Augustin, Trinité 1305

CHAPITRE II. LA FOI VIENT DU COEUR ET NON DU CORPS ELLE EST EN MÊME TEMPS COMMUNE ET INDIVIDUELLE CHEZ TOUS LES CROYANTS.

1305 5. Or la foi, dont notre raison sent le besoin de parler plus longuement dans ce livre, celle dont la possession fait ce qu'on appelle les fidèles, et la privation, les infidèles - les infidèles, comme ceux qui n'ont pas reçu le Fils de Dieu venant chez lui - la foi, dis-je, bien qu'elle nous vienne par tradition, n'appartient cependant pas à ce sens du corps qu'on appelle l'ouïe, parce qu'elle n'est pas un son; ni aux yeux de la chair, parce qu'elle n'est ni une couleur, ni une forme de corps; ni au sens qu'on appelle le toucher, parce qu'elle n'a rien de palpable; ni enfin à aucun sens corporel, parce qu'elle est une affaire de coeur, et non de corps. Elle n'est point non plus en dehors de nous, mais au plus intime de notre être; personne ne la voit chez un autre, mais chacun la voit en soi. Enfin elle peut n'exister qu'en apparence et être supposée là où elle n'est pas. Ainsi, chacun voit en soi sa propre foi; il la croit chez un autre sans la voir, et l'y croit avec d'autant plus d'assurance, qu'il aperçoit mieux les fruits qu'elle a coutume de produire par la charité (Ga 5,6). C'est pourquoi elle est commune à tous ceux dont l'Evangéliste parle, quand il ajoute: «Mais il a donné le pouvoir d'être faits enfants de Dieu, à tous ceux qui l'ont reçu, à ceux qui croient en son nom; qui ne sont point nés du sang, ni de la volonté de la chair, ni de la volonté de l'homme, mais de Dieu». Cette foi, dis-je, est commune, non pas à la manière d'une forme corporelle, visible pour tous les yeux, mais à peu près dans le sens où l'on dit de la figure humaine qu'elle est commune à tous les hommes, bien que chacun ait la sienne.

C'est en effet, avec la plus parfaite vérité, que nous disons que la foi de ceux qui croient la même chose provient d'une doctrine absolument une. Mais autre chose sont les objets de la foi, autre chose la foi elle-même. Ceux-là consistent en des choses que l'on dit être (508) actuellement, ou avoir été, ou devoir être; tandis que la foi est dans l'âme du croyant, visible seulement pour celui qui la possède, quoiqu'elle existe aussi chez les autres, non pas elle précisément, mais une autre toute semblable. Car c'est par le genre, et non par le nombre qu'elle est une; et nous la disons une plutôt que multiple, à cause de la ressemblance et de l'absence de toute diversité. Quand nous voyons deux hommes parfaitement semblables, nous disons qu'ils n'ont qu'une figure pour les deux et nous en sommes étonnés. Il serait plus juste de dire qu'il y avait beaucoup d'âmes - à les prendre chacune en particulier - chez ceux dont il est dit aux Actes des Apôtres, qu'ils n'avaient qu'une âme (Ac 4,32), que de se hasarder à avancer qu'il y a autant de fois que de fidèles, quand l'Apôtre dit: «Il y a une seule foi (Ep 4,5)». Et cependant celui qui a dit: «O femme, ta foi est grande (Mt 15,28)»; et à un autre: «Homme de peu de foi, pourquoi as-tu douté (Mt 14,31)?» laisse assez entendre que chacun a la sienne. Mais on dit de la foi de ceux qui croient les mêmes choses, qu'elle est une, comme on le dit de la volonté de ceux qui veulent les mêmes choses; bien que parmi ceux qui veulent les mêmes choses, chacun ne connaisse que sa volonté, et ignore celle de son voisin, bien que celui-ci veuille la même chose; et si ce voisin manifeste sa volonté par des signes, on croit encore à cette volonté plutôt qu'on ne la voit. Assurément personne, ayant conscience de soi-même, ne s'approprie cette volonté; seulement il l'entrevoit clairement.

CHAPITRE 3. CERTAINES VOLONTÉS ÉTANT LES MÊMES CHEZ TOUS, SONT CONNUES DE CHACUN EN PARTICULIER.

