Augustin, du mérite I-II-III





LIVRE PREMIER.

LA MORT VIENT DU PÉCHÉ.



Réfutation de ceux qui prétendent qu'Adam serait mort, quand même il n'eût pas péché, et que la génération ne transmet absolument rien de ce péché à ses descendants. La mort de l'homme a été la conséquence, non pas de la nécessité de sa nature, mais du mérite de son péché: toute la race d'Adam s'est trouvée, d'ailleurs, englobée dans son péché, et les petits enfants reçoivent le baptême pour la rémission même de ce péché originel.

CHAPITRE PREMIER. AVANT-PROPOS.


1. Jeté comme au milieu des vagues redoutables de soucis et d'ennuis que soulèvent autour de nous les pécheurs qui abandonnent la loi de Dieu (2), obligé d'ailleurs d'imputer ces orages aux tristes mérites de nos péchés personnels, une dette de plus nous a été créée, bien-aimé Marcellin, par votre consultation si confiante qui vous rend à nos yeux plus intéressant encore et plus aimable; et, en dépit de tous les obstacles, je n'ai pas voulu, ou, pour dire plus vrai, je n'ai pas pu différer plus longtemps à m'acquitter envers vous. Je m'y suis senti porté, soit par la charité, grâce à laquelle nous ne faisons qu'un, en cet être sublime qui ne peut changer, mais qui nous changera un jour à notre avantage; soit par la crainte d'offenser en vous le Dieu qui vous a inspiré ce désir, tandis qu'en y condescendant, je servirai celui qui vous l'a suggéré. Oui, je le répète, je me suis senti porté, pressé, entraîné à résoudre, dans la mesure de mes forces si chétives, les questions

1. Ecrit en l'an 412. - 2. Peut-être les Donatistes, qui alors troublaient l'Eglise d'Afrique.

que vous m'avez posées par écrit.. Dès lors, ces problèmes ont pour un instant pris le pas sur toutes les autres affaires dans mole esprit, jusqu'à me décider aujourd'hui à un travail quelconque, mais capable toutefois de prouver que je voulais me mettre, sinon suffisamment, au moins avec obéissance, au service de cette bonne volonté que vous témoignez, vous et tous ceux qui s'intéressent à ces questions.

CHAPITRE II. ADAM NE DEVAIT PAS MOURIR S'IL N'AVAIT PAS PÉCHÉ.


2. Plusieurs prétendent qu'Adam a été créé à la condition de mourir, quand même il ne l'aurait pas mérité par le péché; c'eût été pour lui, non pas la peine d'une faute, mais une nécessité de nature. Conséquemment, quand nous lisons dans la loi de Dieu: «Le jour où vous mangerez de ce fruit vous mourrez de mort (1)», cet arrêt terrible, on s'efforce de l'appliquer non pas à la mort corporelle, mais à la mort que le péché produit dans l'âme; à cette mort dont.le Seigneur nous a montré l'oeuvre dans les infidèles,


1. Gn 2,17

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puisqu'il dit en parlant d'eux: «Laissez les morts ensevelir leurs morts (1)».

Mais que répondre, en cette hypothèse, à ce texte où nous lisons qu'après le péché même Dieu adresse à l'homme cet arrêt, cette condamnation: «Tu es terre et tu retourneras dans la terre (2)?» Ce n'est point, en effet, par son âme, c'est bien évidemment par son corps que l'homme était poussière, et c'est par la mort de ce même corps qu'il devait retourner en poussière. Donc aussi, bien qu'étant poussière par son corps, bien que conservant pour un temps ce corps purement animal avec lequel il avait été créé, il devait toutefois, s'il n'avait pas péché, être un jour changé en un corps spirituel, et passer ainsi, sans l'épreuve de la mort, dans cette condition nouvelle d'incorruptibilité qui est promise aux fidèles et aux saints: heureux état, dont nous ne sentons pas seulement le désir en nous-mêmes, mais dont nous avons la connaissance par cette leçon que nous fait l'Apôtre: «En effet, nous gémissons en ce point, désirant que notre habitation céleste recouvre celle-ci, en supposant toutefois que nous soyons trouvés vêtus et non point nus. Car, nous qui sommes dans cette habitation d'ici-bas, nous gémissons sous son fardeau, et pourtant nous ne voulons pas en être dépouillés, mais seulement recevoir par-dessus elle un vêtement nouveau, de sorte que le mortel soit absorbé par la vie (3)». - Concluons que si Adam n'avait pas péché, il ne devait point être dépouillé de son corps, mais recevoir sur cette chair un vêtement d'immortalité et d'incorruptibilité, de sorte que l'élément mortel aurait été absorbé par la vie, c'est-à-dire que la partie animale en lui serait devenue toute spirituelle.

