Augustin, lettres - LETTRE CCV. (Octobre 420)

LETTRE CCVI. (Année 420)

Lettre de recommandation.

AUGUSTIN A VALÈRE, SON ILLUSTRE, ÉMINENT SEIGNEUR ET TRÈS-CHER FILS EN JÉSUS-CHRIST (3), SALUT DANS LE SEIGNEUR.

Si chaque fois qu'on me demande des lettres de recommandation pour vous je n'en donnais pas, je craindrais de méconnaître soit votre

3. C'est le même Valère qui est dédié l'ouvrage sur le mariage et la concupiscence.

bonté compatissante envers ceux qui sont sans appui, soit vos sentiments à mon égard. Je suis donc toujours prêt à rendre ces bons offices, surtout lorsqu'il s'agit de vous recommander des ministres du Christ attachés au service de l'Eglise dont vous êtes, à notre grande joie, le cohéritier et le fils, ô mon illustre, éminent seigneur et très-cher fils en Jésus-Christ! Mon saint frère et collègue Félix m'ayant prié de lui remettre une lettre pour vous, je n'ai pas dû la lui refuser. Je vous recommande donc un évêque du Christ qui a besoin d'être soutenu par un homme illustre; faites ce que vous pouvez, car vous pouvez beaucoup, par un bienfaits du Seigneur, dont nous savons que vous aimez ardemment les intérêts.




LETTRE CCVII. (Année 420)

Saint Augustin envoie Claude, que nous croyons être un, évêque d'Italie, ses six livres contre Julien, alors le chef de lai secte pélagienne.

AUGUSTIN A SON BIENHEUREUX FRÈRE ET COLLÈGUE CLAUDE, SALUT DANS LE SEIGNEUR.

C'est vous qui, poussé par un sentiment fraternel, m'avez envoyé, avant que je vous les eusse demandés, les quatre livres de Julien contre le premier livre d'un de mes ouvrages (1); je ne crois pas pouvoir mieux faire que de vous envoyer, avant tout autre, ce que j'y réponds vous jugerez si j'y réponds bien. Des extraits des quatre livres de Julien avaient été envoyés, j'ignore par qui, à l'illustre et pieux comte Valère, à qui on savait que mon ouvrage était dédié; ces extraits m'étant parvenus, grâce aux soins de l'illustre comte, je me hâtai d'ajouter, à mon premier livre un second où je réfute tout cela de mon mieux. Mais en comparant, ces extraits aux quatre livres qui sont entre mes mains, je me suis aperçu que tout n'est pas mis comme Julien l'a écrit. Julien ou quelqu'un de ses amis pourra dire que je n'ai pas été vrai, parce que la publication des extraits envoyés au comte diffère des quatre livres. Quiconque donc lira mon second livre, adressé au comte Valère comme le premier, saura qu'en quelques endroits je ne réponds pas à Julien, mais à fauteur même de ces extraits infidèles, qui a cru devoir faire des. changements, peut-être pour s'approprier en

1. Le premier livre du mariage et de la concupiscence

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quelque manière fourrage d'autrui. Mais aujourd'hui, persuadé que les exemplaires que m'a envoyés votre sainteté sont plus exacts, je crois devoir répondre à l'auteur lui-même, qui se vante d'avoir réfuté mon premier livre avec ses quatre livres, et qui ne cesse de répandre partout ses poisons. J'ai donc entrepris cet ouvrage avec l'aide du Sauveur des petits et des grands; et je sais que vous avez prié pour moi pour que je l'achève; vous avez prié aussi pour ceux à qui nous espérons et désirons que ces sortes de travaux soient profitables. Examinez donc ma réponse (1), dont le commencement est à la suite de cette lettre. Adieu; souvenez-vous de nous dans le Seigneur, bienheureux frère.

1. Cette réponse à Julien se compose de six livres.




LETTRE CCVIII. (Octobre 423)

Il y a des chrétiens qui se laissent troubler parles scandales qui arrivent dans l'Église; cette lettre de saint Augustin est faite pour dissiper les dangereuses inquiétudes de leur esprit.

AUGUSTIN A L'HONORABLE DAME FÉLICIE, SA CHÈRE FILLE EN JÉSUS-CHRIST, SALUT DANS LE SEIGNEUR.

1. Je ne doute pas qu'avec une foi comme la vôtre et à la vue des faiblesses ou des iniquités d'autrui, votre âme ne soit troublée, puisque le saint Apôtre, si rempli de charité, nous avoue que nul n'est faible sans qu'il s'affaiblisse avec lui, et que nul n'est scandalisé sans qu'il brûle (2), J'en suis touché moi-même, et dans ma sollicitude pour votre salut, qui est dans le Christ, je crois devoir écrire à votre sainteté une lettre dé consolation ou d'exhortation. Car vous êtes maintenant s étroitement unie à nous dans le corps de Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui est son Eglise et l'unité de ses membres; vous êtes aimée comme un digne membre de son corps divin, et vous vivez avec nous de son saint Esprit.

2. C'est pourquoi je vous exhorte à ne pas trop vous laisser troubler par ces scandales; ils ont été prédits, afin que, lorsqu'ils arrivent, nous nous souvenions qu'ils ont été annoncés, et que nous n'en soyons pas très-émus. Le Seigneur lui-même les a ainsi annoncés dans l'Évangile: «Malheur au monde à cause

2. 2Co 11,29. - 3. Félicie était revenue du parti de Donat à l'Eglise catholique.

des scandales! il faut qu'il en arrive; mais malheur à l'homme par lequel arrive le scandale (1)!» Et quels sont ces hommes, sinon ceux dont l'Apôtre a dit qu'ils cherchent leurs propres intérêts et non pas les intérêts de Jésus-Christ (2). Il y a donc des pasteurs qui occupent les sièges des Eglises pour le bien des troupeaux du Christ; et il y en a qui ne songent qu'à jouir des honneurs et des avantages temporels. Il est nécessaire que dans le mouvement des générations humaines ces deux sortes de pasteurs se succèdent, même dans l'Église catholique, jusqu'à la fin des temps et jusqu'au jugement du Seigneur. Au temps des apôtres, s'il y en eut de semblables, s'il y eut alors de faux frères que l'Apôtre en gémissant signalait comme dangereux (3) et qu'il supportait avec patience au lieu de sen séparer avec orgueil; combien plus il faut qu'il y en ait au temps où nous sommes, puisque le Seigneur a dit clairement de ce siècle, qui approche de la fin du monde: «Parce que l'iniquité e abondera, la charité de plusieurs se refroidira.» Mais les paroles qui viennent à la suite doivent être pour nous une consolation et un encouragement: «Celui qui persévérera jusqu'à la fin, sera sauvé (4).»

3. De même qu'il y a de bons et de mauvais pasteurs, de même, dans les troupeaux, il y a les bons et les mauvais. Les bons sont appelés du nom de brebis, les mauvais du nom de boucs; ils paissent ensemble, jusqu'à ce que vienne le Prince des pasteurs, que l'Evangile nomme «le seul Pasteur (5);» et jusqu'à ce que, selon sa promesse, il sépare les brebis des boucs (6). Il nous a ordonné de réunir: il s'est réservé de séparer: car celui-là seul doit séparer, qui ne peut se tromper. Les serviteurs orgueilleux qui ont osé faire si aisément la séparation que le Seigneur s'est réservée, se sont séparés eux-mêmes de l'unité catholique impurs par le schisme, comment auraient-ils pu avoir un troupeau pur?