1306 6. Il existe, dans une nature vivante et douée de raison, une telle uniformité de tendance, que, bien que l'on ne connaisse pas la volonté de l'autre, il est cependant des volontés générales qui sont connues de chacun en particulier, tellement que l'individu, ignorant ce que veut tel autre individu, sait cependant ce que tous veulent sur certains points. De là cette charmante facétie d'un comédien, qui avait promis sur le théâtre de révéler dans la représentation suivante ce que tous les spectateurs penseraient et désireraient, et au jour fixé, au milieu d'une foule plus nombreuse que jamais, pendant que tous étaient silencieux et en suspens, s'écria, dit-on: Vous voulez tous acheter à bon marché et vendre cher. Cette plaisanterie de bouffon, imprévue et pourtant conforme à la vérité, rencontra au écho dans toutes les consciences, et d'immenses applaudissements éclatèrent. Or pourquoi la promesse de manifester la volonté de tout le monde excita-t-elle une si vive curiosité, sinon parce que chacun ignore la volonté des autres? Et pourtant ce comédien ignorait-il celle-là? Est-il personne qui l'ignore? Et quelle en est la raison, si ce n'est parce qu'on peut raisonnablement former certaines conjectures sur les autres d'après soi-même, en vertu de l'uniformité des affections et des tendances de nos défauts ou de notre nature? Mais autre chose est de voir sa propre volonté, autre chose d'établir des conjectures, même les mieux fondées, sur la volonté d'un autre. En fait de choses humaines, je ne suis pas plus certain de l'existence de Rome que j'ai vue, que de celle de Constantinople que je ne connais que sur le témoignage d'autrui. Ce bouffon, soit en se considérant lui-même, soit par l'expérience des hommes, était convaincu que tout le monde désire acheter à bon marché et vendre cher. Mais comme au fond c'est un défaut, chacun peut acquérir la justice à ce point de vue, ou tomber dans quelque autre défaut opposé à celui-là, de manière à lui résister et à le vaincre. J'ai connu un homme à qui on offrait un livre à acheter, et qui s'apercevant au bon marché que le marchand en ignorait la valeur, lui en donna, à son grand étonnement, le juste prix qui était bien plus considérable. Et si un homme était descendu assez bas dans le vice pour vendre à vil prix l'héritage de ses parents, et acheter à tout prix la satisfaction de ses passions? Ce genre de luxe n'est pas impossible, je pense; si on cherchait bien, on en trouverait des exemples, et même, sans chercher, on rencontrera peut-être des hommes qui, plus coupables que les personnages de théâtre et dépassant tout ce qui se débite et se représente sur la scène, achètent le déshonneur à grand prix, et vendent à vil prix leurs domaines. J'ai aussi connu des hommes qui, par générosité, achetaient des (509) grains plus cher et les vendaient à meilleur marché à leurs concitoyens.

Ce que le vieux poète Ennius a dit: «Tous les mortels aiment la louange», il l'a dit d'après ce qu'il avait éprouvé de lui-même et de quelques autres, il l'a conjecturé de tous, et paraît bien avoir exprimé un goût universel. Si le bouffon eût dit: vous aimez tous la louange, personne de vous n'aime le blâme, on pourrait encore affirmer qu'il aurait exprimé une vérité générale. Cependant il y a des hommes qui détestent leurs propres défauts, qui se déplaisent à eux-mêmes sous ce point de vue, ne désirent point être loués par les autres, et sont même reconnaissants des reproches qu'on leur adresse, quand ils sont inspirés par la bienveillance et dans le but de les corriger. Mais si le comédien eût dit Vous voulez tous être heureux, personne de vous ne veut être malheureux, cette fois il n'aurait rencontré que ce que chacun découvre au fond de sa volonté. Car quel que soit l'objet des plus secrets désirs, il se rattache toujours à cette aspiration si connue de tous et chez tous.

CHAPITRE IV. LE DÉSIR DU BONHEUR EXISTE CHEZ TOUS, MAIS LES VOLONTÉS VARIENT BEAUCOUP SUR LA NATURE DU BONHEUR.

1307 7. Tous désirant obtenir et conserver le bonheur, il est surprenant de voir combien les volontés sont différentes sur la nature du bonheur. Non que tous ne le désirent, mais tous ne le connaissent pas. Si, en effet, tous le connaissaient, les uns ne le placeraient pas dans la vertu de l'âme, les autres dans la volupté charnelle, ceux-ci dans l'une et l'autre, ceux-là et ceux-là encore dans mille et mille autres objets différents; car pour déterminer ce que ç'est que la vie heureuse, chacun n'a consulté que son attrait. Comment donc tous éprouvent-ils une telle ardeur pour ce que tous ne connaissent pas? Peut-on aimer ce qu'on ne connaît pas? C'est une question que j'ai déjà traitée dans les livres précédents (Liv., 8,ch. IV et suiv.; liv., 10,ch. IV). Pourquoi donc tous désirent-ils le bonheur, et tous ne connaissent-ils pas le bonheur? Serait-ce que tous savent en quoi il consiste, mais non où il est, et que de là proviendrait la divergence d'opinions, à peu près comme s'il s'agissait de trouver un lieu en ce monde où quiconque désire le bonheur serait sûr de le trouver, et comme si on ne cherchait pas aussi bien où est le bonheur qu'en quoi il consiste.

