Augustin, lettres - LETTRE CLVII. (Année 414)

LETTRE CLVIII. (Année 414)

Evode, évêque d'Uzale, un des plus anciens et des meilleurs amis de saint Augustin, était un esprit curieux qui ne manquait ni de vigueur ni de pénétration; les recherches métaphysiques avaient pour lui un attrait particulier. Après avoir raconté la mort touchante d'un pieux adolescent, Evode interroge saint Augustin sur les apparitions des morts dans les songes et sur l'état de l'âme après qu'elle est séparée du corps. Il ne lui semble pas que l'âme, par-delà cette vie, puisse subsister sans être unie à un corps quelconque.

ÉVODE ET LES FRÈRES QUI SONT AVEC LUI,AU VÉNÉRABLE ET BIEN-AIMÉ SEIGNEUR AUGUSTIN ET AUX FRÈRES QUI SONT AVEC LUI,SALUT DANS LE SEIGNEUR.

1. Je sollicité ardemment une réponse à la lettre que je vous ai adressée; après ces premières questions (413) pour la solution desquelles,j'ai eu recours à vos lumières, en voici d'autres. Daignez écouter une chose que je roule avec impatience dans mon esprit et dont je voudrais bien me hâter d'être instruit, si faire se peut, dans cette vie. J'ai eu pour secrétaire un jeune garçon, fils d'Arménus, prêtre de Mélone. Dieu s'était servi d'un aussi pauvre instrument que moi pour le tirer des flots orageux du siècle où il se jetait, lorsqu'il occupait un emploi auprès de l'avocat du proconsul. Prompt d'abord et un peu agité comme le sont les enfants, il avait changé en avançant en âge, car il est mort à vingt-deux ans; telles étaient la gravité de ses moeurs et la pureté de sa vie que je trouve de la douceur à son souvenir. Il écrivait avec grande vitesse par abréviation (1), et se montrait soigneux de bien faire; il avait commencé à prendre goût à la lecture et m'excitait moi-même à lire. aux heures de la nuit: c'est ce qu'il faisait quelquefois alors, quand tout se taisait. Il ne voulait rien laisser passer sales le comprendre, relisait trois ou quatre fois et ne quittait pas l'endroit avant d'en avoir saisi le sens. Déjà je le traitais, non plus comme un jeune homme à mon service, mais en quelque sorte comme un doux ami dont je ne pouvais me passer. Sa conversation me charmait.

2. Il souhaitait, et cette grâce lui a été accordée, de mourir et d'être avec le Christ (2). Il resta malade seize jours chez ses parents, et presque durant tout ce temps il ne faisait que réciter des passages des Ecritures que sa mémoire avait retenus. Se trouvant près de sa fin, il chantait à haute voix ces paroles du Psalmiste: «Mon âme désire arriver bien vite dans la maison du Seigneur (3);» il chantait encore: «Vous avez engraissé d'huile ma tête; et qu'il est beau votre calice enivrant (4)!» Telle était l'occupation, telles étaient les consolations de ce pieux jeune homme. Au moment d'expirer, il porta la main au front pour y faire le signe de la croix (5); et il abaissait sa main pour faire aussi sur sa bouche le signe sacré, lorsque son âme, bien renouvelée de jour en jour, quitta sa maison de boue. La sainte mort de cet adolescent m'a causé tant d'allégresse qu'il me semble que son âme, en abandonnant son corps, a passé dans la mienne et qu'elle m'éclaire des rayons de sa présence; je ne puis dire combien je me réjouis de sa délivrance et de son heureuse sécurité. Ma sollicitude était vive à son égard: je craignais pour lui les dangers de la jeunesse. Je voulus savoir de lui s'il ne s'était souillé avec aucune femme; il me protesta qu'il était exempt de ce péché et mit ainsi le comble à ma joie. Il mourut donc. Nous lui finies des obsèques honorables et dignes d'une si belle âme; pendant trois jours nous célébrâmes sur son tombeau les louanges du Seigneur, et le troisième jour nous offrîmes le sacrement de la rédemption (6).

1. Erat autem strenuus in notis. C'est la sténographie, si admirablement perfectionnée aujourd'hui, et dont on retrouve les premiers éléments chez les Romains. - 2. Ph 1,23. - 3. Ps 83,3. - 4. Ps 22,5. - 5. On remarquera ici l'antiquité de l'usage chrétien de faire le signe de la croix. - 6. Ce passage marque avec une extrême évidence l'antiquité de la messe pour les morts.

