Augustin contre Sécundinus.

16. Nous disions tout à l'heure que l'âme pèche en consentant au mal; voyez maintenant si ce mal est une substance, ou s'il n'en est pas une. Comment le consentement se produit-il dans l'âme; est-ce d'une manière instantanée, en sorce qu'on puisse dire de l'âme qu'elle consent, parce que ce consentement produit en elle une délectation qui l'entraîne vers la jouissance? Admettons qu'il en soit ainsi; on ne pourrait pas en conclure que cet objet est un mal, par le fait seul qu'il est aimé d'une manière désordonnée. Quand j'aurai prouvé que telle nature est l'objet d'un amour mauvais, ce n'est pas dans la créature aimée, mais dans celle qui aime que je trouverai le péché; vous avouerez vous-même qu'une chose n'est pas vicieuse, par cela seul qu'elle est l'objet d'une concupiscence mauvaise. Du reste je vais essayer de vous le démontrer d'une manière évidente. Sur ce point je ne suis embarrassé que du choix, car les preuves sur. abondent. Je ne veux que celle-ci . Pourquoi ce que nous admirons comme une créature céleste, l'adorez-vous comme étant une portion de la substance du Créateur lui-même? Parmi les choses visibles, la plus belle n'est-ce pas le soleil? Eh bien! je suppose qu'un homme, désireux de trouver un moyen de satisfaire d'injustes concupiscences, désire d'une manière immodérée jouir de la clarté du soleil, afin que partout son corps et surtout par ses yeux il puisse lancer le feu de la dispute; et, la fenêtre ouverte, plonger ses regards jusque dans la demeure de ses adversaires et y voir tout à ciel ouvert; est-ce que le soleil est en lui-même un vice et un mal parce que cet homme va jusqu'à préférer sa lumière à celle de la justice, et parce qu'en voulant plonger ses yeux charnels et son corps tout entier dans des flots de lumière, il ferme son intelligence et son coeur à la lumière de l'équité? Vous voyez donc qu'on peut avoir pour une chose bonne un amour mauvais. Dès lors, quoique vous affirmiez que tout objet auquel l'âme (469) s'attache d'une manière criminelle, soit mauvais, moi je soutiens que cet objet est bon en lui-même, de telle sorte cependant qu'une âme plus parfaite ne voudrait pas s'y attacher, du moins de cette manière. Il est certain que l'âme est supérieure au corps, et qu'elle est inférieure à Dieu; il est certain aussi que le corps est bon en lui-même et quant à sa nature; cependant l'âme pèche, et en péchant elle devient mauvaise, si elle reporte sur son corps l'amour qu'elle doit à Dieu.


