point, est mort, ou corrompu. Cette odeur c'est le bruit de sa renommée; l'odeur de sa réputation marche devant, elle excite à courir, elle conduit à l'expérience de l'onction, à la récompense de la vision. Ceux qui y arrivent chantent tous d'un commun accord: «Nous avons vu dans la cité du Seigneur des vertus les plus grandes merveilles que nous en avions ouï dire (Ps 48,9).» Seigneur Jésus, nous courons après vous à cause de la douceur qu'on nous assure que nous trouverons en vous, car on nous apprend que vous ne rejetez point le pauvre, et n'abhorrez point le pécheur. En effet, vous n'avez point eu horreur du. larron qui confessait ses crimes, de la pécheresse qui, pleurait ses péchés, de, la cananéenne qui vous priait avec humilité, de la femme surprise en adultère, de celui qui était assis à son comptoir, du publicain, qui demandait humblement pardon de ses fautes, de votre disciple qui vous renia, de celui qui fut le persécuteur de vos disciples, ni même de ceux qui vous crucifièrent. Nous courons dans l'odeur de toutes ces vertus divines. Quant à l'odeur de votre sagesse, nous la sentons lorsque nous apprenons que si quelqu'un a besoin de sagesse, il n'a qu'à vous la demander, et vous la lui donnerez (). Car on dit que vous donnez abondamment à tout le monde, et que vous ne reprochez point vos dons. Pour ce qui est du parfum de votre justice, il se répand, tellement de tous côtés, que non-seulement on vous appelle juste, mais la justice même, et la justice qui rend juste. Car vous êtes, aussi puissant pour rendre juste, qu'indulgent pour faire miséricorde. Aussi,. taie tout homme qui, touché d'une vive componction de ses fautes, a faim et soif de la justice, croie en vous qui justifiez l'impie, et, justifié, par la seule foi, il sera réconcilié avec Dieu. Non-seulement votre vie, mais encore votre conception répand abondamment une odeur très-. douce de sainteté. Car vous n'avez commis ni contracté le péché. Que ceux donc qui, étant justifiés de leurs crimes, désirent être saints et se proposent, d'atteindre à la sainteté, sans laquelle nul ne verra Dieu, vous écoutent lorsque vous criez: «Soyez saints, parce que je suis saint, (Lv 19,2).» Qu'ils considèrent vos voies et apprennent de vous que vous êtes juste dans toutes, vos voies, et saint dans toutes vos oeuvres (Ps 144,17).» Et l'odeur de votre rédemption, combien n'en fait-elle pas courir? Lorsque vous êtes élevé de terre, vous tirez tout à vous. Votre passion est le dernier refuge et un remède unique. Lorque la sagesse défaille, que la justice ne suffit pas, que les mérites de la sainteté succombent, elle vient au secours. Car, qui présume de sa sagesse, de sa justice ou de sa sainteté, au point de croire que cela lui suffit pour son salut? «Nous ne sommes pas capables de nous-mêmes, dit l'apôtre, d'avoir la moindre bonne pensée, mais c'est de Dieu que nous tirons cette capacité (1Co 3,5).» Aussi, lorsque mes forces me manqueront, je ne me troublerai point, je ne tomberai point dans le désespoir; je sais ce que je dois faire . «Je prendrai le calice du salut, et j'invoquerai le nom du Seigneur (Ps 116,13).» Seigneur, éclairez mes yeux, s'il vous plaît, afin que je connaisse en tout temps ce qui est agréable à votre majesté, et alors je serai sage. «Ne vous souvenez point des fautes et des ignorances de ma jeunesse (Ps 24,7),» et je serai juste: «Conduisez-moi dans votre voie (Ps 86,11),» et je serai saint. Mais si votre sang n'interpelle pour moi votre miséricorde, je ne serai point sauvé. C'est pour obtenir toutes ces grâces que nous courons après vous; accordez- nous ce que nous vous demandons, puisque nous crions vers vous.

9. Mais nous ne courons pas tous également dans l'odeur de tous ces parfums. Les uns sont plus embrasés de l'amour de la sagesse; les autres sont plus portés à la pénitence, par l'espoir qu'ils ont du pardon; ceux-ci sont plus animés à la pratique des vertus, par l'exemple de sa vie et de sa conduite; ceux-là sont plus enflammés d'ardeur pour la piété, par le souvenir continuel de sa passion: je crois que nous pourrons trouver des exemples de chacune de ces personnes. Ceux qui avaient été envoyés vers Jésus-Christ par les Pharisiens, couraient après l'odeur «de la sagesse,» lorsqu'étant de retour ils disaient: «Jamais homme n'a parlé de la sorte (Jn 8,46);» car ils admiraient sa doctrine et confessaient sa sagesse. Le saint homme Nicodème courait dans cette même odeur, lorsque éclairé d'une grande lumière de sagesse, il vint la nuit vers Jésus (Jn 3,2). Car il se retira d'auprès de lui tout rempli d'instruction et de doctrine. Mais Marie Madeleine courut dans l'odeur «de la justice;» elle «à qui beaucoup de péchés furent remis parce qu'elle aimait beaucoup ().» Sans doute elle était dès lors juste et sainte, non plus pécheresse, ainsi que le lui reprochait le pharisien, qui ne savait pas que la justice et la sainteté sont un don de Dieu, non point l'ouvrage de l'homme, et que celui à qui le Seigneur n'imputera point ses offenses non-seulementest juste mais encore bienheureux. Avait-il oublié comme quoi, en touchant sa lèpre corporelle, ou celle d'un autre, il l'avait guérie sans l'avoir contractée? Ainsi le juste, touché par cette pécheresse, lui communiqua la justice, sans perdre celle qu'il avait, et ne tut point souillé des ordures du péché dont il la purifié. Le publicain courut aussi; car, après avoir demandé humblement pardon de ses péchés, «il descendit justifié (Lc 18,14),» selon le témoignage de la justice même. Saint Pierre courut en pleurant amèrement sa chute (Lc 22,62), afin d'effacer son crime et de recouvrer la justice. David courut aussi, quand il reconnut et confessa son offense, et il mérita d'entendre ces paroles: «Le Seigneur a transporté votre péché loin de vous (1S 12,13).» Enfin, c'est dans l'odeur «de la sanctification,» que saint Paul atteste qu'il court lui-même, lorsqu'il se glorifie d'être imitateur de Jésus-Christ et dit à ses disciples: «Soyez mes imitateurs, comme je le suis de Jésus-Christ (Ph 3,1).» Ils couraient. aussi tous ceux qui disaient: «Voilà que nous avons tout quitté, et vous avons suivi (Mt 19,27).» Car ils avaient tout quitté dans le désir de suivre Jésus-Christ. C'est que cette parole engage tout le monde en général à courir dans cette même odeur: «Celui qui dit qu'il de meure en Jésus-Christ doit vivre comme il a vécut (1Jn 2,6).» Si vous voulez savoir qui sont ceux qui ont couru dans l'odeur de la Passion,» je vous dirai: «ce sont tous les martyrs. Vous avez donc quatre sortes de parfums; le premier est «la sagesse;» le second, «la justice;» le troisième, «la sanctification;» le quatrième, «la rédemption.» Retenez-en les noms, recueillez-en le fruit, et ne veuillez point vous enquérir de quelle manière ils sont composés, ni combien de choses entrent dans leur composition. Nous ne le pouvons pas connaître aussi aisément pour les parfums de l'Époux, que pour ceux de l'Épouse: Jésus-Christ possède toutes choses avec une plénitude qui est sans bornes et sans mesure. Sa sagesse, en effet, est infinie (Ps 147,5); sa justice est comme les montagnes de Dieu, comme les montagnes éternelles (Ps 34,7); sa sainteté est unique, et sa rédemption est inexplicable.