En effet, s'il consiste dans la volupté du corps, celui qui jouit de cette volupté est heureux; s'il consiste dans la vertu de l'âme, celui qui possède cette vertu, le possède, et s'il consiste dans les deux, celui qui les réunit a trouvé le moyen d'être heureux. Quand donc l'un dit: Jouir de la volupté du corps, c'est être heureux; et l'autre: Jouir de la vertu de l'âme, c'est être heureux: n'est-ce pas ou que tous les deux ignorent ce que c'est que le bonheur, ou qu'ils ne le savent pas tous les deux? Comment donc tous les deux l'aiment-ils, si personne ne peut aimer ce qu'il ignore? Serait-ce que le principe que nous avons posé comme indubitable et certain, à savoir que tous veulent être heureux, n'est qu'une fausseté? Car, par exemple, si le bonheur consiste à vivre vertueux, comment celui qui ne veut pas être vertueux, veut-il être heureux? Ne serait-il pas plus juste de dire: Cet homme ne veut pas être heureux, car il ne veut pas être vertueux, la vertu étant la condition obligée du bonheur? Or, si pour être heureux il faut être vertueux, tous ne veulent pas être heureux, il y en a même bien peu, car beaucoup ne veulent pas être vertueux. Ainsi donc ce serait une erreur, le principe sur lequel Cicéron, l'académicien, n'a pas élevé le moindre doute (et pour les académiciens tout est douteux) lui qui, dans son dialogue, appelé Hortensius, voulant établir sa discussion sur une base incontestée, débute par ces mots: «Il est certain que nous «voulons tous être heureux». Loin de nous la pensée de le dire! Mais quoi alors? Faudra-t-il dire que, quoique le bonheur ne soit pas autre chose qu'une vie vertueuse, on peut cependant désirer d'être heureux et ne pas vouloir être vertueux? Ce serait par trop absurde. Ce serait dire: celui qui ne veut pas être heureux, veut être heureux. Peut-on entendre, peut-on supporter une telle contradiction? Et cependant il le faut, s'il est vrai que tous veulent être heureux et que tous ne veulent pas la condition essentielle du bonheur. (510)

CHAPITRE V. SUITE DU MÊME SUJET.

1308 8. Ou bien nous tirerons-nous d'embarras en disant que, chacun ayant placé le bonheur dans ce qui le charmait davantage, Epicure dans la volupté, Zénon dans la vertu, et d'autres dans d'autres choses, nous le ferons consister uniquement à vivre selon son attrait, en sorte qu'il sera toujours vrai d'affirmer que chacun désire d'être heureux, puisque chacun veut vivre le la manière qui lui plaît davantage? Si cette proposition eût été énoncée au théâtre, chacun l'aurait retrouvée au fond de sa volonté. Mais Cicéron s'étant fait cette objection, y répond de manière à faire rougir ceux qui pensent de la sorte. «Des «hommes», dit-il, «qui ne sont point philosophes, il est vrai, mais qui sont toujours prêts à discuter, disent que tous ceux qui vivent à leur gré sont heureux», précisément ce que nous disions: vivre selon son attrait. Puis il ajoute: «C'est évidemment une erreur. Car vouloir ce qui ne convient pas, est une chose très-misérable; et c'est un moindre malheur de ne pas obtenir ce qu'on désire que de désirer ce qu'on ne doit pas posséder». Parole excellente et parfaitement ‘vraie. Quel est, en effet, l'homme assez aveugle d'esprit, tellement étranger à tout sentiment d'honneur, tellement enveloppé des ténèbres de l'opprobre, qu'il appelle heureux, parce qu'il vit à son gré, celui qui vit dans le crime et la honte, assouvit ses volontés les plus coupables et les plus dégradantes, sans que personne s'y oppose, ou en tire punition, ou ose seulement hasarder un reproche, peut-être même aux applaudissements de la foule, puisque, selon la divine Ecriture: «Le pécheur est glorifié dans les désirs de son âme, et celui qui commet l'iniquité, reçoit des bénédictions (Ps 9,3)?» Certainement, si ce pécheur n'avait pu accomplir ses criminelles volontés, tout malheureux qu'il serait, il le serait moins qu'il ne l'est. Sans doute une mauvaise volonté suffit à elle seule pour rendre malheureux; mais le pouvoir de l'assouvir rend plus malheureux encore.