3. Mais voici le songe que fit, deux jours après, une servante de Dieu, une vertueuse femme de Figes, qui se disait veuve depuis douze ans. Un diacre mort depuis quatre ans lui apparut; il préparait un palais avec des serviteurs et des servantes de Dieu vierges ou veuves. Les ornements rendaient ce palais comme resplendissant de lumière, et l'on eût cru que tout y était d'argent. La veuve ayant demandé pour qui tous ces apprêts, le diacre répondit: «Pour l'adolescent mort hier et fils d'un prêtre.» Elle vit dans le même palais un vieillard vêtu de blanc qui ordonnait à deux autres personnages vêtus de blanc d'emporter au ciel un corps tiré du sépulcre. La pieuse veuve ajoutait qu'après que le corps avait été enlevé vers le ciel, il était sorti de la tombe des branches de roses vierges, ainsi appelées parce qu'elles ne s'ouvrent pas.

4. Je vous ai raconté ce qui s'est passé. Maintenant écoutez mes questions, et apprenez-moi ce que je cherche; car le départ de cette âme m'a forcé de m'enquérir de. ces choses-là. Pendant que nous sommes dans ce corps, il y a en nous un sens intérieur plus ou moins fin selon l'activité de notre application; il est ouvert et vif en raison de nos studieuses habitudes, et probablement le corps est un obstacle à son essor. Qui pourrait dire tout ce que l'esprit souffre du corps? Au milieu de ces troubles, de ces inquiétudes qui proviennent des suggestions, des tentations, des besoins et des malheurs divers, l'esprit garde sa force: il résiste, il triomphe; parfois il est vaincu. Cependant comme il se souvient de lui, il tire de tous ces travaux une croissante énergie, brise les liens du mal et passe au bien. Votre sainteté daigne comprendre ce que je dis. Tandis que nous sommes en cette vie, nous sommes embarrassés dans de pareilles nécessités, et pourtant, comme dit l'Apôtre, «nous triomphons par Celui qui nous a aimés (1).» Une fois sortis de cette vie, quand nous échappons à tout fardeau, à tout lion. du péché, que sommes-nous?

5. Et d'abord je demande s'il n'y a pas quelque corps qui demeure avec la substance spirituelle de l'âme elle-même, lorsqu'elle quitte ce corps terrestre, et si ce ne serait pas quelque chose de composé de l'un des quatre éléments, l'air ou l'éther. Car l'âme étant incorporelle, s'il n'y a pas de corps auquel elle soit unie, elle deviendra la même pour tous. Et où sera le riche couvert de pourpre, et Lazare couvert de plaies? et comment la part sera-t-elle faite à chacun d'eux, à l'un la punition, à l'autre la joie, si toutes les âmes incorporelles n'en forment plus qu'une seule? et toutefois peut-être ces choses n'ont-elles été dites que dans un sens figuré. Mais il est certain que ce qui est dans un lieu doit être corporel, et nous comprenons ainsi que le riche est dans les flammes et le pauvre dans le sein, d'Abraham (2). S'il y a des lieux, il y a des corps, et les âmes sont dans des corps; elles sont incorporelles si les châtiments ou les récompenses sont dans les consciences. Comment une seule et même âme, composée de beaucoup

1. Rm 8,37. - 2. Lc 16,19-22.

414

d'âmes rassemblées et unies entre elles, pourrait, elle en même temps sentir la peine et la joie? Si cela se passait ainsi, il arriverait alors pour cette seule et même âme ce qui arrive pour notre esprit dans l'unité de sa substance incorporelle: il est un, et en lui pourtant se trouvent la mémoire, la volonté, l'entendement, toutes choses incorporelles, remplissant des fonctions séparées, sans se faire obstacle l'une à l'autre. Voilà, je crois, ce qu'on pourrait répondre, pour soutenir que, parmi ces âmes ne formant plus qu'une seule et même substance, les unes sont punies, les autres récompensées.

