Augustin, lettres - LETTRE XCIII. (Année 408)

LETTRE XCIV. (Année 408)

Saint Paulin, se trouvant à Rome après Pâques, selon sa coutume, avait reçu de saint Augustin un de ses ouvrages; il ne nous dit pas lequel; pour mieux en jouir, il avait attendu d'être sorti de Rome où trop de bruit l'importunait. Saint Paulin loue la courage religieux de Mélanie, les bonnes oeuvres du sénateur Publicola, petit-fils de cette illustre et sainte dame romaine, et parle du renoncement chrétien qu'il appelle une mort évangélique. Comme l'évêque d'Hippone lui avait demandé quelle serait l'occupation des élus dans le ciel, le saint époux de Thérasie exprime humblement quelques pensées à cet égard. Cette lettre respire la plus respectueuse et la plus profonde admiration pour la sainteté et le génie de l'évêque d'Hippone.

AU SAINT ÉVÉQUE DU SEIGNEUR, A LEUR INCOMPARABLEMENT CHER ET VÉNÉRABLE PÈRE, FRÈRE ET MAITRE AUGUSTIN, LES PÉCHEURS PAULIN ET THÉRASIE.

1. Votre parole est toujours un flambeau pour mes pas et une lumière pour mon chemin. Ainsi, chaque fois que je reçois des lettres de votre bienheureuse sainteté, je sens que les ténèbres qui obscurcissent mon esprit se dissipent, et que grâce à ce collyre appliqué sur les yeux de mon âme, j'y vois plus clair: la nuit de l'ignorance s'en va, les ombres du doute s'effacent. Je l'ai souvent éprouvé par les lettres dont vous m'avez favorisé, mais jamais mieux que par ce dernier ouvrage de vous qu'est venu m'apporter en votre nom un homme béni du Seigneur, notre cher et digne frère Quintus, diacre. Lorsqu'il nous a remis ce don sacré de votre génie, il y avait déjà longtemps qu'il se trouvait à Rome: j'y étais allé après Pâques, selon ma coutume, pour y vénérer les tombeaux des apôtres et des martyrs (1). Toutefois,

1. Voilà encore un témoignage qui prouve l'ancienne coutume chrétienne d'honorer les reliques des saints.. Nous recommandons ce passage de la lettre de saint Paulin aux protestants de bonne toi. Dans le IVe siècle, la secte des Eunoméens appelait idolâtrie le culte des martyrs, et l'évêque catholique d'Amasie, Astérius, parlant au nom de la foi chrétienne, répondait à ces dissidents des premiers âges: «Nous n'adorons pas les martyrs, mais nous les honorons comme les vrais adorateurs de Dieu; nous ne rendons pas de culte à des hommes, mais nous admirons ceux qui, au jour des épreuves, ont noblement sacrifié à Dieu. Nous plaçons leurs restes dans de précieux reliquaires, et nous élevons pour eux des maisons de repos magnifiquement ornées, afin d'entretenir l'émulation des morts glorieuses.»

oubliant le temps qu'il avait passé à Rome à mon insu, il m'a semblé qu'il ne faisait que d'arriver d'auprès de vous; je croyais surtout qu'il venait de vous quitter à peine lorsque, la première fois que je le vis, il me présentait ces fleurs de votre génie, qui tint les parfums du ciel. J'avouerai cependant à votre vénérable charité que je n'ai pas pu lire à Rome ce livre, aussitôt que je l'ai eu entre les mains. La foule y était si grande et si bruyante que je n'aurais pu y trouver assez de recueillement pour apprécier votre oeuvre et eu jouir, comme je le désirais: j'aurais voulu aller jusqu'au bout, si j'en avais commencé la lecture. Aussi j'ai retenu la faim de mon esprit comme on prend patience en attendant un festin qui ne peut pas nous manquer; j'avais l'espérance certaine de me rassasier, puisque je tenais dans la main ce livre comme le pain de mon désir que j'allais dévorer; je soupirais après le moment où je me nourrirais de ce miel qui devait m'être si doux et à la bouche et aux entrailles (1); mais j'attendais notre sortie de Rome et la halte d'un jour que nous devions faire à Formies (2) pour me livrer tout entier et avec une tranquille liberté aux délices spirituelles de votre livre.