4. C'est notre Pasteur lui-même qui veut que nous demeurions dans l'unité, et que, blessés par les scandales de ceux qui sont la paille, nous n'abandonnions point l'aire du Seigneur; il veut que nous y persévérions comme le froment jusqu'à la venue du divin Vanneur (7), et que nous supportions, à force de

1. Mt 18,7. - 2. Ph 2,21. - 3. 2Co 11,26. - 4. Mt 24,12-13. - 5. Jn 10,16- 6. Mt 25,32. - 7. Jn 3,12

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charité, la paille brisée. Notre Pasteur lui-même nous avertit dans l'Evangile de ne pas mettre notre espérance même dans les bons pasteurs à cause de leurs bonnes oeuvres, mais de glorifier Celui qui les a faits tels, le Père qui est dans les cieux, et de le glorifier aussi touchant les mauvais pasteurs, qu'il a voulu désigner sous le nom de scribes et de pharisiens, enseignant le bien et faisant le mal.

5. Jésus-Christ parle ainsi des bons pasteurs «Vous êtes la lumière du monde. Une ville située sur une montagne ne peut pas être cachée, on n'allume pas une lampe pour la placer sous le boisseau, mais sur un chandelier, afin qu'elle éclaire tous ceux qui sont dans la maison. Que votre lumière luise ainsi devant les hommes, afin qu'ils voient vos bonnes oeuvres, et qu'ils glorifient votre Père qui est,dans les cieux (1).» Mais avertissant les brebis au sujet des mauvais.pasteurs, il disait: «Ils sont assis sur la chair de Moïse. Faites ce qu'ils vous disent; ne faites pas ce qu'ils font; car ils disent et ne font pas (2).» Ainsi prévenues, les brebis du Christ entendent sa voix, même par les docteurs mauvais, et n'abandonnent pas son unité. Ce qu'elles leur entendent dire de bon ne vient pas d'eux, mais de lui; et ces brebis paissent en sûreté, parce que, même sous de mauvais pasteurs, elles se nourrissent dans les pâturages du Seigneur. Mais elles n'imitent pas les mauvais pasteurs dans ce qu'ils font de mal, parce que de telles oeuvres ne viennent que d'eux-mêmes et non pas du Christ. Quant aux tons pasteurs, elles écoutent leurs salutaires instructions et imitent leurs bons exemples. 1,'Apôtre était de ce nombre, lui qui disait: «Soyez mes imitateurs comme je le suis du Christ (3).» Celui-là était un flambeau allumé par la Lumière éternelle, par le Seigneur Jésus-Christ lui-même, et il était placé sur le chandelier parce qu'il se glorifiait dans la croix: «A Dieu ne plaise, disait-il, que je me glorifie en autre chose qu'en la croix de Notre-Seigneur Jésus-Christ (4)!» Il cherchait non point ses intérêts, mais ceux de sots Maître, lorsqu'il exhortait à l'imitation de sa propre vie ceux qu'il avait engendrés par l'Evangile (5). Toutefois il reprend sévèrement ceux qui faisaient des schismes avec les noms des apôtres, et blâme ceux qui disaient: «Moi, je suis à Paul.» Il

1. . - 2. Mt 23,2-3. - 3. Mt 11,1. - 4. Ga 6,14. - 5. 1Co 4,15.

Leur répond: «Est-ce que Paul a été crucifié pour vous? ou êtes-vous baptisés au nom de Paul (1)?»

6. Nous comprenons ici que les bons pasteurs ne cherchent pas leurs propres intérêts, mais les intérêts de Jésus-Christ, et que les bonnes brebis, tout en suivant les saints exemples des bons pasteurs qui les ont réunies, ne mettent pas en eux leur espérance, mais plutôt dans le Seigneur qui les a rachetées de son sang, afin que, lorsqu'il leur arrive de tomber sous la houlette de mauvais pasteurs, prêchant la doctrine qui vient du Christ et faisant le mal qui vient d'eux-mêmes, elles fassent ce qu'ils disent et non pas ce qu'ils font, et qu'elles n'abandonnent pas les pâturages de l'unité à cause des enfants d'iniquité. Les bons et les mauvais se mêlent dans l'Eglise catholique, qui n'est pas seulement répandue en Afrique comme le parti de Donat, mais qui, selon tes divines promesses, se propage et se répand au milieu de toutes les nations, «fructifiant et croissant dans le monde entier (2).» Ceux qui en sont séparés, tant qu'ils demeurent ses ennemis, ne peuvent pas être bons; lors même que quelques-uns d'entre eux sembleraient bons par de louables habitudes de leur vie, ils cesseraient de l'être par la seule séparation: «Celui qui n'est pas avec moi, dit le Seigneur, est contre moi; et celui qui n'amasse pas avec moi, dissipe (3).»

7. Je vous exhorte donc, honorable dame et chère fille en Jésus-Christ, à conserver- fidèlement ce que vous tenez du Seigneur; aimez-le de tout coeur, lui et son Eglise; c'est lui qui a permis que vous ne perdissiez pas avec les mauvais le fruit de votre virginité et que vous, ne périssiez pas. Si vous sortiez de ce monde, séparée de l'unité glu corps du Christ, il ne vous servirait de rien d'être restée chaste comme voles l'êtes. Dieu, qui est riche dans sa miséricorde, a fait en votre faveur ce qui est écrit dans l'Evangile; les invités au festin du Père de famille, s'étant excusés de ne pouvoir y venir, le maître dit à ses serviteurs: «Allez le long des chemins et des haies, et forcez d'entrer tous ceux que vous trouverez (4).» Vous donc, quoique vous deviez sincèrement aimer ses bons serviteurs par le ministère desquels vous avez été forcée d'entrer, vous ne devez cependant mettre votre espérance qu'en Celui qui a préparé le festin: vous avez été

1. 1Co 1,18. - 2 Col 1,6. - 3. Mt 12,30. - 4. Mt 22,9

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sollicitée de vous y rendre pour la vie éternelle et bienheureuse. En recommandant à ce divin Père de famille votre coeur, votre dessein, votre sainte virginité, votre foi, votre espérance et votre charité, vous ne serez point troublée des scandales qui arriveront jusqu'à la fin; mais vous serez sauvée par la force inébranlable de votre piété, et vous serez couverte de gloire dans le Seigneur, en persévérant jusqu'à la fin dans son unité. Apprenez-moi, par une réponse, comment vous aurez reçu ma sollicitude pour vous, que j'ai voulu vous témoigner de mon mieux dans cette lettre. Que la grâce et la miséricorde de Dieu vous protègent toujours!




LETTRE CCIX. (Année 423)

Il s'agit ici de l'affaire d'Antoine, évêque de Fussale, qui fut une grande douleur dans la vie de saint Augustin. Voyez ce que nous en avons dit dans le XLVIe chapitre de notre Histoire de saint Augustin.