10. Disons encore que c'est en vain que les sages du siècle ont écrit tant de choses sur les quatre vertus cardinales, puisqu'il était impossible qu'ils les comprissent, car ils ne connaissaient pas celui que Dieu a fait pour nous sagesse, pour enseigner «la prudence;» justice, «pour remettre les péchés,» sanctification, pour nous donner l'exemple de la «tempérance,» par la pureté de sa vie, et rédemption pour nous proposer un modèle parfait «de patience» dans sa mort si généreusement soufferte. Peut-être me dira-t-on, les autres qualités conviennent assez bien à ces vertus; mais il semble que la sanctification . n'a pas grand rapport à la tempérance. Je réponds d'abord, que la tempérance est la même chose que la continence, puisqu'il est assez ordinaire à l'Écriture de prendre la sanctification pour la continence ou la pureté. En effet, en quoi consistaient ces sanctifications si fréquentes dans les livres de Moïse, sinon dans certaines purifications de personnes qui s'abstenaient du boire, du manger, des femmes et d'autres choses semblables? Mais c'est surtout l'Apôtre lui se sert ordinairement du mot sanctification en ce sens: «Dieu désire, dit-il, votre sanctification, et que chacun de vous conserve son corps chaste et pur des désirs déréglés de la concupiscence (1Th 4,3) .» Et ailleurs: «Car Dieu ne nous a pas appelés pour vivre dans la corruption de la chair, mais dans la sanctification. Il est vrai qu'en ces passages il prend la sanctification pour la tempérance.

11. Après avoir éclairci ce qui paraissait un peu obscur, je reviens à mon sujet. Que pouvez-vous avoir de commun avec les vertus, vous qui ignorez la vertu de Dieu qui est Jésus-Christ? Où est la vraie «prudence» sinon dans la doctrine de Jésus-Christ? D'où vient la vraie «justice,» sinon de la miséricorde de Jésus-Christ? Où est la vraie «tempérance,» sinon dans la vie de Jésus-Christ? Où est la vraie «force,» n'est-ce pas dans la passion de Jésus-Christ? Ceux-là donc seulement doivent être appelés sages qui sont imbus de sa doctrine, justes qui ont obtenu de sa miséricorde le pardon de leurs péchés, tempérants qui s'occupent à imiter sa vie, forts qui pratiquent constamment, dans les adversités, les exemples de sa patience. Aussi est-ce en vain qu'on travaille à acquérir les vertus, si on croit qu'on doit les attendre d'ailleurs que du Seigneur des vertus dont la doctrine est une source de prudence; la miséricorde, un ouvrage de justice; la vie, un miroir de tempérance; la mort, un modèle de force. A lui soit honneur et gloire dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON. SUR LE XXIII SERMON SUR le Cantique, n. 9.

286. Si toutefois c'en est une autre. N'y eut-il qu'une seule Marie qui oignit le Seigneur, comme on le lit en plusieurs fois dans l'Evangile, et qui était soeur de Marthe, ou bien y en eut-il plusieurs? Cela a été, parmi les anciens, le sujet de grandes controverses, entre autres dans Jansénius de Gand (Concor. Évang. Cap, XLVII), qui traite ce sujet avec sa solidité habituelle. Il y en a plusieurs, particulièrement parmi les Grecs, entre autres Origène et Theophilacte, qui pensent qu'il ,y eut trois femmes de ce nom. L'une était la pécheresse que saint Luc ne nomme pas, la seconde une autre pécheresse dont saint Mathieu (Mt 26) et saint Marc (Mc 14) parlent, également sans la nommer, et la troisième, la soeur de Marthe, dont saint Jean a parlé dans son chapitre XII. Saint Jean Chrysostome pensait de son côté qu'il n'y eut que deux Marie (Hom. LXXXI), une qui oignit deux fois de parfums la tête de Notre; Seigneur, ce serait la soeur de Marthe, différente d'une autre Marie qui répandit des parfums sur ses pieds dans la maison des Pharisiens. Saint Ambroise semble du même avis dans son commentaire sur saint Luc. Grégoire le Grand n'en admet qu'une, et la plupart des auteurs sont de son avis. Saint Ambroise dit même qu'il. ne répugnera point de croire que ces deux Marie n'en font qu'une, à qui on devrait en ce cas rapporter ce qu'on attribue à deux; en sorte que «la même Marie, après avoir commencé par être la fameuse pécheresse de l'Évangile, devint sainte par la suite. Car, si l'Église ne change point la personne, quant à son âme, elle la change pourtant quant à ses progrès dans le bien.» Quoi qu'il en soit, saint Bernard exprime le même doute dans son douzième sermon sur le Cantique; mais dans son deuxième sermon pour le jour de l'Assomption, n. 2. il établit assez longuement que c'est de la même et unique Marie qu'il est question dans saint Matthieu, c. XXVI, dans saint Marc, c. XIV, dans saint Luc, c. VII, et dans saint Jean, c.XII. En effet, il s'exprime en ces termes à ce sujet: je Voyez la prérogative de Marie et quel avocat elle a en toute circonstance: Si le pharisien s'indigne de ce qu'elle fait (Lc 7,39), si sa soeur se plaint (Jn 12) et même si les disciples murmurent (Mt 26 Mc 14), toujours elle garde le silence, mais Jésus-Christ parle pour elle.» Consultez Vossius dans son Harmonie des Évangiles (Lib. I, cap. III), et les autres interprètes. (Note de Mabillon.)