2. Un homme aussi pauvre et aussi terrestre que moi, que peut-il répondre à la sagesse qui vous a été donnée d'en-haut, à cette sagesse que le monde ne comprend pas, que nul ne goûte si Dieu ne l'éclaire et ne lui prête sa parole? Comme je sais que le Christ lui-même palle par votre bouche, c'est en Dieu que je louerai vos discours, et je ne craindrai pas les terreurs de la nuit. Car vous m'avez appris, dans l'esprit de vérité, à accepter les maux inséparables de cette mortelle vie, avec cette modération salutaire et résignée que vous avez vue en la bienheureuse mère et aïeule Mélanie pleurant la mort d'un fils unique a dans un deuil silencieux, mais non sans larmes maternelles. Plus près d'elle, parce que votre âme ressemble plus à la sienne, vous avez mieux compris les larmes réglées et sérieuses de cette femme si parfaite en Jésus-Christ; tout en gardant la vigueur d'un esprit viril, vous n'avez eu besoin que de vous sentir vous-même pour sentir le coeur maternel de Mélanie; vous l'avez vue pleurer d'abord par naturelle affection, ensuite par un motif plus élevé, car elle n'a pas seulement gémi sur la perte d'un fils unique de condition mortelle, mais elle s'affligeait surtout que la mort l'eût surpris engagé dans les vanités de ce monde: il n'avait

1. Ez 3,3 Ap 2,9-10. - 2. Aujourd'hui Formello. - 3. Publicola, que saint Paulin appelle le fils unique de Mélanie, était son petit-fils. Mélanie avait perdu, jeune encore, son mari et deux enfants. Voyez ce que nous avons dit de cette sainte et illustre dame romaine, dans l'Histoire de Jérusalem, chap. 26.

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pas encore abandonné le faste de la dignité sénatoriale. Mélanie, selon la sainte ambition de ses voeux, aurait voulu qu'il eût passé de la gloire de la conversion à la gloire de la résurrection, qu'il eût partagé avec sa mère le repos et la couronne, et qu'à l'exemple de celle à qui il devait le jour, il eût préféré le sac à la toge et le monastère au sénat.

3. Pourtant cet homme, comme je crois l'avoir dit à votre sainteté, est parti de ce monde, enrichi de bonnes oeuvres et s'il n'a pas laissé voir par le vêtement l'éclat de l'humilité de sa mère, il a aimé en esprit cette humilité. Il fut si doux dans ses moeurs et si humble de crieur, d'après la parole de l'Evangile (1), qu'on peut croire qu'il est entré dans le repos; du Seigneur; car des biens sont réservés à l'homme pacifique (2), et ceux qui sont doux posséderont la terre (3); ils plairont à Dieu dans la région des vivants (4). Publicola, non-seulement dans le tacite consentement du crieur, mais encore dans les actes visibles de sa vie, a suivi le conseil de l'Apôtre; placé à côté des grands du siècle, il ne goûtait pas les grandeurs comme un ami de la gloire de la terre, mais il s'unissait aux humbles (5) comme un parfait imitateur du Christ et ne cessait de leur donner sa compassion et ses soins. Aussi sa race a été puissante sur la terre, entre ceux que leur élévation fait appeler des dieux; les bénédictions qui ont visité sa famille et sa maison ont mis en lumière le saint mérite de l'homme. «La postérité des justes sera bénie, dit le Psalmiste, la gloire et les richesses seront dans sa maison (6);» il ne s'agit pas ici d'une gloire périssable ni des richesses qui passent; la maison dont parle le Psalmiste se bâtit dans les cieux, non pas avec le travail des mains, mais avec la sainteté des oeuvres. Je n'ajouterai rien de plus pour la mémoire de l'homme qui m'était aussi cher qu'il se montrait dévoué au Christ; je me souviens de vous en avoir déjà beaucoup parlé dans de précédentes lettres; et d'ailleurs je ne saurais rien dire de meilleur ni de plus saint sur la bienheureuse mère de ce fils, sur Mélanie, la tige de ces pieux rameaux, que ce que votre sainteté a daigné en dire elle-même. Pécheur que je suis et avec dés lèvres impures, je ne saurais parler dignement des mérites d'une telle foi et des vertus d'une telle âme; j'en suis trop éloigné; mais vous, l'homme du Christ, le docteur d'Israël dans l'Eglise de la vérité, vous étiez tout préparé, par la grâce dé Dieu, à être le panégyriste de cette âme si virile dans le Christ: ainsi que je l'ai dit, votre esprit plus rapproché du sien, vous faisait comprendre cette âme que soutenait une force divine, et il vous appartenait de rendre un plus digne hommage à tant de piété et de vertu.