17. Vous m'objecterez peut-être qu'il n'y a pas consentement coupable quand la chose aimée n'agit pas pour attirer sur elle ce consentement, et qu'il n'y a consentement véritable que quand l'âme subit une sorte de séduction ou de coaction; dans ce dernier cas, le mal existera parce qu'il persuade ou contraint de faire le mal. C'est là une seconde question dont la solution doit venir en son lieu et place. Auparavant n'oublions pas ce premier caractère du péché, tel que nous venons de l'exposer. Vous devez comprendre maintenant qu'une chose bonne en elle-même peut être l'objet d'un amour coupable, et qu'alors la faute doit être imputée à celui qui aime et non à l'objet aimé. Je suppose qu'une âme déjà coupable et viciée par cet amour mauvais, en entraîne une autre dans la même fauté, cette dernière, en consentant à la séduction, ne deviendra-t-elle pas coupable du même crime et également dépravée par le même vice? Le péché est donc d'abord une,préférence accordée sur le Créateur à une créature bonne en elle-même; c'est ensuite la tentation que l'on dresse devant quelqu'un pour lui persuader ou le contraindre d'accorder cette même préférence. En effet, pour vouloir précipiter les autres dans la dépravation, il faut d'abord être dépravé soi-même. Or, se rendent coupables de péché tous ceux qui, par une bienveillance insensée ou par une jalousie maligne, cherchent à faire tomber les autres dans le péché. N'est-ce pas avoir pour ses enfants un amour criminel, que de leur enseigner que tout lucre est honnête, que l'important, c'est de s'enrichir par quelque moyen que ce soit? On ne peut pas dire qu'un tel père hait ses enfants, mais il est évident qu'en les aimant ainsi, il les aime d'un amour coupable et leur donne un conseil criminel. Un tel amour suffit pour le rendre coupable de péché, quoique l'or et l'argent ne soient pas mauvais en soi, pas plus que le soleil dont j'ai parlé précédemment; il suffit que l'amour d'une chose bonne soit désordonné, pour qu'il y ait faute. Quant à la jalousie, qui met son bonheur à voir les autres commettre le péché, ce qui l'inspire c'est un orgueil désordonné qui aime les honneurs, désire le premier rang et ambitionne les premières places; ce que l'on demande, c'est moins de briller par des vertus réelles et véritables que de voir les autres s'abîmer dans le gouffre de l'iniquité et du mal, afin d'être plus assuré de tenir le premier rang et de les dominer. C'est ce motif qui inspire au démon toute l'activité qu'il déploie pour faire tomber les hommes dans le péché. Est-ce donc que l'honneur pourrait s'acquérir au prix d'une faute? On pourrait se le demander quand on voit le démon se précipiter dans l'iniquité, précisément à cause de l'amour criminel et impie qu'il éprouve pour l'honneur. Ou bien cette substance angélique, que Dieu a créée, est-elle mauvaise précisément parce qu'elle est une substance? Elle est devenue mauvaise quand, renonçant à l'amour de Dieu pour concentrer toute son affection sur elle-même, elle s'est volontairement éprise du désir de devenir égale à Dieu, et s'est complu dans cet orgueil. Ce n'est donc pas parce qu'il est une substance, mais parce qu'il est une substance créée et qu'il a préféré l'amour de lui-même à l'amour du Créateur, que l'ange est devenu mauvais; il l'est devenu parce qu'il est déchu de ce qu'il aurait été s'il avait aimé le souverain bien; sa déchéance même est un mal. Il suit de là que plus on se laisse déchoir, plus on tend au néant; par la même raison, plus on s'éloigne de ce qui est petit, plus on tend à ce qui est grand. Or, l'honneur suprême, tel que les hommes religieux l'expriment dans leurs actions, est dû souverainement à Dieu. Celui donc qui aime l'honneur né fait qu'imiter Dieu. Or, les âmes humbles ne veulent être honorées que pour Dieu et en Dieu, tandis que les orgueilleux voudraient l'être plus que Dieu. Il suit de là que ceux qui sont humbles pour Dieu, sont de beaucoup plus élevés que les pécheurs; tandis que ceux qui veulent s'élever aux dépens de Dieu, se placent en réalité bien au-dessous des fidèles. La différence dans cette dispensation des récompenses et des peines, vient de ce que les uns ont aimé Dieu plus qu'eux-mêmes, et que les autres se sont aimés pour Dieu.

470


18. Rappelez-vous ces paroles de votre lettre: «L'âme, quand elle consent au mal, pèche volontairement»; vous devez en conclure que le mal ne saurait être une nature mauvaise, ni l'amour d'une nature mauvaise. En effet, toutes les natures, quelles qu'elles soient, sont bonnes par elles-mêmes; le mal c'est uniquement le péché que l'âme commet volontairement en préférant la créature au Créateur; que cette préférence vienne d'elle-même ou qu'elle ait subi une influence étrangère, peu importe; il suffit qu'elle ait consenti au mal. Ainsi devenue mauvaise, elle doit s'attendre aux châtiments qu'elle mérite; car, sous un Créateur qui est le bien suprême, toute créature bonne doit s'attendre à être traitée selon ses mérites; elle est cependant bonne comme créature, mais elle ne l'est pas d'une- manière souveraine puisqu'elle n'a pas été engendrée par Dieu, mais seulement par lui tirée du néant. Quel besoin avez-vous donc d'affirmer l'existence de deux natures, l'une bonne et l'autre mauvaise, ou plutôt une nature du bien et une nature du mal, puisqu'une nature bonne devient mauvaise en péchant? Est-ce que vous n'avouez pas qu'en consentant au mal, cette nature que vous dites bonne fait le mal ou pèche volontairement? Pour moi je soutiens que ces deux natures sont bonnes en elles-mêmes, ce qui ne m'empêche pas de dire que 1.une fait le mal en persuadant le péché, et l'autre en y consentant. De même donc que le consentement de l'une n'est pas une substance, de même la persuasion de l'autre ne peut en former une: d'un autre côté, l'une, en refusant de consentir, restera bonne et conservera l'intégrité de sa nature; de même l'autre s'améliorera si elle se refuse à persuader le mal. A cette condition elles conserveront toutes deux leur intégrité, et mériteront sur ce point des éloges. Je suppose même que l'une des deux pèche doublement, et en persuadant et en commettant elle-même le péché, tandis que l'autre commet uniquement la faute de consentir au mal toutes deux deviennent mauvaises; mais encore n'est-ce pas par nature qu'elles sont mauvaises. En supposant que l'une s'est contentée de persuader et l'autre de consentir, l'une et l'autre deviennent encore réellement coupables. Prétendez-vous que le crime est plus grand de persuader le mal que d'y consentir? Voici la conclusion, c'est que l'une est coupable et l'autre plus coupable; mais toujours est-il que vous ne pouvez admettre que celle qui pèche plus gravement soit appelée la nature du mal, tandis que vous appellerez l'autre la nature du bien; sur quoi pourriez-vous vous appuyer pour établir une telle acception des personnes, une justice distributive aussi arbitraire et aussi inique? On ne peut pas dire davantage qu'elles sont toutes les deus bonnes, même en appelant meilleure celle qui est la moins coupable, ni qu'elles sont toutes les deux mauvaises, en appelant la plus mauvaise celle qui est la plus coupable.


