Augustin, Trinité 215

CHAPITRE IX. OBJECTIONS: RÉPONSES.

215 15. Je reviens donc à ceux qui veulent les entendre séparément de Dieu le Père, et se refusent à les appliquer au Fils et au Saint-Esprit. Ils affirment, en conséquence, que le Fils s'est rendu visible bien des siècles avant son incarnation dans le sein de la Vierge Marie. Car, disent-ils, il a apparu aux patriarches. Mais, leur répondrai-je, si le Fils est visible de sa nature, il est également mortel de sa nature, puisque, selon vous, c'est uniquement au Père que se rappode cette parole: «Qui seul possède l'immortalité». Si, au contraire, le Fils n'est mortel que parce qu'il a pris la nature humaine, souffrez aussi qu'il n'ait été visible qu'en cette nature. Point du tout, répliquent-ils: de même que le Fils était visible avant l'incarnation, il était également mortel avant l'incarnation. Cette dernière assertion vous étonne; mais si mes adversaires reconnaissaient que le Fils n'est devenu mortel qu'en se faisant homme, ils seraient forcés d'avouer qu'il est immortel comme le Père, car étant son Verbe, et celui par qui tout a été fait, il possède essentiellement l'immortalité. De plus, ils ne sauraient dire qu'en prenant une chair mortelle, le Fils a perdu ses droits à l'immortalité, puisque notre âme elle-même n'est point soumise à la loi de mort qui frappe le corps. Car Jésus-Christ nous a dit: «Ne craignez point ceux qui tuent le corps et ne peuvent tuer l'âme (Mt 10,28)». Quant à la personne de l'Esprit-Saint, elle est encore pour eux un sujet de nouvelles perplexités. Et, en effet, supposons que le Fils soit mortel parce qu'il a pris une nature mortelle, comment peuvent-ils dire que le Père seul, à l'exclusion du Fils et du Saint-Esprit, possède l'immortalité, puisque le Saint-Esprit, qui ne s'est point incarné, serait également mortel? Il faut donc en conclure que si le Fils est mortel, ce n'est point uniquement parce qu'il s'est fait homme. D'un autre côté, si l'Esprit-Saint est immortel, ce n'est donc plus seulement du Père qu'il a été dit «que Dieu seul possède l'immortalité».

Pour se tirer d'embarras, mes adversaires affirment qu'avant le mystère de l'Incarnation le Fils était de lui-même mortel, parce que, disent-ils, tout changement notable peut être appelé une mort. Ainsi nous disons que notre âme meurt, non certes en ce sens qu'elle se transforme en notre corps, ou en toute autre substance matérielle, mais en ce sens que restant immuablement ce qu'elle est, elle passe d'un état à un autre, et cesse d'être affectée aujourd'hui comme elle l'était hier, Or, ce sont ces variations d'état et d'affections qu'on nomme la mort de l'âme. Avant donc, poursuivent-ils, que le Fils de Dieu fût né de la Vierge Marie, il a apparu aux patriarches, non une seule fois et sous une seule forme, mais plusieurs fois et sous plusieurs formes. C'est pourquoi il est visible de sa nature, puisqu' antérieurement au mystère de l'Incarnation, il s'est rendu sensible aux regards de l'homme, et il est également mortel, parce qu'il a subi divers changements. On doit aussi appliquer ce raisonnement à l'Esprit-Saint, qui s'est montré tantôt sous la forme d'une colombe, et tantôt sous celle de langues de feu. Ainsi, concluent mes adversaires, ce n'est point à la Trinité entière, mais unique. ment et tout spécialement au Père que conviennent ces paroles de l'Apôtre: «A Dieu seul, l'immortel et l'invisible, honneur et gloire; lui seul possède l'immortalité et habite une lumière inaccessible; nul homme ne l'a vu et ne peut le voir (1Tm 1,17 1Tm 6,15-16)».