6. S'il n'en est pas ainsi, qui empêche que l'âme de chacun, une fois sortie de ce corps massif, s'unisse à un autre corps, de façon à en avoir toujours un? où passe-t-elle si elle doit aller quelque part? On ne saurait dire des anges eux-mêmes qu'ils sont plusieurs s'ils n'ont pas un corps qui les distingue et qui permette de les compter; car la Vérité même a dit dans l'Evangile: Je pourrais «prier mon Père de m'envoyer douze légions d'anges (1).» De plus, l'âme de Samuel apparut dans un corps lorsque Saül l'évoqua (2); Moïse, qui avait été enseveli après sa mort, vint aussi avec un corps auprès du Seigneur sur la montagne (3) où ils s'arrêtèrent. Il est dit dans des écrits apocryphes et dans les Secrets de Moïse, livre sans autorité, que, sur la montagne où mourut ce saint législateur, en même temps qu'il quittait un corps pour être confié à la terre, il en prenait un autre afin de suivre l'ange qui l'accompagnait. Mais ce n'est pas dans des livres apocryphes que je veux chercher la solution des questions que j'ai posées; c'est par l'autorité ou la raison qu'il faudrait les résoudre. La résurrection future prouve, dit-on, que l'âme, depuis sa sortie de ce monde, n'aura été unie à aucun corps; et rien n'empêche de le croire, puisque les anges, qui sont aussi invisibles, ont voulu apparaître et être vus avec des corps; quels qu'aient été ces corps, ils étaient dignes de ces esprits, et c'est ainsi que les anges ont apparu à Abraham et à Tobie (4). De la même manière, la résurrection de notre chair actuelle, à laquelle nous faisons bien de croire, pourrait ne pas empêcher que l'âme fût toujours restée unie à quelque corps. En effet, parmi les quatre éléments dont notre corps se compose, il parait n'en perdre qu'un seul par la mort: la chaleur. Il garde ce qui est terrestre, et ni le liquide ni le froid ne s'en vont; la chaleur seule disparaît; l'âme peut-être l'emporte avec elle, si elle passe d'un lieu à un autre. Voilà ce que j'avais à dire sur le corps.

7. Il me semble aussi qu'un esprit placé dans un corps sain lorsqu'il travaille avec ardeur, devient libre et pénétrant, vif et fort, ingénieux et appliqué en raison de ses propres efforts; il devient meilleur et plus capable de goûter la vertu, même sous le poids du corps qu'il traîne. Lorsque la mort le débarrasse de cette enveloppe, il est dégagé de tout nuage, trouve une entière sécurité, et tranquille désormais, n'étant plus exposé aux

1. Mt 26,53. - 2. 1S 28,14. - 3. Mt 17,3. - 4. Gn 18,2Tb 12,15.

tentations, il voit ce qu'il a désiré, il jouit de ce qu'il a aimé; il se souvient de ses amis et reconnaît ceux qui l'ont devancé ou suivi; peut-être en est-il ainsi; je l'ignore et je désirerais le savoir. Une pensée me trouble; je crains que l'esprit, séparé de notre corps, ne tombe dans un sommeil semblable à son sommeil ici-bas, aux heures où il dort comme enseveli et vivant seulement en espérance: n'ayant rien d'ailleurs, ne sachant rien, surtout s'il dort sans rêver. Cette pensée m'effraye beaucoup: notre esprit serait comme éteint.

8. Je demande encore si quelque sens nous resterait dans le cas où l'âme retrouverait un corps après cette vie. Si elle n'a plus besoin de l'odorat, du goût ni du toucher, elle pourrait garder la vue et l'ouïe. Car ne dit-on pas que les démons entendent, non pas seulement dans tous ceux qu'ils tourmentent, et ce serait ici une question, mais même quand ils apparaissent dans leur propre corps? Et comment avec un corps pourraient-ils passer d'un lieu à un autre sans être guidés par des yeux? Ne croyez-vous pas qu'il en soit ainsi des âmes humaines à la sortie des corps, et qu'elles en aient un avec lequel elles ne soient pas tout à fait privées des sens? Et comment se fait-il que des morts reparaissent dans leurs maisons comme ils y étaient auparavant, et qu'ils soient vus, de jour ou de nuit, par des gens éveillés, des gens qui passent? C'est plus d'une fois que je l'ai ouï dire; on raconte aussi que souvent, à de certaines heures de la nuit, on entend des bruits et des prières dans des lieux où des corps sont enterrés, et surtout dans les églises. Je tiens ces récits de la bouche de plusieurs personnes; un saint prêtre a vu une multitude d'âmes sortir du baptistère avec des corps lumineux, et puis il a entendu des prières au milieu de l'église. Toutes ces choses favorisent mon sentiment, et je m'étonnerais que ce fussent des contes. Cependant je voudrais savoir quelque chose sur ce point: comment les morts viennent et nous visitent, et comment on les voit autrement que dans des songes.