AUGUSTIN AU BIENHEUREUX SEIGNEUR, AU CHER, VÉNÉRABLE ET SAINT PAPE CÉLESTIN (1), SALUT DANS LE SEIGNEUR.

1. Je dois à vos mérites de vous féliciter tout d'abord de ce que le Seigneur notre Dieu vous a établi sur ce siège sans aucune division de son peuple, comme nous l'avons entendu dire; puis, j'informerai votre Sainteté de nos propres affaires, afin que vous veniez à notre aide, non-seulement par vos prières, mais encore par vos conseils et vos secours. J'écris à votre Béatitude au milieu d'une grande tribulation; en voulant être utile à quelques membres du Christ, dans notre voisinage, je leur ai fait beaucoup de mal, faute de prudence et de précaution.

2. Aux confins du territoire d'Hippone, il est un bourg nommé Fussale: jusqu'ici il n'y avait pas eu d'évêque, mais il appartenait, avec le pays qui l'entoure, au diocèse d'Hippone. Ce pays avait peu de catholiques; les autres habitants, en très-grand nombre, étaient misérablement retenus dans l'erreur des donatistes, au point qu'il ne se trouvait pas un

1. Saint Célestin, successeur de Boniface ter, élu pape le 3 novembre 422, mourut à Rome le 6 avril 432.

seul catholique à Fussale même. Tous ces endroits, grâce à la miséricorde de Dieu, étaient enfin rentrés dans l'unité de l'Eglise. Ce serait trop long de vous dire par quels travaux et quels dangers. Les premiers prêtres que nous avions mis là ont été dépouillés, battus, estropiés, aveuglés, tués; leurs souffrances n'ont pas été inutiles et stériles, puisque l'unité a été conquise à ce prix. Mais comme Fussale est à quarante milles d'Hippone, et que cet éloignement ne me permettait pas de gouverner ces populations et de ramener le petit nombre de ceux qui résistaient encore (et ce n'étaient plus des gens menaçants, mais des fugitifs); comme je ne pouvais pas étendre sur ces Nouveaux catholiques toute la vigilance active dont ils avaient besoin, j'eus soin d'y faire ordonner et établir un évêque.

3. Il me fallait quelqu'un de convenable pour ce pays et qui de plus sût la langue punique. J'avais un prêtre tout prêt; j'écrivis au saint vieillard qui était alors primat de Numidie, et j'obtins qu'il vint de loin pour ordonner ce prêtre. Lorsque déjà le primat était là, et que tout le monde attendait le moment où allait s'accomplir une grande chose, tout à coup celui qui me paraissait disposé refusa de se laisser ordonner. Moi qui, ainsi que l'événement l'a montré, aurais dû différer plutôt que de précipiter une aussi grave affaire, et qui ne voulais pas que le saint vieillard se fût fatigué à venir pour rien au milieu de nous, je présentai aux catholiques de Fussale, sans qu'ils me le demandassent, un jeune homme nommé Antoine, alors avec moi; je l'avais, dès son premier âge, élevé dans notre monastère, mais, sauf les fonctions de lecteur, rien ne l'avait fait connaître dans aucun degré, ni dans aucune fonction de la cléricature. Ces malheureux, ne sachant pas ce qui devait arriver, s'en rapportèrent à moi et au choix que je leur proposais; bref, Antoine devint leur évêque.

4. Que ferai-je? Je ne veux pas charger auprès de vous celui que j'ai recueilli pour le nourrir, je ne veux pas abandonner ceux que j'ai enfantés à la foi par tant de craintes et de douleurs, et je ne puis trouver comment concilier les deux. La chose en est venue à un tel point de scandale que ceux qui, croyant bien faire, avaient accepté, de mes mains, Antoine pour évêque, plaident contre lui auprès de nous. Accusé de crimes contre la pudeur par (21) d'autres que ceux dont il était évêque, il avait semblé justifié, parce que la haine avait man qué de preuves contre lui. Mais nous et d'autres, nous l'avons trouvé fort malheureux; car, si tout ce que les gens de Fussale et de ce pays nous ont dit de son intolérable domination, de ses rapines et de ses violences, si cet ensemble de plaintes ne nous a point paru suffisant pour le déposer, nous avons exigé la restitution de ce qu'il aura véritablement dérobé.

5. Nous avons tempéré notre sentence de manière que, tout en le maintenant dans l'épiscopat, nous n'avons pas, cependant, laissé tout à fait impunies des actions qu'il ne devait pas recommencer et que d'autres auraient pu imiter. Nous lui avons donc conservé la dignité épiscopale, parce que, étant jeune, il peut se corriger; mais nous avons restreint son pouvoir, afin que désormais il ne soit plus à la tête de ceux qui, dans leur irritation légitime contre sa conduite, ne le supporteraient plus, et que le mécontentement et la lassitude entraîneraient, peut-être, dans quelque malheur pour eux et pour lui. Ils ont clairement laissé voir cette disposition, quand les évêques ont voulu s'entendre avec eux; et pourtant l'honorable Céler, dont Antoine se plaint d'avoir senti trop rudement l'autorité, ne remplit plus aucune fonction, ni en Afrique, ni ailleurs.

6. Mais pourquoi m'arrêter à tous ces détails? Travaillez avec nous, je vous en conjure, pieux et bienheureux seigneur, cher et vénérable pape, et ordonnez qu'on vous lise ce qui vous a été adressé. Voyez de quelle manière Antoine a rempli ses devoirs d'évêque, et comment il a accepté notre sentence; nous l'avions privé de la communion ecclésiastique jusqu'à complète restitution aux gens de Fussale; l'estimation une fois faite, il a déposé le montant, pour que la communion lui soit rendue. Voyez par quels discours rusés il a trompé la bonne foi du saint vieillard, notre primat, au point que celui-ci l'a recommandé au vénérable pape Boniface comme étant pleinement innocent. Qu'ai-je besoin de vous rappeler le reste, puisque le vénérable vieillard a tout raconté à votre sainteté?

7. Quand vous parcourrez les pièces, en grand nombre, de notre jugement, vous trouverez, je le crains, que nous avons manqué de sévérité; mais je vous sais assez miséricordieux pour nous pardonner notre excès d'indulgence et pour pardonner à Antoine lui-même. Pour lui, se prévalant de notre bonté ou de notre clémence, il entreprend d'établir la prescription sur nos mesures de bienveillance ou de faiblesse. Il répète «qu'il devait rester sur son siège ou ne plus être évêque,» comme si à présent il n'occupait pas son siège. Car il est demeuré évêque aux mêmes lieux qu'auparavant, de peur qu'on ne dît qu'il avait été transféré illicitement sur un autre siège, contre les règles de nos pères (1). Mais, que ce soit avec sévérité ou douceur qu'on agisse, qui donc prétendrait que du moment qu'on ne juge pas à propos de dépouiller un évêque de sa dignité, il n'y a rien à faire contre lui, ou que du moment qu'il y a lieu à une peine, il faut le dégrader?