216 16. Mais, je le répète, je laisse de côté ces adversaires qui ne sont pas même capables de comprendre que notre âme est une substance spirituelle et invisible. Combien sont-ils donc plus incapables encore de pénétrer les mystères de l'essence divine. Entendront-ils jamais comment les trois personnes de l'auguste Trinité, le Père, le Fils et le Saint-Esprit, rie sont qu'un seul Dieu, vrai, invisible, immuable, comment la réunion de ces attributs les établit dans une véritable et parfaite immortalité? Pour moi, je crois que nul homme n'a contemplé de ses yeux l'essence divine, et par conséquent qu'il n'a pu voir ni le Père, ni le Fils, ni l'Esprit-Saint, si ce n'est par l'intermédiaire d'une créature sensible et corporelle. Mais lorsqu'antérieurement à l'incarnation du Verbe, le Seigneur a daigné apparaître à nos pères, est-ce la Trinité entière qui s'est manifestée, ou seulement une des trois personnes divines, en sorte que chacune d'elles se soit montrée successivement? Telle est la (376) question que je me propose d'étudier avec la paix de l'Eglise catholique et en esprit de paix. Si je me trompe, j'accepte d'avance toutes les observations que mes frères m'adresseront par amour de la vérité, et même toutes les critiques de mes adversaires, quelque mordantes qu'elles puissent être, pourvu qu'elles soient fondées et sincères.

CHAPITRE X. APPARITIONS DE DIEU A ADAM, A ABRAHAM.

217 17. Et d'abord nous lisons au livre de la Genèse, que le Seigneur parla à l'homme qu'il avait formé du limon de la terre. Mais si nous prenons ici les paroles de l'Ecriture dans leur sens littéral, et si nous en excluons toute signification figurée, il semble que Dieu prit une forme humaine pour converser avec l'homme. Sans doute l'écrivain sacré ne l'affirme point positivement, mais cela résulte de l'ensemble de son récit, et spécialement de certains détails bien circonstanciés. Ainsi Adam entendant la voix de Dieu qui, vers le soir, se promenait dans le paradis terrestre, se cacha parmi les arbres qui étaient dans le jardin, et lorsque Dieu lui dit: «Adam, où es-tu?» il lui répondit: «J'ai entendu votre voix et je me suis caché de votre face, parce que j'étais nu (Gn 3,8-10)». Or, je ne vois pas comment Dieu aurait pu, dans la rigueur des termes, marcher et parler, si ce n'est sous une forme humaine. Et, en effet, l'on ne peut dire qu'Adam entendit seulement le son d'une voix, puisque Moïse affirme que Dieu marcha. Et d'un autre côté, l'on ne peut soutenir qu'en marchant Dieu ne se soit rendu visible, puisqu'il est dit qu'Adam se relira de devant sa face. Quelle était donc cette personne divine? Etait-ce le Père, ou le Fils, ou le Saint-Esprit? Ou bien la Trinité tout entière conversait-elle avec l'homme sous une forme humaine?

Mais l'usage de l'Ecriture n'est point de passer brusquement d'une personne à l'autre, et ainsi celle qui parle ici à Adam, paraît être la même qui avait dit: «Que la lumière soit; «que le firmament soit (Gn 1,3-6)», et qui se montra dans les autres jours de la création, Or, nous reconnaissons que cette personne est Dieu le Père, qui par sa parole créa le monde. Il fit donc toutes choses par son Verbe, et la foi catholique nous apprend que ce Verbe est son Fils unique. Mais si Dieu le Père a parlé au premier homme, s'il s'est promené vers le soir dans le paradis terrestre, et si Adam pécheur s'est caché de devant sa face dans les bosquets du jardin, pourquoi n'admettrions-nous pas qu'il soit également apparu à Abraham, à Moïse, et à plusieurs autres? Qui l'empêchait en effet de le faire selon son bon plaisir, et par l'intermédiaire d'une créature muable et visible, tandis que lui-même restait toujours de sa nature immuable et invisible? Toutefois, qui vous a dit, m'objecterez-vous, que l'écrivain sacré n'a point passé secrètement d'une personne à une autre, et qu'après nous avoir montré le Père créant par son Verbe la lumière et l'ensemble de l'univers, il n'indique pas ici le Fils, comme étant la personne divine qui parle à l'homme?Sans doute il ne l'affirme pas expressément, mais il le propose à nos recherches et à notre intelligence.