9. Et les songes me donnent lieu à une autre question. Je ne m'occupe pas ici des images qui peuvent traverser l'ignorance de l'esprit; je parle des apparitions véritables. Je demande comment l'ange apparut à Joseph en songe (1); comment d'autres personnages ont été ainsi visités. Parfois ceux qui nous ont devancés viennent aussi; nous les voyons en songe, et ils nous parlent. Moi-même je me souviens que de saints hommes, Profuturus, Privat, Servitius, qui appartenaient à notre monastère et m'ont précédé sur le chemin de la mort, m'ont parlé en songe, et que ce qu'ils ont dit s'est accompli. Est-ce un esprit meilleur qui prend leur figure et visite notre intelligence? Celui-là seul le sait pour lequel il n'y a rien de caché. Si donc sur toutes ces choses le Seigneur daigne parler à votre sainteté par la raison, je vous prie de vouloir bien me faire part de ce que vous aurez su. Mais je ne crois pas devoir oublier ceci qui appartient à l'objet de mes recherches.

1. Mt 1,20.

415

10. L'adolescent dont il s'agit s'en est allé en quelque sorte comme quelqu'un qu'or. serait venu chercher. Un de ses amis qui avait été son condisciple, avec lequel il avait vécu dans ma maison, et qui était mort depuis huit mois, apparut en songe; celui à qui il se montra lui ayant demandé pourquoi il était venu. «C'est pour prendre mon ami,» répondit-il: et c'est ce qui arriva. Cardans la même maison un homme portant dans la main une branche de laurier, apparut à un vieillard presque éveillé, ce qui fut écrit. Après la mort du jeune homme, le prêtre son père s'était retiré dans le monastère avec le vieillard Théasius (1) pour y chercher des consolations; mais trois jours après son trépas, le fils d'Arménus apparut à l'un des frères de la communauté; celui-ci qui, dans un songe, l'avait vu entrer dans le monastère, lui demanda s'il savait qu'il était mort; le jeune homme répondit qu'il le savait. Le frère ayant voulu savoir si Dieu l'avait reçu, le jeune homme répondit que oui avec de grandes actions de grâces. Comme on lui demandait pourquoi il était venu: «J'ai été envoyé, répondit-il, pour chercher mon père.» Le frère s'éveille et raconte ce qu'il a vu. Cela va aux oreilles de l'évêque Théasius. II s'en émeut et se fâche contre celui qui le dit; il appréhendait que le prêtre ne vint à l'apprendre et n'en frit bouleversé. Enfin, pour abréger, celui-ci parlait quatre jours après la vision, car il n'avait qu'une très-petite fièvre, sans danger aucun, et l'absence de médecin prouvait bien qu'on n'avait aucune inquiétude; mais dès que ce même prêtre se fut mis au lit, il mourut. le ne veux pas omettre que le jour même où avait expiré le jeune homme, il avait demandé sols père pour l'embrasser et l'avait embrassé trois fois, et à chaque baiser lui avait dit: «Mon père, rendons grâces à Dieu;» il engageait son père à dire comme lui, le conviant en quelque sorte à sortir avec lui de cette vie. Entre la mort de l'un et la mort de l'autre, il s'écoula sept jours. Que penser de si grandes choses? quel maître pourra nous en révéler le secret? Quand des difficultés m'inquiètent, c'est dans votre coeur que je répands le mien. Il y a évidemment dans la mort de ce jeune homme et de son père quelque chose qui tient à un dessein de Dieu, puisque deux passereaux ne tombent pas sur la terre sans la volonté du Père (2).