23

SERMON XXIII.

Trois manières de contempler Dieu, représentées par les trois celliers.

1. «Le roi m'a fait entrer dans ses celliers Ct 1,3).» C'est de là que s'exhale l'odeur, c'est là qu'on court. L'Épouse a bien dit qu'il faut courir, mais elle n'a pas encore dit où il faut courir. C'est donc aux celliers qu'on court, et on court dans l'odeur qui s'en exhale. L'Épouse la pressent par sa vivacité accoutumée, et désire entrer en plein dans le lieu d'oie elle s'échappe, mais que faut-il penser, selon nous de ces celliers? Imaginons-nous cependant qu'il y a chez l'Époux des endroits parfumés, pleins de senteurs, et remplis de toute sorte de délices. C'est là, comme dans une officine, qu'on met en réserve tout ce qui se recueille de plus rare dans son jardin, ou dans son champ. C'est là que tous ceux qui courent dirigent également leurs pas; mais qui sont ceux qui courent? Ce sont les âmes qui brûlent d'amour. L'Épousecourt, les jeunes filles courent aussi, mais celle qui aime plus ardemment, court plus vite et arrive plus tôt. Et lorsqu'elle arrive, non-seulementelle ne souffre point de refus, elle ne souffre pas même le moindre retard. On lui ouvre sans délai comme à une habituée de la maison, une personne très-chère, infiniment aimée et infiniment aimable, mais les jeunes filles que font-elles? Elles suivent de loin. Car étant encore faibles, elles ne peuvent pas courir avec la même ardeur que l'Épouse, ni suivre entièrement l'activité de ses désirs et de son zèle. Aussi arrivent-elles plus tard, demeurent-elles dehors. Mais l'amour que l'Épouse leur porte ne la laisse point en repos. Elle ne s'enorgueillit point de ses heureux succès, comme cela est assez ordinaire, et elle ne les oublie point. Au contraire, elle les console encore davantage, et les exhorte â souffrir patiemment le refus qu'elles essuient et son absence. Enfin elle leur porte la joie qu'elle goûte, afin qu'elles se réjouissent avec elle, dans l'espoir d'avoir part un jour aux grâces et aux avantages de leur mère. Car le soin qu'elle a de s'avancer ne les lui fait point négliger, et elle ne veut pas que son utilité particulière leur soit nuisible et préjudiciable. Aussi, quels que soient les mérites qui la tiennent à distance d'elles, sa charité et son amour font qu'elle demeure toujours avec elles. D'ailleurs il faut qu'elle imite son Époux, qui, en même temps qu'il monte au ciel, ne laisse pas de promettre qu'il sera sur la terre avec les siens jusqu'à la consommation des siècles. Ainsi en est-il de l'Épouse, quelque progrès qu'elle fasse, ses soucis, sa prévoyance, et son affection l'empêchent de quitter jamais celles qu'elle a engendrées dans l'Évangile, et d'oublier jamais ses entrailles.

2. Qu'elle leur dise donc: Réjouissez-vous, prenez courage! «Le Roi m'a fait entrer dans ses celliers;» regardez-vous comme y étant entrées aussi vous-mêmes. Il semble qu'il n'y ait que moi qui sois entrée, mais je n'en profiterai pas seule. Mon avancement est le vôtre. C'est pour vous que je profite; je partagerai avec vous les grâces que je mériterai de recevoir plus que vous. Pour vous montrer que c'est évidemment là le sens et la portée de ses paroles, écoutez ce qu'elles lui répondent: «Nous nousréjouirons et nous serons remplies d'allégresse en vous.» C'est en vous, disent-elles, que nous nous réjouirons et que nous serons remplies d'allégresse; car nous ne méritons pas encore de le faire en nous; et elles ajoutent: «En nous souvenant de vos mamelles;» c'est-à-dire, nous attendons avec impatience que vous veniez, parce que nous savons que vous ne reviendrez à nous que les mamelles toutes pleines. Nous espérons alors nous réjouir et tressaillir de bonheur; et en attendant nous nous souvenons de vos mamelles. Quant à ce qu'elles ajoutent «plus que du vin;» elles veulent marquer que l'état imparfait où elles sont est cause qu'elles sont encore touchées du souvenir des désirs de la chair, qui sont désignés par le vin; et que, néanmoins, ces désirs sont surmontés par le souvenir de la douceur qu'elles savent déjà par expérience couler de ses mamelles. Je parlerais ici de ses mamelles, si je ne me souvenais d'en avoir assez parlé plus haut. Et maintenant vous voyez combien elles présument de leur mère, comment elles regardent tous ses avantages et toutes ses joies comme leur étant propres à elles-mêmes, et comment elles se consolent du refus qu'elles ont essuyé, par le contentement qu'elles ressentent de la voir entrée elle-même. Elles ne seraient pas dans une si grande confiance, si elles ne la reconnaissaient pour mère. Que les prélats qui aiment mieux se faire craindre que d'être utiles à ceux qui leur sont confiés écoutent cela. Instruisez-vous vous qui êtes les juges de la terre. Apprenez que vous devez être les mères, non les maîtres de ceux qui sont soumis à votre conduite. Tâchez de vous faire aimer plutôt que de vous faire craindre. Et si vous êtes obligés quelquefois d'user de sévérité, que ce soit une sévérité de père, non de tyran. Soyez des mères par votre amour, et des pères dans vos corrections. Soyez doux; point de dureté. Ménagez les châtiments, et montrez vos mamelles. Que votre sein soit rempli de lait, non point gonflé d'orgueil. Pour quoi appesantir votre joug sur ceux dont vous devriez plutôt porter les fardeaux? Pourquoi un petit enfant que le serpent a mordu appréhende-t-il de découvrir sa plaie au prêtre, au lieu de courir à lui même pour se jeter dans les bras d'une mère. Si vous êtes spirituels reprenez avec un esprit de douceur, en faisant réflexion que vous pourriez bien être aussi tenté vous-même. Autrement celui que vous traitez avec tant de rigueur mourra dans son péché (Ga 6,1), et je vous rendrai responsable de sa perte, dit le Seigneur (Ez 3,20). Mais nous parlerons de ceci une autre fois.