218 18. Que celui donc qui possède un oeil assez vif pour pénétrer ce mystère, y applique son esprit, et qu'il cherche à découvrir si par l'intermédiaire d'une créature sensible, le Père a pu se manifester aux regards des hommes, ou bien si ces diverses apparitions doivent exclusivement être rapportées au Fils et au Saint-Esprit. Je souhaite qu'il réussisse dans cette recherche, et qu'il lui soit donné d'éclaircir et d'expliquer ce mystère. Pour moi, je m'en tiens au texte même de l'Ecriture, et je regarde comme secrète et impénétrable la manière dont le Seigneur a parlé à l'homme. D'ailleurs il ne me paraît pas évident qu'Adam et Eve aient aperçu Dieu des yeux du corps; et puis se présente cette grande question: Comment leurs yeux s'ouvrirent-ils, dès qu'ils eurent mangé du fruit défendu? est-ce qu'auparavant ils étaient fermés (Gn 3,7)? Cependant il ne me semble point téméraire de dire que l'Ecriture, en mentionnant le jardin de délices comme un séjour terrestre, suppose par cela même que Dieu ne pouvait s'y promener que sous une forme humaine. Et en effet, l'on n'est point admis à supposer que l'homme entendît seulement une simple voix, sans voir une figure quelconque, et bien qu'il soit expressément marqué «qu'Adam se cacha de devant la face du Seigneur», on ne doit pas conclure qu'il le voyait habituellement. Eh! sans pouvoir contempler Dieu, Adam ne (377) craignait-il pas d'en être vu, parce qu'il avait entendu sa voix, et qu'il avait senti sa présence dans le paradis terrestre? Caïn disait aussi au Seigneur: «Voilà que je me cacherai de devant votre face (Gn 4,14)». Et néanmoins nous ne sommes point forcés d'avouer que Caïn vit Dieu des yeux du corps, et sous une forme sensible, quoiqu'il entendît distinctement la voix qui lui parlait, et qui lui reprochait son crime.

Au reste, il est difficile d'expliquer comment Dieu faisait alors entendre sa voix aux hommes, et principalement à Adam. D'ailleurs cette recherche est étrangère à mon sujet, et je me propose seulement cette question. S'il n'y avait dans ces apparitions de Dieu aux premiers hommes qu'une voix et un son qui leur rendit sa présence plus sensible, pourquoi n'y reconnaîtrais-je pas la personne du Père? En vérité, je ne vois rien qui s'y oppose. Car c'est le Père qui se manifeste et qui parle, lorsque sur la montagne Jésus est transfiguré en la présence de trois de ses apôtres. C'est lui encore qui se fait entendre, lorsqu'au baptême de Jésus, l'Esprit-Saint descend sur lui en forme de colombe (Mt 17,5 Mt 3,17), et qui, exauçant cette prière du même Jésus: «Mon Père, glorifiez votre Fils», dit: «Je l'ai glorifié et je le glorifierai encore (Jn 12,28)». Ce n'est point, il est vrai, qu'ici Dieu le Père agisse sans son Fils et sans l'Esprit-Saint, puisque toute oeuvre extérieure est commune aux trois personnes divines. Mais je veux dire que cette voix révélait seulement la personne du Père, de même que le mystère de l'Incarnation est l'ouvrage de la Trinité entière, et que néanmoins la personne seule du Fils s'est incarnée. Et en effet, si la Trinité invisible nous a rendu visible par l'Incarnation la seule personne du Fils, pourquoi ne verrions-nous pas dans la parole que Dieu adresse à Adam et l'action de la Trinité entière, et la manifestation spéciale d'une des trois personnes divines?

D'ailleurs nous sommes contraints d'attribuer uniquement au Père cette parole: «Celui-ci est mon Fils bien-aimé (Mt 3,17). Car on ne saurait dire, ni croire que Jésus-Christ est le Fils de l'Esprit-Saint, ou bien qu'il est lui-même son propre Fils. N'est-ce pas encore le Père qui se déclare par cette voix venue du ciel: «Je l'ai glorifié, et je le glorifierai encore»? Elle n'est en effet que la réponse du Père à cette prière du Sauveur Jésus: «Mon Père, glorifiez votre Fils». Or Jésus ne pouvait prier ainsi que son Père, et non l'Esprit-Saint dont il n'est point le Fils. Pourquoi donc n'entendrions-nous pas de la sainte Trinité cette parole de la Genèse: «Et le Seigneur Dieu dit à Adam»?