8. Des jugements rendus ou confirmés par le Siège apostolique, nous font voir des évêques punis pour certaines fautes sans perdre leur dignité. Je ne chercherai pas dans les temps éloignés; je citerai des exemples récents. Priscus, évêque de la province Césarienne dira: ou j'ai dû redevenir primat ou je n'ai pas dû rester évêque. Victor, autre évêque de la même province, frappé de la même peine que Priscus, et ne pouvant communiquer avec des évêques que dans son propre diocèse, dira aussi: ou je dois communiquer librement et partout avec mes collègues, ou je ne dois pas communiquer avec eux dans les lieux de ma juridiction. Un troisième évêque de la même province, Laurent, dira comme Antoine: ou je dois rester sur le siège pour lequel j'ai été ordonné, ou je ne dois plus rester évêque. Mais qui peut blâmer des décisions semblables, si ce n'est celui qui ne fait pas attention que tout ne doit pas rester impuni, et que tout ne doit pas être puni de la même manière?

9. Le bienheureux pape Boniface, avec une vigilante précaution de pasteur, demandait, dans sa lettre sur Antoine, si celui-ci lui avait exposé les faits avec vérité. Vous les avez maintenant sous les yeux avec une exactitude qui manquait au récit d'Antoine, et j'ai ajouté ce qui s'est passé depuis que la lettre de ce pontife, de sainte mémoire, est arrivée en Afrique. Venez en aide à des gens qui implorent votre secours dans la miséricorde du

1. Les translations d'un siége à un autre, maintenant permises, avaient été défendues par les conciles de Nicée, de Sardique et d'Antioche.

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Christ, et qui l'implorent avec plus d'ardeur que cet homme dont ils souhaitent d'être délivrés. Ils sont menacés, soit de sa part, soit par la rumeur publique, de poursuites judiciaires, des pouvoirs publics, du concours de la force armée pour l'exécution de la sentence réparatrice qu'il attend du Siège apostolique (1); ces malheureuses populations, depuis peu catholiques, redoutent de la part d'un évêque catholique plus de calamités qu'elles n'en ont jamais redouté des empereurs lorsqu'elles étaient hérétiques. Ne permettez pas que rien de tel arrive; je vous en conjure par le sang du Christ, par la mémoire de l'apôtre Pierre qui avertit les pasteurs des peuples chrétiens de ne pas dominer violemment sur leurs frères (2). Je recommande à votre Sainteté, parce que je les aime les uns et les autres, les catholiques de Fussale, mes enfants en Jésus-Christ, et l'évêque Antoine qui est aussi -mon fils en Jésus-Christ. Je n'en veux pas aux gens de Fussale de s'être justement plaints auprès de vous que je leur aie infligé un homme non encore éprouvé et pas même d'un âge à donner des garanties, un homme qui devait leur causer de telles afflictions. Je ne veux pas non plus nuire à celui-ci, pour lequel j'ai une charité d'autant plus sincère que je résiste plus fortement à sa détestable cupidité. Que les uns et les autres obtiennent votre miséricorde les gens de Fussale pour qu'ils n'aient pas à souffrir; l'évêque Antoine, pour qu'il ne fasse pas de mal: ceux-là, pour qu'ils ne haïssent pas notre Eglise, si des évêques catholiques et surtout le Siège apostolique ne les défendent point contre les violences d'un évêque catholique; celui-ci, pour qu'il n'ait pas à se reprocher le crime de les avoir éloignés du Christ en voulant les retenir malgré eux sous sa main.

10. Quant à moi, je l'avouerai à votre Béatitude, je suis torturé parla crainte et la douleur en présence de ce double péril; tel est mon tourment que je songe à renoncer à l'épiscopat pour passer le reste de mes jours à pleurer ma faute, comme elle doit l'être, si celui que mon imprudence a fait évêque vient à ravager l'Église de Dieu, et (ce qu'à

1. Ce qui pouvait faire dire qu'on exécuterait au besoin par la force une sentence de ce genre, c'est que les évêques d'Afrique voilaient avec déplaisir toute appellation de leurs sièges à celui de Rome. Ils écrivirent dans ce sens au pape Célestin. Ils se fondaient sur le concile de Nicée. Mais l'Eglise a maintenu aux prêtres un droit d'appel à Rome. - 2. 1P 5,3.

Dieu ne plaise!) si je la vois périr avec son dévastateur. Me souvenant de ces paroles de l'Apôtre: «Si nous nous jugions nous-mêmes, nous ne serions pas jugés parle Seigneur (1),» je me jugerai pour que Celui qui doit juger les vivants et les morts me pardonne. Mais si vous tirez de leurs angoisses les membres du Christ qui sont dans ce pays-là, et que vous consoliez ma vieillesse par une justice miséricordieuse, Celui qui par vous nous aura secourus dans cette tribulation et qui vous a établi sur ce Siège, vous rendra le bien pour le bien dans la vie présente et dans la vie future.




LETTRE CCX. (Année 423)

Félicité était la supérieure et Rustique le supérieur d'un monastère de femmes où était entrée la division; saint Augustin leur adresse d'utiles et de belles exhortations

AUGUSTIN ET CEUX QUI SONT AVEC LUI,A LEUR CHÈRE ET TRÈS-SAINTE MÈRE FÉLICITÉ, A LEUR FRÈRE RUSTIQUE ET AUX SOEURS QUI SONT AVEC EUX, SALUT DANS LE SEIGNEUR.

1. Le Seigneur est bon et sa miséricorde est partout répandue: elle nous console par votre charité dans ses entrailles. Il fait voir combien il aime ceux qui croient et espèrent en lui, qui l'aiment et s'aiment les uns les autres, et ce qu'il leur réserve dans l'avenir, alors surtout qu'il accorde en ce monde de grands biens aux gens sans foi et sans espérance, aux pervers, qu'il menace du feu éternel avec le démon s'ils persistent jusqu'à la fin dans une mauvaise volonté. «Il fait luire son soleil sur les bons et les méchants, et pleuvoir sur les justes et les injustes (1);» ces courtes paroles suffisent pour faire beaucoup penser. Qui peut compter tous les biens et les dons gratuits que les impies reçoivent en cette vie de ce Dieu qu'ils méprisent? Parmi ces biens il en est un véritablement grand, c'est l'avertissement qu'il leur donne en mêlant, comme un bon médecin, les tribulations aux douceurs de ce monde: par là il les invite à se dérober à la colère à venir, et, pendant qu'ils sont en chemin, c'est-à-dire dans cette vie, à se mettre bien avec la parole de Dieu dont ils se sont fait une ennemie en vivant mal. Qu'y a-t-il donc dans ce qui vient de Dieu aux hommes, qui ne soit un effet de sa miséricorde, puisque là

1. 1Co 11,31. - 2. Mt 5,45.

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tribulation qu"il nous envoie devient elle même un bienfait? Car une chose heureuse est un don de celui qui console, une chose malheureuse un don de celui qui avertit; et si, comme je l'ai dit, il accorde cela aux méchants eux-mêmes, que prépare-t-il donc à ceux qui se soutiennent dans la grâce? Réjouissez-vous d'être mis de ce nombre par sa grâce, vous supportant les uns les autres avec charité, vous appliquant à garder l'unité de l'esprit dans le lien de la paix (1). Il y aura toujours quelque chose que vous devrez supporter entre vous, jusqu'à ce que le Seigneur vous ait purifiés au point que la mort, étant absorbée par la victoire, Dieu soit tout en tous (2).