19. Puisque l'idée d'une nature du mal nous paraît une chimère, d'où vient donc le mal que nous appelons le péché? Dites-moi d'où peut venir ce consentement mauvais dans une nature que vous croyez et proclamez bonne. En effet, tout ce qui subit une influence extérieure pour consentir au mal, ne la subirait pas s'il ne pouvait pas la subir. Mais alors d'où vient cette possibilité elle-même? Assuré. ment le mieux serait de ne pas avoir cette possibilité; d'où je conclus que là où elle existe, il est inutile d'y chercher la nature du souverain bien, puisque cette nature pourrait être meilleure. Ensuite; si cette nature a le pouvoir de consentir ou de ne pas consentir, quand elle consent ce n'est donc pas parce qu'elle a été vaincue. Mais puisqu'elle peut résister à toute coaction étrangère, d'où vient qu'elle se laisse aller à ce consentement mauvais? Ne me dites pas qu'elle est forcée de consentir, de telle sorte qu'il ne soit pas en son pouvoir d'agir autrement, car vous dites dans votre lettre qu'elle pèche volontairement; peut-elle pécher volontairement, quand il n'y a dans sa volonté aucun consentement? Si vous l'aimez mieux, je vous demanderai d'où vient en elle la possibilité d'être trompée ou séduite. Avant qu'elle ne fût séduite, elle devait avoir en elle la possibilité de l'être; autrement elle ne l'aurait pas été. Convenez du moins que tout consentement ne peut venir que de la volonté; s'il y a coaction réelle, la volonté cède, mais elle ne consent pas. Libre à vous de donner à tout cela le nom qu'il vous plaira; mais, puisque vous êtes un docteur si habile, puisque vous êtes si fier de votre perspicacité romaine, dites-moi seulement d'où vient pour cette nature du bien la possibilité même de consentir au mal. Je comprends qu'un homme brise un morceau de bois, parce (471) qu'avant d'être brisé ce bois avait la possibilité de l'être; lors même que personne ne se disposerait à le briser, il n'en aurait pas moins la possibilité d'être brisé. De même je vous demande d'où peut venir dans cette nature, avant qu'elle ait consenti au mal, cette fragilité ou cette flexibilité, en vertu de laquelle elle sera brisée par la violence ou fléchie par la persuasion. Direz-vous que le voisinage du mal l'avait rendue fragile, comme le voisinage d'un marais corrompt les corps? soit; mais elle était donc corruptible, puisqu'elle a été corrompue par la contagion du voisinage. Eh bien 1 je voudrais savoir d'où lui peut venir cette corruptibilité.

