Augustin, lettres - LETTRE CCXI. (Année 423)

LETTRE CCXII. (Année 425)

Saint Augustin recommande à son collègue Quintilien une veuve et sa fille, toutes les deux consacrées à Dieu; les lignes qui terminent cette courte lettre seront pour les protestants un témoignage de l'antiquité du culte des reliques.

AUGUSTIN AU BIENHEUREUX SEIGNEUR QUINTILIEN, SON VÉNÉRABLE FRÈRE ET COLLÈGUE DANS L'ÉPISCOPAT, SALUT DANS LE SEIGNEUR.

Je recommande à votre révérence, dans l'amour du Christ, Galla et sa fille Simpliciola, honorables servantes de Dieu et précieux membres du Christ. Galla est une veuve d'une pieuse (29) vie; Simpliciola, une vierge au-dessous de sa mère par l'âge, au-dessus par la sainteté; je les ai nourries de la parole du Seigneur, comme je l'ai pu; je vous les remets, comme de mes mains, par cette lettre, afin que vous les consoliez et les aidiez dans tous leurs besoins. Votre sainteté le ferait, sans aucun doute, sans ma recommandation; car si, à cause de cette Jérusalem céleste dont nous sommes tous citoyens, et où ces pieuses femmes désirent obtenir la place réservée aux saints, nous leur devons une affection à la fois civique et fraternelle, combien vous devez les aimer davantage, vous qui habitez le lieu où elles sont nées selon la chair, et où elles ont méprisé les grandeurs de ce monde pour s'attacher au Christ! Daignez recevoir par elles mes respectueux devoirs avec la même charité qui m'inspire de vous les offrir, et souvenez-vous de nous dans vos prières. Elles portent avec elles des reliques du bienheureux et glorieux martyr Etienne; votre sainteté sait combien elle doit les honorer comme nous les honorons nous-même.




LETTRE CCXIII. (20 septembre 426)

On est convenu de donner sous le titre de lettre CCXIII l'acte qui fut dressé le 26 septembre 426 dans l'église de la Paix à Hippone, en présence du clergé et du peuple, et par lequel les fidèles d'Hippone acceptèrent comme successeur de leur évêque le prêtre Héraclius, désigné par saint Augustin lui-même. Cette pièce est d'un grand et touchant intérêt.

1. Le très-glorieux Théodose étant consul pour la douzième fois et Valentinien auguste pour la seconde, le 6 des calendes d'octobre, après que l'évêque Augustin a eu pris place, avec ses collègues Beligien et Martinien, dans l'église de la Paix, à Hippone, les prêtres Saturnin, Léporius, Barnabé, Fortunatien, Lazare et Héraclius étant présents devant le clergé et un peuple nombreux, Augustin évêque s'est exprimé ainsi:

Nous devons nous occuper sans retard de ce que je vous ai annoncé hier; j'ai voulu pour cela que vous fussiez ici en grand nombre, et je vous y vois. Si je voulais vous parler d'autre chose, vous l'écouteriez mal dans l'attente où vous êtes.

Nous sommes tous mortels en cette vie, et nul homme ne sait son dernier jour. Pourtant, dans l'âge naissant, on espère l'enfance; dans l'enfance, on espère l'adolescence; dans l'adolescence, on espère la jeunesse; dans la jeunesse, on espère l'âge mûr; dans l'âge mûr, on espère la vieillesse; on n'est pas sûr que cela arrive, toutefois on peut l'espérer. Mais la vieillesse n'a pas devant elle un âge qu'elle puisse espérer: sa durée même est incertaine; ce qu'il y a de certain, c'est qu'il ne reste aucun âge après la vieillesse. Dieu l'ayant voulu, je suis arrivé en cette ville dans la vigueur de l'âge; je fus jeune et me voilà vieux. Je sais qu'après la mort des évêques, les ambitions et les contestations troublent souvent les Églises; je dois, autant qu'il est en moi, épargner à cette ville ce qui a fait plus d'une fois le sujet de mes afflictions.

Comme votre charité l'a su, je suis allé récemment à Milève; mes frères, et surtout les serviteurs de Dieu qui sont là m'avaient appelé. La mort de mon frère et collègue Sévère,d'heureuse mémoire, faisait craindre du trouble. Je suis donc allé à Milève, et, la miséricorde de Dieu aidant, on a tranquillement accepté le successeur que Sévère avait désigné de son vivant; le peuple a volontiers accueilli la volonté de l'évêque défunt, du moment qu'il en a eu connaissance. Un certain nombre, toutefois, se montrait contristé de quelque chose qui n'avait pas été fait; notre frère Sévère, croyant qu'il suffisait de désigner son successeur à son clergé, n'en avait rien dit au peuple; de là la tristesse de quelques-uns. Que dirai-je de plus? grâce à Dieu, la tristesse s'en est allée, la joie est venue à sa place; on a ordonné celui que le précédent évêque avait choisi. Donc, pour que personne ne se plaigne de moi, je vous déclare à tous ma volonté, que je crois être celle de Dieu; je veux pour successeur le prêtre Héraclius. Le peuple s'est écrié: Rendons grâces à Dieu! louanges au Christ! Cela a été dit vingt-trois fois. Christ, exaucez-nous! longue vie à Augustin! Cela a été dit seize fois. Vous pour père! vous pour évêque! Cela a été dit huit fois.

