Augustin, du mérite I-II-III - CHAPITRE 32. POURQUOI LE CHRIST, APRÈS SA RÉSURRECTION, S'EST-IL SOUSTRAIT AUX REGARDS DU MONDE?

CHAPITRE 32. POURQUOI LE CHRIST, APRÈS SA RÉSURRECTION, S'EST-IL SOUSTRAIT AUX REGARDS DU MONDE?


52. Aussi bien le Seigneur a commencé par opérer nombre de miracles visibles, débutant en quelque sorte par l'allaitement maternel de sa charité, pour faire ainsi naître la foi, mais aussi dans l'intention qu'elle sortît de ce premier âge tendre encore et arrivât progressivement à sa pleine croissance; car, moins elle cherche ces premiers aliments, plus elle montre de vigueur. Au contraire, quand il s'est agi du prix qu'il promet à notre espérance, il a voulu nous le faire attendre à l'état invisible, pour que le juste vécût de la foi. Et cela est si vrai que, après s'être ressuscité

1. He 2,14-15

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le troisième jour, lui-même n'a pas voulu demeurer parmi les hommes; et qu'après avoir manifesté ainsi dans sa propre chair la preuve et l'exemple de.la résurrection aux yeux des seuls témoins qu'il daigna choisir de ce prodige, il monta au ciel en se dérobant à leurs regards mêmes, sans jamais accorder à la chair d'aucun de ses disciples le privilège qu'il avait donné publiquement à sa propre chair. Ainsi son intention fut-elle qu'eux aussi vécussent de la foi; ainsi cette justice chrétienne, dans laquelle on vit de la foi, leur annonçait, à eux aussi, une récompense visible seulement dans l'avenir, et qu'en attendant l'on doit invisiblement conquérir par la patience. C'est dans ce sens, selon moi, qu'on doit entendre ce qu'il a dit de l'Esprit-Saint: «Il ne peut venir, à moins que je ne m'en aille». Cela revenait à dire: Vous ne pouvez pas vivre, en justes véritables; de la foi que vous obtiendrez de ma grâce, c'est-à-dire de mon esprit, à moins que je n'enlève à vos yeux ce qu'ils voient de ma personne, afin que votre coeur progresse spirituellement par la seule foi aux choses invisibles. Et, parlant du Saint-Esprit, il leur recommande en ces termes cette justice qui vient de la foi: «C'est lui qui convaincra le monde touchant le péché, touchant la justice et touchant le jugement; touchant le péché, parce qu'ils n'ont point cru en moi; touchant la justice, parce que je m'en vais vers mon Père et que vous ne me verrez plus (1)».Quelle est cette justice qui consiste à ne plus voir Jésus, sinon la loi faite au juste de vivre de la foi, de sorte que, ne regardant plus ce qui se.voit, mais ce qui ne se voit pas, nous devions attendre, aidés du Saint-Esprit et par la foi, le prix qu'espère notre justice?

CHAPITRE XXXIII. RÉPONSE A L'OBJECTION DES PÉLAGIENS.


53. Qu'on dise maintenant: «Si la mort physique est née du péché, nous ne devrions plus mourir maintenant, après cette rémission des péchés que nous a octroyée le Rédempteur». - C'est ne pas comprendre que ces malheurs d'origine; dont la tache et la honte sont effacées de Dieu, afin qu'après cette vie ils ne puissent nous. nuire, demeurent néanmoins par sa permission, afin de servir d'exercice à notre foi; grâce à ces épreuves,

1. Jn 16,7-10

les fidèles s'instruisent, s'exercent, progressent dans les saints combats de la justice. Il se pourrait, en effet, qu'en comprenant aussi peu que vous cette vérité, un autre contradicteur nous fit cette objection: Si Dieu a vraiment prononcé à cause du péché cet arrêt: «Tu mangeras ton pain à la sueur de ton front; et la terre ne te produira que des ronces, et des épines (1)», pourquoi, même après les péchés remis, ce dur labeur nous incombe-t-il toujours?, pourquoi le champ même du fidèle ne lui produit-il aussi que ces plantes dures et cruelles? De même encore, si c'est le péché qui a dicté contre la femme cette condamnation: «Tu enfanteras dans la douleur (2)», pourquoi, même après les péchés remis, les femmes chrétiennes éprouvent-elles encore ces mêmes douleurs de l'enfantement? - Et pourtant, bien certainement, c'est à cause du péché par eux commis, que les premiers humains reçurent et méritèrent de Dieu ces décrets redoutables; et ces paroles que j'ai citées du livre divin, au sujet du travail de l'homme et de l'enfantement de la femme, ne trouvent d'autres adversaires que ceux mêmes qui combattent ces mêmes lettres sacrées, à titre d'ennemis jurés de la foi catholique.