CHAPITRE 3. DIFFÉRENCE ENTRE ÊTRE MORTEL ET ÊTRE SUJET A LA MORT.

3. En effet, il se pouvait que l'homme vécût plus longtemps dans ce corps animal, et qu'il n'eût point à craindre toutefois le poids de la vieillesse, et ces lents progrès de l'âge qui l'auraient conduit à la mort. Le Dieu des Israélites n'a-t-il pas accordé à leurs vêtements mêmes et à leurs chaussures le privilège de ne point s'user pendant les années de leur


1. Mt 8,22 - 2. Gn 3,19 - 3. 2Co 5,2-4

long pèlerinage dans le désert (1)? Serait-ce donc chose étonnante que l'obéissance de l'homme lui eût valu, de par cette même souveraine Puissance, une faveur analogue, celle de porter un corps animal et mortel, mais doué cependant d'une certaine stabilité qui l'empêchât de défaillir en dépit du nombre des ans, et le fît arriver de l'état mortel à l'immortalité, au temps marqué de Dieu et sans l'intermédiaire de la mort? - En effet, nul ne dira que notre chair, telle que nous la portons à présent, ne puisse être blessée, en donnant pour raison qu'il n'est pas nécessaire qu'on la blesse: de même on ne pourrait prétendre que la chair du premier homme fût immortelle, par la raison qu'il n'était point nécessaire qu'elle mourût. - Et telle est, je pense, la condition où Dieu a voulu placer ceux mêmes qu'il a transportés hors de ce monde sans leur faire subir la mort, mais en leur conservant toutefois leur corps animal et mortel. Non; Enoch et Elie ne sont pas usés par une vieillesse décrépite, malgré leur vie si prolongée; et cependant, je ne crois pas qu'un changement semblable à celui que nous promet la résurrection, et dont Notre-Seigneur Jésus-Christ nous a donné le premier exemple, ait déjà spiritualisé leur chair, sauf en un point peut-être, c'est qu'ils n'auraient plus actuellement besoin de cette nourriture, que nous consommons pour entretenir nos forces. Depuis leur enlèvement, au contraire, ils vivraient sans éprouver la faim, comme Elie vécut quarante jours, sans nourriture, par l'efficacité d'un simple verre d'eau et d'un seul pain '1; ou, s'ils ont encore besoin de ces aliments qui soutiennent la vie, peut-être trouvent-ils leur nourriture dans le Paradis, comme Adam la trouvait avant de mériter par son péché d'en être chassé. Car, autant que je puis le conjecturer, les arbres, en général, offraient à notre premier père de quoi réparer les défaillances ordinaires; et l'arbre de vie, en particulier, lui communiquait un état de stabilité qui le préservait de la vieillesse.

CHAPITRE IV. LA MORT DU CORPS MÊME VIENT DU PÉCHÉ.


4. Je ne sais vraiment comment il est possible d'entendre, autrement que de la mort corporelle, cet arrêt prononcé par la


1. Dt 29,5 - 2. 2R 2,11

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vengeance divine: «Tu es terre et tu retourneras en terre». Mais outre cet oracle, il en est d'autres d'où il ressort avec la dernière évidence que le péché a mérité la mort au genre humain, non-seulement dans l'âme, mais aussi dans le corps. Tel est ce passage de saint Paul aux Romains: «Or, si Jésus-Christ est en vous, votre corps est donc mort à cause du péché, mais votre esprit est vivant à cause de la justice. Si donc l'esprit de celui qui a ressuscité Jésus d'entre les morts habite en vous, celui qui a ressuscité Jésus-Christ d'entre les morts donnera aussi la vie À vos corps mortels, par l'esprit de celui-ci qui habite en vous (1)». Une maxime si claire et si évidente n'a pas besoin, je pense, d'être commentée, mais seulement d'être lue. «Le corps», dit-il, «est mort», non pas à cause de sa fragilité terrestre et parce qu'il est fait de la poussière de la terre, mais «à cause du péché». Que demandons-nous de plus? - Encore a-t-il soigneusement évité de dire. Le corps est mortel; il dit: «Le corps est mort».

CHAPITRE V. DIFFÉRENCE ENTRE MORTEL, MORT ET CERTAIN DE MOURIR.