Pesez, je vous prie, toutes mes paroles. Remarquez que je ne vous demande pas d'où vient la corruption: du corrupteur, me répondriez-vous. Et ce corrupteur, vous en faites je ne sais quel prince des ténèbres, qui ne peut avoir d'autre réalité que celle que lui prêtent les élucubrations de votre cerveau. Je demande d'où vient la corruptibilité, même avant toute action de là part du corrupteur; sans cette corruptibilité, il n'y aurait aucun corrupteur, ou du moins tous ses efforts seraient frappés de stérilité. Expliquez-moi donc pourquoi, dans une nature bonne en elle-même, cette corruptibilité, avant même qu'elle soit corrompue par une nature contraire; ou bien, si le mot corruption vous choque, pourquoi cette mutabilité avant que l'ennemi ne soit intervenu. Vous conviendrez, sans doute, qu'une nature, change à son désavantage, quand de sage elle devient folle, quand elle s'oublie elle-même. Or, voici ce que vous avez écrit de votre main: «Si elle consent au mal quand elle aura connaissance d'elle-même»; vous avouez donc qu'en s'oubliant elle change à son désavantage, puisqu'elle se relève de cet oubli en reprenant connaissance d'elle-même. Or, il est impossible d'expliquer le changement de quoi que ce soit, si auparavant on n'admet pas dans cet objet la possibilité de changer. Quand donc vous aurez trouvé le principe de cette mutabilité dans la substance du souverain bien, antérieurement à tout mélange du bien et du mal, vous ne me demanderez plus quelle est l'origine du mal. Or, pour peu que vous vouliez y réfléchir sérieusement, vous comprendrez que sans la nature du souverain bien, on ne peut admettre aucune mutabilité de temps, qu'on en cherche le principe soit en elle-même, soit dans tout accident qui pourrait survenir. Il n'en est pas de même de cette nature rêvée par Manès, et qu'il qualifie si légèrement du titre de bien suprême; ou du moins il voudrait le faire croire à ses adeptes. Examinez donc, et dites, si vous le pouvez, d'où vient cette mutabilité qui existe antérieurement à toute occasion qui lui est donnée, non pas de naître, mais de se produire. Supposez l'ennemi aussi puissant que vous voudrez, pourrait-il la changer si elle ne pouvait être changée? Puisqu'elle peut changer, c'est donc que jamais elle n'a été absolument immuable. Or, si vous voulez bien déposer tout esprit de chicane, vous conviendrez avec moi qu'on ne peut, sans pousser le blasphème jusqu'à l'absurdité, supposer une telle mutabilité dans la substance du souverain bien, c'est-à-dire dans la substance même de Dieu. Disons-le au contraire de toute créature que Dieu n'a ni engendrée ni produite de sa substance, mais qu'il a tirée du néant; il ne s'agit plus alors du souverain bien, mais de tel bien en particulier, dont Dieu seul est le principe et la source. Dieu, bien suprême et immuable, n'a pu communiquer à une créature ce privilège exclusif d'être le bien suprême et immuable; cependant il l'a faite bonne., depuis l'ange du ciel jusqu'au dernier des animaux, jusqu'à la dernière des plantes; à chaque chose il a assigné une place conforme à son rang et à sa dignité. Parmi ces créatures il en est une, la créature raisonnable, qui doit rester unie à son Créateur par des relations particulières d'obéissance et d'amour, et conserver sa nature dans ces liens éternels de vérité et de charité. Quand donc elle se sépare de. Dieu par la désobéissance, son libre arbitré la roule dans le péché, et le juste jugement de Dieu la frappe. de châtiments et de douleurs. C'est donc là ce qui constitue le mal tout entier, soit celui que. l'on commet injustement, soit celui dont on est justement frappé. Et vous ne rue demanderez pas le principe de ce mal, car vous trouveriez la réponse dans vos propres paroles: «Quand l'âme se sera connue, si elle consent au mal, elle pèche par sa propre volonté». C'est de là que vient le mal, c'est-à-dire de la volonté propre. Ce mal n'est donc pas une nature, mais une faute, et j'ajoute, une faute contraire à la nature elle-même, qu'elle prive d'un bien qui aurait pu la (472) rendre heureuse, si elle avait refusé son consentement au péché. Cette volonté du péché, avant de l'admettre dans l'âme, vous exigez la préexistence d'un autre mal que vous supposez une nature, et une nature que Dieu n'a pas créée, tandis que notre âme vous paraît être la nature même de Dieu. Il suit de là que, quand cette nature du mal a triomphé de l'âme, en lui inspirant la volonté du mal, c'est Dieu lui-même qui est vaincu et qui s'abîme dans le péché.