CHAPITRE XXXIV. POURQUOI DIEU IMPOSE-T-IL ENCORE LE CHÂTIMENT, APRÈS MÊME QUE LE PÉCHÉ EST EFFACÉ?


54. Malheureusement, la religion ne manque pas de semblables adversaires; et comme dans la question actuelle nous leur répondons que ces misères de la vie sont destinées à châtier les péchés non remis encore, ou bien à servir d'exercice et de combats aux justes, après que les péchés sont effacés, ainsi devons-nous répondre dans le même sens aux contradicteurs que semble étonner la mort corporelle des chrétiens: avouons qu'elle a pour cause. le péché, mais ne craignons pas de déclarer aussi qu'elle nous est laissée pour le combat, après que les péchés sont remis, parce que nos progrès doivent triompher, du la terreur excessive que la mort nous inspire. Car si cette foi, qui opère par la charité. n'avait que peu de mérite à vaincre la mort, la gloire des martyrs serait bien amoindrie, et le Seigneur ne dirait pas: «Personne ne

1. Jn 16,7-10 - 2. Gn 3,16-19

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peut avoir une charité plus grande que de donner sa vie pour ses amis (1)»; maxime que saint Jean, dans sa première épître, reproduit en ces termes: «Comme le Seigneur a donné sa vie pour nous, ainsi devons-nous aussi nous-mêmes donner notre vie pour nos frères (2)». Non, subir la mort ou la mépriser pour la justice ne serait pas une vertu célébrée comme le chef-d'oeuvre de la patience, si la mort n'était pas une peine bien rude et bien amère. Vaincre la crainte du trépas par esprit de foi, c'est donc acquérir par cette foi elle-même le titre le plus glorieux et la plus juste récompense. Aussi admettons, sans nous étonner, ces deux conclusions: la première, c'est que si le péché n'avait point précédé dans l'homme, nous n'eussions point été frappés de cette mort corporelle, puisque, depuis lors même, elle est pour nous un si terrible châtiment; et la seconde, c'est qu'après la rémission des péchés, la mort a lieu encore pour les fidèles, afin que l'énergie de leur vertu chrétienne s'exerce à triompher de la crainte qu'elle inspire.


55. Remarquez d'ailleurs que la chair primitivement créée ne fut point une chair de péché. Malheureusement l'homme ne voulut point, dans son corps innocent, conserver l'état de justice au milieu des délices du paradis. Aussi Dieu a-t-il décrété que la chair pécheresse, engendrée dès lors après ce péché d'Adam, luttât désormais par les travaux et les peines, afin de regagner la justice primordiale. Et c'est pourquoi encore, banni du paradis terrestre, Adam habita «à l'opposé de l'Eden», c'est-à-dire à l'opposé du séjour de délices: trait significatif de ces travaux, si opposés et si contraires aux délices, par lesquels la chair de péché doit refaire son éducation, puisqu'elle n'a pas su dans les délices garder l'obéissance avant de devenir une chair pécheresse. Voyez donc l'analogie: les premiers humains ont vécu ensuite dans la justice, et l'on croit avec raison qu'ils ont ainsi mérité d'être sauvés du supplice sans ressource, grâce au précieux sang de notre Seigneur; cependant ils n'ont pas mérité d'être rappelés, dès cette vie même, dans le paradis terrestre; ainsi, lors même qu'ayant reçu la rémission de nos péchés nous saurions vivre selon la justice dans cette chair de péché, ne concluez pas aussitôt que cette

1. Jn 16,13 - 2. 1Jn 3,16

chair coupable mérite de ne point souffrir la mort, dont elle a puisé le germe avec le péché même de son origine.


56. Le livre des Rois nous insinue, à l'endroit du patriarche David, une condition semblable en quelques points à celle que je plaide ici. Un prophète lui est envoyé et le menace de maux terribles que la colère de Dieu fera tomber sur lui â cause du crime qu'il a commis. Le prince, par l'aveu de son péché, obtient son pardon, car le prophète t lui répond que cette tache honteuse et ce forfait lui sont remis (1); et cependant les châtiments dont Dieu l'avait menacé eurent leur accomplissement dans cette humiliation cruelle qu'un fils révolté lui fit subir. - Pourquoi les adversaires n'objectent-ils point ici: Puisque Dieu l'avait menacé à raison du péché, comment, après le péché remis, a-t-il accompli néanmoins ses menaces? Sans doute, c'est qu'à cette difficulté eux-mêmes répondraient, avec une parfaite logique, que le crime de David lui avait été pardonné pour empêcher qu'il ne fût privé de la vie éternelle; mais que l'effet des menaces suivit néanmoins le pardon, afin d'exercer et de prouver, par ces humiliations' mêmes, la piété du prince pénitent. Ainsi Dieu a-t-il agi pour la mort corporelle: il l'a infligée à l'homme comme peine du péché; il n'a point rayé cette peine avec le péché même effacé, afin d'exercer la vertu.