5. Car, avant d'être changé en cet état d'incorruptibilité que nous promet la résurrection des saints, le corps pouvait être mortel sans jamais de fait subir la mort; exactement comme notre corps dans l'état actuel peut, si j'ose ainsi parler, être capable de maladie, lors même que la maladie de fait ne devrait pas l'atteindre. Supposez, en effet, un homme qui meure avant d'avoir jamais été malade: dira-t-on que sa chair n'était point susceptible de maladie? Ainsi le corps d'Adam était. mortel tout d'abord; mais cette mortalité devait être absorbée par une transformation qui lui aurait donné une incorruptibilité éternelle, si sa justice, c'est-à-dire son obéissance, avait persévéré; mais ce corps mortel n'est devenu mort qu'à cause du péché.

Au contraire, telle sera dans la résurrection à venir notre heureuse transformation, qu'elle ne gardera plus, non-seulement aucun germe de cette mort causée par le péché, mais pas même la mortalité que le corps animal avait avant le péché. Aussi saint Paul ne dit pas


1. Rm 8,10-11

«Celui qui a ressuscité Jésus d'entre les morts vivifiera même vos corps morts», bien que s'étant servi précédemment de cette expression de corps mort; non, mais il dit qu' «il vivifiera vos corps mortels», pour nous faire entendre qu'ils ne seront plus morts, ni même mortels, en ce jour où l'être animal ressuscitera spirituel, où l'élément mortel revêtira l'immortalité, où le mortel enfin sera absorbé par la vie (1).

CHAPITRE VI. COMMENT LE CORPS EST MORT A CAUSE DU PÉCHÉ.


6. Il serait étonnant qu'on exigeât rien de plus clair qu'un texte si évident. Devrions-nous, par hasard, écouter certaine réponse qu'on oppose à ce lumineux témoignage? Nous faut-il entendre dans ce texte de saint Paul que le corps est mort, dans le même sens où il a dit ailleurs: «Mortifiez vos membres qui sont sur la terre (2)?» Mais quand le corps est ainsi mortifié, c'est pour la justice et non pour le péché; car c'est pour pratiquer la justice que nous mortifions nos membres qui sont sur la terre.

Que si les adversaires interprètent autrement encore ces derniers mots: «Pour le péché»; s'ils veulent que nous entendions non pas: «Parce qu'un péché a été fait», mais bien: «Pour que le péché ne se fasse plus»; dès lors le sens de l'Apôtre reviendrait à ceci Le corps est mort pour que le péché ne soit . plus commis à l'avenir. Mais alors, dans quel but saint Paul aurait-il complété sa seconde maxime: «L'esprit au contraire est vivant», par l'addition de ces mots: «Peut la justice?» Il lui suffisait d'ajouter simplement que l'esprit possède la vie; on eût aussitôt sous-entendu le complément déjà exprimé: «Pour que le péché ne se fasse plus». Ce motif unique, s'appliquant aux deux maximes, nous ferait comprendre à la fois et que le corps est mort, et que l'esprit est vivant pour éviter le péché. Réciproquement, si l'Apôtre ne voulait indiquer que le second motif «pour la justice», avec le sens de pour pratiquer la justice, les deux maximes s'expliqueraient également, bien par cette unique raison que, pour pratiquer la justice, le corps serait mort et l'esprit serait vivant.


1. 1Co 15,44 1Co 15,53-54 - 2 Col 3,5

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Or, au contraire, le fait est que l'Apôtre a dit l'un et l'autre: selon lui, le corps est mort pour le péché, et l'esprit est vivant pour la justice; il attribue ainsi des mérites tout opposés à des causes en effet toutes différentes: au mérite du péché, la mort du corps; au mérite de la justice, la vie de l'esprit. Par conséquent, s'il est vrai (et nul n'en peut douter) que «l'esprit est vivant pour la justice», c'est-à-dire par le mérite de la justice; comment devons-nous ou même pouvons-nous, dans la maxime corrélative: «Le corps est mort pour le péché», voir autre chose que le mérite du péché, à moins de prendre à tâche d'altérer ou de tordre à notre caprice le sens le plus clair de la sainte Ecriture?