2. Le silence s'étant rétabli, Augustin évêque a continué en ces termes: Il n'est pas besoin que je loue Héraclius, j'aime sa sagesse et j'épargne sa modestie. Il suffit que vous le connaissiez; ce que je veux ici, je sais que vous le voulez; et si je l'avais ignoré, vos acclamations d'aujourd'hui me l'auraient prouvé. Voilà donc ce que je veux, voilà ce que je demande, à Dieu (30) avec d'ardentes prières, malgré le froid de mes vieux ans. Je vous avertis, et vous conjure de le demander à Dieu avec moi, afin que, la paix du Christ unissant toutes nos pensées, Dieu confirme ce qu'il a opéré en nous (1). Que Celui qui m'a envoyé Héraclius le conserve, qu'il le garde sain et sauf, qu'il le garde sans crime, afin qu'après avoir fait la joie de ma vie, il me remplace après ma mort. Vous le voyez, les greffiers de l'Eglise recueillent ce que nous disons, ce que vous dites: mes paroles et vos acclamations ne tombent pas à terre. Pour parler plus clairement, ce sont des actes ecclésiastiques que nous faisons en ce moment: par là je veux confirmer ma volonté autant que cela est au pouvoir des hommes. Le peuple s'est écrié trente-six fois: Rendons grâces à Dieu! louanges au Christ! Il a dit treize fois: Christ, exaucez-nous, longue vie à Augustin! Il a dit huit fois: Vous pour père, vous pour évêque. Il a dit vingt fois: Il est digne et juste. Il a dit cinq fois: Il a bien mérité, il est bien digne. Il a dit six fois: Il est digne et juste.

3. Le silence s'étant rétabli, Augustin évêque a poursuivi ainsi: Donc, comme. je le disais, je veux que ma volonté et la vôtre soient confirmées par des actes ecclésiastiques, autant que cela est au pouvoir des hommes; quant à la volonté cachée du Tout-Puissant, prions tous, comme je l'ai dit, pour que Dieu confirme ce qu'il a fait en nous. Le peuple s'est écrié: Nous vous rendons grâces de votre choix! cela a été dit seize fois. Le peuple a dit douze fois: Que cela se fasse, que cela se fasse! et six fois: Vous pour père, Héraclius pour évêque!

4. Le silence s'étant rétabli, Augustin évêque a dit: Je sais ce que vous savez aussi, mais je ne veux pas qu'on fasse pour lui ce qu'on a fait pour moi. Beaucoup d'entre vous le savent, cela n'est ignoré que de ceux qui alors n'étaient pas nés ou qui n'étaient pas encore en âge de le savoir. Je fus ordonné évêque du vivant de mon père, le saint vieillard Valère, d'heureuse mémoire, et j'ai occupé le siège avec lui: je ne savais pas, il ne savait pas lui-même que cela était défendu par le concile de Nicée. Ce qu'on a donc blâmé en moi, je ne veux pas qu'on le blâme dans celui qui est mon fils. Le peuple a répété treize fois: Rendons grâces à Dieu! louanges au Christ!

1. Ps 67,29.

5. Le silence s'étant rétabli, Augustin évêque a dit: Héraclius restera prêtre comme il est; il sera évêque quand Dieu voudra. Mais, la miséricorde de Dieu aidant, je vais faire ce que je n'ai pu faire jusqu'ici. Vous savez ce que je -voulais depuis quelques années, et vous ne l'avez pas permis. Nous étions convenus, vous et moi, que, pendant cinq jours de la semaine vous me laisseriez tranquille, pour que je pusse m'occuper des saintes Ecritures, comme mes frères et mes pères les évêques avaient daigné m'en charger aux deux conciles de Numidie et de Carthage. Il en a été dressé acte, vous y avez consenti par vos acclamations; on vous a lu cet acte, vos acclamations l'ont confirmé. Vous n'avez pas longtemps gardé votre promesse; il y a eu de nouveau irruption violente sur moi, et je ne suis pas libre de faire ce que je veux avant et après midi je suis enveloppé par les affaires des hommes. Je vous conjure par le Christ et je vous somme de souffrir que je me décharge du poids de ces soins sur ce jeune homme, sur le prêtre Héraclius, que je désigne aujourd'hui au nom du Christ pour me succéder comme évêque. Le peuple a répété vingt-six fois: Nous vous rendons grâces de votre choix!

6. Le silence s'étant rétabli, Augustin évêque a dit: Je vous rends grâces devant le Seigneur notre Dieu, de votre charité et de votre bienveillance, ou plutôt j'en rends grâces à Dieu. Donc, mes frères, adressez-vous désormais à Héraclius pour tout ce qui avait coutume de vous amener chez moi; quand il aura besoin d'un conseil, je ne lui refuserai pas mon secours: à Dieu ne plaise que je l'en prive! Cependant adressez-vous à lui pour tout ce qui avait coutume de vous amener chez moi. Qu'il me consulte lorsque par hasard il ne saura pas ce qu'il doit faire; qu'il demande pour aide celui qu'il a pour père. Ainsi rien ne vous manquera, et, si Dieu daigne prolonger encore un peu ma vie, ce n'est ni au repos ni à la paresse que je donnerai mes derniers jours, ce sera à l'étude des saintes Ecritures, autant que Dieu le permettra et me l'accordera; cette étude profitera à Héraclius, et, par lui, vous profitera à vous-mêmes. Que mon loisir ne déplaise donc à personne, car mon loisir va être grandement occupé.

Je vois que j'ai fait avec vous tout ce que je devais au sujet de l'affaire pour laquelle je vous avais engagés à venir; il ne me reste plus qu'à prier ceux d'entre vous qui savent écrire de (31) vouloir bien signer ces actes. J'ai besoin ici de votre réponse; faites-la moi connaître;marquez-moi votre consentement par quelque acclamation. Le peuple a répété vingt-cinq fois: Que cela se fasse, que cela se fasse! Il a répété vingt-huit fois: Cela se doit, cela est juste. Il a répété quatorze fois: Que cela se fasse, que cela se fasse! Il a répété vingt-cinq fois: Il y a longtemps que vous en êtes digne, il y a longtemps que vous le méritez. Il a répété treize fois: Nous vous rendons grâces de votre choix! Il a répété dix-huit fois: Christ, exaucez-nous! conservez Héraclius!

Le silence s'étant rétabli, Augustin évêque a dit: Il est bon que nous puissions remplir nos devoirs envers Dieu en lui offrant le sacrifice; durant cette heure de supplication, je vous recommande de ne vous occuper d'aucune de vos affaires particulières et de prier le Seigneur pour cette Eglise, pour moi et pour le prêtre Héraclius.




LETTRE CCXIV. (Année 426 ou 427)

Saint Augustin écrit au supérieur.et aux religieux du monastère d'Adrumet (1) où s'était montrée une certaine émotion à l'occasion de la lettre de notre docteur au prêtre Sixte sur la question pélagienne. Deux jeunes gens de ce couvent étaient venus trouver l'évêque d'Hippone. On verra tout au long dans la lettre CCXVI l'origine et le récit des troubles d'Adrumet.