20. Comment donc se peut-il que vous ne renonciez point encore à votre impiété, à vos horribles blasphèmes? Comment, dans une nature que Dieu n'a pas créée, supposer la vie, le sentiment, la parole, le mode, la beauté, l'ordre et d'autres biens a l'infini? Comment, antérieurement à tout mélange du mal, supposer en Dieu la mutabilité, en vertu de laquelle il fut saisi de crainte? «envoyant ses siècles bienheureux menacés d'une grande ruine et d'une dévastation générale, s'il ne parvenait à y opposer une puissance éclatante et suprême (1)?» Et tout ce déploiement de- forces, n'est-ce pas afin que cette nature et cette substance de Dieu retinssent son ennemi si étroitement enchaîné, que son péché même ne pût le délivrer, qu'après sa purification il ne pût échapper tout entier, et qu'enfin pendant sa damnation, elles pussent encore le retenir dans les fers? C'est là ce que vous alléguez en faveur de votre dieu, pour le justifier de la nécessité où il s'est trouvé de faire la guerre; vous feriez beaucoup mieux de répondre à cette question qui vous est faite: quel mal pouvait faire à Dieu la nation des ténèbres, s'il avait refusé de combattre contre elle? Si vous répondez que cette nation pouvait nuire à Dieu, il vous faudra avouer que Dieu est corruptible et muable. Si vous répondez qu'elle ne pouvait lui porter aucune atteinte, on va vous répliquer: pourquoi donc a-t-il combattu? Pourquoi livrer à ses ennemis sa propre substance et l'exposer ainsi à la corruption, à la profanation et au péché? A cela vous n'aurez jamais rien à répondre pour vous justifier.

Mais voici que vous triomphez à vos propres yeux, parce que vous avez trouvé la réponse suivante: «C'est une grande iniquité de désirer le bien d'autrui»; or, «Dieu aurait favorisé cette iniquité s'il avait refusé de combattre


1. Lettre fondamentale de Manès.

cette nation quand elle tentait de la commettre. Cette réponse aurait encore quelque apparence de justice, si dans cette guerre la nature de votre Dieu avait pu se conserver dans son intégrité et dans son innocence, et si, mêlée à des membres hostiles, elle était restée pure de toute iniquité; peu m'importe du reste qu'elle s'y soit livrée sous l'influence de la coaction ou de la séduction. Mais quand vous avouez,vous-même qu'elle a été ensevelie dans des hontes et dés crimes sans nombre, quand vous nous la représentez en proie à une impiété telle, qu'elle se déclare l'ennemie acharnée de la sainte lumière dont elle est une portion; quand enfin vous nous déclarez qu'elle n'a pu être purifiée tout entière et qu'elle est fixée pour jamais à ce globe horrible, pour y subir des châtiments éternels, ne sommes-nous pas en droit de conclure qu'on devait laisser l'ennemi tramer dans son iniquité des projets inutiles, plutôt que de lui donner en pâture une portion de Dieu dont il devait épuiser les forces, qu'il devait flétrir, et dans sa flétrissure l'associer à son iniquité? A moins de s'obstiner jusqu'à l'aveuglement, comment ne pas sentir et comprendre qu'iniquité pour iniquité, celle qu'aurait commise la nation des ténèbres, en cherchant en vain à s'emparer d'une nature étrangère, eût été infiniment plus légère que celle que Dieu a dû commettre, en livrant une partie de lui-même à l'iniquité, et en la condamnant ainsi à des châtiments éternels? Est-ce que ce n'est pas là consentir à l'iniquité? est-ce que ce n'est pas la commettre sans aucune nécessité? Quelle nécessité pouvait-il y avoir? Manès l'affirme, mais vous n'osez le suivre jusque-là. Voici ses paroles: «Dieu vit qu'une grande ruine et une dévastation immense menaçaient ses siècles heureux, s'il n'y opposait une puissance suprême». Pour vous, vous raisonnez un peu plus habilement, vous semblez dire que si Dieu a combattu, c'est parée qu'il se trouvait dans la nécessité de se soustraire aux attaques de la nation des ténèbres; mais vous ne remarquez pas que vous refusez à Dieu l'inviolabilité et l'incorruptibilité, puisque, s'il avait renoncé au combat, l'ennemi aurait pu lui nuire. Allons, que la pensée même de ce combat disparaisse à jamais de votre coeur et de votre croyance; frappez d'anathème et de malédiction cette fable ridicule où l'impiété (473) se mêle à d'horribles blasphèmes. De quel blasphème, dites-moi, ne vous souillez-vous pas en faisant de Dieu une nature soumise à l'iniquité et à la corruption; en supposant, non-seulement qu'il n'a au déployer assez de force pour se soustraire à l'esclavage, mais que, devenu captif, il n'a pu conserver la justice et l'innocence? Ce que votre Dieu n'a pu, Daniel l'a fait; il a su braver la fureur des lions, lui qui n'a pas craint, tout captif qu'il était, d'opposer sa piété comme un obstacle infranchissable au consentement pervers que ses ennemis lui imposaient; lui enfin qui, dans sa misérable condition d'esclave, sut conserver son égalité et la liberté d'un esprit patient et sage (1). Il n'en fut pas de même de la nature de Dieu: elle devint captive, elle fut livrée à l'iniquité; ne pouvant être purifiée tout entière, elle se vit réduite à une éternelle damnation. Si de toute éternité elle prévoyait qu'un semblable malheur devait lui arriver, à quoi sa divinité pouvait-elle lui servir? Mais je ne veux pas entrer dans l'examen détaillé de toutes ces folies, plus que ridicules, auxquelles Manès s'abandonne au sujet du royaume de lumière et de la nation des ténèbres, pas plus que du voisinage dans lequel il lui faut les placer pour l'utilité de son système. Ce système, aux yeux de tout homme sérieux, est du dernier ridicule; à vos yeux il est d'une imposante sublimité, il vous représente parfaitement le côté droit et le côté gauche dont il est parlé par Jésus-Christ dans l'Evangile. Or; nous savons parfaitement que ce côté droit et ce côté gauche ne désignent nullement des lieux matériels; ils ne sont que la figure du bonheur et des infortunes, qui seront le prix accordé aux justes ou aux pécheurs comme salaire de leurs oeuvres bonnes ou mauvaises. Mais votre pensée charnelle ne peut se détacher des choses matérielles; pour vous, tout est dans la matière; ce soleil visible et corporel qui ne peut occuper qu'un lieu, un espacé corporel,. n'en avez-vous pas fait votre Dieu ou une partie de votre Dieu? Mais ce serait folie de ma part d'agiter avec vous de semblables questions Comment, en effet, pourriez-vous concevoir ce qui est spirituel, quand vous ne pouvez même pas admettre que Dieu soit incorruptible?