Et cette conclusion s'éclaire encore à la lumière des paroles qui suivent immédiatement. L'Apôtre veut définir le genre de grâces accordées à la vie présente. Il déclare donc que, sans doute, le corps est mort à cause du péché, parce qu'en attendant le jour où le corps sera renouvelé parla résurrection, il subit le mérite trop persévérant du péché, c'est-à-dire la nécessité de mourir; mais, ajoute-t-il aussitôt, l'esprit au contraire est vivant à cause de la justice, parce que, tout chargés que nous sommes de ce corps de mort, déjà néanmoins nous respirons sous l'empire de la justice par la foi, où déjà commence notre rénovation selon l'homme intérieur». Il continue toutefois; et, craignant que l'humaine ignorance n'espère rien de la résurrection même du corps, il revient à ce corps qu'il avait déclaré mort dès le siècle présent par le mérite du péché; et il affirme que dans le siècle à venir il devra, par le mérite de la justice, recevoir la vie, non pas seulement en ce sens que de mort il deviendra vivant, mais bien que de mortel il sera fait immortel.

CHAPITRE VII. ON DOIT ESPÉRER LA VIE POUR LE CORPS, PUISQUE DÉJA PRÉCÈDE LA VIE DE LAME.


7. Je crains, en vérité, que rues explications n'obscurcissent ici l'évidence même. Toutefois, remarquez encore combien est lumineux le texte apostolique. «Or», dit saint Paul, «si Jésus-Christ est en vous, votre corps sans doute est mort à cause du péché; mais votre esprit possède la vie à cause de la justice».

Les hommes pourraient croire que la grâce de Jésus-Christ ne leur apporte qu'un bienfait illusoire, ou du moins fort mince, puisqu'il leur reste à subir nécessairement la mort corporelle. Les paroles précitées de l'Apôtre préviennent cette idée. Ils doivent observer en effet, qu'à la vérité, le corps ne cesse de porter toujours le triste mérite du péché, dont la mort est la conséquence rigoureuse; mais que déjà l'esprit commence à retrouver la vie par la foi, après que dans, l'homme il avait été, lui aussi, éteint par cette sorte de mort qu'on appelle l'infidélité. Non, dit l'Apôtre, ne regardez pas comme une mince faveur celle qui vous est donnée par ce fait de l'habitation de Jésus-Christ en vous-même. Si le corps chez vous est mort à cause du péché, désormais du moins l'esprit est vivant à cause de la justice; et pour ce motif même, ne désespérez pas que votre corps aussi ne trouve la vie. «Car si l'esprit de celui qui a ressuscité Jésus-Christ d'entre les morts habite en vous, celui qui a ressuscité Jésus-Christ d'entre les morts vivifiera aussi vos corps mortels par cet esprit de son Fils, qui habite en vous». A cette lumière magnifique comment opposer encore la vaine fumée de la 'dispute? Le corps, d'après saint Paul, le corps sans doute est mort en vous à cause du péché; mais vos corps mortels eux-mêmes retrouveront la vie à cause de la justice, puisque par elle, dès à présent, votre esprit est vivant; et cette oeuvre de revivification totale s'accomplira par la grâce de Jésus-Christ, c'est-à-dire par son esprit qui habite en vous. Et contre ce cri de l'Apôtre on réclame encore! Et pourtant il vous dit comment il se fait que, en tuant la mort, la vie parvient à s'assimiler la mort même. Ecoutez-le: «Donc, mes frères, nous sommes débiteurs non pas de la chair, de façon à vivre selon la chair, car si vous vivez selon la chair, vous mourrez; mais si par l'esprit vous mortifiez les oeuvres de la chair, vous vivrez (1)». Qu'est-ce à dire, sinon: Si vous vivez selon la mort, tout en vous mourra; mais si vous vivez selon la vie, en mortifiant la mort elle-même, tout en vous vivra?


1. Rm 8,10-13

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LA MORT CHAPITRE VIII. COMMENT IL FAUT ENTENDRE UN TEXTE DE SAINT PAUL.


8. Et dans cet autre texte de saint Paul «Par un homme nous avons la mort, et par un homme nous avons la résurrection des morts», est-il possible de voir autre chose que la mort corporelle?