11. A mon avis, ce qui prouve que l'âme ne saurait subsister sans être unie- à un corps quelconque, c'est que Dieu seul n'a jamais de corps. Mais débarrassée après la mort de cette masse pesante de chair, elle apparaît dans sa propre nature qui sera, je crois, beaucoup plus active; dégagée de tels liens, elle me semble devoir être plus capable d'agir et de connaître; son repos spirituel ne sera ni de l'amollissement, ni de l'indolence, ni de la langueur, ni de l'embarras, mais l'état d'une âme libre de toute inquiétude et de toute erreur: il lui suffira de jouir de cette liberté qu'elle aura acquise en échappant au monde et au corps. Vous

1. Il y eut un évêque du nom de Théasius à la célèbre conférence de Carthage. - 2. Mt 10,29

avez dit sagement qu'elle se nourrit de cette liberté, qu'elle pose sa bouche spirituelle à la source de vie: elle s'y trouve heureuse et bienheureuse par l'usage de son intelligence. Car autrefois, pendant que j'étais encore au monastère, j'ai vu en songe mon frère Servilius après sa mort, et il me dit que nous travaillions, noue, par la raison, à arriver à l'intelligence, mais que lui et ses pareils demeurent dans les délices mêmes de la contemplation.

12. Je vous prie aussi de me faire voir de combien de manières s'emploie le mot de sagesse, ce qu'il- faut comprendre quand on dit que la sagesse c'est Dieu, que la sagesse est un esprit sage, quand on en fait le synonyme de lumière comme en parlant de la sagesse de Bézéléel qui construisit le tabernacle et composa les parfums, ou en parlant de la sagesse de Salomon; apprenez-moi quelle différence il y a entre ces diverses sagesses, et si ce sont là des degrés de la Sagesse éternelle qui est dans le Père, comme il y a des dons divers de l'Esprit-Saint qui les distribue à chacun selon sa volonté. Bien différentes de la sagesse éternelle qui seule n'a pas été faite, celles-ci l'out-elles été, et possèdent-elles une substance qui leur soit propre? ces diverses sagesses sont-elles ainsi nommées parce qu'elles sont l'oeuvre même de Dieu? Je vous demande bien des choses; puissiez-vous, avec la grâce de Dieu, trouver les réponses, les dicter et me les transmettre promptement! Je vous ai écrit sans art et grossièrement; mais vous voudrez bien démêler ce que je cherche, et je vous prie, au nom du Christ Notre-Seigneur, de me redresser dans mes erreurs et de m'apprendre ce que vous voyez que je désire savoir.




LETTRE CLIX. (Année 414)

Saint Augustin répond avec réserve aux questions d'Evode il cite lui-même une vision curieuse et instructive d'un célèbre médecin de son temps, appelé Gennadius. Il renvoie Evode au 11Ie livre de son ouvrage sur la Genèse.

AUGUSTIN ET LES FRÈRES QUI SONT AVEC LUI,AU BIENHEUREUX SEIGNEUR, AU VÉNÉRABLE ET CHER FRÈRE ET COLLÈGUE DANS LE SACERDOCE, ÉVODE, ET AUX FRÈRES QUI SONT AVEC LUI,SALUT DANS LE SEIGNEUR.

1. Le porteur de cette lettre est un de nos frères, nommé Barbarus: c'est un serviteur de Dieu établi depuis longtemps à Hippone et très-pieusement appliqué à l'étude de la divine parole; il a désiré être notre messager auprès de votre sainteté; nous vous le recommandons dans le Seigneur par cette lettre, et nous le chargeons de vous rendre nos devoirs. Il n'est pas aisé de répondre aux grandes questions que vous nous avez proposées; ce serait difficile, (416) même à des hommes moins occupés que je ne le suis, et plus habiles et plus pénétrants que moi. Sur ces deux lettres où vous demandez beaucoup de choses et de grandes choses, il en est une qui a été égarée, je ne sais comment; elle n'a pu être retrouvée, malgré de longues recherches; l'autre, qui est sous nos yeux, renferme la très-douce histoire d'un serviteur de Dieu, bon et chaste adolescent; elle dit comment ce jeune homme est sorti de cette vie, et rapporte les visions par lesquelles des frères ont pu vous rendre témoignage de son mérite. Vous en prenez occasion de poser une question très-obscure sur l'âme; vous voulez savoir si elle part du corps avec quelque corps, au moyen duquel elle puisse être transportée en des lieux ou renfermée dans des espaces. Ce point, si toutefois des hommes comme nous sont en état de l'éclaircir, exigerait beaucoup de soin et de travail, et pour cela il faudrait ne pas avoir d'aussi grandes occupations. Mais si en deux mots vous voulez savoir ce qu'il m'en semble, je vous dirai que je ne crois pas que l'âme sorte du corps avec un corps.