1. Da 6 Da 14


21. Mais, en ami bienveillant, vous me reprochez d'avoir quitté la doctrine manichéenne pour embrasser celle que renferment les livres des Juifs. Ces livres, en effet, pulvérisent vos erreurs et dévoilent vos mensonges; car Jésus-Christ y est prophétisé tel qu'il est dans sa réalité divine, et non tel que le dépeint la vanité de Manès. Mais, en homme très-habile, vous attaquez l'Ancien Testament, parce que nous y trouvons des paroles comme celles-ci: «Engendre des enfants de fornication, parce que la terre se rendra coupable de fornication à l'égard du Seigneur (1)». Vous ne connaissez donc pas ce mot de l'Evangile

«Les prostituées et les publicains vous précéderont dans le royaume des cieux (2)». Je . connais la cause de cette bruyante indignation. Ce qui vous déplaît dans cette fornication, c'est qu'elle a été changée en mariage légitime et en pudeur conjugale. Quant à votre dieu, vous le croyez enchaîné dans la génération des enfants par les liens charnels les plus étroits et presque indissolubles; par conséquent, vous concluez que les prostituées, en se rendant impossible la génération, rendent un véritable service à votre dieu, tandis qu'en reculant devant les douleurs de la maternité, elles veulent uniquement se rendre plus libres de suivre leurs passions honteuses. L'enfantement n'est à vos yeux qu'une nouvelle prison garnie de chaînes, réservée à Dieu. Vous n'aimez pas davantage ces paroles: «Ils seront deux dans une seule chair (3)», et cependant l'Apôtre glorifie ce mystère en l'appliquant à Jésus-Christ et à son Eglise. Vous n'avez pas une moindre horreur pour celles-ci: «Croissez et multipliez-vous (4)»; vous craignez la multiplication des chaînes de votre dieu. Or, l'Eglise catholique m'enseigne que l'âme et le corps sont deux substances bonnes en elles-mêmes, quoique l'une soit appelée à commander et l'autre à obéir; que dès lors les biens de l'âme et du corps n'ont d'autre principe que le bien suprême, d'où découlent tous les biens, grands ou petits, célestes ou terrestres, spirituels ou corporels, temporels ou éternels. Elle m'enseigne enfin que parmi ces biens les uns ne méritent pas le mépris, parce que les autres sont plus dignes d'éloge.