Ainsi donc, puisqu'il est vrai que tous les hommes désirent d'être heureux, qu'ils y tendent de toute l'ardeur de leurs voeux, et que tous leurs autres désirs se ramènent à celui-là; puisque personne ne peut aimer ce dont il ignore absolument la nature et la qualité, et qu'il ne peut ignorer la nature de l'objet qu'il sait être le but de sa volonté: il s'ensuit que tout le monde connaît la vie heureuse. Or, tous ceux qui sont heureux ont ce qu'ils désirent, bien que tous ceux qui ont ce qu'ils désirent ne soient pas pour cela heureux; mais ceux-là sont nécessairement malheureux qui n'ont pas ce qu'ils désirent, ou qui possèdent ce qu'il ne convient pas de désirer. Il n'y a donc d'heureux que celui qui tout à la fois possède tout ce qu'il désire et ne désire rien qu'il soit mauvais de posséder.

CHAPITRE VI. POURQUOI, QUAND TOUS DÉSIRENT LB BONHEUR, PRÉFÈRE-T-ON CE QUI ÉLOIGNE DU BONHEUR.

1309 9. Puisque la vie heureuse est à ces deux conditions, puisque tous la connaissent, que tous la désirent, pourquoi les hommes, quand ils ne peuvent réunir ces deux conditions, préfèrent-ils avoir tout ce qu'ils désirent, plutôt que de n'avoir que de bons désirs, même sans la possession? Est-ce donc par un effet de la dépravation humaine, que les hommes, sachant qu'on ne peut être heureux quand on n'a pas ce que l'on désire, ni quand on possède ce qu'on ne doit pas désirer, mais seulement quand on possède tous les biens qu'on désire et qu'on ne désire rien de mauvais: que sachant cela, dis-je, et ne pouvant réunir ces deux conditions nécessaires au bonheur, ils préfèrent ce qui éloigne du bonheur - car celui qui possède l'objet de coupables désirs en est bien plus éloigné que celui qui ne possède point l'objet de ses désirs - tandis qu'on devrait bien plutôt choisir et préférer le désir du bien, même sans la possession de l'objet désiré? Car celui-là est bien près du bonheur, qui ne veut absolument que le bien, que ce qui le rendra heureux quand il le possédera. Et certainement ce n'est pas le mal, mais le bien, qui procure le bonheur, quand bonheur il y a; et c'est déjà un bien et un bien d'un grand prix, d'avoir la bonne volonté, celle qui désire jouir des biens dont la nature humaine est capable, et nullement du mal qu'elle peut commettre ou posséder; qui ne recherche les biens de cette misérable vie qu'avec (511) prudence, tempérance, force, esprit de justice, et les acquiert dans la mesure de ses forces, de manière à rester bonne au milieu des maux, et à atteindre un jour le bonheur, quand tous les maux seront finis et tous les biens accomplis.

CHAPITRE VII. LA FOI EST NÉCESSAIRE A L'HOMME POUR PARVENIR UN JOUR AU BONHEUR, CE QUI N'AURA LIEU QUE DANS LA VIE A VENIR. RIDICULE ET MISÉRABLE BONHEUR DES ORGUEILLEUX PHILOSOPHES.

1310 10. Conséquemment la foi en Dieu est surtout nécessaire en cette vie si pleine d'erreurs et de peines. Il n'est pas possible d'imaginer d'où viendraient les biens, particulièrement ceux qui rendent bon et ceux qui rendront heureux, s'ils ne descendent pas de Dieu sur l'homme pour l'enrichir. Mais quand, au sortir de cette vie, celui qui sera resté bon et fidèle au milieu de ses misères, entrera dans la vie heureuse, alors il lui arrivera ce qui est absolument impossible ici-bas, de vivre selon ses désirs. En effet, au sein de cette félicité, il ne voudra plus le mal, il ne voudra rien de ce qu'il n'aura pas, et il ne lui manquera rien de ce qu'il désirera. Il aura tout ce qu'il aimera, et ne désirera rien de ce qu'il n'aura pas. Tout ce qui sera là, sera bon, le Dieu souverain sera le souverain bien et appartiendra en jouissance à ceux qui l'aiment: et, pour comble de bonheur, on aura la certitude que cela durera toujours.