AUGUSTIN A SON BIEN-AIMÉ SEIGNEUR ET HONORABLE FRÈRE PARMI LES MEMBRES DU CHRIST, A VALENTIN ET AUX FRÈRES QUI SONT AVEC LUI,SALUT DANS LE SEIGNEUR.

1. Deux jeunes gens, Cresconius et Félix, qui se disent de votre communauté, sont arrivés ici; ils nous ont rapporté qu'il est survenu quelque trouble dans votre monastère, à cause de certains d'entrevous gui enseignent la grâce de façon à nier le libre arbitre de l'homme, et, ce qui est plus grave, de façon à prétendre qu'au jour du jugement Dieu ne rendra pas à chacun selon ses oeuvres (2). Ces jeunes gens ne nous ont pas laissé ignorer non plus que beaucoup d'entre vous ne partagent pas ce sentiment et reconnaissent que la grâce de Dieu vient en aide au libre arbitre, pour que nous goûtions

1. Il ne faut pas confondre Adrumet, situé sur la côte africaine dans ce qui forme aujourd'hui la régence de Tunis, avec Adramytte où Festus fit embarquer saint Paul qui s'en allait invoquer à Rome la justice de César. - 2. Mt 16,27 Rm 2,6

et nous pratiquions le bien; et que, quand le Seigneur viendra rendre à chacun selon ses oeuvres, il trouve bonnes nos propres oeuvres «que Dieu a préparées afin que nous y marchions (1).» Ceux qui pensent ainsi pensent bien.

2. «Je vous conjure donc, mes frères, comme l'Apôtre conjurait les Corinthiens, au nom de Notre-Seigneur Jésus-Christ, de parler tous le même langage et de ne point souffrir de divisions parmi vous (2).» Et d'abord le Seigneur Jésus, comme il est écrit dans l'Evangile, «n'est pas venu pour juger le monde, mais pour que le monde soit sauvé par lui (3).» Mais après, comme l'écrit l'apôtre Paul, «Dieu jugera le monde (4),» lorsqu'il viendra, ainsi que le déclare toute l'Eglise dans le Symbole, «juger les vivants et les morts.» Si donc il n'y a pas de grâce de Dieu, comment le Seigneur sauve-t-il le monde? Et s'il n'y a pas de libre arbitre, comment juge-t-il le monde? Entendez dans ce sens le livre ou la lettre de moi que ces jeunes gens emportent avec eux, afin que vous ne niiez pas la grâce de Dieu et que vous ne défendiez pas le libre arbitre de manière à le séparer de la grâce de Dieu, comme si nous pouvions sans elle et de nous-mêmes penser ou faire quelque chose selon Dieu: or, c'est ce que nous ne pouvons pas. C'est pourquoi le Seigneur, parlant du fruit de la justice, dit à ses disciples: «Vous ne pouvez rien faire sans moi (5).»

3. Vous saurez que cette lettre de moi, adressée au prêtre Sixte de l'Eglise romaine est, écrite contre les nouveaux hérétiques pélagiens, qui disent que la grâce de Dieu nous est donnée selon nos mérites, afin que celui qui se glorifie se glorifie non pas dans le Seigneur, mais en lui-même, c'est-à-dire dans l'homme et non dans le Seigneur. C'est ce que l'Apôtre défend lorsqu'il dit: «Que personne ne se glorifie dans l'homme (7);» et ailleurs: «Vue celui qui se glorifie se glorifie dans le Seigneur (8).» Mais ces hérétiques pensant pouvoir devenir justes par eux-mêmes, comme si Dieu ne leur donnait pas cette justice, et qu'ils se la donnassent eux-mêmes, ne se glorifient pas dans le Seigneur, mais en eux. C'est à leurs pareils que l'Apôtre dit: «Qui te

1. Ep 2,10. - 2. 1Co 1,10. - 3. Jn 3,17. - 4. Rm 3,6. - 5. Jn 15,5. - 6. C'est la lettre qu'on a déjà lue et qui forme la CXCIVe du recueil. - 7. 1Co 3,21. - 6 1Co 1,81.

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discerne?» Saint Paul parle ainsi parce que Dieu seul sépare l'homme de la masse de cette perdition qui vient d'Adam, pour en faire un vase d'honneur et non pas un vase d'ignominie. A cette question de l'Apôtre, l'homme charnel et orgueilleux aurait pu répondre de la voix ou de la pensée que ce qui le discerne, c'est sa foi, c'est sa prière, c'est sa justice; l'Apôtre va au-devant de sentiments semblables et dit: «Qu'as-tu que tu n'aies reçu? Mais, si tu ras reçu, pourquoi t'en glorifies-tu comme si tu ne l'avais pas reçu (1)?» Ainsi se glorifient de ce qu'ils ont, comme ne l'ayant pas reçu, ceux qui pensent se justifier par eux-mêmes: et alors ils se glorifient en eux, et non pas dans le Seigneur.

4. C'est pour cela que, dans la lettre qui vous est parvenue, j'ai prouvé, par les témoignages des saintes Ecritures, comme vous pourrez le voir, que nos bonnes oeuvres, nos pieuses oraisons, notre foi droite n'auraient pas pu être en nous d'aucune manière si nous ne les avions reçues de celui dont l'apôtre Jacques a dit: «Toute grâce excellente, tout don parfait vient d'en-haut et descend du Père des lumières (2).» Ainsi personne ne peut prétendre que la grâce de Dieu lui est accordée par les mérites de ses oeuvres, de ses prières ou de sa foi, ni croire ce que répètent les hérétiques, savoir, que la grâce de Dieu nous est donnée selon nos mérites: ce qui est tout à fait faux. Ce n'est pas que les bonnes ou les mauvaises oeuvres ne méritent rien, car, s'il en était ainsi, comment Dieu jugerait-il le monde? Mais la miséricorde et la grâce de Dieu convertissent l'homme: «Le Seigneur est mon Dieu, dit le Psalmiste, il me préviendra de sa miséricorde (3).» C'est par là que l'impie sera justifié, c'est-à-dire que d'impie il deviendra juste, et commencera à avoir des mérites que le Seigneur couronnera lorsque le monde sera jugé.