CHAPITRE XXXV. IL NE FAUT S'ÉCARTER NI A DROITE NI A GAUCHE DES SAINTES RÈGLES.


57. Retenons donc, immuable et inflexible, la confession de la foi. Seul il est exempt de péché, celui qui est né sans péché, bien que dans la ressemblance d'une chair de péché, celui qui a vécu sans péché parmi les péchés d'autrui, celui qui est mort sans péché pour nos péchés. «Ne nous écartons ni à droite ni à gauche». On s'écarte à droite quand, se trompant soi-même, on ose se dire exempt de péché; on s'écarte à gauche quand, obéissant à je.ne sais quelle sécurité coupable et misérable, on s'abandonne au péché comme si on était sûr de l'impunité. «Les voies de droite sont connues du Seigneur», qui seul est sans péché et seul peut effacer nos péchés;

1. 2S 12,13

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les voies de gauche sont criminelles (1)», et par elles on entend les affections aux péchés. Ils étaient dans ces dispositions ces jeunes hommes de vingt ans qui figurèrent le peuple nouveau en entrant dans la terre promise et dont il est dit qu'ils ne s'écartèrent ni à droite ni à gauche (2). Sans doute cet âge de la vingtième année ne doit pas être comparé à l'âge innocent des petits enfants; toutefois, et sauf erreur, ce chiffre cache et fait entendre quelque mystère. En effet, l'Ancien Testament ne brille nulle part autant que dans les cinq livres de Moïse, tandis que le Nouveau Testament resplendit surtout de l'autorité des quatre évangiles; multipliés l'un par l'autre, ces deux nombres arrivent au chiffre vingt; c'est le produit de quatre par cinq, comme de cinq par quatre. Et voilà, comme je l'ai fait pressentir, voilà bien le peuple instruit par les deux Testaments, l'Ancien et le Nouveau; le peuple qui ne fait point d'écart à droite par une superbe présomption en sa propre vertu, qui ne donne point à gauche par une complaisance placide et canne dans le péché; c'est ce peuple qui entrera dans la terre de promission. Là, nous n'aurons plus désormais de péchés dont il nous faille implorer le pardon ou craindre en nous le châtiment; nous serons délivrés par ce Rédempteur qui, n'ayant jamais été vendu au péché, a racheté Israël de toutes ses iniquités, de toutes celles commises personnellement dans une vie humaine, comme de toutes celles contractées par le vice de notre origine.

CHAPITRE XXXVI. L'AME NOUS VIENT-ELLE PAR TRANSMISSION? - SUR LES POINTS OBSCURS OU LES ÉCRITURES N'AIDENT POINT NOTRE INTELLIGENCE, IL FAUT ÉVITER DE SE PRONONCER TÉMÉRAIREMENT. - QUE L'ÉCRITURE EST


58. De la part de quelques-uns de nos antagonistes, c'est déjà une belle concession faite à l'autorité et à la vérité des divines Ecritures que de reconnaître la nécessité d'une rédemption pour les petits enfants, tout en se

1. Pr 4,27 - 2. L'auteur semble faire allusion au chapitre 11V du livre des Nombres. On y voit que tous les Israélites âgés de vingt ans et au dessus furent condamnés à mourir dans le désert, tandis que Dieu décréta l'entrée des autres dans la terre promise; les envoyés, choisis en-dessous de cet âge, par conséquent, sont loués de ne s'être point écartés de la loi, à gauche ni à droite. (Jos 23,6-8)

refusant à déclarer carrément dans leur lettre que la rémission des péchés soit indispensable à cet âge même. En adoptant à leur sujet une expression différente, et qu'ils empruntent même à la langue chrétienne, ils disent au fond absolument la même chose que nous. Au reste, à qui lira fidèlement la sainte Ecriture, à qui fidèlement voudra l'entendre et s'y tenir fidèlement, un point ressortira sans ombre de doute: c'est que la chair de péché s'est propagée uniquement par cette chair primitivement créée innocente, mais que la volonté de pécher rendit primordialement une chair de péché; c'est que de là et depuis ce moment l'arrêt de proscription, entraînant pour nous mort et péché, a passé par succession dans tous les hommes. Une seule exception fut Celui qui revêtit la ressemblance de notre chair pécheresse; encore son incarnation dans cette condition même ne s'explique et n'existe que parce qu'il y a une chair de péché.