219 19. Nous lisons également dans l'Ecriture que Dieu dit à Abraham: «Sors de ta terre et de ta parenté, et de la maison de ton Père». Mais il n'est point expressément marqué si ce patriarche entendit seulement un son et une voix, ou s'il fut en outre favorisé de quelque apparition. Un peu après, il est vrai, l'écrivain sacré semble se prononcer plus ouvertement, car il ajoute «que le Seigneur apparut à Abraham et lui dit: Je donnerai cette terre à ta postérité (Gn 12,1 Gn 12,7)». Toutefois, même dans ce passage, Moïse ne spécifie point le genre de vision dont jouit Abraham, et il ne détermine point laquelle des trois personnes divines lui apparut. Mais peut-être croirez-vous qu'il ait voulu désigner le Fils, parce qu'il a dit: «Le Seigneur apparut à Abraham», et non Dieu apparut. Et en effet dans quelques endroits des saintes Ecritures, ce mot, le Seigneur, désigne particulièrement Dieu le Fils. Ainsi l'Apôtre écrit aux Corinthiens: «S'il est des êtres appelés dieux, soit dans le ciel, soit sur la terre, en sorte qu'il y ait plusieurs dieux et plusieurs seigneurs, néanmoins il n'y a pour nous qu'un seul Dieu, le Père, de qui procèdent toutes choses, et qui nous a faits pour lui; et un seul Seigneur, Jésus-Christ, par qui toutes choses ont été faites, et nous sommes par lui (1Co 8,5-6)». Cependant Dieu le Père est lui-même appelé Seigneur dans plusieurs passages de nos livres saints, comme dans celui-ci: «Le Seigneur a dit à mon Seigneur: Asseyez-vous à ma droite»; et encore: «Le Seigneur m'a dit: Vous êtes mon Fils, et je vous ai engendré aujourd'hui (Ps 109,1-2 Ps 109,7)». Bien plus, l'Apôtre nomme aussi Seigneur l'Esprit-Saint, car il dit que «le Seigneur est Esprit»; et pour qu'on ne puisse croire qu'il désigne ici le Fils, et ne l'appelle esprit que par rapport à son humanité, il ajoute immédiatement que «là où est l'Esprit du Seigneur, là est la liberté (1Co 3,17)». Or, qui peut douter que l'esprit du Seigneur ne soit l'Esprit-Saint? C'est pourquoi l'on ne peut ni préciser laquelle (378) des trois personnes divines apparut à Abraham, ni déterminer si ce ne fut pas cette Trinité entière, dont il est dit, comme n'étant qu'un seul Dieu: «Vous adorerez le Seigneur votre Dieu, et vous ne servirez que lui (Dt 6,13)».

Sous le chêne de Mambré, Abraham vit encore trois hommes, qu'il invita à venir se reposer sous sa tente, et auxquels il servit le repas de l'hospitalité. Mais au début de son récit Moïse dit que «le Seigneur apparut à ce patriarche», et non que trois hommes lui apparurent; et puis, entrant dans quelques détails au sujet de ces trois hommes, il observe qu'Abraham leur parla au nombre pluriel pour les inviter, et au nombre singulier pour les entretenir. C'est ce que nous remarquons lorsque l'un d'eux lui promit un fils de Sara; et à cette occasion l'écrivain sacré répète cette expression: «Le Seigneur apparut à Abraham». Ainsi Abraham invite ces trois hôtes, leur lave les pieds et les reconduit par honneur, comme s'ils étaient trois hommes, et il leur parle comme s'il ne s'adressait qu'au Seigneur, soit qu'ils lui promettent un fils, soit qu'ils lui annoncent la prochaine destruction de Sodome (Gn 18).

CHAPITRE 11. LE CHÊNE DE MAMBRÉ.

220 20. Mais ce passage de la Genèse mérite que nous nous y arrêtions quelque temps. Et en effet, si un seul homme eût apparu au saint patriarche, ceux qui affirment que le Fils était visible de sa nature, et avant son incarnation dans le sein d'une Vierge, pourraient ici jeter un cri de joie et de victoire, et soutenir avec raison que c'est du Père que l'Apôtre a dit «qu'il est seul le Dieu invisible (1Tm 1,17)». Toutefois il me serait permis de leur demander comment, avant qu'il se fût fait homme, le «Fils de Dieu put être reconnu homme par tout ce qui parut en lui», car Abraham lui lava les pieds, et le fit asseoir à sa table. Oui, comment cela put-il se faire, lorsque «ce Fils ayant la nature de Dieu ne croyait point que ce fût pour lui une usurpation de s'égaler à Dieu»; car « il ne s'était pas encore humilié, en prenant la forme d'esclave, en se rendant semblable aux hommes, et se faisant reconnaître pour homme par tout ce qui paraissait en lui (Ph 2,6-7) »? Nous savons en effet que tout ce mystère d'abaissement ne s'est réalisé que par l'enfantement de la Vierge Marie. Comment donc avant cet enfantement le Fils de Dieu a-t-il pu apparaître comme homme? Mais il n'était pas réellement homme, Cette difficulté m'arrêterait, si un seul homme eût apparu à Abraham, et si cet homme eût été le Fils de Dieu. Mais puisque ce saint patriarche vit trois hommes, et puisque tous trois étaient égaux en beauté, en âge et en pouvoir, pourquoi ne reconnaîtrons-nous pas en eux une figure de l'auguste Trinité, dont les trois personnes, égales en toutes choses, n'ont qu'une seule et même nature?