3. Maintenant, puisque le contexte est clair par ce que nous avons dit ci dessus, voyons quel sens mystique nous donnerons aux celliers. Plus loin il est aussi parlé de jardin et de chambre. Je joins ces deux choses aux celliers, et je m'en sers pour la matière que je: traite présentement. Car expliqués ensemble ils s'éclairciront l'un l'autre. Cherchons donc, si vous le voulez bien, dans l'Écriture sainte, ces trois choses: «Le jardin, le cellier et la chambre;» car une âme qui a soif de Dieu s'arrête volontiers en ces lieux, sachant qu'elle y trouvera certainement celui après qui elle soupire. Que le «jardin» donc soit la simple et pure histoire de l'Écriture; le «cellier» le sens moral; et la «chambre» les secrets d'une sublime contemplation.

4. Et premièrement, pour l'histoire, il me semble qu'elle n'est pas mal désignée par le jardin, parce qu'on y trouve des hommes vertueux qui sont comme des arbres fruitiers dans le Jardin de l'Époux et dans le paradis de Dieu: les exemples tirés de leur conduite et de leurs actions sont comme autant de fruits que nous cueillerons d'un arbre. Qui donc hésiterait à croire que l'homme de bien soit un plant de Dieu? Écoutez ce que David a dit de l'homme de bien: «Il sera, dit-il, comme un arbre planté sur le bord des eaux courantes, qui porte du fruit en sa saison, et dont les feuilles ne tomberont jamais (Ps 1,3).» Écoutez Jérémie qui dit dans le même esprit, et presque dans les mêmes termes: «Il sera comme un arbre planté sur le bord des eaux courantes, qui jette de profondes racines, et ne craint point les violente: chaleurs de l'été (Jr 18,8).» Écoutez de nouveau le Roi prophète dire encore ailleurs: «Le juste fleurira comme le palmier, il multipliera comme le cèdre du Liban (Ps 92,13),» et qui ajoute, en parlant de lui-même: «Mais moi, je suis comme lin olivier fertile dans la maison du Seigneur (Ps 52,10).» «L'histoire» est donc un jardin, et elle est divisée en trois. Car elle contient la «création, la réconciliation et la réparation» du ciel et de la terre. La «création» est comme la semence et le plant du jardin. La «réconciliation» est comme la production de ce plant et de cette semence. Car à un moment propice, les cieux ont versé d'en haut la rosée, les nuées ont fait sortir le juste de leur sein, comme une pluie féconde, la terre s'est ouverte, et a produit le Sauveur (Is 45,8), qui a réconcilié le ciel avec la terre. Car c'est lui qui est notre paix, lui qui de deux n'a fait qu'un (Ep 2,14), et pacifié dans son sang les choses terrestres avec les célestes. Quant à la «réparation» elle doit arriver à la fin des siècles. Car il y aura un ciel nouveau et une terre nouvelle; et les bons seront recueillis du milieu des méchants, pour être mis dans lies greniers de Dieu, comme les fruits qu'on cueille dans un jardin. «En ce jour-là, dit le Prophète, le germe du Seigneur sera magnifique et glorieux, et les fruits de la terre seront admirables (Is 4,2).» Voilà donc trois temps qu'on peut remarquer dans le jardin du sens historique.

5. On peut aussi remarquer dans le sens moral trois choses qui sont comme trois celliers dans un. Et peut-être est-ce pour cela que l'Épouse a dit des celliers au pluriel, elle avait sans doute ce nombre en vue. Aussi, dans la suite, elle se glorifie de ce qu'on l'a fait entrer dans le cellier au vin. (Ct 2,4). Or, comme nous lisons dans l'Écriture: «Donnez occasion au sage, et il sera encore plus sage (Pr 3,9);» nous prendrons occasion de ce nom, que le Saint-Esprit a cru devoir donner à ce cellier pour en donner un aussi aux deux autres, nous appellerons l'un le cellier des aromates, et l'autre celui des parfums. Nous expliquerons dans la suite les raisons de ces noms. Mais en attendant, remarquez que tout ce qui est dans l'Époux est salutaire, que tout y est doux, le vin, au dire de l'Écriture, réjouit le coeur de l'homme (Ps 104,15).» On y lit aussi que l'huile remplit le visage d'allégresse, or c'est dans l'huile qu'on met de la poudre odoriférante, pour en composer des parfums. Les aromates ne sont pas seulement agréables par leur odeur, elles sont encore utiles par leur vertu médicinale. C'est donc, avec raison que l'Épouse est ravie qu'on l'ait fait entrer en un lieu où il y a une si grande abondance de grâces.

6. Mais j'ai d'autres noms, qui ont encore, je crois, une raison plus évidente. Et pour les ranger par ordre, j'appellerai le premier cellier, celui de la discipline; le second, celui de la nature; et le troisième, celui de la grâce. Dans le premier, vous apprenez suivant la règle de la morale chrétienne, à être le dernier de tous; dans le suivant, à être égal aux autres; dans le troisième, à être au dessus des autres: ou encore, à être sous un autre, de pair avec un autre ou au dessus d'un autre. Vous apprenez donc premièrement à être disciple, puis compagnon, et enfin maître. La nature sans doute a fait les hommes égaux. Mais l'orgueil, ayant corrompu cet ordre naturel, les hommes ont détruit cette égalité, se sont efforcés de s'élever au dessus les uns des autres, ont désiré se surpasser mutuellement, et avides d'une vaine gloire, ont été animés d'envie et de jalousie réciproques. Ainsi, dans le premier cellier, la première chose qu'il faut faire, c'est de dompter l'insolence de l'orgueil par le joug de la discipline, jusqu'à ce que notre volonté rebelle, brisée par les ordres sévères et répétés des anciens, soit humiliée et guérie, et recouvre par son obéissance le bien de la nature quelle avait perdu par sa vanité. Lorsque par le seul mouvement de la nature, non par la crainte de la peine, elle aura appris à vivre doucement en paix, autant que possible, avec tous ceux qui participent à la même nature qu'elle, c'est-à-dire avec tous les hommes, elle passera enfin dans le cellier de la nature, et éprouvera ce qui est écrit: «Que c'est un grand bien et une grande consolation pour des frères de demeurer ensemble! c'est comme le parfum sur la tête (Ps 133,1).» Car des moeurs ainsi réglées sont comme des ingrédients broyés ensemble, et produisent une huile de joie, qui est le bien de la «nature;» il s'en fait un doux et excellent parfum. L'homme qui s'en parfume, devient doux, aimable et pacifique, ne trompe personne, n'outrage personne, n'offense personne, ne s'élève au dessus de qui que ce soit, et ne se préfère point aux autres; il entretient au contraire volontiers avec tout le monde un commerce de grâces et de bienfaits.