59. Mais que dire de l'âme elle-même? En tant que propagée de la même manière que le corps, serait-elle comme lui enchaînée sous un lien de honte dont elle ait besoin d'être délivrée? Avouons-le, en effet: il n'est pas possible d'avancer que la chair seule du petit enfant, et non pas son âme aussi, ait besoin d'être secourue par le Sauveur et Rédempteur; et que celle-ci demeure étrangère à cette action de grâces formulée dans les psaumes, où nous lisons: «O mon âme, bénissez le Seigneur et gardez-vous d'oublier aucun de ses bienfaits! C'est lui qui pardonne toutes vos iniquités, qui guérit toutes vos langueurs, qui rachète votre vie de la corruption (1)!»

Et supposé qu'elle ne soit pas propagée par la génération, le fait seul de son immixtion dans une chair de péché dont elle doit porter le poids n'exige-t-il pas pour elle la rémission des péchés et une rédemption spéciale et nécessaire, Dieu, d'ailleurs, jugeant par sa souveraine prescience que tels petits enfants ne méritent pas d'être absous de cette tache, bien que leur vie personnelle n'ait pu nulle part, n'étant pas encore née, opérer quoi que ce soit de bien ou de mal?

En admettant, d'ailleurs, que Dieu ne crée pas les âmes par transmission successive, comment lui-même n'est-il pas en elles l'auteur

1. Ps 102,2-4

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de cette tache qui rend nécessaire, jus,lue dans l'âme d'un petit enfant, la rédemption par le sacrement?

Ce sont là de grands problèmes, et qui réclament un traité spécial dans lequel on devra, à mon avis, observer la plus grande réserve, et mériter l'éloge pour la précaution dans l'examen, plutôt que d'encourir le blâme pour la précipitation à trop affirmer. Quand on discute, en effet, un point très-obscur, et sans l'aille encore de preuves claires, et certaines tirées des saintes Ecritures, la présomption humaine doit s'imposer un frein et se garder de pencher dans un sens ou dans l'autre. Pour ma part, j'ignore comment se peuvent démontrer et expliquer aucun de ces points; ce que je crois cependant, c'est que si l'homme ne pouvait ignorer ces choses sans détriment du salut qui lui est promis, l'autorité des divins oracles parlerait ici fort clairement.

Quant à mon couvre principale, vous l'avez maintenant entre les mains, très-cher Marcellin, aussi complètement travaillée que mes forces me le permettent. Puisse cette étude être aussi utile qu'elle est prolixe! J'essaierais pourtant d'en excuser la longueur, si je ne craignais de trop prolonger encore, en le faisant, mes excuses elles-mêmes.

NOTA. - Le saint Docteur a traité les questions qu'il pose ainsi en deux épîtres, portant les numéros 160-et 190; comme aussi dans son 3e livre sur l'origine de l'âme, et dans le chapitre 21 du liv. 3e de son traité du Libre arbitre.





LIVRE 3.

ÉPÎTRE À MARCELLIN.




Saint Augustin y réfute les erreurs de Pélage sur la question du mérite des péchés et du baptême des petits enfants; ou plutôt, il y répond à certains arguments contre le péché originel, que celui-ci avait attaqué en divers endroits de son commentaire sur saint Paul.

A son très-cher fils Marcellin, Augustin, évêque, serviteur du Christ et des serviteurs du Christ, salut dans le Seigneur!

CHAPITRE PREMIER. PÉLAGE REGARDÉ COMME UN SAINT PERSONNAGE. SON COMMENTAIRE SUR SAINT PAUL.


1. Vous m'aviez demandé par écrit la solution de plusieurs questions, en réponse à certains adversaires, d'après lesquels Adam devait mourir, quand bien même il n'aurait point offensé Dieu, et son péché n'a point passé par propagation à sa postérité. Il s'agissait aussi et surtout de ce baptême des petits enfants, que l'Eglise universelle pratique par une coutume parfaitement pieuse et vraiment maternelle; il fallait examiner enfin si, dès cette vie, il existe, s'il a existé, ou s'il existera quelque enfant des hommes absolument exempt de tout péché.