2. On ne doit jamais aimer les dissensions; mais parfois, cependant, elles naissent de la charité ou lui servent d'épreuve. Trouve-t-on aisément quelqu'un qui veuille être repris; où est le sage dont il est dit: «Reprends le sage et il t'aimera (3)?» Faut-il pour cela ne rien dire à notre frère et le laisser tomber dans la mort lorsqu'il croit marcher en sûreté? Souvent il arrive que celui qui est repris s'afflige au moment même; il résiste, il conteste; mais ensuite il repasse en silence, avec lui, même, ce qu'il vient d'entendre, il le repasse quand il n'y a plus que Dieu et lui; il ne craint plus de déplaire aux hommes en se corrigeant, mais il craint de déplaire à Dieu en ne se corrigeant pas; il ne retombera plus dans la fauce qu'on lui a reprochée: et autant il haïra son péché, autant il aimera le frère qu'il sentira avoir été l'ennemi de son péché. Si celui qui est repris est du nombre de ceux dont il est dit: «Reprends l'insensé et il te haïra davantage (3),» ce n'est pas de son amour que naîtra la division, mais il exercera et il éprouvera l'amour du frère qui l'aura repris; celui-ci ne lui rendra pas haine pour haine: l'amour qui oblige de reprendre continue à subsister sans trouble, lors même qu'il ne rencontre que la haine. Si, au contraire, celui qui blâme vent rendre le mal pour le mal à l'homme que le correction irrite, il n'est pas digne de le reprendre, mais plutôt il mérite lui-même la correction. Faites cela pour qu'il n'y ait pas d'irritation parmi vous, ou pour qu'une prompte paix les éteigne au moment où elles éclatent. Occupez-vous bien plus de vous mettre d'accord que de vous reprendre les uns les autres. De même que le vinaigre infecte le

1. Ep 2,2-3. - 2. 2Co 15,28. - 3. Pr 9,8. - 4. Pr 9,8

vase s'il y reste longtemps, ainsi la colère infecte le coeur si elle y demeure plus d'un jour. Faites donc cela, et le Dieu de paix sera avec vous. Priez en même temps pour nous, afin que nous mettions en pratique ce que nous vous disons de bon.




LETTRE CCXI. (Année 423)

L'évêque d'Hippone, après des reproches paternels et des plaintes touchantes, adresse à des religieuses un ensemble de prescriptions restées célèbres dans le monde chrétien sous le nom de Règle de saint Augustin. On peut voir ce que nous en avons dit dans l'Histoire de saint Augustin.

1. De même que la sévérité est toujours prête à punir les péchés qu'elle trouve, ainsi la charité ne veut rien trouver à punir. C' est pourquoi je ne suis point allé vers vous quand vous avez demandé à me voir, non pour la; joie de votre paix, mais pour l'aggravation de ce qui vous divise. Mais n'étant pas là, il y a eu: parmi vous un désordre que nies yeux n'ont. pas vu, mais qui, par vos voix, a frappé mes oreilles: si, moi présent, quelque chose do pareil avait éclaté, comment aurais-je pu le compter pour rien et le laisser impuni? Peut-être même le désordre eût-il été plus grand devant moi, par suite de mon refus d'accéder à vos désirs: ce que vous me demandiez aurait été un dangereux exemple contre la saine discipline et ne vous eût pas convenu à vous-mêmes. Je vous aurais donc trouvées telles que je n'aurais pas voulu, et vous m'auriez trouvé tel que vous ne vouliez pas.

2. L'Apôtre écrivant aux Corinthiens, leur disait: «Je prends Dieu à témoin sur mon âme que c'est pour vous épargner que je ne suis point encore allé à Corinthe. Nous ne dominons point sur votre foi, mais nous désirons contribuer à votre bonheur (1);» je vous dis la même chose que l'Apôtre, parce que c'est pour vous épargner due je ne suis pas allé vers vous. Je me suis épargné aussi moi-même, de peur que je n'eusse tristesse sur tristesse; j'ai mieux aimé, au lieu de vous montrer mon visage, répandre pour vous mon coeur devant Dieu, et m'occuper de la cause de votre grand danger, non pas auprès de vous par des paroles, mais auprès de pieu par des larmes. Je l'ai supplié de ne pas changer en deuil la joie que vous me donnez depuis

1. 2Co 1,23.

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longtemps; c'est vous qui me consolez au milieu de tant de scandales qui remplissent ce monde; je pense à votre société nombreuse, au chaste amour qui vous unit, à votre sainte vie, à l'abondante grâce de Dieu qui vous a été donnée: vous devez à cette grâce divine, non-seulement d'avoir renoncé au mariage, mais encore d'avoir choisi la vie en commun, pour qu'il n'y ait plus parmi vous qu'une âme et qu'un coeur en Dieu.

3. A la vue de ces biens, de ces dons de Dieu qui sont votre partage, mon coeur a coutume de se reposer des pénibles agitations que lui causent les maux du reste du monde au milieu de beaucoup de tempêtes: «Vous couriez si bien; qui vous a arrêtées? Ce qu'on vous a persuadé ne vient pas de Dieu qui vous a appelées (1). Un peu de levain...» je ne veux pas dire ce qui suit; je désire, je prie Dieu, je demande plutôt que ce levain se change en quelque chose de meilleur, de peur que toute la masse ne se change en pis, comme c'était presque déjà fait. Si, vous ranimant, vous êtes revenues aux bonnes pensées, priez de peur que vous n'entriez en tentation; priez pour que du milieu de vous disparaissent les contestations, les jalousies, les animosités, les divisions, les médisances, les mutineries, les dénonciations. Car, en prenant soin de vous, nous n'avons pas planté et arrosé le jardin du Seigneur pour ne recueillir que des épines. biais si, trop faibles, vous n'êtes pas encore rentrées dans le repos, priez pour que vous soyez délivrées de la tentation. Celles qui vous troublent, s'il en est encore et si elles ne se corrigent pas, porteront, quelles qu'elles soient, la peine de leur rébellion.