7. Je crois que si vous avez bien compris les propriétés de ces deux celliers, vous reconnaîtrez que ce n'est pas sans raison, que j'en ai appelé un, le cellier des aromates, et l'autre le cellier des parfums. Car, de même que le mouvement violent du pilon fait sortir la vertu et l'odeur des poudres odoriférantes, ainsi, dans ce premier cellier, la sévérité du commandement et la rigueur de la discipline, tire avec force la vertu naturelle des bonnes moeurs;et dans l'autre, la douceur agréable d'une affection volontaire et comme innée, court d'elle-même pour rendre des devoirs de charité pareille au parfum qui est sur la tête, et qui au moindre rayon de chaleur descend et découle par tout le corps. Ainsi, dans le cellier de la discipline, sont enfermées comme des poudres sèches de senteurs;.et c'est de là que je lui ai donné son nom. Mais dans celui que j'ai dit être de la nature, je l'ai appelé le cellier des parfums, parce qu'après qu'ils sont faits, en les y met comme en garde et en réserve. Et pour le cellier du vin, je crois qu'il n'y a. point d'autre raison de ce nom; sinon qu'on y serve le vin d'un zèle brûlant de charité. Celui qui n'a point encore mérité d'entrer dans ce cellier, ne saurait être placé au dessus des autres. Car il faut que celui qui a la direction de ses frères soit tout bouillant de ce vin, comme l'était le Docteur des nations, quand il disait: «Qui devient faible sans que je le devienne aussi? qui est scandalisé sans que j'en ressente une vive douleur (1Co 11,29) 2.» D'ailleurs, c'est un grand désordre d'aspirer à commander à ceux A qui on ne se soucie pas d'être utile; et c'est une ambition excessive d'exiger la soumission de ceux dont on ne se met pas en peine de procurer le salut. J'ai appelé aussi cellier le cellier de la grâce, non pas qu'on puisse obtenir même les deux autres sans la grâce, mais à cause de la plénitude qu'on en reçoit en celui-ci; «car la charité est la plénitude de la loi, et celui qui aime son frère a accompli la loi (Rm 23,10).»

8. Vous avez vu là raison des noms; voyons maintenant la différence des celliers. Car il est bien plus facile de réprimer par la crainte d'un maître, et de retenir sous la censure d'une discipline sévère, les sens volages et licencieux, et les désirs déréglés de la chair, que de conserver la bonne intelligence avec ses frères, par une affection mutuelle; de vivre dans une étroite observance sous la conduite d'autrui, que de se rendre complaisant envers ses égaux, en suivant la seule conduite de sa propre volonté. De même personne ne dira qu'il y ait autant de mérite et de vertu à vivre en paix avec son prochain qu'à le conduire dans le bien; car, combien y en a-t-il qui vivent tranquillement sons la direction d'un maître, et qui perdent ce calme aussitôt qu'ils sortent de ce joug, et ne peuvent ensuite vivre sans scandale avec leurs pareils? Et combien encore en voyons-nous qui vivent simplement et sans offense parmi leurs frères, et qui ne sauraient être établis sur eus, sans leur devenir non-seulementinutiles, mais encore funestes et nuisibles. Ceux-là doivent se contenir dans les bornes d'une médiocrité qui leur est avantageuse, suivant la mesure de la grâce que Dieu leur a départie, n'ayant point besoin de maîtres, mais étant incapables d'être maîtres eux-mêmes. Ceux-ci sont donc plus parfaits que les premiers; mais ceux qui savent gouverner sont plus parfaits que les uns ou les autres. Car ceux qui conduisent sagement leurs frères, reçoivent les effets de la promesse du Seigneur, et se voient établis et préposés sur tous ses biens. Mais il y en a sans doute fort peu qui commandent utilement, et encore moins qui commandent humblement. Néanmoins, on accomplit aisément l'un et l'autre, quand on possède une discrétion parfaite, la mère de toutes les vertus; et qu'on s'enivre du vin de la charité jusqu'à mépriser sa propre gloire, s'oublier soi-même, et ne se rechercher en quoi que ce soit; mais cela ne se produit que dans le cellier du vin, par la seule et merveilleuse conduite du Saint-Esprit. Car la vertu de discrétion est morte, sans la ferveur de la charité; et la ferveur de la charité, dans toute son ardeur, sans le tempérament de la discrétion, nous conduit au précipice. C'est pourquoi celui-là mérite des louanges, qui possède ces deux vertus; en sorte que la ferveur anime sa discrétion, et que la discrétion règle sa ferveur. Tel doit donc être celui qui a autorité sur les autres. Or, on ne peut dire que celui-là est parfait, et pratique parfaitement toutes ces règles, qui a reçu la grâce de pouvoir courir au dedans et autour de ces celliers tout entiers, sans rien trouver qui le fasse trébucher; qui ne résiste jamais, en quoi que ce soit, â ses supérieurs, ne porte point d'envie à ses pareils, a soin de ceux qui lui sont soumis, et ne leur commande point avec orgueil; obéit à ceux qui sont au dessus de lui, se rend aimable à ses égaux, et condescend pour leur bien à ceux qui sont sous sa direction. Je ne doute point que l'Épouse ne soit arrivée à ce haut degré de perfection. Et le discours qu'elle tient en est une preuve: «Le Roi m'a fait entrer dans ses celliers;» car elle ne dit pas dans un de ses celliers; mais dans ses celliers, au pluriel.