221 21. Peut-être encore voudrions-nous conjecturer que l'un des trois voyageurs était supérieur aux deux autres, et qu'il représentait le Fils de Dieu, accompagné de ses anges, parce qu'Abraham, voyant trois hommes, ne parle qu'à un seul, et le nomme Seigneur. Mais la sainte Ecriture prévient ces pensées tout au moins téméraires, quand elle dit peu après que deux anges vinrent trouver Loth, pour l'arracher à la destruction de Sodome, et que cet homme juste leur parla comme s'il eût parlé à Dieu. Et en effet elle s'exprime ainsi: «Le Seigneur disparut, lorsqu'il eut cessé de parler à Abraham; et Abraham retourna dans sa demeure (Gn 18,33).

CHAPITRE XII. APPARITION FAITE À LOTH.

«Or deux anges arrivèrent sur le soir à Sodome». Est-ce par hasard que celui des trois que le saint patriarche reconnaissait comme Dieu, s'était alors retiré, se contentant d'envoyer ses anges à Sodome, et Loth était assis à la porte de la ville. Et dès qu'il les eut vus, il se leva et alla au (379) devant d'eux, et il adora, s'inclinant vers la terre, et il dit Je vous prie, seigneurs, retirez-vous en la maison de votre serviteur (Gn 19,1-2).». Ne ressort-il pas de ce récit que ces anges étaient au nombre de deux, et que Loth les prenant pour des hommes, leur adressait la parole au pluriel, les invitait à accepter ses offres d'hospitalité, et leur donnait par honneur le nom de seigneurs?

222 22. Mais voici une nouvelle difficulté. Si Loth n'eût reconnu en eux des anges, «il n'eût point adoré, s'inclinant vers la terre»: et si, d'autre part, il ne les eût pris pour des hommes, il ne leur eût point offert la table et le logement. Cette difficulté, je l'avoue, ne laisse pas que d'être sérieuse, et néanmoins sans la résoudre, je poursuis mon raisonnement. L'Ecriture raconte donc tout d'abord que deux anges arrivèrent à Sodome, que Loth les vit, qu'il leur offrit l'hospitalité, et qu'il leur parla au pluriel jusqu'à ce qu'il eût quitté la ville; puis elle continue en ces termes «Et après qu'ils l'eurent emmené hors de la ville, ils lui dirent: Sauve ta vie; ne regarde point derrière toi, et ne t'arrête point dans cette contrée: mais sauve-toi sur la montagne, de peur que tu ne périsses avec les autres. Et Loth leur répondit: Mon Seigneur, je vous prie, puisque votre serviteur a trouvé grâce devant vous», et le reste (Gn 19,1-19). Pourquoi donc Loth dit-il aux deux anges: «Je vous prie, Seigneur», si celui qui était Dieu s'était déjà retiré et n'avait laissé que ses anges? Pourquoi encore ce mot, Seigneur, au singulier, et non au pluriel? Direz-vous qu'il ne s'adressait qu'à un seul? mais alors pourquoi l'Ecriture s'exprime-t-elle ainsi: «Loth leur répondit: Mon Seigneur, je vous prie, puisque votre serviteur a trouvé grâce devant vous»? Evidemment, il est ici question de deux personnes; et Loth qui leur parle comme à un seul, reconnaît en elles l'unité de nature, et confesse qu'elles ne sont qu'un seul Dieu. Mais quelles sont ces deux personnes? Le Père et le Fils, ou le Père et l'Esprit-Saint, ou plutôt le Fils et l'Esprit-Saint? Cette dernière hypothèse me paraît la plus vraisemblable. Car ces deux anges se disent envoyés, ce que nous disons également du Fils et du Saint-Esprit, tandis que jamais l'Ecriture ne l'affirme du Père.

CHAPITRE XIII. LE BUISSON ARDENT.