5. Je désirais vous envoyer bien des choses; après les avoir lues, vous auriez connu plus exactement et plus à fond tout ce qui a été fait dans les conciles des évêques contre les hérétiques pélagiens; mais ils sont pressés, vos frères qui sont venus vers nous et par lesquels nous vous écrivons sans que ceci soit cependant une réponse, car ils ne nous ont apporté aucune lettre de vous. Nous les avons reçus toutefois, parce que leur candeur ne nous permettait pas de croire qu'ils pussent nous tromper. Ils se

1. 1Co 4,7. - 2. Jc 1,17. - 3. Ps 58,9.

hâtent, afin de passer avec vous les fêtes de Pâques (1), et que ce saint jour vous trouve tous en paix avec l'aide de Dieu.

6. Le mieux serait de m'envoyer (et je vous le demande instamment) celui qui, d'après ce qu'ils disent, a jeté le trouble parmi eux. Car, ou bien il n'entend pas mon livre, ou bien peut-être ne l'entend-on pas lui-même, lorsqu'il s'efforce de résoudre et d'expliquer une question difficile, et que peu d'hommes peuvent pénétrer. C'est la question de la grâce de Dieu qui faisait croire à des gens qui ne te comprenaient pas que l'apôtre Paul nous recommande de faire le mal pour qu'il en arrive du bien (2). De là ces paroles de l'apôtre Pierre dans sa seconde épître: «C'est pourquoi, mes bien-aimés, dans l'attente de ces choses, faites en sorte que le Seigneur vous trouve purs, irrépréhensibles et dans la paix; et croyez que la longue patience de Notre-Seigneur est pour notre salut. C'est aussi ce que Paul, notre cher frère, vous a écrit, selon la sagesse qui lui a été donnée, comme aussi dans toutes ses lettres où, il parle du même sujet, lettres dans lesquelles il y a quelques passages difficiles à entendre, et que des hommes ignorants et légers détournent à de mauvais» sens, aussi bien que les autres Ecritures, «pour leur propre ruine (3).»

7. Prenez donc garde à ces terribles paroles d'un si grand apôtre; là où vous sentez que vous ne comprenez pas, croyez, d'après les Livres divins, que l'homme a un libre arbitre et qu'il y a une grâce de Dieu sans le secours de laquelle le libre arbitre ne peut ni se tourner vers Dieu ni avancer en Dieu. Et priez pour que vous compreniez avec sagesse ce que vous aurez commencé par croire avec piété. Le libre arbitre nous sert à comprendre sagement ces choses mêmes. Autrement la sainte Écriture ne nous dirait pas: «Comprenez donc, vous qui ne comprenez rien; insensés, apprenez à connaître (4).» Du moment qu'il nous est prescrit et ordonné de comprendre et de savoir, l'obéissance nous est demandée, et il ne peut pas y avoir obéissance sans libre arbitre. Mais s'il n'était pas besoin aussi de la grâce de Dieu pour comprendre et savoir, le Prophète ne dirait pas à Dieu: «Donnez-moi l'intelligence, et j'apprendrai vos

1. On verra par la lettre suivante que saint Augustin crut devoir retenir ces deux jeunes moines pour les instruire de la question pélagienne. - 2. Rm 3,8. - 3. 2P 3,14-16. - 4. Ps 93,8

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commandements (1);» on ne lirait pas dans l'Evangile:, «Alors il leur ouvrit l'esprit, afin qu'ils comprissent les Ecritures (2);» et l'apôtre Jacques ne dirait pas: «Si quelqu'un de vous a besoin de sagesse, qu'il en demande à Dieu, qui répand ses dons sur tous libéralement et sans reproche, et la sagesse lui sera donnée (3).» Le Seigneur est assez puissant pour vous faire la grâce de rétablir la paix au milieu de vous et pour nous donner la joie de l'apprendre bien vite. Je vous salue, non-seulement en mon nom, mais encore au nom des frères qui sont avec moi, et je vous demande de prier pour nous avec accord et avec instance.

1. Ps 118,125. - 2. Lc 24,45. - 3. Jc 1,5.




LETTRE CCXV. (Année 426 ou 427)

Saint Augustin n'avait pas laissé repartir pour Adrumet les moines Cresconius et Félix, afin de les mettre en mesure de bien comprendre la vérité dans la question pélagienne; lorsqu'ils forent près de quitter Hippone avec toutes les pièces relatives au pélagianisme et avec un livre de notre docteur composé tout exprès pour les moines d'Adrumet, le saint évêque leur donna la lettre suivante adressée à leur abbé et à leurs frères.

AUGUSTIN À SON BIENHEUREUX SEIGNEUR ET HONORABLE FRÈRE PARMI LES MEMBRES DU CHRIST, A VALENTIN ET AUX FRÈRES QUI SONT AVEC LUI SALUT DANS LE SEIGNEUR.

1. Votre charité saura que les serviteurs de Dieu Cresconius, Félix et un autre Félix, qui qui sont venus vers nous de votre monastère, ont passé avec nous les fêtes de Pâques. Nous les avons gardés un peu plus longtemps pour qu'ils retournent vers vous mieux instruits contre les nouveaux hérétiques pélagiens. On tombe dans leur erreur en pensant que ce soit d'après des mérites humains que nous est accordée la grâce de Dieu, qui seul délivre l'homme par Notre-Seigneur Jésus-Christ. On est aussi dans l'erreur en croyant que, quand le Seigneur viendra pour juger, il ne jugera pas selon ses oeuvres l'homme qui aura été en âge d'user du libre arbitre. Les enfants qui n'ont pas encore d'eux-mêmes des oeuvres bonnes ou mauvaises, sont seuls damnés, à cause du péché originel lorsque la grâce du Sauveur ne les en délivre point par le baptême. Quant aux autres hommes qui, usant du libre arbitre ont ajoute au péché originel des péchés qui leur soient propres, si, par la grâce de Dieu, ils n'ont point été tirés de la puissance des ténèbres pour passer dans le royaume du Christ, ils seront condamnés et porteront non-seulement la peine du péché originel, mais encore des fautes de leur volonté propre. Les bons recevront la récompense des oeuvres de leur bonne volonté, mais c'est par la grâce de Dieu qu'ils ont obtenu cette bonne volonté elle-même. Ainsi s'accomplit ce qui est écrit: «Colère et indignation, tribulation et angoisse sur toute âme d'homme qui fait le mal, du juif premièrement, puis du grec; mais gloire, honneur et paix à tout homme qui fait le bien, au juif premièrement, puis au grec (1).»