En effet, lorsque l'Apôtre parlait ainsi, il traitait de la résurrection des corps, qu'il voulait de toutes ses forces et de toute son ardeur prouver aux Corinthiens. Or, quand il leur dit: «Par un homme vient la mort, et par un homme aussi la résurrection des morts; car, ainsi que tous meurent en Adam, tous aussi en Jésus-Christ recevront la vie (1)», n'est-ce pas exactement la même chose que ce qu'il dit aux Romains aussi: «Par un seul homme le péché est entré dans le monde, et par le péché, la mort (2)?» La mort ici nommée, nos adversaires veulent qu'on l'entende de l'âme et non pas du corps, tandis que, selon eux, le texte aux Corinthiens: «Par un homme nous avons la mort», aurait un sens tout différent. Eux-mêmes, en effet, se trouvent dans l'impossibilité absolue d'interpréter ce dernier texte au sens de la mort spirituelle, parce que le sujet traité en cet endroit est la résurrection du corps, dont le contraire est évidemment la mort du corps. Mais pourquoi, dans ce second passage, l'Apôtre rappelle-t-il seulement que la mort est l'oeuvre d'un seul homme, sans parler du péché? C'est que l'Apôtre ne traitait pas ici de la justice, ni par suite du péché, son contraire; mais bien de la résurrection dont l'opposé est la mort corporelle.

CHAPITRE IX. C'EST PAR PROPAGATION ET NON PAR SIMPLE IMITATION, QUE LE PÉCHÉ EST PASSÉ DANS TOUS LES HOMMES.


9. Quant à l'oracle même de saint Paul, où il nous dit: «Par un seul homme le péché est entré dans le monde, et parle péché, la mort», votre lettre, cher Marcellin, me dit bien que les adversaires essaient de le détourner au sens d'une autre opinion nouvelle; mais vous ne m'apprenez pas ce qu'ils prétendent

1. 1Co 15,21-22 - 2. Rm 5,12

ainsi découvrir en ce texte. Autant que j'ai pu le savoir d'ailleurs, voici leur pensée à ce sujet: La mort dont parle ici l'Apôtre ne serait pas celle du corps, car ils ne veulent pas qu'Adam l'ait méritée par son péché; mais ce serait cette mort de l'âme que produit le péché même. Quant au péché, il aurait passé du premier homme dans ses descendants, non par la génération, mais par l'imitation. Conséquemment ils refusent de croire aussi que le baptême remette le péché originel aux petits enfants, parce qu'ils prétendent que l'homme à sa naissance est absolument sans péché.

Je réponds: Si l'Apôtre avait voulu parler de cette espèce de péché qui est entrée dans le monde non par la génération, mais par l'imitation, il en attribuerait les prémices et la cause non pas à Adam, mais au démon. Car c'est du démon qu'il a été écrit: «Le diable pèche dès le commencement (1)»; et c'est de lui encore qu'on lit au livre de la Sagesse: «La mort est entrée dans le monde par la jalousie du diable (2)». La mort dont il s'agit ici est bien entrée chez les hommes par l'oeuvre du démon; mais ce n'est pas pour être nés de lui, c'est pour l'avoir imité; aussi l'Esprit-Saint ajoute immédiatement: «Ceux qui lui appartiennent l'imitent (3)». Rappelant au contraire le péché même et la mort, qui d'un seul passe à tous par la génération, l'Apôtre place en tête celui par qui a commencé la propagation du genre humain.


10. Adam, sans doute, a pour imitateurs tous ceux qui par désobéissance transgressent un. précepte divin. Mais, autre est la puissance de l'exemple sur ceux qui pèchent par leur volonté propre; autre l'effet de l'origine pour ceux qui naissent dans le péché. Notre-Seigneur, lui aussi, a pour imitateurs ses saints bien-aimés qui veulent suivre les sentiers de la justice; et c'est ce qui faisait dire au même saint Paul: «Soyez mes imitateurs comme je le suis moi-même de Jésus-Christ (4)». Mais, outre cette puissance extérieure d'imitation, la grâce de Jésus-Christ produit l'illumination et la justification des profondeurs mêmes de notre âme; et c'est de cette grande oeuvre que le même et sublime prédicateur de Jésus a dit: «Celui qui plante n'est rien, non plus que celui qui


1. 1Jn 3,8 - 2. Sg 2,21 - 3. Sg 2,25 - 4. 1Co 11,1

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arrose, mais c'est Dieu qui donne l'accroissement (1)». Par cette grâce, en effet, il rattache à son corps les petits enfants eux-mêmes, dès qu'ils sont baptisés, alors que bien certainement ils ne peuvent encore imiter personne.