4. Songez à ce qu'il y a de mal que nous ayons à déplorer des schismes intérieurs dans un monastère, pendant que nous nous réjouissons de voir les donatistes rentrer dans l'unité. Demeurez constantes dans les bonnes résolutions, et vous ne désirerez plus changer votre supérieure, avec laquelle, depuis si longtemps, vous avez vu croître votre nombre et vos années; elle vous a portées, comme une mère, dans son âme, si ce n'est dans son sein. Vous toutes qui êtes dans ce monastère, vous l'y avez trouvée quand elle obéissait à la sainte supérieure ma soeur dont elle possédait l'affection, ou bien vous l'avez trouvée supérieure elle-même, et c'est elle qui vous a reçues. Sous

1. Ga 5,7-9.

elle vous avez été instruites, sous elle vous avez pris l'habit, sous elle votre communauté s'est accrue; et vous vous soulevez pour qu'on vous la change quand vous devriez pleurer si nous voulions vous la changer! C'est la même que vous avez connue, la même qui vous a reçues, la même avec laquelle, depuis tant d'années, votre monastère est devenu si nombreux. Il n'y a de nouveau chez vous que le supérieur: si c'est à cause de lui que vous cherchez de la nouveauté, et si c'est en haine de lui que vous vous révoltez ainsi contre votre mère, pourquoi n'avez-vous pas demandé que ce soit plutôt lui qu'on vous change? Si cela vous fait horreur, parce que je sais avec quel respect vous l'aimez dans le Christ, pourquoi n'aimez-vous pas davantage votre mère? Les premiers temps de la direction de votre nouveau supérieur sont tellement troublés, qu'il aime mieux vous quitter que de se résigner à entendre dire que, sans lui, vous n'auriez pas cherché une autre supérieure. Que Dieu donc calme et apaise vos esprits! que l'oeuvre du démon ne l'emporte pas en vous, mais que la paix du Christ triomphe dans vos coeurs. Ne courez pas à la mort par le dépit de n'avoir pas obtenu ce que vous vouliez, ou par la honte d'avoir voulu ce que vous n'auriez pas dû vouloir; mais plutôt recouvrez votre vertu par le repentir; imitez les larmes de Pierre le pasteur et non pas le désespoir de Judas le traître.

5. Voici les règles que nous établissons pour être observées dans le monastère. D'abord, puisque vous êtes réunies en communauté pour vivre d'un bon accord dans la maison, n'ayez qu'un coeur et qu'une âme en Dieu. Qu'aucune de vous ne dise: ceci est à moi, mais que tout soit commun entre vous. Que votre supérieure distribue à chacune de vous la nourriture et le vêtement: non pas de la même manière à toutes, parce que vos forces ne sont pas égales, mais à chacune selon son besoin. Car vous avez lu dans les Actes des Apôtres: «Tout était en commun parmi eux et on donnait à chacun selon son besoin (1).» Que celles d'entre vous qui avaient quelque chose dans le monde, à leur entrée dans le monastère, consentent volontiers que cela devienne un bien commun. Mais que celles qui n'avaient rien ne cherchent pas dans le monastère ce qu'elles ne pouvaient avoir dehors;

1. Ac 4,32-35.

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toutefois qu'il soit accordé à leur infirmité ce dont elles ont besoin, quand même, pauvres dans le monde, elles n'auraient pas pu y trouver le nécessaire. Pourtant qu'elles ne se croient pas heureuses parce qu'elles ont trouvé une nourriture et un vêtement comme elles n'en avaient pas hors du monastère.

6. Qu'elles ne lèvent pas la tête parce qu'elles sont devenues les compagnes de celles dont elles n'auraient pas osé s'approcher dans le monde; mais qu'elles tiennent leur coeur élevé, qu'elles ne cherchent pas les biens terrestres, de peur que les monastères ne commencent à n'être utiles qu'aux riches et non pas aux pauvres, si les riches s'y humilient et que les pauvres s'y enorgueillissent. De leur côté, que celles qui paraissaient être quelque chose dans le monde, n'aient pas de dédain pour leurs sueurs venues d'un état pauvre à ce saint état; qu'elles s'appliquent plutôt à se glorifier, non pas du rang de leurs parents riches, mais de la société de leurs sueurs pauvres. Qu'elles ne tirent pas vanité de ce qu'elles ont apporté à la vie commune, de peur que leurs richesses, données à un monastère, ne soient pour elles un plus grand sujet d'orgueil que si elles en avaient joui dans le monde. Toute autre iniquité a pour résultat de produire des oeuvres mauvaises; mais l'orgueil a des piéges, même pour nos bonnes oeuvres, afin qu'elles périssent. Et que sert de répandre en donnant aux pauvres et en devenant pauvre soi-même, si l'âme, dans sa misère, se laisse aller à plus d'orgueil en méprisant les richesses qu'elle n'en avait en les possédant? Vivez donc toutes dans une parfaite union; honorez, les unes dans les autres, ce Dieu dont vous êtes devenues les temples.

7. Appliquez-vous à la prière dans les heures et les temps marqués. Que personne dans l'oratoire ne s'occupe d'autre chose que de celle pour laquelle l'oratoire est fait et d'où il tire son nom: il ne faudrait pas que ce qu'on voudrait y faire empêchât celles d'entre vous qui voudraient y prier quand elles le peuvent hors les heures marquées. Quand vous priez Dieu avec les psaumes et les hymnes, ayez dans le coeur ce que la voix fait entendre; ne chantez que ce qui doit être chanté; quant à ce qui n'est pas écrit pour être chanté, ne le chantez pas.

8. Domptez votre chair par le jeûne et l'abstinence du manger et du boire, autant que votre santé le permet. Lorsque l'une de vous ne peut pas jeûner, elle ne doit cependant prendre de la nourriture qu'à l'heure du repas, à moins qu'elle ne soit malade. Quand vous êtes à table, jusqu'à ce que vous vous leviez, écoutez sans bruit et sans dispute ce qui vous est lu selon la coutume: que ce ne soient pas seulement vos bouches qui prennent de la nourriture, que vos oreilles reçoivent aussi la parole de Dieu.

9. Si on donne une autre nourriture à celles qui sont faibles par suite d'anciennes habitudes, celles que d'autres habitudes ont rendues plus fortes ne doivent pas se plaindre de cette différence de régime ni la croire injuste. Qu'elles ne regardent pas comme plus heureuses celles qui mangent ce qu'elles ne mangent pas elles-mêmes: mais qu'elles se félicitent plutôt de pouvoir ce que celles-là ne peuvent point. Si les sueurs qui ont passé d'une vie délicate au monastère reçoivent en fait de nourriture, de vêtement, de lit et de couvertures, quelque chose que d'autres plus fortes, et par conséquent plus heureuses ne reçoivent pas, celles à qui ces choses ne sont pas données doivent considérer de quelle grande vie du monde sont descendues leurs compagnes délicates en embrassant la profession religieuse, quoiqu'elles n'aient pas pu arriver à la frugalité des plus robustes. Elles ne doivent pas se troubler de ce que d'autres reçoivent davantage, non comme marque d'honneur, mais par pure tolérance: il serait détestable que dans le monastère, où les femmes riches deviennent aussi dures pour elles-mêmes qu'elles le peuvent, les pauvres devinssent délicates. Les malades, pour ne pas être chargées, prennent moins de nourriture; après la maladie, il faut les traiter de manière qu'elles soient promptement rétablies, lors même que, dans le monde, elles auraient appartenu à la condition la plus pauvre: le mal les a rendues délicates comme le sont les riches par leur vie d'autrefois. Mais aussitôt qu'elles ont retrouvé toutes leurs forces, elles doivent revenir à leur heureuse habitude, qui convient d'autant plus à des servantes de Dieu, qu'elles ont moins de besoins: il ne faut pas que, redevenues bien portantes, elles veuillent vivre comme quand il était nécessaire de soutenir leur faiblesse. Que celles-là se croient les plus riches qui pourront supporter le plus de privations. Car mieux vaut avoir besoin de moins que d'avoir plus.