2. Je n'ai pas besoin de m'arrêter longtemps dans cette lettre sur cette question très-difficile de la volonté et de la grâce; j'en ai remis une autre à Cresconius et à Félix, au moment où je croyais qu'ils allaient partir. J'ai écrit aussi pour vous un livre (2) qui, j'espère, vous mettra d'accord sur cette question, si, Dieu aidant, vous le lisez avec attention et si vous le comprenez bien. Ces jeunes gens emportent d'autres pièces que nous avons cru devoir vous adresser, afin que vous sachiez comment l'Eglise catholique, secourue par la miséricorde de Dieu, a repoussé les poisons de l'hérésie pélagienne. Ils vous remettront ce qui a été écrit au pape Innocent, évêque de Rome, par le concile de la province de Carthage et par le concile de Numidie, ce qui lui a été écrit avec plus de soin par cinq évêques, ce qu'il a répondu lui-même à ces trois lettres (3); Vous aurez également ce qui a été écrit au pape Zozime par le concile d'Afrique, sa réponse envoyée à tous les évêques du monde (4), la courte sentence que nous avons portée contre cette même erreur dans le dernier concile plénier de toute l'Afrique et le livre que j'ai mentionné plus haut et que je viens d'écrire pour vous: nous lisons en ce moment toutes ces choses avec Cresconius et Félix, et nous vous les envoyons par eux.

1. Rm 2,9-10. - 2. Le livre de la Grâce et du Libre Arbitre. - 3. Voy. tome 2,les lettres 175, 176, 177,181, 182, 183. - 4. Cette réponse de Zozime, envoyée à tous les évêques du monde, c'est ce qu'on appelle la constitution de Zozime contre Pélage; cette pièce, malgré toutes les copies qui avaient dû en être faites et malgré tout le prix qu'y attachait l'Eglise catholique, a été perdue; il nous en reste seulement un petit fragment qu'on a vu dans la lettre (CXCe) de saint Augustin à Optat et un autre très-petit fragment rapporté par saint Prosper.

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3. Nous leur avons lu aussi le livre du bienheureux martyr Cyprien sur l'oraison dominicale, et nous leur avons montré comment il enseigne que tout ce qui appartient à une pieuse vie doit être demandé à notre Père qui est dans les cieux, de peur que, trop confiants dans le libre arbitre, nous né venions à déchoir de la grâce divine. Nous leur avons fait voir comment le même glorieux martyr nous avertit que nous devons prier pour nos ennemis qui ne croient pas encore en Jésus-Christ, afin qui Dieu leur donne la foi: cette recommandation serait vaine, si l'Eglise ne croyait point que même les volontés mauvaises et infidèles des hommes peuvent être converties au bien par là grâce de Dieu. Mais comme vos frères nous ont dit que ce livre de saint Cyprien est chez vous, nous ne vous l'envoyons pas. Nous avons lu avec eux ma lettre au prêtre Sixte, de l'Eglise romaine, qu'ils m'ont apportée; nous leur avons expliqué qu'elle est écrite contre ceux qui Prétendent que la grâce de Dieu nous est donnée selon nos mérites, c'est-à-dire contre les pélagiens.

4. Donc, autant que nous l'avons pu, nous avons fait en sorte avec vos frères, qui sont aussi les nôtres, de les maintenir dans la vraie foi catholique. Elle ne nie pas qu'il y ait un libre arbitre pour une mauvaise ou une bonne vie; mais elle ne lui accorde pas le pouvoir de faire quelque chose sans la grâce de Dieu, soit pour aller du mal au bien, soit pour persévérer dans le bien; soit pour arriver à ce bien éternel avec la certitude de ne jamais le perdre. Je vous demande à vous aussi, mes très-chers frères, dans cette lettre, ce que l'Apôtre nous demande à tous, «de ne pas vouloir connaître avec sobriété, selon la mesure de foi que Dieu a donnée à chacun (1).»

5. Voyez ce que l'Esprit-Saint nous apprend, par Salomon: «Redresse ta course:par tes pas, et que tes voies soient droites; ne te détourne ni à droite, ni à gauche, mais éloigne-toi de la voie mauvaise. Dieu connaît les voies qui sont à droite; mais les voies de gauche sont des voies de perdition. Dieu lui-même redressera ta course et dirigera ta route dans la paix (2).» Remarquez, mes frères, d'après ces paroles de la sainte Ecriture, que s'il n'y avait pas de libre arbitre, on ne dirait pas: «Redresse ta course par tes pas, et que tes voies soient droites; ne te détourne ni à droite, ni à gauche.» Et cependant, si cela pouvait se faire sans la grâce de Dieu, on ne dirait pas ensuite: «Dieu lui-même redressera ta course et dirigera ta route dans la paix.»