22. Quant à ces paroles qui n'obtiennent


1. Os 1,2 - 2. Mt 21,31 - 3. Gn 2,24 Ep 5,31-32 - 4. Gn 1,28

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pas davantage grâce à vos yeux: «Tuez et mangez (1)», elles n'ont dans les Actes des Apôtres qu'une signification spirituelle. Prenons-les même dans le sens matériel; ce n'est pas la manducation qui est digne de mépris, c'est la gourmandise. Du reste, je croyais que, même dans son sens charnel, cette maxime devait vous agréer, puisqu'elle vous permet d'immoler la chair, de briser ainsi les prisons et les chaînes qui retiennent votre dieu misérablement captif, de le mettre en liberté; et si après la manducation quelques restes de lui-même subsistent encore dans la nourriture, le travail de la digestion devrait compléter cette oeuvre de purification. Vous triomphez orgueilleusement parce que j'ai échappé une parole de plainte sur la stérilité de Sara. Remarquez que ma plainte n'était pas absolue, car cette stérilité était prophétique. Or, pour être conséquents avec vos fables sacrilèges, ce que vous devriez pleurer, ce n'est pas la stérilité de Sara, mais sa fécondité. En effet, la fécondité dans une femme, n'est-ce pas le plus grand malheur qui puisse arriver à Dieu? Aussi, je vois que parmi vous. on ne doit pas s'étonner de trouver l'accomplissement de cette menace prophétique

«Ils interdiront les noces (2)». Ce que vous détestez, ce sont moins les relations charnelles que le mariage lui-même. Cependant, dans le mariage, la génération dans sa cause n'est point un vice, mais un devoir. Dès lors, si nous voyons des hommes pieux et de saintes femmes se condamner à la continence; ce n'est pas dans le but d'éviter un mal, mais de choisir l'état le plus parfait. J'ajouterai même que, pour certains époux, comme Abraham et Sara par exemple, le devoir conjugal doit être apprécié non pas au point de vue de la société humaine, mais uniquement dans les desseins de la divine Providence. Une fois admis que Jésus-Christ devait venir dans une chair mortelle, on doit conclure que le mariage de Sara l'a servi aussi bien que la virginité de Marie.


23. Vous citez aussi, avec un ton de mépris dédaigneux, ces autres paroles: «Placez votre main sur mon fémur». J'admire vraiment votre ignorance sur ce point; ne savez-vous pas qu'Abraham les adressa à son serviteur, au moment où il exigeait de lui la foi du serment? «Placez, lui dit-il, la main sur


1. Ac 10,13 - 2. 1Tm 4,3

mon fémur, et jurez par le Dieu du ciel (1)». Le serviteur obéit et jura; mais l'ordre d'Abraham était une prophétie qui annonçait que le Dieu du ciel viendrait dans la chair qui sortirait de lui. O hommes saintement chastes et purs, vous méprisez, vous détestez, vous avez ces paroles en horreur! Pour le Fils de Dieu; qu'aucun contact de la chair ne pouvait changer, vous craignez même le sein d'une Vierge; et la nature du Dieu vivant, vous la changez, vous la souillez en la renfermant, non pas seulement dans la poitrine de l'homme, mais dans le sein de toutes les femmes, voire même de toutes les bêtes! Vous qui avez en horreur le seul fémur d'un prophète et d'un patriarche, ne trouvez-vous pas les fémurs, je ne dis point des Prophètes, mais de toutes les prostituées, pour y renfermer honteusement votre dieu, sans avoir pour cela aucun besoin de jurer? J'admets que par elle-même la chasteté défende de toucher le membre du corps humain, mais quelle horreur n'inspirerait pas un serment formulé au nom d'un dieu aussi honteusement enchaîné et réduit à un esclavage aussi humiliant! Vient ensuite l'arche de Noé (2), figure de l'Eglise qui doit se composer de la réunion de tous les peuples, comme l'arche renfermait dés animaux de toutes les espèces; or, vous vous plaisez à couvrir de ridicule cette arche dont vous faites une sorte de panorama ou de bazar, comme on en voit en petit dans les jeux publics. Pour mieux peindre votre pensée, par inadvertance ou par une ignorance dont je vous félicite, vous vous servez d'une expression, paxarpos, que vous dénaturez pour le besoin de votre cause, mais qui, dans son sens spirituel, s'applique parfaitement à l'Eglise. En effet, ce mot signifie une réunion de fruits de toute sorte. Mais du moins, remarquez donc que Noé, entré dans l'arche sain et sauf et devant en sortir de même, est certainement plus heureux au milieu de cette troupe d'animaux, que votre dieu, qui n'a pu échapper à la rage et à la voracité de la nation des ténèbres, et qui, au lieu d'en devenir le maître, lui a été entièrement assimilé. Vous versez ensuite le ridicule sur la lutte de Jacob contre l'ange (3), au lieu d'y voir la figure prophétique du combat engagé par le peuple d'Israël contre la chair de Jésus-Christ. Mais je vous laisse libre d'y voir