10. Que votre habit n'ait rien qui le fasse (26) remarquer; ne cherchez pas à plaire par vos vêtements, mais par vos moeurs. Que la légèreté de vos voiles ne laisse pas voir votre coiffure. Que vos cheveux ne paraissent pas; ils ne doivent ni flotter avec négligence, ni être arrangés avec art. Quand vous sortez, allez ensemble (1); quand vous êtes arrivées où vous voulez aller, tenez-vous ensemble. Dans votre marche, votre attitude, votre air, dans tous vos mouvements, que rien ne puisse inspirer de mauvais désirs, mais que tout s'accorde avec la sainteté de votre état. Que vos yeux même, en tombant sur quelqu'un, ne s'attachent sur personne. Lorsque vous cheminez, il ne vous est pas défendu de voir des hommes, mais seulement de les rechercher ou de désirer qu'ils vous recherchent. Ce n'est pas uniquement par le toucher, c'est aussi par le sentiment et les regards que s'échangent les mauvais désirs. Ne dites pas que vos coeurs sont pudiques si vos yeux ne le sont pas: l'oeil qui n'est pas chaste est le messager d'une âme qui ne l'est pas. Lorsque, même la langue se taisant, deux coeurs vont l'un à l'autre par le regard et jouissent de leurs mutuelles et charnelles ardeurs, ils ont cessé d'être chastes quoique le corps soit resté pur de toute atteinte. Celle qui arrête ses yeux sur un homme et se plait à en être regardée, ne doit pas croire qu'on ne s'en aperçoit point; elle est vue, et de ceux-là même dont elle ne se doute pas. Mais admettons qu'elle soit cachée et que personne ne la voie, comment échappera-t-elle à ce témoin d'en-haut pour qui rien n'est gâché? Doit-on dire qu'il ne voit pas parée qu'il voit avec d'autant plus de patience que sa sagesse est plus profonde? Qu'une femme consacrée à Dieu craigne donc de lui déplaire, de peur qu'elle ne veuille criminellement plaire à un homme; en songeant que Dieu voit tout, elle ne voudra pas regarder autrement qu'elle ne doit. C'est ici même que les Livres saints nous recommandent la crainte de Dieu: «Tout regard qui se fixe est en abomination devant le Seigneur (2).» Lors donc que vous êtes ensemble dans une église, et partout ailleurs où se trouvent des hommes, conservez mutuellement votre pureté. Dieu, qui habite en vous, vous défendra encore de cette façon contre vous-mêmes.

1. Les religieuses des premiers siècles ne gardaient pas la clôture. - 2. Pr 27,26 selon les Septante.

11. Si vous remarquez dans quelqu'une de vous cette hardiesse de regard dont je parle, avertissez-la aussitôt, de peur que le mal commencé ne fasse en elle des progrès, mais pour qu'elle s'en corrige au plus tôt. Si, après un premier avertissement, vous voyez qu'elle recommence, même un autre jour, il faut la découvrir comme une blessée et s'occuper de sa guérison: toutefois on en préviendra auparavant une ou deux autres de ses compagnes, afin qu'elle puisse être convaincue par la bouche de deux ou trois témoins (1) et punie avec une sévérité méritée. Ne croyez pas être malveillantes en donnant ces sortes d'avis. Vous seriez coupables, au contraire, en laissant périr par votre silence des soeurs que vous pouvez ramener en avertissant. Si une de vos sceurs avait sur le corps une plaie qu'elle voulût cacher, de peur qu'on n'y portât le fer, ne serait-ce pas une cruauté que vous n'en parlassiez pas, et n'y aurait-il pas une bonté compatissante à en prévenir? A plus forte raison devez-vous faire connaître une plaie qui peut ravager l'âme tout entière. Mais avant de révéler les commencements du mal à d'autres par lesquelles la a4eur puisse être convaincue si elle nie, on doit en informer la supérieure dans le cas où le premier avis serait resté inutile: il peut se faire qu'une correction secrète infligée par la supérieure produise tout l'effet souhaitable, et qu'il ne soit pas nécessaire de la signaler à d'autres. Si la sueur persiste à nier, c'est alors qu'il faut en mettre d'autres en mesure de lui opposer leur témoignage, afin qu'elle puisse être convaincue devant vous toutes, non plus seulement par un seul témoin, mais par deux ou trois. Ainsi convaincue, elle subira la peine que la supérieure ou le supérieur jugeront à propos d'appliquer,pour sa guérison: si elle refuse de s'y soumettre et qu'elle ne prenne pas le parti de sortir du monastère, on l'en chassera. Il n'y a pas cruauté à faire cela, mais commisération: il ne faudrait pas que l'exemple contagieux de l'une de vous en perdît beaucoup d'autres. Ce que je dis des, regards qui ne sont pas chastes, doit s'appliquer avec soin à toutes les autres fautes qu'on peut découvrir; on s'y prendra de la même manière pour avertir, convaincre et punir: la haine des vices demeurera inséparable de la charité pour les personnes. Si l'une de vous en est venue au point de recevoir secrètement des lettres ou des présents de quelque homme, et qu'elle l'avoue d'elle-même, qu'on

1. Mt 18,16.

27

lui pardonne et qu'on prie pour elle. Mais si c.ile est surprise et convaincue, qu'elle soit sévèrement punie, d'après la sentence de la supérieure ou du supérieur, ou même de l'évêque.

12. Ayez vos habits dans un même lieu, confiés au soin d'une, de deux ou d'autant de personnes qu'il en faudra pour en secouer la poussière et les préserver de la teigne: comme ce qui sert à votre nourriture se tire de la même dépense, ainsi tirez du même vestiaire ce qui sert à vous vêtir. Et si c'est possible, ne vous occupez pas de savoir quel vêtement on vous donne selon les saisons, ni si vous recevez celui que vous avez déposé ou celui qui a été porté par une autre; pourvu toutefois qu'on ne refuse pas à chacune ce dont elle a besoin. Si des discussions et des murmures s'élèvent à cette occasion, et qu'on vienne à se plaindre d'avoir reçu quelque chose de moins bon que ce qu'on avait auparavant et qu'on ne trouve pas juste de n'être pas mieux vêtue que ne l'était telle autre sueur, vous éprouverez tout ce qui manque à votre sainteté intérieure, vous qui vous disputez pour l'habillement du corps. Si cependant, par tolérance pour votre infirmité, on vous laisse reprendre les vêtements que vous aviez déposés, mettez tout ce que vous quittez dans le même lieu que vos autres sueurs et sous la garde des mêmes personnes. Que nulle d'entre vous ne travaille à son profit particulier, soit pour se vêtir ou se coucher, soit pour les ceintures, les couvertures ou les voiles; mais que tous ces ouvrages se fassent en commun, avec plus de soin et d'empressement que si vous travailliez uniquement pour vous-mêmes. On a dit de la charité qu'elle ne cherche pas ses propres intérêts (1), parce qu'elle fait passer les intérêts de tous avant les siens propres et non pas les siens propres avant ceux de tous. Vous reconnaîtrez avoir fait d'autant plus de progrès dans la charité que vous vous occuperez plus volontiers de la chose commune que de ce qui vous est propre: la charité qui ne passe pas doit s'élever au-dessus de toutes les choses dont on use par une nécessité passagère. Il suit de là que les sueurs ne doivent pas recevoir secrètement ce qui leur est envoyé par leurs parents ou par leurs amis, soit vêtements, soit toute autre chose nécessaire à la vie: il fait le mettre à la disposition de la supérieure pour le bien commun, afin qu'elle le donne à a première qui en aura besoin. Si l'une de vous cache ce qu'on lui a apporté, qu'elle soit condamnée comme pour un vol.