Sans doute, les philosophes se sont fait certains genres de bonheur, au gré de leurs caprices, comme s'il eussent pu, par leur vertu propre, ce qui est impossible à la condition humaine, vivre comme ils voudraient. Ils sentaient que pour être heureux, il faut absolument posséder ce qu'on désire, et ne rien souffrir de ce qu'on ne veut pas souffrir. Or, qui ne voudrait avoir à sa disposition le genre de vie qui lui plaît et qu'il appelle le bonheur, de manière à le faire toujours durer? Mais qui le peut? Quel homme désire, pour l'honneur de les supporter avec courage, même les incommodités qu'il veut et peut supporter quand il les éprouve? Qui désire vivre dans les tourments, même parmi ceux qui sauraient y vivre vertueux à l'aide de la patience et sans s'écarter de la justice? Tous ceux, justes ou pécheurs, qui ont enduré des maux de ce genre, soit qu'ils les aient désirés, soit qu'ils aient redouté de perdre ce qu'ils aimaient, tous savaient bien que ces maux seraient passagers. Beaucoup même tendaient courageusement, à travers des épreuves éphémères, à des biens qui ne devaient pas finir. Et certainement l'espérance rend heureux ceux qui souffrent ainsi des maux passagers, par lesquels on achète des biens qui dureront toujours. Mais être heureux en espérance, ce n'est pas encore être heureux, puisque c'est attendre par la patience un bonheur qu'on ne possède pas encore. Or, celui qui n'a pas cette espérance, qui souffre sans attendre cette récompense, celui-là a beau être patient: il n'est pas véritablement heureux, il n'est que courageusement malheureux. Car il ne cesse pas d'être malheureux parce qu'il le serait davantage, s'il supportait impatiemment son malheur.

Mais quand même il ne souffrirait pas en son corps ce qu'il n'y veut pas souffrir, il ne serait pas heureux pour autant, puisqu'il ne vit pas comme il veut. En effet, pour ne pas parler d'autres maux qui atteignent l'âme sans blesser le corps, dont nous voudrions être exempts et qui sont sans nombre, assurément il voudrait, s'il était possible de maintenir son corps dans cet état de santé et d'intégrité, et de n'en être jamais incommodé, il voudrait que cela dépendît de sa volonté, ou de l'incorruptibilité du corps lui-même. Or cela n'étant pas ou restant fort précaire, il ne vit certainement pas comme il veut. En effet, bien qu'il soit disposé à accepter et à supporter courageusement tout ce qui peut lui arriver de fâcheux, il aimerait cependant mieux qu'il ne lui arrivât rien et il fait tout ce qu'il peut pour se garantir. Il est donc prêt à l'alternative: il désire l'un, et il évite l'autre, autant que possible, et si ce qu'il évite lui arrive, il le supportera patiemment parce qu'il n'a pu obtenir ce qu'il désirait. Il fait donc effort pour ne pas être accablé, mais il voudrait être débarrassé du fardeau. Peut-ou dire alors qu'il vit comme il veut? Serait-ce parce qu'il est disposé à supporter de bon coeur ce qu'il aurait voulu éviter? Alors c'est vouloir ce qu'on peut, quand on ne peut pas ce qu'on veut. Pourtant voilà tout le bonheur - dirai-je ridicule? dirai-je misérable? - de ces fiers mortels qui se vantent de vivre comme ils veulent, parce qu'ils supportent volontiers et patiemment ce qu'ils voudraient bien pouvoir éviter. C'est là, (512) disent-ils, le sage avis que donne Térence: «Si ce que tu veux est impossible, tâche de vouloir ce que tu peux (Andr., act. 2,sc,. 1,5, 5,6)». Excellent conseil, qui le nie? Mais conseil donné à un malheureux, pour l'empêcher d'être malheureux. Quant à celui qui possède réellement le bonheur que tout le monde désire, il ne serait ni vrai ni juste de lui dire: Ce que tu veux est impossible. Car, s'il est heureux, tout ce qu'il veut est possible, puisqu'il ne veut rien d'impossible. Mais cette vie n'appartient pas à notre condition mortelle; elle n'est possible qu'au sein de l'immortalité. Et si l'immortalité ne peut être le partage de l'homme, c'est en vain qu'il cherche le bonheur: car il n'y a pas de bonheur sans l'immortalité.

CHAPITRE VIII. POINT DE BONHEUR SANS L'IMMORTALITÉ.