Tels sont les points que j'ai traités en deux livres longs déjà; et, sans me figurer que j'aie été au-devant de tous les troubles excités à ce sujet dans tous les coeurs; ignorant si ce but peut être atteint par moi ou par tout autre; trop certain même que ce succès est impossible, j'ose croire, toutefois, que j'ai fait quelque chose en faveur des défenseurs de la sainte doctrine: ils ne seront plus indéfiniment désarmés, je l'espère, pour soutenir en ces matières la foi traditionnelle de nos ancêtres contre les nouveautés de ceux qui pensent autrement.

Or, très-peu de jours après ce traité terminé, j'ai lu les ouvrages de Pelage, saint homme d'ailleurs, si j'en crois la renommée, et chrétien de vertu non médiocre. C'étaient certains écrits contenant de très-courtes explications sur les épîtres de l'apôtre saint Paul (1); et voici que, arrivé à ce texte du grand

1. Mercator, au chapitre 2 de son avertissement, cite les commentaires de Pélage sur saint Paul; et y rapporte plusieurs maximes qui se lisent d'ailleurs à peu près en toutes lettres dans les commentaires faussement publiés sous le nom de saint Jérôme.

Apôtre: «Par un seul homme le péché est entré dans le monde, et par le péché la mort, qui a passé ainsi dans tous les hommes (1)», j'ai trouvé dans le commentateur certains raisonnements à l'usage de ceux qui nient dans les petits enfants l'existence du péché originel. J'avoue n'avoir pas réfuté ces arguments en mes écrits pourtant si volumineux, parce qu'il ne m'était aucunement venu à l'esprit que jamais on pût avoir de telles pensées ni tenir un tel langage.

Ne voulant toutefois rien ajouter à ces précédents ouvrages que j'avais terminés déjà par des conclusions définitives, j'ai cru devoir insérer dans cette lettre l'argumentation spéciale de Pélage avec toutes ses expressions, même telles que je les ai lues, comme aussi avec les réponses qui me semblent devoir la renverser.

CHAPITRE II. OBJECTION DE PÉLAGE. - LES PETITS-ENFANTS SONT COMPTÉS AU NOMBRE DES CROYANTS ET DES FIDÈLES.


2. Voici donc en propres termes l'argumentation de Pélage. «Ceux qui combattent l'idée d'un péché transmis par génération, attaquent en ces termes l'idée de transmission: Si le péché d'Adam», disent-ils, «a pu nuire à des hommes qui n'avaient d'ailleurs aucun autre péché, donc la justice de Jésus-Christ doit être utile, même à des hommes d'ailleurs non croyants. Saint Paul; en effet, nous assure que par un seul homme le salut nous arrive autant et même plus, (ce sont ses expressions) que la perte n'est venue par un seul homme». - Je le répète; j'ai laissé cet argument sans réponse dans les deux livres que je vous ai écrits déjà, et je ne m'étais aucunement proposé d'abord de le réfuter.

Or, regardez, avant tout, où va cette assertion. Quand ces gens nous disent: «Si le

1. Rm 5,12

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péché d'Adam est nuisible à des hommes même non pécheurs, il faut aussi que la justice de Jésus-Christ soit utile à des hommes même non croyants», la conséquence qu'ils trouvent absurde et tout à fait fausse, c'est que les non-croyants eux-mêmes profiteraient de la justice de Jésus-Christ; par suite, ils croient avoir prouvé que le péché du premier homme n'a pas pu nuire aux petits enfants qui ne pèchent point, exactement comme la justice de Jésus-Christ ne peut servir à ceux qui n'ont point là foi. - Alors, qu'ils nous disent à leur tour quel- avantage la justice de Jésus-Christ procure aux petits enfants baptisés? Oui, qu'ils disent à propos de cet avantage tout ce qu'ils voudront; car, bien certainement, s'ils se souviennent qu'ils sont chrétiens, ils reconnaîtront l'utilité, même en ce cas, de la justice de Jésus-Christ. Or, c'est leur assertion même que cet avantage, quel qu'il soit, ne peut exister pour ceux qui ne sont pas des croyants; par suite, eux-mêmes sont forcés de compter au nombre des croyants les petits enfants dès qu'ils sont baptisés; eux-mêmes doivent se soumettre ici à l'autorité partout reconnue de la sainte Eglise, qui ne regarde pas comme indignes, du nom de fidèles ces petits néophytes auxquels, selon eux, la justice de Jésus-Christ ne pourrait pas servir, s'ils n'avaient pas la foi! Mais, cette foi, comment l'ont-ils? Par transmission, évidemment, par ceux qui leur procurent la seconde naissance, par l'esprit de justice qui inspire à ceux-ci de répondre pour eux. Donc aussi, et de la même manière, par transmission, par les auteurs de leur première naissance, par la chair de péché, il leur arrive une tache dont leur vie- personnelle n'a pu se souiller par elle-même. Ainsi, comme l'esprit de vie en fait des fidèles régénérés en Jésus-Christ, de même le corps de mort les avait engendrés pécheurs en Adam. Car, de ces deux générations, l'une est charnelle; l'autre, Spirituelle;. l'une produit les enfants de la chair, et l'autre les enfants dé l'Esprit; l'une, les enfants de la mort, l'autre, les enfants de la résurrection; celle-là, des fils du siècle et de colère, celle-ci, des enfants de la miséricorde et de Dieu; par conséquent, enfin, l'une engendre des être captifs du péché originel, l'autre des hommes délivrés de tout lien du péché.