1. 2Co 13,5

13. Que vos habits soient lavés comme l'aura décidé la supérieure, soit par vous, soit par les foulons: il ne faut pas qu'une propreté trop recherchée dans vos vêtements puisse causer des souillures à votre âme. Quant au bain pour laver le corps, l'usage ne doit pas en être fréquent: on ne vous le permettra qu'au temps accoutumé, c'est-à-dire une fois par mois. Si un bain est prescrit pour cause de maladie, qu'il ne soit pas différé; que cela se fasse sans murmure par l'ordre du médecin: si la malade ne le veut pas, la supérieure l'obligera à faire ce qu'il faut pour sa santé. Si la malade le demande et que cela ne lui soit pas bon, on ne se rendra pas à son désir: parfois quoique cela nuise, on croit que ce qui plaît fait du bien. Si la servante de Dieu éprouve une douleur cachée, on doit croire sans hésitation ce qu'elle en dit; mais pourtant si on n'est pas sûr du bon effet d'un remède qu'elle souhaite et qui est agréable, on doit consulter le médecin. Que les soeurs n'aillent pas aux bains ou partout. ailleurs, moins de trois, celle qui a besoin de sortir n'ira pas avec qui elle voudra, mais avec celles que la supérieure aura désignées. Une soeur doit être chargée du soin des convalescentes ou de celles qui, même sans fièvre, se trouveraient dans un état de faiblesse: elle tirera elle-même de la dépense ce dont chacune des malades aura besoin. Les sueurs chargées, soit de la dépense, soit des vêtements, soit des livres, serviront leurs compagnes sans murmure. Qu'il y ait tous les jours une heure marquée pour demander des livres; qu'on n'en donne qu'à cette heure-là. Que des habits et des chaussures soient remis sans retard aux religieuses qui en ont besoin par celles qui en ont la garde.

14. N'ayez pas de contestations ou terminez-les promptement, de peur que la colère ne devienne de la haine et d'un fétu ne fasse une poutre et ne rende l'âme homicide. Ce n'est pas seulement aux hommes que s'adresse cette parole de l'Evangile: «Celui qui hait son frère est homicide (1);» cette prescription regarde la femme autant que l'homme que Dieu créa le premier. Quiconque parmi vous en aura offensé une autre par injure, médisance,

1. 1Jn 3,5.

ou même par un injuste reproche, n'oubliera pas de lui donner satisfaction au plus vite, et celle qui a été blessée pardonnera sans discussion. Si deux soeurs se sont réciproquement offensées, elles se pardonneront réciproquement à cause de vos prières, car plus vos prières sont fréquentes, plus elles doivent être saintes. Celle qui est enclin à la colère et qui se hâte toujours de demander pardon à la personne qu'elle reconnaît avoir blessée, vaut mieux que celle qui s'emporte plus rarement et ne se presse pas de demander pardon. Celle qui ne veut pas pardonner à sa soeur ne doit pas espérer recevoir l'effet de l'oraison; mais celle qui ne veut jamais demander pardon ou qui ne le demande pas du fond du coeur, n'a plus de raison de vivre dans un monastère, quoiqu'on ne l'en chasse pas. Abstenez-vous donc de paroles dures; s'il s'en échappe de votre bouche, ne craignez pas de tirer le remède de la même bouche qui a fait la blessure. Quand la nécessité de la discipline vous force d'adresser des paroles dures à des inférieures qu'il vous faut reprendre, si vous sentez que vous ayez passé la mesure à leur égard, on n'exige pas de vous que vous leur demandiez pardon, de peur qu'un excès d'humilité ne compromette l'autorité nécessaire au gouvernement de la communauté: mais cependant vous en demanderez pardon à Celui qui est le maître de vous toutes, à ce Dieu qui connaît l'étendue de votre amour pour celles que vous reprenez avec peut-être trop de sévérité. C'est une affection toute spirituelle et non point charnelle qui doit régner entre vous: il y a des badinages et des jeux de femme à femme que la pudeur ne permet point; les veuves et les vierges du Christ établies dans une sainte profession doivent se les interdire; car les familiarités de ce genre doivent être évitées même par les femmes mariées et les jeunes filles appelées au mariage.

15. Qu'on obéisse à la supérieure comme à une mère, en l'honorant comme elle doit l'être, pour ne pas offenser Dieu dans sa personne. Qu'on obéisse plus encore au prêtre qui a soin de vous toutes. Il appartient surtout à la supérieure de veiller à la pratique de toutes ces choses, de ne rien laisser enfreindre, mais de corriger et de redresser: pour ce qui serait au-dessus de ses moyens et de ses forces, qu'elle en réfère au prêtre qui s'occupe de vous. Qu'elle ne se croie pas heureuse par le pouvoir qu'elle exerce, mais par la charité qui la met au service de vous toutes. Qu'elle soit placée au-dessus de vous aux yeux des hommes par sa dignité, mais sous vos pieds aux yeux de Dieu par la crainte de lui déplaire. Qu'elle soit envers toutes un modèle de bonnes oeuvres (1); qu'elle corrige celles qui sont remuantes, qu'elle ranime celles qui manquent de courage, qu'elle supporte les faibles et soit patiente envers toutes (2), qu'elle accepte volontiers la règle et ne l'impose qu'en tremblant; qu'elle désire être aimée de vous bien plus que redoutée, quoique les deux soient nécessaires; qu'elle pense toujours qu'elle aura un compte à rendre à Dieu pour vous. C'est pourquoi votre prompte obéissance ne doit pas être seulement de la compassion pour vous-mêmes, mais pour elle aussi; car parmi vous la place la plus haute est la plus dangereuse.

16. Que le Seigneur vous,donne d'observer toutes ces choses avec amour, comme des filles éprises de la beauté spirituelle, exhalant la bonne odeur du Christ par une sainte vie, non point esclaves sous la loi, mais libres sous la grâce! Pour que vous puissiez vous regarder dans ce petit écrit comme dans un miroir, et de peur qu'il n'y ait des négligences par oubli, qu'on vous le lise une fois par semaine: là où vous vous trouverez observatrices exactes de ce qui est écrit, rendez grâces au Seigneur dispensateur de tout bien; mais là où l'une de vous connaîtra qu'elle a manqué en quelque chose, qu'elle s'afflige du passé et se tienne sur ses gardes pour l'avenir; qu'elle prie pour que Dieu lui pardonne et ne la laisse pas succomber à la tentation.

1. Tt 2,7. - 2. 1Th 5,14.





Augustin, lettres - LETTRE CCV. (Octobre 420)