4. Vous daignez me demander quelle sera, après la résurrection de la chair, l'occupation des bienheureux dans le siècle futur. Mais c'est moi qui veux voles consulter, comme un maître et un médecin spirituel, sur l'état présent de ma vie, afin que vous m'appreniez à faire les volontés de Dieu,

1. Mt 11,27 - 2. Ps 36,37 - 3. Mt 5,4 - 4. Ps 114,9 - 5. Rm 12,16 - 6. Ps 111,2-3.

à suivre le Christ sur vos traces, et à mourir de cette mort évangélique par laquelle nous devançons volontairement la séparation de l'âme d'avec le corps, non par le trépas ordinaire, mais en nous retirant intérieurement de cette vie qui est pleine de tentations, et qu'un jour,vous adressant à moi, vous appeliez une tentation continuelle. Plût à Dieu que je m'attachasse si bien à vos traces que, dépouillant, à votre exemple, mes vieilles chaussures et brisant mes liens, je pusse librement m'élancer dans la voie, et mourir comme vous êtes mort à ce monde, pour vivre avec Dieu dans le Christ qui vit en vous, dans le Christ dont votre corps, votre crieur et votre bouche représentent la mort et la vie! Car votre coeur ne goûte point les choses de la terre, et votre bouche ne s'occupe pas des oeuvres des hommes; mais la parole du Christ abonde dans votre âme, et l'esprit de vérité, répandu dans votre langage, a l'impétuosité du fleuve qui vient d'en-haut et réjouit la cité de Dieu (1).

5. Mais quelle vertu peut produire en nous cette mort évangélique, si ce n'est la, charité, qui est forte comme la mort? Elle efface pour nous et détruit si bien ce inonde, qu'elle fait l'effet de la mort en nous attachant au Christ, vers lequel nous ne pouvons nous tourner qu'en nous séparant des choses du temps, et avec qui nous ne pourrons vivre qu'en mourant à tout ce qui est humain. Nous ne croyons pas que, pour nous, ce soit vivre que de regarder le monde et d'en user, parce que notre partage, c'est la mort du Christ, et que nous ne serons point associés à la gloire de sa résurrection, si nous n'imitons sa mort sur la croix par la mortification de nos membres et de nos sens. Ce n'est donc pas selon notre volonté qu'il nous faut vivre, mais selon la volonté du Christ, laquelle est notre sanctification; il est mort pour nous, et il est ressuscité, afin que nous vivions pour lui; il nous a donné son esprit comme gage de sa promesse, et a placé dans les cieux, comme gage d'une bienheureuse vie, son corps, qui est le chef du nôtre. Aussi notre attente maintenant est le Seigneur, ainsi que la substance qu'il s'est unie pour la faire vivre en. lui et par lui; car il s'est conformé au corps de notre humilité pour nous conformer au corps de sa gloire (2) et nous placer avec lui dans les célestes demeures. C'est pourquoi ceux qui auront été jugés dignes de l'éternelle vie, seront dans la gloire de son royaume, afin qu'ils soient avec lui, comme dit l'Apôtre (3), et qu'ils demeurent avec lui, comme le Seigneur l'a dit lui-même à son Père: «Je veux que là où je suis, ils soient aussi avec moi (4).»

6. C'est sans doute ce que vous lisez dans les psaumes à l'endroit où il est écrit: «Heureux ceux qui habitent dans votre maison; ils vous loueront éternellement (5).» Je crois que ces divines louanges seront chantées avec des voix, malgré les changements que recevront les corps des saints ressuscités, pour devenir semblables au corps da Seigneur après sa résurrection: en elle a brillé