9. Venons maintenant à la Chambre. Quelle est cette chambre? Je n'ai pas assez de présomption pour penser le savoir, je n'ai garde de m'attribuer l'expérience d'une chose si grande, ni de me glorifier d'une prérogative qui est réservée à la seule Épouse bienheureuse. Je me borne, selon l'adage grec, à me connaître moi-même, et je sais avec le Prophète «ce qui me manque (Ps 39,15).» Néanmoins, si je n'en savais rien du tout, je ne vous en dirais rien. Pour ce que je sais, je ne refuse point par envie de vous le dire, je ne vous le dérobe point, et, pour ce que je ne sais pas, que celui qui enseigne la science à l'homme (Ps 94,10) vous l'apprenne. J'ai déjà dit, et je crois que vous vous en souvenez, qu'il faut chercher la chambre du roi dans le secret de la contemplation théorique. Mais, comme en parlant des parfums, j'ai dit que l'Époux en avait plusieurs de différentes espèces, et que tous n'étaient pas donnés à tout le monde, mais que chacun y avait part selon la diversité de ses mérites; je pense de même que le Roi n'a point qu'une chambre, mais qu'il en a plusieurs. Car, bien certainement, il n'a pas non plus qu'une seule reine, il en a plusieurs, il a aussi plusieurs concubines, et un nombre de jeunes filles infini. Chacune d'elles a son secret avec l'Époux, et dit: «Mon secret est pour moi, mon secret est pour moi (Is 24,16).» Il n'est pas accordé à toutes de jouir dans un même lieu de la présence agréable et secrète de l'Époux; mais chacune reçoit cette grâce, selon qu'il plaît au père de l'Époux de l'en gratifier. Car ce n'est pas nous qui l'avons choisi, mais au contraire c'est lui qui nous a choisis, et établis à notre place; et chacun demeure à l'endroit où il l'a mis. La pénitente a trouvé sa place aux pieds du Seigneur Jésus (Lc 7,38); une autre femme, si toutefois c'en est une autre (a), a recueilli le fruit de son amour à la tète du même Jésus (Mt 26,7). Saint Thomas a reçu la grâce de ce secret dans le côté de Jésus, saint Jean sur sa poitrine, saint Pierre dans le sein du Père, et saint Paul dans le troisième ciel.

10. Qui de nous peut distinguer comme il faut cette diversité de mérites, ou plutôt de récompenses? Néanmoins, de peur de paraître passer sous silence ce que nous en savons: la première femme s'est établie une demeure sous l'abri de l'humilité; la seconde, dans le siège de l'espérance; saint Thomas, dans la fermeté de la foi; saint Jean, dans l'étendue de la charité; saint Paul, dans les profondeurs de la sagesse; et saint Pierre, dans la lumière de la vérité. Ainsi donc, il y a plusieurs demeures chez l'Époux; et, soit la reine, soit une concubine ou quelqu'une des jeunes filles, chacune y. reçoit une place proportionnée à ses mérites, et y demeure jusqu'à ce qu'il lui soit permis de passer outre par la contemplation, d'entrer dans la joie de son Seigneur, et de sonder les secrets ineffables de l'Époux. Je tâcherai de vous faire connaître cela plus clairement en son lieu, selon que lui-même daignera m'en donner la connaissance. Maintenant, il suffit que

a Saint Augustin s'exprime de même, dans son IX traité sur saint Jean, n. 3. Saint Bernard a émis le même doute plue haut dans son sermon XII, n. 6. Voir aux notes finales.

vous sachiez, que aucune des jeunes filles, des concubines et même des reines, n'est admise à ce secret de la chambre de l'Époux, et qu'il réserve uniquement cette faveur à cette unique colombe, qui seule est belle et parfaite. C'est pourquoi je ne me fâche point de ce qu'on ne m'en permet pas l'entrée, puisque je suis assuré que l'Épouse même n'est pas encore admise à tous les secrets où elle souhaiterait bien entrer. Car elle demande avec instance en quel lieu son Époux fait paître son troupeau, l'endroit où il se repose à midi.

11. Mais écoutez jusqu'où je suis arrivé, ou plutôt jusqu'où je me crois arrivé. Car vous n'imputerez point à vanité ce que je dis afin de vous servir. Il y a un endroit chez l'Époux, où ce souverain Maître de l'univers forme ses secrets et règle ses conseils, et d'où il donne des lois à toutes les choses créées, avec poids, nombre et mesure. Cet endroit-là est haut et secret, mais il n'est point tranquille. Car, bien qu'il dispose toutes choses avec douceur, autant qu'il est en lui, il les dispose pourtant, et ne permet pas que celui qui est arrivé jusque-là par la contemplation demeure en repos; mais, par une conduite merveilleuse et néanmoins très-douce, il le lasse et l'inquiète, dans son admiration et dans ses recherches. L'Épouseexprime parfaitement bien l'un et l'autre dans la suite, le plaisir et l'inquiétude de cette contemplation, lorsqu'elle confesse qu'elle dort, et que son coeur veille (Ct 5,2). Car, par le sommeil, elle marque qu'elle goûte le repos d'un doux assoupissement et d'une admiration tranquille; et, par la veille, elle fait connaître qu'elle ne laisse pas de souffrir le travail d'une curiosité inquiète et d'un exercice laborieux. C'est ce qui fait dire au saint homme Job: «Lorsque je dors, je dis: quand me lèverai-je et lorsque je suis levé, j'attends le soir avec impatience.» Ne comprenez-vous point par ces paroles qu'une âme sainte veut quitter quelquefois un repos qui l'incommode, si on peut parler ainsi, et rechercher une paix qui lui est agréable? Car Job n'aurait pas dit: «Quand me lèverai-je?» si ce repos de sa contemplation lui eût plu tout à. fait; et, d'un autre côté, s'il lui avait absolument déplu, il n'aurait pas attendu avec impatience l'heure du repos, c'est-à-dire le soir. Ce lieu-là n'est donc pas encore la chambre de l'Époux, puisqu'on n'y est pas entièrement en repos.