Concluons. Celui en qui tout homme trouve la vie, non content de s'être fait le modèle de la justice pour ses imitateurs, accorde de plus à ses fidèles la grâce profondément cachée de son Esprit, qu'il infuse en secret jusque dans les petits enfants. De même, celui en qui meurent tous les hommes, n'a pas donné seulement un triste exemple à suivre à ceux qui se font volontairement les transgresseurs de la loi de Dieu; mais, par la souillure cachée de sa concupiscence charnelle, il a infecté en lui-même tous ceux qui sortent de sa souche corrompue. C'est ce fait, et ce fait seul, qui a dicté l'oracle de l'Apôtre: «Par un seul homme le péché est entré dans le monde; et par le péché, la mort, qui ainsi a passé dans tous les hommes, parce qu'en lui tous ont péché».

Si cette maxime était de moi, nos adversaires y feraient opposition; ils crieraient à l'inexactitude de l'expression et de la pensée. Dès qu'un homme, en effet, tiendrait ce langage, ils n'y verraient point d'autre sens que celui même qu'ils ne veulent pas reconnaître dans saint Paul. Mais, comme cette maxime est de lui, et que son autorité et sa doctrine les écrasent, ils nous objectent la peine qu'ils éprouvent à bien saisir sa pensée et s'efforcent de tordre à je ne sais quel sens étrange des affirmations nettes et claires comme celle-ci: «Par un seul homme le péché est entré dans le monde, et par le péché, la mort». Voilà bien un effet de génération, et non pas d'imitation. S'il s'agissait d'imitation, il dirait: Par le démon. - D'ailleurs, et personne n'en doute, il désigne ici comme premier homme celui qui reçut le nom d'Adam; «et ainsi», conclut-il, «la mort a passé dans tous les homme».

CHAPITRE X. DISTINCTION DES DEUX SORTES DE PÉCHÉS, ACTUEL ET ORIGINEL.


11. Il ajoute aussitôt: «En qui tous ont péché»; et ces expressions sont d'un choix,


1. 1Co 3,7

d'une exactitude, d'une clarté admirable! De deux choses l'une, en effet: Les entendez-vous, comme s'il disait: Il y a un péché, lequel est entré par un seul homme dans le monde, et dans lequel (péché) tous les hommes ont péché? Aussitôt vous concluez avec certitude que autres sont les péchés propres à chaque coupable, et dans lesquels ceux-là seuls sont pécheurs, qui personnellement les commettent; autre est ce péché unique dans lequel (1) tous ont péché, parce que ce seul homme alors était tout le genre humain.

Préférez-vous dans l'expression «en qui» (in quo), ne pas entendre le péché, mais ce seul homme en qui seul tous ont péché? Quoi de plus évident que cette évidence nouvelle? Car, en retour aussi, nous lisons que tous ceux qui croient en Jésus-Christ sont justifiés en lui par la communication secrète et par l'inspiration de sa grâce spirituelle. Par elle, quiconque s'attache au Seigneur ne fait plus avec lui qu'un seul esprit. Il est bien vrai que les saints de Dieu veulent en outre l'imiter; mais des fidèles à leur tour ont imité les saints dé Dieu; or, trouvez-moi au sujet de ces fidèles un passage comme celui-ci, un texte qui jamais ait déclaré de quelqu'un d'entre eux: Il a été justifié en saint Paul, en saint Pierre, en n'importe qui de ces personnages sublimes dont l'autorité brille au sein du peuple de Dieu. J'avoue qu'on nous déclare bénis en Abraham, d'après la promesse qui lui a été faite: «En toi seront bénies toutes les nations (2)»; mais c'est à cause de Jésus. Christ, son descendant selon la chair; et ce sens est plus clairement indiqué, quand la même promesse lui est formulée en ces termes: «En celui qui naîtra de ta race toutes les nations seront bénies (3)». Mais que quelqu'un ait jamais péché ou même pèche dans le démon, bien que tous les méchants et tous les impies soient ses imitateurs, c'est là une assertion qui est encore à découvrir dans l'Ecriture sainte; et je ne sais si jamais pareille découverte se fera dans nos saints livres. Or, c'est bien là cependant ce que l'Apôtre a dit de nous par rapport au premier


1. L'expression in quo, en latin, est amphibologique dans la phrase de saint Paul; elle peut s'entendre in quo homine ou in quo peccato. Le grec eph o ne prête qu'au premier sens, parce que le mot amartia, péché, est féminin. (Note du traducteur)


2. Gn 12,3 Ga 3,8 - 3. Gn 22,18

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homme: «En lui tous ont péché». Comment dès lors contester la transmission du péché par propagation? Comment se perdre ainsi dans je ne sais quel nuage d'imitation qu'on nous oppose?