1311 11. Puisque tous les hommes désirent être heureux, si ce désir est sincère, ils veulent aussi être immortels: car sans cela ils ne pourraient être heureux. Du reste, quand on les interroge sur l'immortalité, ils répondent, comme pour le bonheur, qu'ils la désirent tous. Mais c'est en cette vie qu'on cherche, ou plutôt qu'on rêve un bonheur quelconque plus nominal que réel, tandis qu'on désespère de l'immortalité sans laquelle le vrai bonheur est impossible. En effet, comme nous l'avons dit et suffisamment prouvé plus haut, celui-là seul vit heureux qui vit comme il veut et ne veut rien de mauvais. Or, ce n'est pas vouloir une chose mauvaise que de vouloir l'immortalité, si, par la grâce de Dieu, l'âme humaine en est capable; et si l'âme humaine n'en est pas capable, elle ne l'est pas non plus du bonheur. Car pour que l'homme vive heureux, il faut qu'il vive. Or, comment la vie continuera-t-elle à être heureuse chez celui qui meurt et que la Vie abandonne? Mais quand la vie l'abandonne, ou c'est malgré lui, ou il y consent, ou i1 y est indifférent. Dans le premier cas, comment appeler heureuse une vie à laquelle on tient et dont on n'est pas maître? Et si l'homme ne peut être heureux quand il désire sans posséder, à combien plus forte raison ne pourra-t-il l'être quand il se verra privé, non des honneurs, ou des biens, ou de tout autre objet, mais de la vie heureuse elle-même, puisque toute vie aura cessé pour lui? Et quoiqu'il n'ait plus le sentiment de ses maux - car la vie heureuse ne cesse que parce que toute vie a disparu - il est cependant malheureux tant qu'il sent, parce qu'il sait qu'il perd malgré lui ce pourquoi il aime tout le reste et ce qu'il aime par-dessus tout le reste. La vie ne peut donc tout à la fois être heureuse et quitter quelqu'un malgré lui: car personne n'est heureux malgré lui. Par conséquent combien ne rend-elle pas plus malheureux l'homme qu'elle quitte malgré lui, elle qui le rendrait déjà malheureux si elle s'imposait à lui contre son gré?

Que s'il consent à la perdre, comment l'appellera-t-on heureuse, quand celui qui la possède désire la voir finir? Reste le troisième cas, l'indifférence de l'homme heureux: c'est-à-dire l'hypothèse où, toute vie lui faisant défaut, la vie heureuse l'abandonne, sans qu'il le désire, sans qu'il s'y refuse, son coeur restant paisible et prêt à tout. Mais ce n'est pas encore là la vie heureuse, puisqu'elle mie mérite pas même l'amour de celui qu'elle rend heureux. Est-ce en effet une vie heureuse, celle que n'aime pas celui qui la possède? Et comment aimerait-on une vie à la conservation ou à la perte de laquelle on est indifférent? A moins que les vertus mêmes que nous aimons en vue du bonheur, n'aillent jusqu'à nous détourner de l'amour du bonheur. Dans ce cas, nous cessons de les aimer elles-mêmes, puisque nous n'aimons plus la seule chose, pour laquelle nous les aimions. Ensuite que deviendra cet axiome si senti, si réfléchi, si clair, si certain, que tous les hommes désirent être heureux, si ceux qui sont heureux ne tiennent pas à l'être? Que s'ils y tiennent, comme la vérité le crie, comme l'exige impérieusement la nature eu qui le Créateur souverainement bon et immuablement heureux en a mis le besoin, si, dis-je ceux qui sont heureux veulent être heureux, évidemment ils ne veulent pas que leur bonheur s'use et périsse. Or, ils ne peuvent être heureux qu'en vivant; ils ne veulent donc pas que leur vie cesse. Donc tous ceux qui sont heureux ou veulent l'être, désirent être immortels. Or on n'est pas heureux, si l'on n'a pas ce que l'on veut; donc la vie ne peut absolument être heureuse, si elle n'est immortelle. (513)

CHAPITRE IX. CE N'EST PAS LE RAISONNEMENT HUMAIN, MAIS LA FOI QUI NOUS DONNE LA CERTITUDE DE L'IMMORTALITÉ DANS LE BONHEUR.

1312 12. La nature humaine est-elle capable de ce bonheur qu'elle reconnaît comme si désirable? voilà une grave question. Mais si l'on consulte la foi qui anime ceux à qui Jésus a donné le pouvoir d'être faits enfants de Dieu, tout doute disparaît. Parmi ceux qui ont essayé d'appuyer cette thèse sur des raisonnements humains, un bien petit nombre, doués d'un grand génie, ayant beaucoup de loisirs, très-versés dans les subtilités des sciences, ont pu parvenir à trouver des preuves de l'immortalité de l'âme seulement. Néanmoins ils n'ont pu découvrir pour elle un bonheur permanent, c'est-à-dire véritable: car ils ont prétendu qu'après avoir goûté ce bonheur, elle rentrait dans les misères de cette vie. Et ceux qui n'ont pas osé partager cette opinion, mais qui ont cru que l'âme, une fois purifiée, jouirait sans son corps d'un bonheur éternel, ont émis sur l'éternité du monde des idées tout à fait contradictoires à leur opinion sur l'âme. Il serait long d'en donner ici la preuve; mais nous croyons nous être suffisamment étendu sur ce sujet dans le douzième livre de la Cité de Dieu (Ch., XX).