12. Il y a encore un autre lieu, d'où la vengeance très-secrète, mais très-sévèrede Dieu, ce juge équitable et terrible dans la conduite qu'il tient sur les enfants des hommes, veille immuablement sur la créature raisonnable, mais réprouvée. Le contemplatif y regarde avec tremblement Dieu, qui, par un juste, mais secret jugement, ne détruit point le mal des réprouvés, et ne reçoit point leurs bonnes actions, qui même endurcit leurs coeurs, de peur qu'ils ne se repentent et ne se convertissent, et qu'il ne se trouve ensuite obligé de les guérir. Ce qui ne se fait pas sans une raison certaine et éternelle; cette conduite est d'autant plus épouvantable, qu'elle est plus fixe et éternelle. Ce que nous lisons dans un prophète sur le sujet de ces personnes est effrayant. Car nous voyons que Dieu, parlant à ses anges, dit: «Ne châtions pas l'impie (Is 26,10).» Comme ils en étaient surpris et répondaient; l'impie n'apprendra donc jamais à faire le bien: Non, leur répondit-il; et la raison, c'est «qu'il a commis de méchantes actions dans la terre des saints, il ne verra point la gloire du Seigneur (Is 26,10).» Que les ecclésiastiques, que les ministres de l'Église soient saisis de crainte quand ils commettent tant d'injustices dans les terres des saints qu'ils possèdent; et lorsque, non contents de ce qui est suffisant pour leur substance, par une impiété et un sacrilège horrible, ils gardent pour eux le superflu dont ils devraient nourrir les pauvres, et n'appréhendent point d'employer la nourriture des malheureux à entretenir leur vanité et leurs désordres, ils se rendent coupables d'un double crime, car ils dissipent un bien qui n'est pas à eux, et ils abusent des choses sacrées pour satisfaire leur ambition et leurs débauches.

13. Qui donc, en voyant que celui dont les jugements sont des abîmes profonds, épargne ces personnes en ce monde pour ne les pas épargner dans l'éternité, pourrait chercher du repos en ce lieu? Cette contemplation est remplie de la frayeur du jugement, non de la sécurité de la chambre. Ce lieu est terrible et privé de tout calme. Je suis saisi de crainte, lorsque quelquefois, m'y trouvant porté, je repasse en moi-même avec tremblement ces paroles: «Qui sait s'il est digne d'amour ou de haine (Qo 9,91)?» Et il ne faut pas s'étonner si moi, qui ne suis qu'une feuille et une paille sèche (Jb 13,25) que le vent emporte, je chancelle en un lieu où David, ce grand contemplatif, confesse avoir quasi trébuché, et s'écrie: «J'ai envié la condition des méchants en voyant la paix dont ils jouissent (Ps 72,3).» Pourquoi? «Ils ne participent point, dit-il, aux maux des autres hommes, et ils ne sont point affligés avec eux. C'est pourquoi l'orgueil s'est emparé de leur coeur,» afin qu'ils ne s'humilient point pour faire pénitence, mais qu'ils soient condamnés pour leur vanité avec le diable orgueilleux et avec ses anges. Car ceux qui n'ont point de part aux maux des hommes, auront certainement part à ceux des démons, et entendront cette sentence terrible de la bouche de leurs juges: «Allez, maudits, dans le feu éternel qui est préparé pour le diable et pour ses anges (Mt 25,41).» Néanmoins, ce lieu est aussi celui de Dieu, et n'est autre que la maison de Dieu et la porte du ciel. C'est là que Dieu est craint; c'est là que son nom est saint et redoutable. C'est comme l'entrée de la gloire. «Car la crainte du Seigneur est le commencement de la sagesse (Ps 111,9).»

14. Et ne vous étonnez pas que j'attribue à ce lieu-ci, non au premier, le commencement de la sagesse. Car, dans le premier, nous entendons la sagesse qui enseigne toutes choses, comme un maître excellent dans son auditoire; et, dans celui-ci, nous recevons en nous ces enseignements. Là nous sommes instruits, mais ici nous sommes touchés. L'instruction rend les hommes doctes, et le sentiment qu'elle produit les rend sages. Le soleil n'échauffe pas tous ceux qu'il éclaire. Ainsi, la sagesse enseigne à plusieurs ce qu'ils doivent faire, mais elle ne leur donne pas toujours l'ardeur nécessaire pour l'exécuter. Autre chose est de connaître de grandes richesses, autre chose de les posséder; or, ce n'est pas la connaissance, mais la possession qui rend l'homme riche. De même, il y a de la différence entre connaître Dieu et le craindre; ce n'est pas la connaissance qui rend sage, c'est la crainte, mais une crainte qui fait impression sur l'âme. Appelez-vous sage celui qui est enflé par sa science? Il faut être archifou pour appeler sages ceux qui, ayant connu Dieu, ne l'ont pas glorifié comme Dieu, et ne lui ont pas rendu des actions de grâces. Pour moi, je suis plutôt du sentiment de saint Paul qui dit que leur coeur était insensé (Rm 1,81). Et c'est avec raison qu'il est écrit que la crainte du Seigneur est le commencement de la sagesse. Car Dieu commence seulement à être agréable à l'âme, lorsqu'il la frappe de crainte, non lorsqu'il lui communique la science. Si vous craignez la justice de Dieu, si vous craignez sa puissance, Dieu, entant que juste et puissant, semble doux au goût de votre âme. Car la crainte est une espèce de faveur et d'assaisonnement. Elle rend sage, comme la science rend savant, et comme les richesses rendent riches. A quoi donc est bon le premier endroit? Il nous prépare seulement à recevoir la sagesse. C'est là que vous êtes préparé pour être initié ici. La préparation, c'est la connaissance des choses. Mais elle est aisément suivie de l'enflure de la vanité, si la crainte ne la retient? si bien qu'il est vrai de dire que le commencement de la sagesse, c'est la crainte du Seigneur, attendu que c'est la première qui s'oppose à la peste de l'âme que l'Apôtre appelle une folie. Le premier lieu donne seulement accès à la sagesse, mais celui-ci y donne entrée. Néanmoins, le contemplatif ne trouve un parfait repos dans l'un ni dans l'autre, parce que, dans le premier, Dieu parait comme en peine, et dans celui-ci comme troublé. Ne cherchez donc point la chambre de l'Époux en des lieux, dont l'un ressemble à l'auditoire d'un maître, et l'autre, au tribunal d'un juge.