12. Remarquez aussi les paroles qui suivent. L'Apôtre vient de dire: «En lui tous ont péché»; il continue et ajoute: «Car jusqu'à la loi le péché a été dans le monde»; c'est-à-dire que la loi n'a pu détruire le péché; elle est entrée après lui pour faire abonder l'iniquité (1). Et cela est vrai de la loi naturelle, en vertu de laquelle tout homme, dès qu'il use de sa raison, commence à ajouter ses fautes personnelles au péché de son origine. Cela est vrai encore de cette loi écrite elle-même qui fut donnée au peuple d'Israël par l'intermédiaire de Moïse: «Car si Dieu avait donné une loi capable de produire la vie, la justice viendrait tout à fait de la loi. Mais l'Écriture enclôt tout sous le péché, afin que la promesse par la foi en Jésus-Christ soit donnée à ceux qui croient (2). Le péché d'ailleurs n'était pas imputé, tant que la loi n'existait pas». Qu'est-ce à dire: «Le péché n'était pas imputé», sinon qu'on ne savait pas, qu'on ne croyait pas qu'il fût péché? N'allez pas croire toutefois que Notre-Seigneur et Dieu le regardât comme non avenu; au contraire, il est écrit: «Tous ceux qui ont péché sans la loi périront sans la loi (3)».

CHAPITRE 11. QU'EST-CE QUE LE RÈGNE DE LA MORT SELON L'APÔTRE?


13. «Mais», continue l'Apôtre, «la mort a régné depuis Adam jusqu'à Moïse», c'est-à-dire depuis le premier homme jusque même sous cette loi qui fut promulguée par ordre de Dieu, parce que cette loi elle-même ne put détruire le règne de la mort.

L'Apôtre, par ce règne de la mort, veut nous montrer la domination, sur le genre humain, d'un péché dont la tache subsistante, loin de leur permettre d'arriver à la vie éternelle, seule vie véritable après tout, les entraîne encore à une seconde mort éternelle,


1. Le saint Docteur reproduit littéralement le texte du grand Apôtre. Mais entre la loi et le péché, il ne faut voir qu'un rapport de temps et non pas de nécessité. Le péché a suivi la loi, mais non d'après le dessein du Dieu-Législateur.


1. Ga 3,21-22 - 2. Rm 12

hélas! par le châtiment. Seule et pour tout homme, la grâce du Sauveur détruit ce règne de la mort; c'est elle-même qui a déjà opéré dans les saints de l'antiquité qui ont précédé la venue de Jésus-Christ; ils appartenaient, eux aussi, à sa grâce secourable, et non pas à cette lettre de la loi qui pouvait bien commander, mais non pas aider. Ce qui était caché dans l'Ancien Testament est maintenant révélé dans le Nouveau; ainsi le voulait la très-juste économie de temps si différents.

Ainsi «la mort a régné depuis Adam jusqu'à Moïse n sur tous les hommes que la grâce de Jésus-Christ n'a point aidés à l'effet de détruire en eux le règne de la mort; et ce règne s'est étendu sur ceux mêmes qui «n'ont pas péché par une ressemblance de prévarication avec Adam», c'est-à-dire qui n'ont pas eu le temps de pécher comme lui par leur volonté propre et personnelle, mais qui ont seulement reçu de lui le péché d'origine. Enfin «cet Adam est la forme de l'homme à venir», parce qu'en lui a été établie la forme de procès et de condamnation qui devait peser sur ses descendants, sur ceux qui seraient créés de sa race, de sorte qu'issus de lui seul, tous naîtraient pour une condamnation dont aucune puissance ne délivre, si ce n'est la grâce du Sauveur.

Je sais que la plupart des exemplaires latins portent: «La mort a régné d'Adam jusqu'à Moïse sur ceux qui ont péché par la ressemblance de la prévarication d'Adam». Ceux qui adoptent cette leçon, l'entendent d'ailleurs exactement dans notre sens; ce péché par la ressemblance avec Adam, ils l'expliquent en disant que tous ont péché en lui; qu'ainsi tous sont engendrés semblables à lui; l'homme ne procréant que des hommes, Adam pécheur n'a procréé que des pécheurs; condamné à mort et damné, il n'enfante que des êtres voués à la mort et à la damnation. - Toutefois, les exemplaires grecs, sur lesquels a été faite la traduction latine, portent tous, ou presque tous, la leçon que j'ai donnée moi-même en premier lieu.