3. Il faut bien, en dernier ressort, que les vérités où notre intelligence, si pénétrante qu'elle soit, ne peut atteindre, se fassent admettre de nous par la seule autorité de bien. On nous fait remarquer, et l'on a raison, que la justice de Jésus-Christ ne peut servir qu'à des croyants, et en même temps l'on avoue qu'elle sert toutefois aux petits enfants. Sans doute; mais il suit de là nécessairement qu'il vous faut placer ces petits baptisés au nombre même des- croyants, comme aussi, logiquement, s'ils ne sont pas baptisés, ils se trouveront parmi les non-croyants, et par suite ils n'auront pas la vie, et sur eux, au contraire, demeure toujours la colère de Dieu, puisque, «qui ne croit au Fils, n'aura pas la vie; mais la colère de Dieu demeure sur lui (1)»; par suite encore, ils sont déjà jugés, puisque «Qui ne croit pas est déjà jugé (2)»; enfin, ils seront condamnés, puisque «celui qui croira et sera baptisé sera sauvé, et celui qui ne croira pas sera condamné (3)». - A nos adversaires maintenant de voir ou non de quelle justice ils essaient ou s'efforcent ne prétendre que, sans aucun péché, des hommes n'appartiennent pas à la vie éternelle, mais à la colère de Dieu, dont l'arrêt souverain les juge et les condamné, lorsqu'ils n'auraient pas plus de péché originel que de péché personnel.


4. Il est d'autres raisons que Pélage attribue aux adversaires du péché originel; mais les deux livres de mon précédent ouvrage y ont donné, je le pense du moins, une réponse claire et suffisante. Si quelques-uns, cependant, la trouvaient ou trop courte ou obscure, qu'ils me le pardonnent, et qu'ils entrent, d'ailleurs, en composition avec ceux qui, au contraire, lui reprochent non pas sa brièveté, mais l'excès contraire; et qu'enfin ceux quine comprennent pas mes démonstrations, bien que je les croie aussi claires que le permettait la nature des questions traitées, veuillent bien ne pas m'accuser pour ma négligence ou mon manque de capacité, mais que plutôt ils prient le Seigneur de leur accorder l'intelligence.

CHAPITRE 3. PÉLAGE LOUÉ PAR PLUSIEURS PERSONNES. - ARGUMENTS QUE, DANS SON COMMENTAIRE, PÉLAGE PROPOSE CONTRE LE PÉCHÉ ORIGINEL.


5. Voici, du reste, une remarque que nous ne devons pas négliger. Vertueux et louable

1. Jn 3,36 - 2. Jn 3,18 - 3. Mt 16,16

553

comme le connaissent ceux qui nous en parlent, Pélage n'a pas produit en son propre nom cette argumentation contre la transmission du péché originel; il a seulement publié les assertions de ceux qui combattent cette transmission; il ne fait que répéter et le raisonnement que je viens de reproduire, et d'autres objections encore auxquelles je témoignais tout à l'heure avoir répondu déjà dans mon ouvrage.

Ainsi il a commencé par citer les paroles des adversaires: «Selon eux,» dit-il, «si le péché d'Adam a nui même à ceux qui ne pèchent point, donc aussi la justice de Jésus-Christ est utile même à ceux qui ne croient point». Eh bien! lisez ma réponse à cette objection, et vous verrez que, loin de détruire ce que nous soutenons, cette difficulté nous prête elle-même ce que nous devons dire aux adversaires.

Ensuite Pélage continue: «Voici encore ce qu'ils disent: Si le baptême efface cet antique péché, ceux qui, sont nés de deux baptisés doivent en être exempts; car les parents, en ce cas, n'ont pu transmettre à leurs enfants ce qu'eux-mêmes n'avaient plus aucunement. Ajoutez en ce sens (je continue à le citer) ajoutez que si l'âme n'est point créée par transmission, mais bien la chair seulement, la chair a seule aussi a hérité du péché, et seule aussi elle en mérite le châtiment. C'est donc une injustice», poursuivent-ils; «que jusqu'aujourd'hui l'âme qui n'est point née de la masse a d'Adam, porte cependant un péché si ancien et qui lui est étranger. Enfin ils ajoutent», dit encore Pélage, «que la raison ne permet aucunement d'admettre que Dieu, si généreux à pardonner les péchés personnels, nous impute ainsi les fautes d'autrui».