2. Que celui-là s'efforce d'expliquer les visions et les songes prophétiques, qui a su se rendre compte de tout ce qui se passe dans l'esprit quand il pense. Car nous voyons et nous distinguons clairement que dans l'esprit se retracent d'innombrables images de choses qui tombent sous la vue et sous les autres sens du corps. Il importe peu qu'elles soient représentées avec ordre ou en désordre: elles le sont; nous en faisons chaque jour et continuellement l'expérience, et c'est celui qui pourra nous expliquer comment ces images se retracent dans notre esprit qui osera présumer et décider quelque chose au sujet de ces rares visions. Quant à moi, je l'ose d'autant moins que je me sens plus incapable de rendre raison de ce qui se passe en nous durant notre vie, soit que nous soyons éveillés, soit que nous soyons endormis. Pendant que je dicte pour vous cette lettre, je vous vois dans mon esprit, sans que vous soyez là et sans que vous vous en doutiez, et je me figure l'effet que produiront sur vous ces paroles d'après la connaissance que j'ai de vous; je ne puis ni concevoir, ni découvrir comment cela se fait en moi; je suis certain cependant que cela ne se fait pas par des mouvements corporels, ni par des qualités corporelles, quoiqu'il y ait là quelque chose qui ressemble beaucoup au corps; prenez ceci en attendant, je vous le donne à la hâte et sous le poids accablant des affaires. Cette question est traitée longuement dans le douzième livre de mon ouvrage sur la Genèse; vous y rencontrerez des faits nombreux que j'ai constatés par moi-même, et d'autres que j'ai appris de gens dignes de foi. A la lecture, vous jugerez de ce que nous avons dit sur cette matière, si toutefois le Seigneur daigne me faire la grâce de pouvoir corriger ces livres et les mettre en état de voir le jour et de ne pas faire attendre plus longtemps beaucoup de nos frères.

3. Mais je vous raconterai brièvement quelque chose qui vous sera un sujet de réflexion. Notre frère Cennadius, médecin connu de presque tout le monde, et qui nous est si cher, habite maintenant Carthage; il a exercé son art à Rome avec grand succès; vous savez combien il est religieux, avec quelle compassion vigilante et quelle bonté d'âme il s'occupe des pauvres. Autrefois, dans sa jeunesse, comme il nous l'a dit lui-même, et malgré sa ferveur pour ces actes de charité, il avait eu des doutes sur une vie à venir. Dieu ne voulant pas abandonner une âme comme la sienne et lui tenant compte de ses oeuvres de miséricorde, un jeune homme d'une frappante apparence lui apparut en songe et lui dit: «Suivez-moi.» Gennadius le suivit; il arriva dans une ville où il commença à entendre, du côté droit, un chant d'une suavité inaccoutumée et inconnue; Gennadius cherchant ce que c'était, le jeune homme répondit que c'étaient les hymnes des bienheureux et des saints. Je ne nie rappelle pas assez ce qu'il disait avoir vu du côté gauche. Il s'éveilla, le songe s'enfuit, et Gennadius ne s'en occupa que comme on s'occupe d'un songe.

4. La nuit suivante, voilà que le même jeune homme lui apparaît de nouveau et lui demande s'il le connaît; Gennadius lui répond qu'il le connaît bien et tout, à fait. Alors le jeune homme lui demanda où il l'avait. connu; Gennadius qui avait présents les souvenirs de la précédente nuit, lui parla de son rêve et des hymnes des saints qu'il avait entendus lorsqu'il l'avait eu poux guide. Interrogé sur la question de savoir s'il avait vu tout cela en songe ou éveillé, il répondit: «En songe.» - «Vous vous en souvenez bien, lui dit le jeune homme; c'est vrai. Vous avez vu ces choses en songe. Mais sachez que maintenant encore (417) vous voyez en songe.» Gennadius, entendant cela, répondit qu'il le croyait ainsi. «Où est en ce moment votre corps?» lui dit celui qui l'instruisait; «dans mon lit,» répondit-il. «Savez-vous, dit encore le jeune homme, savez-vous que les yeux de votre corps sont en ce moment liés, fermés, inoccupés, et qu'avec ces yeux-là vous ne voyez rien?» - «Je le sais,» répondit Gennadius. «Quels sont donc, reprit le jeune homme, quels sont ces «yeux avec lesquels vous me voyez?» Gennadius, ne trouvant pas à répondre à cette question, se tut. Tandis qu'il hésitait et cherchait, la vérité lui fut révélée par la bouche de son jeune maître: «De même, lui dit celui-ci, que les yeux de votre chair, pendant que vous dormez et que vous êtes couché dans votre lit, se reposent et ne font rien, et que pourtant il y a en vous des yeux avec lesquels vous me voyez et que vous vous servez de cette vue; de même, après votre mort, sans aucune action de vos yeux corporels, vous vivrez et vous sentirez encore. Gardez-vous désormais de douter qu'il y ait une vie après le trépas.» C'est ainsi que cet homme fidèle cessa de douter; d'où lui vint cet enseignement si ce n'est de la providence et de la miséricorde de Dieu?