1. Rm 12,3. - 2. Pr 4,20-27.

6. Ne vous détournez donc ni à droite, ni à gauche, quoiqu'il y ait des louanges pour les voies qui sont à droite comme il y a une condamnation contre les voies qui sont à gauche; car l'Ecriture ajoute: «Eloigne-toi de la voie mauvaise, c'est-à-dire de la voie qui est à gauche;» puis, complétant sa pensée: «Le Seigneur, dit-elle ensuite, connaît les voies qui sont à droite; mais les voies de gauche sont des voies de perdition.» C'est dans les voies connues du Seigneur que nous devons marcher. Le Psalmiste dit que «le Seigneur connaît la voie des justes et que la voie des impies périra (1).» Celle-ci n'est pas connue du Seigneur, parce qu'elle est à gauche; et au dernier jour, il dira à ceux qui seront placés à sa gauche: «Je ne vous connais pas (2).» Qu'est-ce que c'est donc que le Seigneur ne connaît pas, lui qui connaît toutes choses, les bonnes actions comme les Mauvaises actions des hommes? Que veulent dire ces mots: «Je ne vous connais pas,» sinon: Je ne vous ai pas faits tels? C'est en ce sens qu'il est dit de Notre Seigneur Jésus-Christ: «Il n'a pas connu le péché (3).» Que signifie: «il n'a pas connu,» sinon qu'il n'a pas fait? Ainsi donc ces mots «1e Seigneur connaît les voies qui sont à sa droite,» comment doit-on les entendre, si ce n'est en ce sens qu'il a fait lui-même les voies droites, c'est-à-dire les voies des justes, qui sont en effet les bonnes oeuvres, «que Dieu a préparées, selon les paroles de l'Apôtre, pour que nous y marchions (4)?» Quant aux voies de perdition qui sont à gauche, c'est-à-dire quant aux voies des impies; le Seigneur ne les, connaît point, parce qu'il ne les a pas faites pour l'homme et que l'homme les a faites pour lui-même. Aussi le Seigneur dit-il: «mais moi je hais les voies perverses des méchants, elles sont à gauche (5).»

7. On nous dira: si les voies qui sont à droite sont bonnes, pourquoi nous est-il recommandé de ne nous détourner «ni à droite ni à gauche?» Ne semble-t-il pas qu'on aurait dû dire: Suivez la droite et ne vous détournez pas à gauche? Ce que nous avons à répondre c'est que, quelque bonnes que soient les voies qui

1. Ps 1,6. - 2. Mt 25,12 Lc 13,27. - 3. 2Co 5,21. - 4. Ep 2,10. - 5. Pr 4,27.

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sont à droite, il n'est pas bon cependant de se «détourner à droite.» On se détourne à droite en s'attribuant à soi-même et non point à Dieu les bonnes oeuvres qui appartiennent aux voies droites. C'est pourquoi, après avoir dit: «Le Seigneur connaît les voies qui sont à droite, et les voies de gauche sont des voies de perdition;» l'Écriture suppose qu'on lui demande: Pourquoi donc ne voulez-vous pas que nous déclinions à droite? et elle ajoute: «Dieu lui-même redressera ta course et dirigera ta route dans la paix.» Comprends donc que le but de ce précepte: «Redresse ta course par tes pieds et dirige tes voies,» c'est de te faire connaître que, lorsque tu accomplis ces choses, le Seigneur Dieu t'accorde la grâce de les accomplir; et tu ne déclineras pas â droite, quoique tu marches dans les voies droites, en ne mettant pas ta confiance dans ta force et lui-même sera ta force; lui qui redressera ta course et dirigera ta route dans la paix.

8. C'est pourquoi, mes bien-aimés, quiconque prétend que sa volonté lui suffit pour faire de bonnes oeuvres, se détourne à droite. Et ceux-là se détournent à gauche qui pensent qu'il faut cesser de bien vivre, lorsqu'ils entendent prêcher et prouver que la grâce de Dieu elle-même rend bonnes les mauvaises volontés des hommes et les maintient telles qu'elle les a faites, et qui disent pour ce motif: «Faisons le mal afin qu'il en arrive du bien (1).» Voilà pourquoi le Sage vous dit: «Ne vous détournez ni à droite ni à gauche,» c'est-à-dire, ne défendez pas le libre arbitre jusqu'à lui attribuer les bonnes oeuvres sans la grâce de Dieu, et ne défendez pas la grâce de façon à vous tenir pour assurés de son secours et à aimer les oeuvres mauvaises: que la grâce de Dieu vous en préserve, car ce sont ceux-là que l'Apôtre fait parler ainsi dans son épître aux Romains: «Que dirons-nous donc? demeurerons-nous dans le péché pour que la grâce abonde (2)?» L'Apôtre répond comme il doit à ces paroles d'hommes qui se trompent et qui ne comprennent pas la grâce de Dieu: «à Dieu ne plaise! s'écrie saint Paul; car si nous «sommes morts au péché, comment vivrons-nous dans le péché (3)?» Rien de plus court et de mieux. Dans ce monde en effet où le mal est si grand, quel plus grand bien pouvons-nous recevoir de la grâce de Dieu, que de mourir au péché? Celui-là donc sera ingrat

1. Rm 3,8. - 3. Rm 4,1. - 4. Rm 7,2.

envers la grâce qui voudra vivre dans le péché à cause de cette même grâce par laquelle nous mourons au péché. Que Dieu qui est riche en miséricorde, vous donne de goûter le vrai, et de persévérer jusqu'à la fin dans un pieux dessein. Demandez-le avec instance et avec soin dans une paix fraternelle, demandez-le pour vous, pour nous, pour tous ceux qui vous aiment et pour ceux qui vous haïssent. Vivez avec Dieu. Si vous voulez me faire plaisir, envoyez-moi le frère Florus (1).

1. Florus avait été la cause de l'émotion produite dans le monastère d'Adrumet. Voir notre Histoire de saint Augustin, chap. 4.




LETTRE CCXVI. (Année 427)

Valentin raconte ce qui s'est passé dans son monastère, il explique comment il n'a pas écrit à l'évêque d'Hippone par ceux de ses frères qui sont allés trouver le saint Docteur; il avoue humblement sa honte et condamne ce qui a été fait. Sa reconnaissance est vive pour le livre que saint Augustin a adressé aux moines d'Adrumet. La lettre de Valentin, écrite dans des termes de vénération profonde et dans un langage animé, nous donne une idée de l'immense considération dont jouissait saint Augustin parmi ses contemporains.

AU SEIGNEUR VRAIMENT SAINT ET BIENHEUREUX PAPE AUGUSTIN, DIGNE PAR-DESSUS TOUT DE RESPECT ET D'AMOUR, VALENTIN, SERVITEUR DE SA SAINTETÉ, ET TOUTE LA COMMUNAUTÉ QUI MET AVEC LUI SA CONFIANCE DANS LES PRIÈRES D'AUGUSTIN, SALUT DANS LE SEIGNEUR.