6. Voyez-vous, je vous le demande, comment Pélage a inséré dans ses écrits toute cette série d'idées, non pas en son propre nom, mais en celui de tierces personnes? Tant il sait que c'est là une nouveauté inqualifiable qui aujourd'hui commence à s'élever contre la croyance antique et seule reçue dans l'Eglise; tant il rougirait ou craindrait de la soutenir pour son propre compte! Peut-être, d'ailleurs, n'admet-il point de pareils sentiments. Non, il ne pense pas que l'homme naisse sans péché, puisqu'il reconnaît pour tous la nécessité du baptême où se fait la rémission des péchés. Il ne croit pas que l'homme soit damné bien qu'exempt de péché; et pourtant, sans le baptême, tous Sont nécessairement comptés parmi les non-croyants, et, évidemment aussi, la parole.de l'Evangile, incapable de tromper, porte en toutes lettres: «Celui qui ne croira pas sera condamné»; il ne peut admettre enfin que l'image de Dieu, fût-elle même exempte de péché, ne soit pas admise au royaume de Dieu; et néanmoins il est écrit: «Si quelqu'un ne renaît pas de l'eau et de l'Esprit, il ne peut entrer dans le royaume de Dieu (1)». Or, ici de deux choses l'une: ou bien l'âme sera précipitée, quoique sans péché, dans la mort éternelle, ou bien elle aura la vie éternelle en dehors du royaume de Dieu, et c'est chose plus absurde encore. Car, écoutez Notre-Seigneur prédisant la sentence que lui-même prononcera en faveur de ses élus à la fin des temps: «Venez, bénis de mon Père, possédez le royaume qui vous a été préparé depuis la création du monde». Ce royaume dont il parlait ainsi, il nous le fait clairement connaître par ces derniers mots qui terminent son arrêt: «Ainsi les uns iront au feu éternel, et les autres à la vie éternelle (2)» .

De tels sentiments et d'autres encore, qui découlent d'une pareille erreur, sont tellement pervers, tellement contraires à la vérité chrétienne, que Pélage, homme éminemment chrétien, ne les partage, je crois, en aucune manière. Toutefois il se peut qu'ébranlé encore par les arguments des adversaires de la transmission du péché, il lui tarde d'apprendre ou de savoir quelle réponse on leur fait; et de là son attitude à l'égard des ennemis du péché par transmission: il n'a pas voulu taire leurs objections, pour insinuer qu'il y a là une question à examiner; mais il a mis ces difficultés en dehors de sa responsabilité propre, pour ne pas laisser croire qu'il partage leurs sentiments.

CHAPITRE IV. JÉSUS EST JÉSUS, MÊME POUR LES PETITS ENFANTS. - ON PROUVE QUE LES ANCIENS N'ONT JAMAIS DOUTÉ QUE LES ENFANTS NE FUSSENT SOUILLÉS DU PÉCHÉ D'ORIGINE.


7. Pour ma part, bien que je ne puisse réfuter

1. Jn 3,5 - 2. Mt 25,34-36

554

leurs arguments, je vois cependant que notre devoir est de nous attacher absolument aux points que l'Ecriture sainte enseigne en toute évidence; ainsi, par ces points, nous pourrons lever les obscurités; ou si notre esprit n'est pas capable encore, soit de comprendre les vérités, même après démonstration, soit de scruter certaines profondeurs, du moins nous croirons sans ombre d'hésitation.

Or, est-il rien de plus explicite que les témoignages si nombreux et si imposants des divins oracles, d'où ressortent les vérités énoncées déjà: qu'en dehors de la société avec Jésus-Christ aucun homme ne peut arriver à la vie et au salut éternel, et que, pourtant, au tribunal de Dieu, nul ne peut être injustement damné, ou en d'autres termes séparé de cette vie et de ce salut éternel? D'où cette conséquence. Le baptême n'ayant pas d'autre effet, pour les petits enfants, que de les incorporer à l'Eglise, c'est-à-dire de les associer au corps de Jésus-Christ et à ses membres, il est donc manifeste que si ce sacrement ne leur est pas conféré, ils appartiennent à la damnation; or, ils ne pourraient être damnés s'ils n'avaient certainement aucun péché; et comme leur âge n'a pu' contracter de fautes qui leur soient personnelles, une vérité nous reste seule à comprendre, ou, si nous ne pouvons la comprendre encore, il reste du moins à la croire: c'est que les petits enfants contractent en naissant le péché originel.