5. Quelqu'un dira que par ce récit nous n'avons pas résolu, mais embarrassé la question. Cependant si l'on est libre d'y croire ou de ne pas y croire, chacun trouve en soi matière aux difficultés les plus profondes. L'homme veille, l'homme dort chaque jour, l'homme pense; qu'on pense, si on le peut comment se font en nous ces choses qui, sans être matérielles, sont semblables aux figures, aux qualités, aux mouvements des corps. Si on ne le peut pas, pourquoi hâter des décisions sur des faits qui se produisent rarement et qu'on n'a pas éprouvés soi-même, lorsqu'on n'est pas capable de se rendre compte de ce qui arrive chaque jour et continuellement? Pour moi, quoique ma parole soit impuissante à expliquer comment des choses en quelque sorte corporelles se font sans corps, cependant, sachant que le corps n'y est pour rien, plût à Dieu que je susse de la sorte comment on distingue ce qu'on voit par l'esprit et que l'on croit voir par le corps, comment on reconnaît les visions de l'erreur ou de l'impiété, lorsque la plupart d'entre elles ont des airs de ressemblance avec les visions des pieux et des saints! Si je voulais citer de tels exemples, le temps me manquerait plutôt que la matière. Fortifiez-vous dans la miséricorde du Seigneur, bienheureux seigneur, vénérable et cher frère.




LETTRE CLX (1). (Année 414)

Questions d'Evode sur la raison et sur Dieu.

ÉVODE A L'ÉVÊQUE AUGUSTIN, SALUT.

1. La raison parfaite est celle qui donne la science de toutes choses et surtout des choses éternelles qui se comprennent par l'intelligence. La raison enseigne, elle fait voir que cette science est éternelle, qu'elle a dû être éternelle, que l'éternel est ce qui n'a pas commencé, ce qui ne change pas, ce qui ne varie pas et que la raison elle-même doit être éternelle, non-seulement parce qu'elle apprend et démontre les choses éternelles, mais plus encore parce que l'éternité elle-même ne peut être sans la raison: je crois que l'éternité ne serait pas si la raison elle-même n'était pas éternelle. Ensuite la raison démontre que Dieu est, qu'il doit être, qu'il faut,nécessairement qu'il soit. Qu'il y ait ou qu'il n'y ait pas des intelligences qui le sachent, puisque Dieu est éternel, on ne doit pas douter que la raison ne soit éternelle, elle qui a reconnu qu'il faut que Dieu soit, et qui a ainsi prouvé qu'elle lui est coéternelle.

2. Mais il y a des choses qui sont forcées d'être par la raison; la raison vient d'abord, l'effet la suit; c'est la chose que la raison montre comme devant être. Ainsi, par exemple, quand le monde a été fait, la raison a voulu que le monde fût créé. La raison a donc précédé le monde. Ce que la raison a su devoir être est arrivé; ainsi la raison est la première, et l'oeuvre du monde vient après, Et maintenant, comme la raison fait voir que Dieu est, qu'il est nécessaire que Dieu soit, lequel des deux ferons-nous passer le premier? Ferons-nous passer la raison avant Dieu comme nous l'avons fait avant le monde, ou Dieu avant la raison, sans laquelle on ne peut pas prouver que Dieu soit? Car si Dieu est éternel et que ce soit la raison qui veuille qu'il soit éternel, qu'est-ce que c'est que la raison? Ou bien elle est Dieu ou elle est de Dieu, comme l'enseigne la raison elle-même; si elle est Dieu, la raison montre que Dieu, est la raison, et-les deux peuvent être contemporains et coéternels. Mais si cette raison est une ressemblance de Dieu, elle montre également que la raison est de Dieu, et cela lui sera contemporain et coéternel. La raison elle-même nous montre également que Dieu existe et qu'il ne pourrait se former s'il n'existait pas; supprimez la raison, ce qui est criminel à

(1) Le commencement et, nous le croyons aussi, la fin de cette lettre nous manquent. c'est du reste un morceau de métaphysique qui n'a ni le tour ni la forme épistolaires.