1. Ps 13,5 - 2. Ph 3,21 - 3.1Th 4,16 - 4. Jn 17,24 - 5. Ps 83,5

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une image vive de la résurrection des hommes, et le Seigneur, qui avait souffert et qui était ressuscité dans son corps, a été pour tous comme un miroir. Ressuscité, dans cette même chair avec laquelle il avait été attaché sur la croix et couché dans le tombeau, il a souvent paru devant les hommes, se servant de tous ses membres: on a pu le voir et l'entendre. Si l'on dit des anges, qui sont de purs esprits, qu'ils ont des langues polir célébrer les louanges du Créateur et lui rendre de continuelles actions de grâces, à plus forte raison les hommes, malgré la transformation spirituelle qui suivra leur résurrection et leur laissera tous les membres d'une chair glorifiée, avec leurs formes et leurs proportions, auront-ils une langue dans la bouche et feront-ils entendre des sons pour chanter les saints cantiques et exprimer les sentiments et les joies de leur âme. Peut-être aussi le Seigneur leur donnera-t-il, pour surcroît de grâce et de gloire, de chanter d'autant mieux, pendant tous les siècles que durera son royaume, les divines louanges, que leurs corps auront acquis une plus haute et plus parfaite nature: ainsi établis dans des corps déjà spirituels, ils cesseraient d'avoir des paroles humaines, elles deviendraient angéliques et célestes, semblables à celles que l'Apôtre entendit dans le paradis (1). Et peut-être, ce qui fait dire à l'Apôtre que ces discours sont ineffables à l'homme, c'est qu'entre autres récompenses réservées aux saints, ils parleront des langues qu'il n'est pas permis de parler sur la terre, et qui ne conviennent qu'à l'état immortel et glorieux de ceux dont il a été dit: «Ils crieront et chanteront un hymne (2);» ce sera, sans aucun doute, dans le ciel; ils s'y trouveront avec le Seigneur, se délectant dans l'abondance de la paix, pleins de joie en présence du trône, mettant aux pieds de l'Agneau les coupes et les couronnes, lui chantant un nouveau cantique, réunis aux choeurs des Anges, des Vertus, des Dominations, des Trônes, chantant sans cesse avec les Chérubins et les Séraphins et avec les quatre animaux de l'Apocalypse: «Saint, Saint, Saint, le Seigneur Dieu des armées (3),» et le reste, que vous connaissez.

2. Voilà sur quoi je vous prie de me dire ce que vous savez ou ce que vous pensez, voilà ce que je vous demande, moi pauvre et misérable, moi votre petit enfant que vous avez coutume de supporter, vous le vrai sage; car je sais que celui qui est la source de la sagesse et le guide des sages vous illumine par un esprit révélateur, et, de même que vous avez connu le passé et que vous voyez le présent, vous jugez aussi de l'avenir. Que pensez-vous de ces voix éternelles des créatures célestes et même de celles qui vivent au-dessus des cieux, en présente du Très-Haut? Quels sont les organes de ces voix qui ne se taisent jamais 2 En disant «Si je parlais les langues des anges (4),» l'Apôtre, a laissé croire qu'il s'agit ici d'un certain langage propre à leur nature, ou, si j'ose ainsi m'exprimer, à leur nation, et qu'il est aussi au-dessus des paroles

1. 2Co 12,4. - 2. Ps 64,14 - 3. Is 6,3 Ap 4,8-10 - 4. 1Co 13,1.

et des pensées humaines que la nature et la demeure des anges sont au-dessus de notre condition mortelle et de la terre que nous habitons; cependant peut-être entend-il par langues des anges des variétés de sons et de discours, comme, au sujet de la diversité des grâces, il cite le don des langues (1), ce qui signifie la faculté de parler clans la langue de beaucoup de nations. Mais les nombreux exemples de la voix de Dieu, partie de la nue pour être entendue de saints personnages, prouvent qu-il peut exister un langage sans qu'on ait besoin d'une langue, de cet organe à la fuis si petit et si grand. Ç'est peut-être aussi parce que Dieu a fait de ce membre l'organe de la voix, qu'il a appelé langue les paroles et les voix des créatures incorporelles, comme sont les anges: c'est ainsi que l'Ecriture a coutume de désigner par des noms de membres, les diverses opérations divines. Priez pour nous, et instruisez-nous.

8. Notre très-cher et très-doux frère Quintes est aussi pressé de nous quitter pour retourner vers vous, qu'il l'était peu de vous quitter pour venir vers nous; cette lettre, où se trouvent plus de ratures que de lignes, vous dit assez le peu de temps qu'il nous a donné pour vous répondre; la trop grande hâte du porteur nous a obligé d'écrire vite. C'est la veille des ides de mai qu'il est venu nous demander notre réponse, et il est parti le jour des ides, avant sexte. Voyez si le témoignage que je lui rends ici le recommande ou l'accuse; on jugera, sans doute, plus digne d'éloge que de blâme celui qui s'est hâté de retourner vers sa lumière et de s'éloigner des ténèbres, car nous ne sommes, quant à nous, que ténèbres en comparaison des clartés qui rayonnent eu vous.

1. 1Co 12,10 1Co 12,23.