Mais la foi chrétienne se fonde sur l'autorité de Dieu, et non sur le raisonnement humain, pour promettre l'immortalité, et par conséquent le vrai bonheur, à l'homme tout entier, à l'homme composé d'une âme et d'un corps. Voilà pourquoi, après que l'évangéliste a dit que Jésus a donné «le pouvoir d'être faits enfants de Dieu à ceux qui l'ont reçu»- c'est-à-dire, comme il l'explique en peu de mots, «à ceux qui croient en son nom» - après avoir ajouté comment seront faits enfants de Dieu ceux «qui ne sont point nés du sang, ni de la volonté de la chair, ni de la volonté de l'homme, mais de Dieu»: pour ne pas nous décourager par la comparaison d'une si haute dignité avec ce poids d'infirmité humaine que nous voyons et que nous portons, il se hâte de dire: «Et le Verbe a été fait chair et il a habité parmi nous (
Jn 1,12-14)»; pour nous convaincre, par le contras(e, d'une chose qui eût semblé incroyable. En effet, si Celui qui est par nature Fils de Dieu, est devenu fils de l'homme par compassion pour les enfants des hommes - et cela est, puisque «le Verbe a été fait chair et a habité parmi nous» hommes - combien n'est-il pas plus croyable que ceux qui sont par nature enfants des hommes, soient faits enfants de Dieu par la grâce de Dieu, et habitent en Dieu, en qui et par qui seul ils peuvent être heureux, en participant à son immortalité? C'est pour nous convaincre de cette vérité que le Fils de Dieu a daigné revêtir notre nature mortelle.

CHAPITRE X. AUCUN MOYEN N'ÉTAIT PLUS CONVENABLE QUE L'INCARNATION DU VERBE POUR DÉLIVRER L'HOMME DES MISÈRES DE CETTE VIE MORTELLE. NOS MÉRITES SONT DES DONS DE DIEU.

1313 13. C'est peu de réfuter ceux qui disent: Dieu n'avait-il donc pas d'autre moyen de délivrer l'homme des misères de cette vie mortelle, que d'exiger que son Fils unique, Dieu éternel comme lui, se fît homme, en prenant une âme et un corps semblables aux nôtres, devint mortel et souffrît la mort? c'est peu, dis-je, de leur répondre en affirmant que ce moyen était bon, que Dieu, en daignant nous délivrer par Jésus-Christ homme et Médiateur entre Dieu et les hommes, a agi d'une manière conforme à sa dignité. Il faut aussi leur prouver que si Dieu, dont le domaine sur toutes choses est absolu, ne manquait pas d'autres moyens également possibles, il n'y en avait pas, et n'y en pouvait avoir de plus convenable pour guérir notre misère. Etait-il rien, en effet, de plus nécessaire, pour ranimer notre espérance, pour relever nos âmes abattues sous le fardeau de notre condition mortelle, les empêcher de désespérer de l'immortalité, que de nous faire voir combien Dieu nous estimait, et combien il nous aimait? Or, était-il possible d'en donner une preuve plus claire, plus éclatante que celle-là: le Fils de Dieu, immuablement bon, restant ce qu'il était en lui-même, prenant de nous et pour nous ce qu'il n'était pas; daignant, sans rien perdre de sa propre nature, revêtir la nôtre; portant le poids de nos péchés, sans en avoir commis aucun; et aussitôt que nous croyons à l'étendue de son amour, et que nous rentrons dans nos espérances perdues, nous versant ses dons, par pure générosité, sans que nous les ayons mérités en rien par (514) des bonnes oeuvres, après même que nous nous en sommes rendus indignes par nos fautes?