418

dire, et Dieu ne sera pas, la raison ne montrant pas que Dieu est nécessairement. Donc alors, Dieu est, puisque la raison veut qu'il soit. Et puisque Dieu est, la raison qui nous l'apprend existe sans aucun doute.

3. Qu'y a-t-il donc de premier en Dieu, si on peut parler ainsi? est-ce la raison ou Dieu? Mais Dieu ne sera pas sans la raison qui enseigne que Dieu doit être. La raison ne sera pas non plus si Dieu n'est pas. Il n'y a donc ici ni premier ni dernier; et la nature divine renferme en quelque manière Dieu et la raison. Mais l'un engendre l'autre: la raison engendre Dieu ou Dieu la raison. Il faut que, de la raison ou de Dieu, il y en ait un qui soit sujet et que l'un des deux soit le principe de l'autre. Mais on dit avec vérité que Dieu engendre la raison, puisque la raison démontre que Dieu est. Dieu est connu de la raison comme le Fils l'est du Père, et la raison est connue de Dieu comme le Père l'est du Fils. Car la raison elle-même est Dieu avec, Dieu. Et Dieu n'a jamais été sans la raison ni la raison sans Dieu. Dès lors Dieu existe si la raison existe, et le Fils existe si le Père existe; et si on ôte la raison, ce qui, encore une fois, serait criminel à dire, Dieu lui-même n'est plus; car c'est par sa raison que Dieu est Dieu. Répétons: sans la raison Dieu ne serait pas, et sans Dieu il n'y aurait pas de raison. La raison et Dieu sont donc une chose éternelle; et Dieu et la raison sont éternels de la même manière. Cette liaison et cette union de la raison avec Dieu et de Dieu avec la raison, du Père avec le Fils et du Fils avec le Père, constituent en quelque sorte leurs principes et les causes même de leur existence, parce que l'un ne peut pas être sans l'autre. Les paroles manquent, et tout ce qu'on dit là-dessus, on ne le dit que pour ne pas s'en taire. Dirons-nous que Dieu soit le germe de la raison ou la raison le germe de Dieu, parce qu'il ne peut y avoir de fruit sans racine ni de racine sans fruit? Continuons la comparaison afin que l'intelligence comprenne quelque chose de Dieu; il y a dans le grain de froment un principe de fécondité par lequel il ne lui est pas permis de demeurer stérile: mais s'il n'y avait pas de grain de froment, il n'y aurait pas de principe pour produire.

4. Comme donc la raison, qui est Dieu, fait voir que Dieu est la raison ou que la raison est Dieu, et montre en quelque manière que l'un est l'autre, le Père ne se révèle que par le Fils et le Fils que par le Père; le Fils se tient comme en silence quand c'est le Père qui mène au Fils, et c'est en quelque sorte pendant que l'un se cache que l'autre se révèle; voir l'un c'est voir l'autre; l'un ne peut pas être connu sans que l'autre le soit aussi. Le Fils a dit. «Qui m'a vu a vu mon Père;» et encore: «Personne ne vient au Père si ce n'est par moi (1);» et encore: «Personne ne vient à moi si le Père ne l'attire (2).» Nous avons entrepris une oeuvre bien ardue, bien difficile, en essayant de comprendre quelque chose sur Dieu dans l'ignorance où nous sommes. Cependant, de

1. Jn 14,6-9. - 2. Jn 6,53

même que toutes les choses qui existent ne se comprennent pas sans quelque forme, et ne peuvent pas sans cela être reconnues, ainsi, bien plus encore, Dieu est inconnu sans le Fils, c'est-à-dire sans la raison. Mais quoi,? Le Père a-t-il jamais été sans la raison, sans le Verbe? Qui oserait dire cela? C'est donc par la raison que nous savons qu'un Dieu unique est formé d'un Dieu, qui est un dans un seul Dieu et qu'il de. meure dans son unité; car il est nécessaire qu'il y ait dans ce Dieu unique cet amour qui doit toujours y être, d'après ce que nous apprend la raison, cet amour que Dieu lui-même nous prescrit.





Augustin, lettres - LETTRE CLVII. (Année 414)