223 23. Voici maintenant en quels termes le livre de l'Exode raconte l'apparition du Seigneur à Moïse, lorsque celui-ci fut envoyé au peuple d'Israël pour le faire sortir de l'Egypte. «Moïse paissait les brebis de Jéthro, son beau-père, prêtre de Madian; et, un jour qu'il avait conduit le troupeau dans le fond du désert, il vint à la montagne de Dieu, à Horeb. Et l'ange du Seigneur lui apparut dans la flamme d'un feu qui sortait du milieu d'un buisson; et Moïse voyait que le buisson brûlait et ne se consumait point. Moïse dit donc: «J'irai et je verrai cette grande vision, pourquoi le buisson ne se consume point. Mais le Seigneur voyant qu'il venait pour regarder, l'appela du milieu du buisson et lui dit: Je suis le Dieu de ton père, le Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob (Ex 3,1-6)». Ici le personnage qui apparaît, est d'abord nommé ange, et puis Dieu. Est-ce qu'un ange peut être le Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob? Non sans doute; aussi peut-on reconnaître dans cet ange le Sauveur Jésus, dont l'Apôtre a dit: «qu'il est sorti des patriarches selon la chair, et qu'il est le Dieu au-dessus de toutes choses, et béni dans tous les siècles (Rm 3,1-6)». Celui donc qui est le Dieu béni dans tous les siècles, peut bien, sans difficulté aucune, se nommer le Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob. Mais pourquoi l'écrivain sacré parle-t-il d'un ange, lorsque la flamme du buisson apparut à Moïse? C'est que peut-être un esprit céleste représentait effectivement la personne de Dieu; ou bien était-ce une créature quelconque qui se montrait visiblement, et se faisait entendre distinctement, afin de manifester par ces signes sensibles la présence invisible du Seigneur? Mais si c'était un ange, qui pourrait sans témérité affirmer qu'il représentait la personne du Fils à l'exclusion de celle du Saint-Esprit, ou du Père? ou plutôt n'était-ce pas cette Trinité, qui est un seul Dieu, qui disait: «Je suis «le Dieu d'Abraham, le Dieu d'Isaac et le Dieu «de Jacob?» Et en effet, celui qui ne serait pas Dieu, ne saurait être le Dieu de ces illustres patriarches. Mais ce n'est pas seulement le Père qui est Dieu, comme en conviennent tous les hérétiques, c'est encore le Fils dont ils sont forcés, bon gré, mal gré, de (380) reconnaître la divinité, puisque l'Apôtre dit «qu'il est le Dieu au-dessus de toutes choses, et béni dans tous les siècles». Enfin le Saint-Esprit est Dieu, car le même Apôtre écrit aux Corinthiens: «Ne savez-vous pas que votre corps est le temple du Saint-Esprit, qui réside en vous, et que vous avez reçu de Dieu? glorifiez donc Dieu en votre corps (1Co 6,19-20)».

Or, comme ces trois personnes, ainsi que nous l'enseigne la foi catholique, ns sont qu'un seul Dieu, il n'est pas facile de déterminer laquelle des trois représentait cet ange, ni même de décider s'il ne figurait point la Trinité entière. Mais voulez-vous ne voir ici que l'union passagère à une créature formée pour la circonstance présente, rendue capable de frapper l'oeil et l'oreille de Moïse, et portant les noms d'ange du Seigneur, et même de Dieu et de Seigneur, vous ne sauriez dire qu'elle représentait le Père, mais seulement le Fils ou l'Esprit.. Saint. Cependant l'Ecriture n'appelle nulle part l'Esprit-Saint l'Ange du Seigneur, quoique ce nom convienne à ses diverses opérations, car d'un côté le Sauveur a dit de lui «qu'il annoncerait ce qui doit arriver (Jn 16,13)», et de. l'autre le mot ange signifie envoyé. Quant à Jésus-Christ, le Prophète le nomme expressément «l'Ange du grand conseil (Is 9,6)». Au reste c'est un article de foi, que l'Esprit-Saint et le Fils sont comme Dieu au-dessus des anges.

CHAPITRE XIV. LA COLONNE DE FEU.

224 24. Nous lisons encore que lorsque les Hébreux sortirent de l'Egypte, «le Seigneur les précédait durant le jour en une colonne de nuée, pour leur montrer la voie, et durant la nuit, en une colonne de feu. Et jamais, ajoute l'écrivain sacré, la-colonne de nuée ne cessa de paraître devant le peuple durant le jour, ni la colonne de feu durant la nuit (Ex 13,21-22)». Qui pourrait ici douter que Dieu n'ait alors apparu aux yeux des Israélites par l'intermédiaire d'une créature sensible et corporelle, et non point en sa propre substance? Mais était-ce le Père, ou le Fils, ou l'Esprit-Saint, ou bien n'était-ce pas la Trinité tout entière? C'est ce qu'on ne saurait affirmer. Selon moi, on ne peut même tirer à cet égard aucune lumière du passage où il est dit que «la gloire du Seigneur apparut dans la nuée, et que le Seigneur parlant à Moïse, lui dit: J'ai entendu les murmures des enfants d'Israël (Ex 16,10-12)».