LETTRE XCV. (A la fin de l'année 408)

Dans cette lettre confiée à Possidius qui partait polir l'Italie, saint Augustin touche avec profondeur au gouvernement des âmes, à l'utilité des peines infligées aux coupables, et laisse voir à cet égard les anxiétés de sa conscience de pasteur. On admirera sa réserve, même dans la vérité, s'il se trouve en présence de chrétiens qui ne puissent pas l'entendre tout entière. il dit à saint Paulin dans quel esprit il t'avait interrogé sur la vie future, indique ce qu'il sait avec certitude, demande à être instruit de ce qu'il ignore, et expose ses pensées sur les corps après la résurrection et sur la question de savoir si les anges ont des corps.

AUGUSTIN A SES CHERS ET BIEN AIMÉS SEIGNEURS, SES SAINTS, DÉSIRABLES ET VÉNÉRABLES FRÈRES, PAULIN ET THERASIE, SES CONDISCIPLES SOUS LE MAITRE JÉSUS, SALUT DANS LE SEIGNEUR.

1. Nos frères et intimes amis, à qui vous aviez coutume d'adresser en même temps qu'à nous lus témoignages d'affection et les saluts que vous en aviez reçus, votes voient maintenant d'une manière assidue: c'est moins pour nous un accroissement de bonheur qu'une (162) consolation dans nos maux. Nous n'épargnons aucun effort pour éviter des affaires comme celles qui les obligent à ce voyage, et cependant je ne sais pourquoi il s'en présente toujours; je crois que nos péchés en sont la cause. Mais quand nos frères reviennent auprès de nous et nous voient, nous sentons l'accomplissement de cette parole: «Vos consolations ont réjoui mon âme, à proportion du grand nombre de douleurs dont j'étais pénétré (1).» Vous reconnaîtrez la vérité de ce que je dis ici, lorsque vous aurez appris de la bouche de Possidius le triste motif du voyage qui lui procurera la joie de vous voir (2). Ah! chacun de nous eût passé les mers dans le seul but de jouir de votre présence, et nul autre motif n'eût semblé plus juste et plus noble. Mais nous sommes retenus ici par les liens qui nous attachent au service des faibles; nous ne pouvons nous éloigner d'eux que quand la gravité de leur propre péril nous y oblige. Est-ce là pour nous une épreuve? Est-ce une punition? Je l'ignore; mais ce que je n'ignore pas, c'est que le Seigneur ne nous traite point selon nos fautes et ne nous rend pas selon nos iniquités (3), puisqu'il mêle à nos douleurs tant de consolations et que, médecin admirable, il empêche que nous n'aimions le monde et que nous n'y fassions des chutes.

2. Je vous ai précédemment demandé quelle serait, selon vous, dans l'avenir, l'éternelle vie des saints; vous m'avez bien répondu en disant qu'on doit s'éclairer encore sur la vie présente; mais pourquoi m'interroger sur des choses que vous ignorez avec moi ou que vous savez avec moi et peut-être mieux que moi? Car vous dites avec grande raison qu'il faut d'abord mourir volontairement de la mort évangélique avant l'inévitable séparation de l'âme et du corps, et qu'il faut mourir ainsi, non point par un trépas réel, mais en se retirant de la vie de ce monde par la pensée. C'est pour nous une vérité simple et hors de toute espèce de doigte, que nous devons vivre dans cette vie mortelle de façon à nous disposer à l'immortelle vie. Mais la question qui trouble le plus des hommes comme moi, qui agissent et qui cherchent, c'est de savoir comment on doit se comporter au milieu de ceux,où `envers ceux qui n'ont pas encore appris à

1. Ps 93,19 - 2. L' évêqué Possidius était allé demander justice à l'empereur à la suite des désordres de Calame, dont il a été question précédemment. - 3. Ps 102,10