8. Par suite, supposons que ce texte de l'Apôtre laisse encore quelque doute: «Par un seul homme le péché est entré dans le monde, et par le péché la mort qui a passé ainsi chez tous les hommes (1)»; supposons qu'on puisse entendre ce texte en un sens différent du nôtre: est-il douteux, du moins, l'oracle que voici: «Si quelqu'un ne renaît pas de l'eau et de l'Esprit, il ne peut entrer dans le royaume de Dieu (2)?» Est-elle douteuse encore, cette autre parole: «Vous lui donnerez le nom de Jésus, car c'est lui qui sauvera son peuple de ses péchés (3)?» Est-elle douteuse l'affirmation du Seigneur: «Que ce ne sont pas les personnes saines, mais les malades, qui ont besoin de médecin, (4)», c'est-à-dire que Jésus- n'est point nécessaire à ceux qui sont exempts de péchés, mais bien à ceux qu'il faut racheter du péché? Est-il douteux enfin que si les hommes ne

1. Rm 5,12 - 2. Jn 3,5 - 3. Mt 1,21 - 4. Mt 9,12

mangent point la chair de Jésus, c'est-à-dire, s'ils ne sont point rendus participants de son corps, ils n'auront point la vie (1)?

Ces oracles et d'autres, que j'omets de citer, resplendissent de toute la divine lumière et s'imposent avec toute la certitude de l'autorité divine; et par eux, que proclame la vérité même, sans la moindre équivoque possible? C'est que non-seulement les petits enfants non baptisés ne -peuvent entrer dans le royaume de Dieu, mais que même ils ne peuvent posséder la vie. éternelle, séparés qu'ils sont du corps de Jésus-Christ, puisque pour les y incorporer, il faut les imprégner des eaux du sacrement de baptême . Qu'atteste encore la vérité, sans ombre de doute et d'hésitation? c'est que, si des mains pieu ses apportent ces petits enfants à Jésus, c'est-à-dire au Christ Sauveur et médecin, un seul motif détermine cet empressement: c'est de les faire guérir de la peste du péché, en leur appliquant le remède du sacrement de Jésus. - Mais aussi, pourquoi hésiterions-nous maintenant sur l'interprétation du texte précité de l'Apôtre, au sujet duquel nous avions peut-être quelque doute encore? Comment ne pas entendre ce texte aussi dans un sens qui le fasse concorder avec ces autres oracles sacrés à l'endroit desquels aucun doute ne nous est possible?


9. Au reste, tout le passage même où l'Apôtre parle de la damnation de plusieurs à cause du péché d'un seul, et de la justification de plusieurs aussi à cause de la justice d'un seul, me paraît absolument sans équivoque, à part cette phrase: «Adam est le type de l'avenir (2)». Ce trait s'explique en effet en toute vérité, non-seulement en ce sens que tousses descendants- à venir sont engendrés avec le péché et d'après le même type que lui; mais on peut trouver à ces paroles d'autres interprétations très-variées. Nous-mêmes l'avons ainsi expliqué autrement qu'aujourd'hui, et peut-être l'expliquerons-nous plus tard autrement encore, sans jamais y voir toutefois un sens contraire à celui que nous soutenons avant tout (3). Pélage, lui aussi, l'a développé de plus d'une manière différente. D'ailleurs, qu'on étudie et qu'on creuse avec attention tout le reste de ce passage,

1. Jn 6,51 - 2. Rm 5,14 - 3. Lett. CLVI1,n. 20. Ci-dessus liv. 1,n. 13; Ci-dessous des Noces et de la Concupis. liv. 2,n. 46, et contre Julien, liv. 6,n. 8.

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comme je l'ai fait avec soin dans le premier de mes deux livres précédents; et bien que la nature du sujet traité produise nécessairement quelque obscurité dans l'expression, les paroles de l'Apôtre ne pourront avoir d'autre sens que celui qui à donné naissance à l'antique et universelle tradition que défend l'Eglise: c'est que les petits enfants sont devenus fidèles pour avoir obtenu par le baptême de Jésus-Christ la rémission du péché originel.


Augustin, du mérite I-II-III - CHAPITRE 32. POURQUOI LE CHRIST, APRÈS SA RÉSURRECTION, S'EST-IL SOUSTRAIT AUX REGARDS DU MONDE?