CHAPITRE XV. LE MONT SINAÏ.

225 25. Quant aux prodiges qui éclatèrent sur le mont Sinaï, l'on connaît assez la nuée lumineuse, les éclats de la foudre, le bruit des voix et des trompettes, et les tourbillons de fumée. D'ailleurs, voici le texte même du livre de l'Exode: «Tout le mont Sinaï fumait, parce que le Seigneur y était descendu au milieu du feu, et la fumée de ce feu montait comme d'une fournaise; tout le peuple fut grandement épouvanté, et le son de la trompette augmentait de plus en plus, et Moïse parlait, et Dieu lui répondait (Ex 19,18-19)». L'écrivain sacré dit encore, après avoir raconté la promulgation des dix commandements de la loi, que «le peuple voyait les éclairs et la fumée de la montagne, et qu'il entendait le tonnerre et le son de la trompette. Il se tint donc au loin, ajoute-t-il un peu plus bas; mais Moïse entra dans la nuée où était Dieu, et Dieu parla à Moïse(Ex 20,18-21)». Que dirai-je ici? Mais d'abord qui serait assez insensé pour croire que la fumée, le feu, la nuée, et les autres prodiges étaient la substance même du Saint-Esprit, ou la personne du Verbe divin que nous nommons le Christ et la Sagesse de Dieu? Quant à y voir Dieu le Père, les Ariens eux-mêmes n'ont jamais osé le dire. Ainsi tous ces prodiges se réalisèrent par l'intermédiaire de différentes créatures qui, soumises au Créateur, en rendaient la présence sensible aux yeux des Israélites. Néanmoins, parce qu'il est dit «que Moïse entra dans la nuée où était «Dieu», quelques-uns croient qu'il vit réellement de ses propres yeux la substance du Fils, tandis que le peuple n'apercevait que la nuée. Mais ce n'est ici qu'une folle imagination des hérétiques.

Eh quoi! Moïse aurait vu de ses propres yeux la substance du Verbe éternel, que nous nommons le Christ et la Sagesse de Dieu, lorsque nous ne pouvons même voir l'âme d'un sage, ni de tout autre homme! Sans doute il est écrit des vieillards d'Israël, «qu'ils virent le (381) Dieu d'Israël, et sous ses pieds comme un ouvrage de saphir, et comme le ciel lorsqu'il est serein (Ex 24,10)». Mais faut-il en conclure que le Verbe qui est la Sagesse de Dieu s'est circonscrit substantiellement dans un certain espace, lui qui «atteint d'une extrémité à l'autre avec force, et qui dispose toutes choses avec douceur (Sg 8,1)». Ainsi le Verbe divin, par qui tout a été fait, serait soumis au changement, et selon les circonstances se dilaterait et se resserrerait! Ah! plaise au Seigneur de ne jamais permettre que de telles pensées souillent le coeur de ses enfants! Mais, comme je l'ai dit souvent, tous ces différents prodiges se réalisèrent au moyen de créatures visibles et sensibles qui annonçaient la présence du Dieu invisible et spirituel. Or, ce Dieu est la Trinité entière, Père, Fils et Saint-Esprit, Trinité «de laquelle, en laquelle et par laquelle sont toutes choses. Car les perfections invisibles de Dieu, aussi bien que son éternelle puissance, sont devenues visibles depuis la création du monde par ce qui a été fait (Rm 11,36 Rm 1,20).»