vivre en mourant, non par la dissolution du corps, mais par un détachement des plaisirs sensuels; car souvent nous croyons que nos efforts pour eux seront inutiles si nous n'inclinons un peu avec eux vers les choses mêmes d'où nous désirons les tirer. Le charme de ces choses vient alors surprendre notre coeur; nous nous plaisons à dire et à entendre des frivolités; au lieu de nous faire seulement sourire, elles, vont jusqu'à exciter chez nous le rire; nos âmes descendent ainsi jusqu'à toucher la poussière et même la fange de ce monde, et notre essor vers Dieu devient plus pénible et plus lent pour vivre évangéliquement en mourant de la mort évangélique. Si quelquefois on réussit à s'élever, on entendra crier aussitôt Fort bien! fort bien! et ce ne sont pas des cris d'homme qu'on entendra de la sorte, car nul homme ne connaît ce qui se remue dans un autre à une telle profondeur; mais de ce fond silencieux de l'âme il s'échappe je ne sais quelle voix qui crie: Fort bien! fort bien! C'est à cause de ce genre de tentation que le grand Apôtre avoue qu'il a été souffleté par un ange (1). Voici comment la vie humaine sur la terre n'est qu'une tentation; l'homme est tenté jusque dans ses efforts les plus généreux pour rendre sa vie semblable à la vie céleste.

3. Que dirai-je de la punition ou de l'indulgence, puisqu'ici nous ne connaissons d'autre inspiration et d'autre règle que le salut de ceux que nous voulons ramener à Dieu? Quelle question obscure et profonde que celle de la mesure à garder dans les peines, non-seulement selon la nature et le nombre des fautes, mais encore selon les forces de chacun: il faut considérer ce que chacun peut ou non supporter, de peur de l'arrêter dans ses progrès ou même de le pousser à des chutes. Je ne sais pas non plus si la crainte de la.punition suspendue sur la tête des hommes n'a pas rendu pires plus de gens qu'elle n'en a corrigés. Quel tourment d'esprit quand souvent il arrive que si vous punissez quelqu'un, il périt, et que si vous le laissez impuni, un autre périra! Pour moi, j'avoue que je pèche tous les jours en cela et que j'ignore quand et de quelle manière je dois observer ces paroles de l'Apôtre: «Reprenez devant tout le monde ceux qui pèchent, pour inspirer la crainte aux autres (2);» et ces paroles de l'Evangile: «Reprenez-le entre vous seul et lui (3),» et ce précepte

1. 2Co 12,7 - 2. 1Tm 5,20 - 3. Mt 18,15.

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«Ne jugez pas avant le temps afin que vous ne soyez pas jugés (1),» car on n'ajoute pas ici: avant le temps, et ce qui est écrit: «Qui êtes-vous pour juger le serviteur d'autrui? S'il tombe ou s'il demeure ferme, cela regarde son maître, mais il demeurera ferme, car Dieu est assez puissant pour le soutenir (2).» L'Apôtre parle évidemment ici de ceux qui sont dans l'Eglise; il ordonne ensuite qu'ils soient jugés lorsqu'il dit: «Qu'ai-je à juger ceux qui sont dehors? n'est-ce pas de ceux qui sont dans l'Eglise que vous avez droit de juger? Retranchez le méchant du milieu de vous (3).» Quel souci et quelle appréhension lorsqu'il s'agit d'accomplir ce devoir et d'éviter que celui qu'on frappe ne soit accablé par un excès de tristesse, selon la parole de l'Apôtre dans sa seconde Epître aux Corinthiens. Et, ne voulant laisser croire à personne que ceci ne soit pas digne de grande considération, il ajoute: «Afin que Satan ne nous possède pas, car nous n'ignorons pas ses desseins (4).» Comme on tremble en présence de toutes ces incertitudes, ô mon citer Paulin, saint homme de Dieu! que d'effroi! quelles ténèbres! Ne pouvons-nous pas croire que ce soit cela qui ait fait dire: «La frayeur et le tremblement sont venus sur moi, et les ténèbres m'ont enveloppé; et j'ai dit: Qui me donnera des ailes comme à la colombe, et je volerai et je me reposerai? Voilà que je me suis éloigné en fuyant, et j'ai demeuré dans le désert.» Mais peut-être a-t-il éprouvé dans le désert même ce qu'il ajoute: «J'attendais celui qui me sauverait de la faiblesse et de la tempête (5).» La vie humaine sur la terre n'est donc que tentation (6)!