1. En recevant les respectables écrits que vous nous avez envoyés et le livre de votre sainteté, nous avons éprouvé un tremblement de coeur comme celui qu'éprouva le bienheureux Elie lorsque, debout à l'entrée de la caverne, il se couvrit le visage devant la gloire du Seigneur qui passait; la honte nous a fait ainsi mettre les mains sur nos yeux, car nous avons roug. de notre jugement à cause de la grossièreté de nos frères, dont le départ. inopiné nous a permis de saluer votre béatitude. Mais il y a un temps de parler et un temps de se taire; ce qui nous a empêchés de vous écrire, c'étaient les opinions incertaines et flottantes de ceux qui vous auraient porté notre lettre: nous ne voulions pas paraître douter avec ceux qui doutent, lorsqu'il s'agit d'une sagesse comme la, vôtre et qui est celle d'un ange. Nous n'avions rien à apprendre sur votre sainteté, sur votre sagesse qui nous est connue par la grâce de Dieu. Quelle vive joie nous a causée le livre si doux de votre sainteté! Nous étions comme les apôtres après la résurrection du Seigneur: ils, mangeaient aveu-lui et n'osaient pas lui demander qui il était; ils savaient bien que c'était Jésus (2). De même nous n'avons pas voulu, nous n'avons

2. Jn 21,12.

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pas osé demander si ce livre était de vous: en voyant la grâce des fidèles mise en accord avec le libre arbitre et avec cette vivacité de langage, nous reconnaissions que l'ouvrage était parti de vos mains, ô saint pape notre seigneur!

2. Mais commençons, bienheureux pape notre seigneur, par le récit même des troubles qui ont éclaté parmi nous. Notre très-cher frère Florus, serviteur de votre paternité, s'était rendu à Uzale, son lieu natal, par une inspiration de charité; il songea à nous apporter, comme un pain de bénédiction, un livre de votre sainteté (1) qu'il se fit dicter pendant les loisirs de son séjour à Uzale; celui qui le lui avait pieusement dicté était ce même frère Félix qui parait n'être arrivé près de vous qu'assez longtemps après ses compagnons. En quittant Uzale, Florus s'était acheminé vers Carthage; on vint au monastère avec ce livre; sans me le montrer, on le fit lire à des. frères de peu de savoir qui ne le comprirent pas et s'en émurent. Lorsque le Seigneur disait à ses disciples: «Celui qui ne mangera pas de la chair du Fils de l'homme et ne boira pas son sang, n'aura pas la vie en lui (2),» il y en eut qui l'abandonnèrent parce qu'ils donnaient un sens impie à ces paroles; ce n'était pas la faute du Seigneur, mais la faute d'un coeur impie.

3. Ces frères, donnant un faux sens à toute chose, troublèrent d'abord l'esprit des simples, à mon insu; ce fut Florus qui, à son retour de Carthage, ayant connaissance de leurs agitations et de leurs réunions secrètes, m'en informa; ils se cachaient ainsi avec peu de dignité pour discuter sur des vérités qu'ils n'entendaient pas. Je fus d'avis, afin de faire cesser des disputes impies, d'envoyer à notre saint père le seigneur Evode pour qu'il nous répondit lui-même, au sujet de ce livre si digne de respect, quelque chose de certain qui pût éclairer les ignorants (3). Les dissidents n'eurent pas la patience d'accepter ce moyen; ils prirent un parti qui ne pouvait nous plaire en de telles conditions, le parti d'aller vous trouver. Florus s'attristait de leur fureur contre lui; ils lui reprochaient le mal que ce livre leur avait fait; faibles qu'ils étaient, ils n'avaient pas pu y reconnaître le remède qui les eût guéris. Nous eûmes encore recours au saint prêtre Sabin comme à une plus grande autorité; sa sainteté lut le livre et l'expliqua clairement; mais cela ne suffisait pas à des esprits aussi. malades. Je laissais donc partir nos frères et je pourvus par charité aux dépenses du voyage: Je craignais que le mal ne s'aggravât, ce mal qui aurait pu être guéri par la grâce même de votre livre où l'on croit sentir votre sainte présence. Ces frères étant partis, toute la communauté rentra dans le repos et la paix. Cette dispute était née de l'ardente vivacité de cinq ou six frères.

1. La lettre de saint Augustin au prêtre Sixte. - 2. Jn 6,54. - 3. La réponse d'Évode à Valentin, toute conforme à la doctrine catholique, a été découverte dans un manuscrit de saint Maximin de Trèves par le P. Jacques Sirmond, un des plus savants investigateurs qui aient éclairé et honoré la science historique. Sirmond a cité un fragment de cette lettre dans son Histoire des Prédestinatiens, chapitre I.