226 26. Cependant, en ce qui concerne la question qui nous occupe en ce moment, je ne saurais déterminer, si c'était la Trinité entière, ou bien une seule des trois personnes divines qui se fit alors entendre au milieu des effrayants prodiges qui s'accomplissaient sur le mont Sinaï. Néanmoins, il est permis de conjecturer avec modestie et avec réserve, qu'ici l'action de l'Esprit-Saint se révèle tout spécialement. Car il est dit que le Seigneur écrivit de son doigt la loi sur deux tables de pierre. Or, dans l'Evangile, le Saint-Esprit est appelé le doigt de Dieu (Ex 31,18 Lc 11,20). De plus, cinquante jours sont comptés depuis l'immolation de l'agneau et la célébration de la pique jusqu'à la promulgation de la loi sur le Sinaï; et de même cinquante jours après la résurrection de Jésus-Christ, l'Esprit-Saint, qu'il avait promis descendit sur les apôtres. Nous lisons encore au livre des Actes, que cet Esprit divin parut sous la forme de langues de feu, qui se divisèrent et se reposèrent sur la tête de chacun des apôtres (Ac 2,1-4). Mais n'est-ce pas aussi ce que nous raconte l'écrivain sacré? «Tout le mont Sinaï», dit-il, «fumait, parce que le Seigneur y était descendu au milieu du feu: et l'aspect de la gloire du Seigneur était au sommet de la montagne comme un feu ardent devant les yeux des enfants d'Israël (Ex 19,18 Ex 21,16)». Peut-être aussi ces divers signes marquaient-ils seulement que le Saint-Esprit, qui devait écrire la loi, apparaissait sur la montagne conjointement avec le Père et le Fils. Au reste, il est bien entendu que Dieu, qui est de sa nature invisible et immuable, ne se montra alors que sous les dehors d'une créature visible et matérielle. Toutefois, je ne saurais à mon point de vue, préciser quelle fut celle des trois personnes divines qui apparut.

CHAPITRE XVI. COMMENT MOÏSE A-T-IL VU DIEU.

227 27. Le passage suivant du même livre de l'Exode ne laisse pas aussi d'embarrasser quelques esprits: «Le Seigneur parlait à Moïse face à face, comme un homme parle à son ami». Et de son côté, Moïse lui disait: «Maintenant donc, si j'ai trouvé grâce devant vous, faites que je vous voie et que je vous connaisse, et que je trouve grâce devant vos yeux, afin que je sache que cette multitude est votre peuple» Peu après, il dit encore à Dieu: «Je vous supplie de me faire voir votre gloire (Ex 33,11 Ex 13,18)» Eh quoi! dans les diverses apparitions que j'ai rapportées, quelques-uns ont cru faussement que l'essence divine se rendait visible, et que le Fils de Dieu se manifestait par lui - même et non par l'intermédiaire des créatures; et quant à ce qui est dit de Moïse qu'il entra dans la nuée, ils l'ont expliqué en ce sens, qu'à l'extérieur le peuple n'apercevait qu'une nuée ténébreuse, tandis qu'au dedans de cette même nuée, Moïse contemplait la face du Seigneur et entendait sa parole? C'est le témoignage de l'écrivain sacré, qui dit «que le Seigneur parla à Moïse face à face, et comme un ami parle à son ami». Mais voilà que ce même Moïse dit au Seigneur: «Si j'ai trouvé grâce devant vous, faites que je vous voie manifestement». Il comprenait donc qu'il n'avait sous les yeux qu'une image corporelle, et il désirait contempler l'Etre spirituel et invisible. Il est vrai que la parole du Seigneur était douce et familière comme celle d'un ami qui parle à son ami. Mais jamais un homme n'a vu des yeux du corps ni Dieu le Père, ni le Verbe «qui au commencement était avec Dieu, qui était Dieu, et par qui (382) toutes choses ont été faites (Jn 1,1-3)»; ni l'Esprit-Saint, qui est l'Esprit de sagesse? Quel est donc le semis de cette prière: «Montrez-vous manifestement à moi, afin que je vous voie?» Evidemment Moïse veut dire: Seigneur, découvrez-moi votre essence divine. Sans cette parole, on eût pu excuser la témérité de ceux qui soutiennent que Moïse contempla réellement l'essence divine par l'intermédiaire des divers prodiges qui s'accomplirent sur le Sinaï. Mais quand nous l'entendons ici formuler un désir qui ne doit pas être exaucé, oserions-nous encore affirmer que sous ces diverses formes, qui frappaient sensiblement ses regards, ce n'étaient point des créatures visibles et matérielles qu'il apercevait, mais bien l'essence divine.

228 28. Au reste, les paroles suivantes de Dieu à Moïse confirment ce raisonnement. «Tu ne pourras, lui dit-il, voir ma face; car l'homme ne me verra point sans mourir. Et il ajouta: Voici un lieu près de moi: tu te tiendras là, sur ce rocher. Lorsque ma gloire passera, je te placerai dans un creux du rocher, et je te couvrirai de ma main jusqu'à ce que ma gloire soit passée. Ensuite je retirerai ma main, et tu me verras par derrière, mais il ne te sera point donné de voir ma face (Ex 33,20-23)».


Augustin, Trinité 215