14. «Mais», dit l'Apôtre, «il n'en est pas du don de Dieu comme du péché. Car si, par le péché d'un seul, plusieurs sont morts, la miséricorde, le don de Dieu s'est répandu beaucoup plus abondamment sur plusieurs par la grâce d'un seul homme, qui est (488) Jésus-Christ». L'Apôtre n'a pas dit que la grâce est donnée à un plus grand nombre d'hommes, car le chiffre des justifiés n'est pas plus considérable que celui des condamnés; il a dit que cette grâce s'est répandue plus abondamment. En effet, Adam produit des coupables, mais qui n'ont de lui que son seul péché; au contraire, bien des hommes auront ajouté au péché originel, dans lequel ils sont nés, des fautes commises par leur volonté propre; et cependant Jésus-Christ les délivre et leur donne sa grâce, ce que la suite de nos réflexions va montrer, avec encore plus d'évidence.

CHAPITRE XII. IL EST UN SEUL PÉCHÉ QUI EST COMMUN A TOUS.


15. Etudiez, en effet, plus attentivement encore ce que dit l'Apôtre, que plusieurs sont morts pour le péché d'un seul. Pourquoi accuse-t-il ainsi, comme cause de mort, le péché de ce seul homme, et non pas les péchés personnels à chacun, s'il veut nous faire entendre en ce passage une faute d'imitation et non de propagation? Remarquez encore ce qui suit: «Mais il n'en est pas du don de Dieu, comme il en a été du mal introduit par un seul pécheurs; nous avons été justifiés de plusieurs péchés par la grâce, tandis que nous avons été condamnés pour un seul par le jugement». Qu'on trouve dans ce passage une place à ce prétendu péché par imitation. «Condamnés pour un seul»: qu'entendre ici par un seul, sinon par un seul péché? L'Apôtre l'indique clairement, puisqu'il. dit que nous avons été justifiés de plusieurs péchés par la grâce. Mais pourquoi cette antithèse d'un jugement qui nous condamne pour un seul péché, et d'une grâce qui nous justifie pour plusieurs péchés? Supposé que le péché originel n'existe pas, n'est-il pas évident que l'objet de la justification par la grâce sera un certain nombre de péchés, et que ce même nombre devra être aussi le sujet de notre condamnation par le jugement? Car si la grâce pardonne ainsi plusieurs péchés, on ne peut pas supposer que le jugement ne condamne aussi plusieurs


1. Saint Augustin a lu: Per unum peccantem; nous lisons actuellement: Per unum peccatum. De même la construction latine: Nam judicium EX UNO in condemnationem, gratia autem ex multis delictis in justifcationem, rend incertain le sens de ex uno, ou plutôt prête à un double sens, que nous avons tâché de conserver en renversant la construction française.

péchés. Condamnés pour un seul péché: l'entendez-vous en ce sens que tous les péchés condamnés d'ailleurs ont été commis par imitation de ce péché unique, qui pour cela est seul censé nous faire condamner? Mais la même raison devrait nous faire admettre que la justification non plus ne tombe que sur un.seul péché, puisque tous ceux qui sont effacés dans les âmes des fidèles n'auraient été commis que par l'imitation de cet unique péché! Or, telle n'était pas, sans doute, la pensée de saint Paul, quand il disait: «Condamnés par le jugement divin pour un seul péché, nous sommes justifiés au contraire, par sa grâce, de plusieurs péchés».

Ah! bien plutôt comprenons le grand Apôtre, et soyons convaincus que s'il nous déclare ainsi jugés et condamnés pour un seul péché, c'est qu'il suffirait du péché originel, même s'il était seul, pour condamner le genre humain. Certes, une condamnation plus sévère atteint ceux qui ont ajouté leurs fautes personnelles au péché de leur origine; elle frappe plus grave et plus forte sur chacun, en proportion de la gravité de leurs propres iniquités; et cependant le mal contracté dans notre origine même suffit à lui seul pour séparer du royaume de Dieu; et, nos adversaires eux-mêmes l'avouent, les petits enfants mêmes ne peuvent y entrer s'ils meurent sans avoir reçu la grâce de Jésus-Christ. Il y a plus: une telle mort les exclut du salut et de la vie éternelle, qu'on ne peut concevoir comme différente de ce royaume même de Dieu, dans lequel, on n'est introduit que par l'union intime à Jésus-Christ.

CHAPITRE XIII. COMMENT NOUS VIENT PAR UN SEUL LA MORT, ET PAR UN SEUL LA VIE.


Augustin, du mérite I-II-III