4. Et les divines Ecritures, né les effleurons-nous pas plutôt que nous ne les exposons? Nous cherchons plutôt ce qu'il faut y comprendre que nous n'y comprenons quelque chose de définitif et d'arrêté. Cette réserve pleine d'inquiétude vaut encore mieux que de téméraires affirmations. N'y a-t-il pas beaucoup de choses où un homme qui ne juge pas selon la chair, que l'Apôtre dit être la mort, scandalisera grandement celui qui juge encore selon la chair (7)? Il est alors très-dangereux de dire ce qu'on pense, très-pénible de ne pas le dire, et très-pernicieux de dire le contraire. Lorsque,

1. 1Co 4,5 Mt 7,1. - 2. Rm 14,4. - 3. 1Co 5,12-13 - 4. 2Co 2,11 - 5. Ps 55,6 - 6. Jb 7,1. - 7. Rm 8,5-6.

que, croyant user des droits d'une fraternelle charité, nous désapprouvons librement et ouvertement certaines choses dans les discours ou les écrits de ceux qui sont dans l'Eglise et qu'on nous accuse d'agir non par bienveillance, mais par jalousie, combien on pèche envers nous 1 Et quand on nous reprend et qu'à notre tour nous soupçonnons nos censeurs de vouloir plutôt nous blesser que nous corriger, combien nous péchons envers les autres! De là, assurément, naissent des inimitiés, souvent même entre des personnes auparavant très-unies; car, contrairement à ce qui est écrit, on s'attache à l'un pour s'enfler de vanité contre l'autre (1); et tandis que les uns et les autres se mordent et se mangent, il est à craindre qu'ils rie se consument entre eux (2)? «Qui donc me donnera des ailes comme à la colombe, et je volerai, et je me reposerai?» Car soit que les dangers que chacun éprouve lui paraissent plus grands que les dangers qu'il ignore, ou qu'ils le soient réellement, il me semble que l'effroi et la tempête du désert sont moins difficiles à supporter que les choses que nous souffrons ou que nous craignons au milieu des peuples.

5. J'approuve donc votre sentiment qu'il faut s'occuper de l'état de cette vie, qui d'ailleurs est plus une course qu'un état. J'ajoute. que nous devons songer à régler notre situation présente avant de nous enquérir de l'avenir où nous conduit cette course de la vie humaine. Si je vous ai interrogé à cet égard, ce n'est pas que je sois en parfaite sûreté sur la connaissance et l'accomplissement de mes vrais devoirs ici-bas, car je me sens péniblement embarrassé en beaucoup de cas et surtout en ceux dont je vous ai brièvement entretenu plus haut; mais comme mes difficultés et mon ignorance viennent exclusivement de ce que nous sommes chargés de conduire, dans une grande variété de moeurs et d'âmes, de volontés secrètes et d'infirmités, non le peuple de la terre ou le peuple romain, mais le peuple de la Jérusalem céleste, j'ai mieux aimé parler avec vous de ce que nous serons alors que de ce que nous sommes maintenant. Tout en ignorant quels seront alors les biens futurs, nous sommes sûrs pourtant d'un point qui n'est pas peu de chose, c'est que les maux de cette vie ne se retrouveront pas dans cette vie à venir.

1. 1Co 4,6 - 2. Ga 5,15

164

6. Quant aux moyens d'aller du temps à cette heureuse éternité, je sais qu'il faut pour cela brider les désirs charnels, ne donner aux sens que ce qui est nécessaire à la conservation et au travail de la vie, et supporter patiemment et fortement toutes les misères temporelles pour la vérité de Dieu, pour notre salut éternel et celui du prochain. Je sais que c'est un devoir de charité de ne rien négliger pour que notre prochain vive ici de façon à mériter la vie éternelle. Je sais que le spirituel doit être préféré au charnel, l'immuable à ce qui change, et que l'homme est pulls ou moins capable d'accomplir tous ces devoirs selon que la grâce de Dieu lui vient plus ou moins en aide, par Jésus Christ Notre-Seigneur. Pourquoi celui-ci est-il aidé de cette manière? Pourquoi celui-là l'est-il de telle autre ou ne l'est-il point? je l'ignore: je reconnais seulement que Dieu agit ainsi dans une souveraine justice qui lui est connue. Pour ces doutes inquiets sur la conduite à tenir avec les hommes, si vous pouvez les dissiper, instruisez-moi, je vous en prie. Mais si ces doutes sont aussi les vôtres, soumettez-les à quelque doux médecin du coeur, soit que vous en trouviez là où vous vivez, ou bien à Rome où vous allez tous les ans; écrivez-moi ce que vous aura répondu ce médecin spirituel ou ce que le Seigneur vous aura inspiré dans vos mutuels entretiens.