15. Mais il y a un lieu où l'on voit Dieu vraiment en repos, et tranquille, c'est le lieu, non d'un juge ou d'un maître, mais d'un Époux. Je ne sais ce qu'il est à l'égard des autres; pour moi, ce m'est une chambre quand parfois il m'arrive d'y entrer; mais, hélas! que cela m'arrive rarement, et que j'y demeure peu de temps! C'est là qu'on reconnaît clairement la miséricorde que le Seigneur a exercée et exercera éternellement envers ceux qui le craignent. Aussi, heureux celui qui peut dire: «Je suis lié d'affection et de société avec tous ceux qui vous craignent et qui gardent vos commandements (Ps 119,63).» Le décret de Dieu est immuable; il a prononcé un jugement de paix qu'il ne révoquera point, sur ceux qui le craignent, il dissimule le mal qu'ils font, et récompense leurs actions vertueuses, et, par un effet merveilleux de sa miséricorde, non-seulement le bien, mais le mal tourne et conspire à leur bien (Ps 31,2). O vraiment heureux, celui à qui le Seigneur n'impute point ses péchés (Rm 8,23)! car, pour ce qui est d'être exempt de péché, nul ne saurait le prétendre. Tous ont péché, et tous ont besoin de la grâce de Dieu (Rm 8,33). Et qui accusera ses élus? Il me suffit, pour être juste, d'avoir pour favorable celui seul que j'ai offensé. Tout ce qu'il a résolu de ne me point imputer, c'est comme si je ne l'avais jamais commis. Ne point pécher, cela n'appartient qu'à la justice de Dieu; mais la justice de l'homme, c'est l'indulgence de Dieu. J'ai vu ces choses, et j'ai compris la vérité de cette parole: «Quiconque est né de Dieu ne pèche point; parce que la génération céleste le conserve pur (1Jn 3,9).» La génération céleste, c'est la prédestination éternelle, par laquelle Dieu a gratifié de ses grâces ses élus en son Fils bien-aimé avant la création du monde, les regardant en lui d'un oeil favorable, pour les rendre dignes de voir l'éclat de sa gloire et de sa puissance, et les faire participants de l'héritage de celui à l'image duquel il devait les rendre conformes. Je les regarde donc comme n'ayant jamais péché. Car, bien qu'ils aient effectivement péché dans le temps, il n'y parait point dans l'éternité, parce que la charité (a) infinie de leur père couvre la multitude de leurs péchés; j'appelle donc heureux ceux dont les péchés ont été pardonnés et couverts (Ps 31,1). Alors j'ai ressenti tout d'un coup en moi une si' grande confiance, et me suis trouvé rempli d'une telle joie, qu'elle surpassait certainement la crainte dont j'avais été saisi dans le lieu d'horreur, c'est-à-dire dans le lieu de la seconde vision, en sorte qu'il me semblait que j'étais du nombre de ces bienheureux. O si cela avait duré un peu plus longtemps! «Seigneur, visitez-moi encore, je vous en conjure, je vous en conjure, visitez-moi encore par votre grâce salutaire, afin que je possède la gloire de vos élus, et que je prenne part à la joie de cette troupe bienheureuse (Ps 106,4).»

16. O lieu d'un repos véritable, et que je puis avec raison appeler du nom de chambre, lieu où on ne voit pas Dieu comme ému de colère, ou occupé de soins, mais où on éprouve les effets de sa bonté et de sa bienveillance parfaites! Cette contemplation, loin d'exciter l'effroi, est pleine de charmes. Elle n'allume pas une curiosité inquiète, elle l'apaise; elle ne fatigue pas l'esprit, elle le rend calme et tranquille. C'est là qu'on se repose véritablement. Dieu y est dans une paix qu'il communique à toutes choses, l'âme se repose en la voyant jouir d'une quiétude ineffable. On y voit ce grand roi semblable à un juge qui, après avoir terminé de longs procès, congédie la foule qui l'assiège, prend quelque relâche d'un travail si pénible, retourne la nuit à son palais, entre dans sa chambre avec un petit nombre de personnes qu'il daigne honorer de son intérieur et de sa familiarité, se repose avec d'autant plus de confiance, que le lieu de son repos est plus retiré, et fait paraître un visage d'autant plus gai et plus serein, qu'il n'a sous

a C'est dans le même sens que dans son traité de la grâce et da libre arbitre, n. 29, saint Bernard dit que «les péchés des justes sont cachés dans la charité» de Dieu. On peut se reporter an quatrième des sermons divers, n. 5, et au premier sermon pour la jour de la Septuagésime, avec ses notes.

les yeux que des personnes qu'il aime. S'il arrive parfois à quelqu'un de vous d'être ravi et caché pour quelques heures dans ce sanctuaire secret et mystérieux de Dieu, et s'il n'en est rappelé ni par les besoins du corps, ni par aucun souci, ni par les remords d'aucun péché, ni par les fantômes des images corporelles, qui fondent dans l'âme, et qu'il est plus difficile de repousser, il pourra se glorifier et dire à son tour parmi nous: «Le roi m'a fait entrer dans sa chambre.» Et néanmoins je ne voudrais pas assurer que ce soit celle où l'Épouse se glorifie d'avoir été conduite. Toutefois, c'est une chambre, et la chambre du roi; parce que des trois lieux que nous avons assignés à la triple contemplation, il n'y a que celui-là de paisible et de tranquille. Car, comme nous l'avons montré clairement dans le premier, on. ne jouit que d'un repos fort léger, et dans le second, il n'y en a point du tout; parce que, dans l'un, Dieu paraissant admirable, excite la curiosité à le rechercher avec ardeur; et, dans l'autre, se montrant terrible, il ébranle notre faiblesse. Mais, dans ce troisième lieu, il n'est point terrible, et il daigne paraître moins admirable qu'aimable, serein, paisible, doux, favorable et plein de miséricorde à tous ceux qui le regardent.

17. Mais afin de vous remettre en abrégé ce que nous avons dit du cellier, du jardin et de la chambre de l'Époux, souvenez-vous de trois temps, de trois mérites, et de trois récompenses. Dans le jardin, considérez les temps; les mérites, dans le cellier; et les récompenses, dans cette triple contemplation de l'âme qui cherche la chambre. Quant au cellier, nous en avons parlé suffisamment. Pour ce qui est du jardin et de la chambre, s'il se présente encore quelque chose à dire, nous le ferons dans l'occasion. Sinon contentez-vous de ce que nous en avons dit, et ne le répétons plus, de peur, ce qu'à Dieu ne plaise, que vous ne vous fatiguiez de choses qui sont dites à la louange et à la gloire de l'Époux de l'Église, notre Seigneur Jésus-Christ, qui étant Dieu, est élevé au dessus de tout et béni dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.


Bernard sur Cant. 22