1314 14. Car ce que nous appelons nos mérites, ne sont pas autre chose que ses dons. En effet, pour que la foi agisse par la charité (Ga 5,6), «la charité de Dieu est répandue en nos coeurs par l'Esprit- Saint qui nous a été donné (Rm 5,5)». Or l'Esprit nous a été donné après que Jésus a été glorifié par sa résurrection. Il avait promis de l'envoyer alors, et il l'a envoyé (Jn 20,22 Jn 7,39 Jn 15,26); parce que c'était alors que s'était vérifié ce qui avait été écrit et prédit de lui: «Montant au ciel, il a conduit une captivité captive: il a donné des dons aux hommes (Ep 4,8 Ps 67,19)». Ces dons, ce sont nos mérites, à l'aide desquels nous parvenons au souverain bien, l'immortelle félicité. «Dieu», dit l'Apôtre, «témoigne son amour pour nous en ce que, dans le temps où nous étions encore pécheurs, le Christ est mort pour nous. Maintenant donc, justifiés par son sang, nous serons, à plus forte raison, délivrés par lui de la colère». Ceux qu'il appelait d'abord pécheurs, il les appelle ensuite ennemis de Dieu; ceux qu'il disait justifiés parle sang du Christ, il les dit ensuite réconciliés par la mort du Fils de Dieu; ceux qu'il faisait voir délivrés par lui de la colère, il les montre ensuite délivrés par sa vie. Ainsi, avant d'avoir reçu cette grâce, nous n'étions pas des pécheurs quelconques, mais pécheurs jusqu'à être ennemis de Dieu. Or, plus haut le même Apôtre nous avait appliqué, à nous pécheurs et ennemis de Dieu, deux expressions, dont l'une semble un terme radouci, mais dont l'autre est un terme effrayant, quand il disait: «En effet, le Christ, lorsque nous étions encore infirmes, est mort, au temps marqué, pour des impies (Rm 5,6-10)». Ces infirmes, il les appelle impies. Sans doute l'infirmité est peu grave par elle-même; mais elle peut aller jusqu'à s'appeler impiété. Or, s'il n'y avait pas d'infirmité, il n'y aurait pas besoin de médecin; et c'est le sens du mot hébreu «Jésus», en grec Soter en latin «Salvator». La langue latine ne connaissait pas ce mot; elle pouvait se le donner, et elle l'a pris dès qu'elle l'a voulu. Mais ces mots de l'Apôtre: «Lorsque nous étions encore infirmes, il est mort, au temps marqué, pour «des impies», se rattachent étroitement aux deux expressions de pécheurs et d'ennemis de Dieu qui viennent ensuite, comme s'il eût voulu rapprocher l'infirmité et le péché, l'inimitié de Dieu et l'impiété.

CHAPITRE 11. DIFFICULTÉ: COMMENT SOMMES-NOUS JUSTIFIÉS PAR LE SANG DU FILS DE DIEU?

1315 15. Mais qu'est-ce que cela veut dire: «Justifiés par son sang?» Quelle est donc, je vous demande, la puissance de ce sang, pour que les croyants soient justifiés par lui? et que signifient ces mots: «Réconciliés par la mort de son Fils?» Serait-ce que Dieu le Père irrité contre nous, aurait déposé sa colère en voyant son Fils mourir pour nous? serait-ce que son Fils était déjà si bien réconcilié avec nous, qu'il ait daigné mourir pour nous, tandis que le Père était encore irrité au point de ne pardonner qu'à condition que son Fils mourrait pour nous? Et que signifie cet autre passage du Docteur des nations: «Que dirons-nous donc après cela? si Dieu est pour nous, qui sera contre nous? lui qui n'a pas épargné son propre Fils, mais qui l'a livré pour nous tous, comment ne nous aurait-il pas donné toutes choses avec lui (Rm 8,31-32)?» Est-ce que si le Père n'eût pas été déjà apaisé il aurait livré son propre Fils pour nous, sans aucun ménagement? Tout cela n'a-t-il pas l'air de se contredire? d'une part, le Fils meurt pour nous, et par sa mort le Père se réconcilie avec nous; d'autre part, comme si le Père eût été le premier à nous aimer, par égard pour nous il n'épargne pas son Fils et le livre pour nous à la mort. Je vois même que le Père nous a aimés plus tôt encore, non-seulement avant que son Fils mourût, mais même avant de créer le monde, ainsi que l'Apôtre en rend témoignage en disant: «Comme il nous a élus en lui avant la fondation du monde (Ep 1,4)». Et le Fils, que le Père ménage si peu, n'a pas été livré pour nous malgré lui; car c'est de lui qu'on a dit: «Qui m'a aimé et s'est lui-même livré pour moi (Ga 2,29)». Donc le Père et le Fils et leur Esprit commun font tout ensemble et dans un parfait accord. Néanmoins nous avons été justifiés par le sang du Christ, et nous avons été réconciliés avec Dieu par la mort de son Fils. C'est ce que je vais expliquer du mieux que je pourrai et autant que cela me paraîtra nécessaire. (515)


Augustin, Trinité 1305