4. Mais quelquefois, seigneur pape, la joie sort de la tristesse, et aujourd'hui nous sommes consolés, car l'ignorance et la curiosité de nos frères nous ont valu d'être éclairés par les plus suaves avertissements de votre sainteté. Le doute du bienheureux Thomas demandant à toucher la place des clous (1), a servi à confirmer toute l'Eglise. Nous avons donc reçu, seigneur pape, le remède que vos soins pieux nous ont envoyé avec la grâce de vos lettres, et nous avons frappé notre poitrine pour que notre conscience soit guérie: elle ne peut l'être que par la grâce vivifiante et au moyen du libre arbitre qui est aussi un don de la miséricorde de Dieu. Ce secours d'en-haut est approprié à la vie présente où nous chantons encore la miséricorde du Seigneur en attendant d'autres manifestations. Quand nous commencerons à chanter le jugement divin, nous serons récompensés de nos oeuvres, parce que le Seigneur est miséricordieux et juste, compatissant et droit (2); parce que, comme votre sainteté nous l'enseigne, «il nous faudra comparaître devant le tribunal du Christ, afin que chacun reçoive ce qui est dû aux bonnes ou aux mauvaises actions qu'il aura faites pendant qu'il était revêtu de son corps (3); parce que le Seigneur viendra et sa récompense avec lui (4); parce que l'homme sera debout avec son oeuvre devant lui; le Seigneur viendra a comme une fournaise ardente pour consumer à les impies comme de la paille (5); parce que le Seigneur se lèvera comme un soleil de justice pour ceux qui craignent son nom, pendant que les impies seront punis par sa justice (6).» C'est ce que redoutait avec tremblement le juste dont vous êtes l'ami, lorsqu'il disait en gémissant: «Seigneur, n'entrez pas en jugement avec votre serviteur (7).» Si la grâce était une récompense, le juste ne craindrait pas le jugement caché dans les secrets de la majesté divine. Telle est la foi de votre serviteur Florus, ô pitre; elle n'est pas ce qu'ont pu vous dire les autres frères. Ceux-ci ont entendu Florus dire lui-même que c'est par la grâce du Rédempteur et non pas selon nos mérites que la piété nous est donnée; car pour cet autre jour du jugement,qui doute que la grâce en soit bien loin, puisque c'est alors que la justice commencera à s'irriter? C'est ce que nous crions, ô père! c'est ce que, d'après vos enseignements, nous chantons, non pas avec sécurité, mais avec tremblement: «Seigneur, ne nous reprenez pas dans votre fureur, et ne nous châtiez pas dans votre colère (8).» Nous disons encore: «Corrigez-nous, Seigneur, instruisez-nous de votre loi, afin que nous soyons préservés dans les jours mauvais (9).» Nous croyons, d'après vous, vénérable père, que Dieu interrogera le juste et l'impie, que, les bons et les mauvais étant placés, les uns à sa droite, les autres à sa gauche,.il récompensera, les uns de leurs oeuvres de piété et punira les autres de leur obstination dans le mal. Où sera la grâce, lorsque les oeuvres bonnes ou mauvaises seront comptées et jugées?

1. Jn 20,25. - 2. Ps 111,4. - 3. 2Co 5,10. - 4 Is 40,10. - 5. Jl 2,3-5. - 6. Ml 4,1-3. - 7. Ps 142,2. - 8. Ps 6,2. - 9. Ps 93,12-13.

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5. Mais pourquoi ne craint-on pas de mentir contre nous? Nous ne nions pas que la grâce de Dieu guérisse le libre arbitre, mais nous nions qu'il se tortille chaque jour par la grâce du Christ, et nous avons la confiance qu'elle lui vient en aide. Et des hommes nous disent qu'il est en leur pouvoir de faire le bien t Mais ce bien, le font-ils? O prétention vaine de gens misérables! Chaque jour ils se reprochent des fautes, et en même temps ils se vantent des forces de leur volonté propre! Ils ne se rendent pas compte de leur conscience qui ne peut être guérie que par la grâce et ne disent pas: «Ayez pitié de moi! guérissez mon âme, parce que j'ai péché contre vous (1)!» Ceux qui se glorifient ainsi de leur libre arbitre (et nous ne nions point le libre arbitre, mais nous ne le séparons pas du secours de Dieu), que feraient-ils si déjà la mort avait été absorbée dans sa victoire, si déjà notre corps mortel avait été revêtu d'immortalité, et ose corps corruptible d'incorruptibilité (2)? La pourriture est dans leurs plaies, et c'est d'un ton superbe qu'ils demandent un remède! Ils ne disent pas comme le juste: «Si le Seigneur n'était venu à mon secours, mon âme aurait habité les régions de la mort (3);» ils ne disent pas comme ce saint Prophète: «Si le Seigneur ne garde la cité, inutilement veille celui qui la garde (4).»

6. Priez, ô père pieux, pour que nous n'ayons plus d'autre soin que d'expier nos péchés par nos larmes et de prêcher la grâce de Dieu. Priez, Seigneur notre père, pour que l'abîme ne referme pas sa bouche sur nous (5), pour que nous soyons retirés du milieu de ceux qui descendent dans le gouffre (6), pour que notre âme ne soit pas perdue avec celle des impies (7) à cause de notre orgueil, mais pour qu'elle soit guérie par la grâce du Seigneur. Ainsi que votes l'avez demandé, seigneur pape; notre frère Florus, serviteur de votre sainteté, s'en va joyeusement vers vous; il rte recule pas devant la fatigue du voyage, mais il l'aime les peines de la route le rapprocheront de plus en plus des enseignements lumineux qui l'attendent auprès de vous. Nous vous le recommandons très-humblement, et nous vous demandons en même temps de recommander à Dieu dans vos prières les ignorants, afin qu'ils se remettent en paix et en bon accord. Priez, seigneur et doux père, pour que le démon s'enfuie de notre communauté, pour que, toute tempête de questions étrangères cessant au milieu de nous, le navire où nous sommes montés, dans ce port tranquille, comme autant de soldats enrôlés sous les saints drapeaux, poursuive en paix sa course à travers cette grande et immense mer du monde, et reçoive le juste prix des richesses dont il est chargé, dans cet autre port abrité contre tout péril de naufrage. Nous espérons l'obtenir, avec le secours de votre sainteté,

1. Ps 40,5. - 2. 1Co 15,53-54. - 3. Ps 93,17. - 4. Ps 125,1. - 5. Ps 68,16. - 6. Ps 29,4. - 7. Ps 25,8.

par la grâce de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Nous vous demandons de rendre nos respectueux devoirs à tous nos seigneurs les clercs qui sont les enfants de votre apostolat et à tous ceux qui servent Dieu dans votre monastère: qu'ils daignent tous, avec votre béatitude, prier pour notes. Que l'indivisible Trinité du Seigneur notre Dieu nous conserve dans son Eglise votre apostolat qu'elle a choisi par sa grâce, et qu'elle vous couronne dans la grande Eglise du ciel en vous faisant souvenir de nous! voilà ce que nous souhaitons, seigneur. Si notre frère Florus, serviteur de votre sainteté, vous demande quelque chose pour la règle de notre monastère, daignez l'écouter, ô père! et daignez instruire sur tous les points notre ignorante faiblesse.





Augustin, lettres - LETTRE CCXI. (Année 423)