1. Gn 24,2-3 - 2. Gn 7 - 3. Gn 32,24-25

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ce que vous voudrez; convenez du moins qu'il eût été plus glorieux pour votre dieu de combattre contre un homme, que d'avoir eu à subir une honteuse défaite et une captivité plus honteuse encore de la part des démons. Vous accusez à tort le patriarche Abraham d'avoir vendu l'honneur de sa femme. En la disant sa sueur, il n'a commis aucun mensonge, et en laissant ignorer qu'elle fût sa femme, il a fait preuve de prudence humaine (1), et a remis entre les mains de Dieu seul la conservation de son honneur. Si, de son côté, il n'avait pas fait tout ce qui dépendait de lui, on ne pourrait pas dire qu'il a mis sa confiance dans le Seigneur, mais qu'il a tenté Dieu. Vous oubliez donc votre dieu; ce n'est pas son épouse, mais ses propres membres qu'il a, non pas vendus, mais livrés gratuitement à ses ennemis, avec la certitude qu'ils seraient par eux souillés, corrompus et couverts de honte. Si vous aviez un désir à formuler, ne serait-ce pas que cette belle nature de votre dieu, s'arrachant à ses ennemis, lui fût rendue dans l'état de pureté dans lequel Sara fut remise entre les mains de son époux?


24. Vous prodiguez les éloges à mes moeurs et à mon zèle d'autrefois, et vous cherchez ce qui a pu produire en moi un changement aussi subit. Puis, usant d'une multitude de circonlocutions, vous prononcez le nom de l'antique ennemi de tous les fidèles, des saints et de Notre-Seigneur Jésus-Christ lui-même, vous désignez clairement le démon en personne. Tout ce que je puis vous dire sur ma conversion, c'est que si, en disant anathème à vos erreurs je n'avais pas été assuré de devenir meilleur, je ne me serais pas réfugié dans le sein de l'Eglise et de la foi catholique. Je savais déjà que j'ai quitté le mal pour le bien; mais, supposé que je l'eusse ignoré, vous auriez dissipé tous mes doutes par le mot dont vous vous servez pour caractériser ma conversion. En effet, admettons pour un instant, comme vous l'affirmez, que mon âme soit la nature même de Dieu, elle ne pourrait alors changer ni en bien ni en mal, que ce changement vienne d'elle-même ou qu'il vienne du dehors. Cependant j'ai changé, car j'ai renoncé à votre erreur pour embrasser cette foi catholique qui seule nous donne une juste idée de Dieu, en nous apprenant à croire à son immutabilité


1. Gn 13 Gn 20

absolue. Si donc ma conversion déplaît à quelqu'un, ce ne peut être qu'à ceux qui ne veulent pas croire que Dieu soit immuable. Oui, le démon est l'ennemi des saints, non pas en ce sens qu'il combat contre eux en vertu du principe d'une nature contraire, mais parce qu'il jalouse la félicité éternelle dont il a été dépossédé. Parce qu'il a changé, il voudrait que les autres changeassent également. Avez-vous donc oublié cette fable persique, décrite par vous avec une prolixité plus que fastidieuse? N'y proclamez-vous pas que celui qui, sans changer soi-même, change les autres, a dans ses mains la puissance et la victoire? Et si ce vainqueur est fils de la sainte lumière, loin d'être l'ennemi de Dieu, il est nécessairement son ami? N'est-il pas meilleur que ceux qu'il trompe et qu'il rend les ennemis de la sainte lumière dont il est lui-même l'ami? Pourquoi Manès condamne-t-il les âmes à l'horrible supplice du globe de ténèbres? N'est-ce point parce qu'elles «se sont laissé séparer de leur primitive nature lumineuse, et qu'alors elles sont devenues ennemies de la lumière?» De là il conclut que si la nation des ténèbres a créé les corps, c'est uniquement dans le but de satisfaire au désir qu'elle éprouvait de retenir en elle la nature de lumière. Cherchez donc à vous arracher à ces fictions vaines et sacrilèges; et que Celui qui ne change jamais ni en bien ni en mal, vous aide à opérer votre changement pour le bien.



Augustin contre Sécundinus.