7. Vous m'avez à votre tour demandé mon sentiment sur la résurrection des corps et sur les futures fonctions de nos membres dans cet état incorruptible et immortel; voici brièvement ce que j'en pense; si ce que je vais vous dire ne vous suffit pas, nous pourrons y revenir plus longuement avec l'aide de Dieu. Il faut tenir pour certain, d'après le témoignage véritable et clair de la sainte Ecriture, que ces corps visibles et terrestres que l'Apôtre appelle des corps d'animaux (1), deviendront spirituels dans la résurrection des fidèles et des justes. Mais la nature spirituelle du corps est quelque chose dont nous n'avons pas l'expérience, et je ne sais comment on pourrait la comprendre ou la faire comprendre. Certainement il n'y aura pas là de corruption possible, et on n'aura pas besoin alors comme à présent d'une nourriture corruptible; ce n'est pas que nos corps en cet état ne puissent prendre de nourriture; sans en éprouver le besoin, il auront la puissance d'en user. Autrement le Seigneur n'en aurait pas pris après sa résurrection, qui est une

1. 1Co 15,44.

preuve et une image de la nôtre, selon cette parole de l'Apôtre: «Si les morts ne ressuscitent pas, le Christ n'est pas ressuscité (1).» Lorsqu'il apparaissait avec brus ses membres et s'en servait, le Seigneur montra même la place de ses plaies. J'ai toujours entendu par là non des plaies, mais des cicatrices, qu'il conservait par puissance, non par nécessité. Cette puissance, il l'a partout fait éclater, soit en prenant d'autres formes, soit eu apparaissant visiblement à ses disciples réunis dans une maison dont les portes étaient closes (2).

8. Une question s'élève ici sur les anges ont-ils des corps adaptés à leurs fonctions et à leurs courses, ou bien sont-ils seulement des esprits? si nous disons qu'ils ont des corps, on nous objectera ce passage du Psalmiste. «Vous qui faites des esprits vos ambassadeurs (3).» Si nous disons qu'ils n'ont pas de corps, nous serons encore plus embarrassés des passages de l'Ecriture où les anges se rendent visibles à des hommes qui les reçoivent dans leur demeure, leur lavent les pieds, et leur donnent à boire et à manger (4). Il est plus simple de croire qu'on appelle les anges des esprits comme on appelle les hommes des âmes, ainsi qu'il est dit du nombre d'âmes qui se dirigèrent vers l'Egypte avec Jacob (5), car on ne peut pas plus prétendre que ces âmes-là n'eussent pas de corps, que de croire que les anges aient reçu, sans être revêtus de formes corporelles, tous les soins de l'hospitalité. De plus, on marque dans l'Apocalypse la taille d'un ange (6), on lui assigne une grandeur qui ne convient qu'à des corps; cela prouverait que, dans les apparitions angéliques, il n'y a rien de faux, mais qu'il y a un témoignage de ce que peuvent des corps spirituels. Néanmoins, soit que les anges aient des corps, soit qu'on arrive à expliquer comment, sans corps, ils peuvent faire toutes ces choses, il demeure vrai que, dans cette cité de saints où les élus rachetés par le Christ seront réunis à des milliers d'anges, les sons de la voix serviront à exprimer des sentiments connus de tous, car dans cette société divine nulle pensée ne restera cachée au prochain; on y sera en pleine harmonie dans une commune louange de Dieu, non-seulement par l'esprit, mais aussi par le corps spirituel: voilà ce qui me semble.

1. 1Co 15,16. - 2. Lc 24,15-43 Jn 20,14-29 Mc 16,12-14. - 3. Ps 103,4. - 4. Gn 18,2-9 Gn 19,1-3. - 5. Gn 46,27. - 6. Ap 10.

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9. Cependant si vous savez déjà quelque chose de plus conforme à la vérité ou si vous pouvez l'apprendre par des docteurs, j'attends vivement vos communications. Repassez encore ma lettre (1) à laquelle le départ précipité du diacre vous a obligé de répondre en si grande hâte; je ne me plains pas de cette promptitude, je vous la rappelle, afin que vous me rendiez aujourd'hui ce qu'on ne vous a pas laissé le temps de me donner. Dites-moi ce que vous pensez sur l'importance du repos chrétien pour s'avancer dans l'étude de la sagesse chrétienne, et sur le repos que je vous croyais et qui, d'après ce qu'on m'annonce, est troublé par d'incroyables occupations; cherchez et voyez ce que j'avais désiré savoir de vous. (Et d'une autre main) Souvenez-vous de nous; vivez heureux, saints de Dieu, qui faites nos grandes joies et nos consolations.

1. Cette lettre de saint Augustin est perdue.





Augustin, lettres - LETTRE XCIII. (Année 408)