Augustin, Trinité 606

CHAPITRE IV. SUITE DU MÊME SUJET.

606 6. C'est ainsi que les vertus de l'âme humaine, dans quelque sens qu'on les entende et qu'on les distingue, ne sauraient être séparées: en sorte que ceux qui sont égaux en force, par exemple, le sont aussi en prudence, en tempérance et en justice. En effet, si vous dites que deux hommes sont égaux en force, mais que l'un l'emporte sur l'autre par la prudence, il s'ensuit que la force de cet autre est moins prudente; par conséquent, ils ne sont plus égaux en force, puisque la force de l'un est plus prudente que celle de l'autre. Et ainsi en sera-t-il des autres vertus, si vous les examinez en détail. Car il ne s'agit pas des forces du corps, mais de celles de l'âme. A combien plus forte raison en est-il de même dans cette immuable et éternelle substance, (437) incomparablement plus simple que l'âme humaine? En effet, pour l'âme humaine, ce n'est pas une même chose d'exister et d'être forte, prudente, juste ou tempérante; car l'âme peut exister et n'avoir aucune de ces vertus. Mais, pour Dieu, exister c'est être fort, juste, sage, c'est posséder tout ce que l'on peut dire de la multiplicité simple ou de la simplicité multiple, pour exprimer sa substance. Ainsi, quand on dit Dieu de Dieu, cela veut dire que le nom de Dieu convient à l'un et à l'autre, de manière à ce qu'il n'y ait qu'un seul Dieu, et non plusieurs Dieux. Car ils sont unis l'un à l'autre, comme cela arrive même pour des substances hétérogènes, ainsi le témoigne l'Apôtre. En effet, Dieu pris en lui-même est esprit; l'esprit de l'homme considéré en lui-même est aussi esprit; et cependant, s'il s'attache à Dieu, «il est un seul esprit avec lui»;. à combien plus forte raison cela peut-il se dire là où l'union est indissoluble et éternelle! à moins de tomber dans l'absurdité d'entendre par Fils de Dieu, fils des deux: ce qui arriverait si le mot Dieu ou tout ce qui exprime la substance divine, ne s'appliquait pas aux deux et même. à la Trinité tout entière. Quoiqu'il en soit et ce sujet demande une discussion plus approfondie), le point qui nous occupe est assez clair, savoir: que le Fils n'est en aucune façon égal au Père, s'il ne lui est égal en tout ce qui tient à la substance divine, comme nous l'avons déjà prouvé. Or, l'Apôtre le dit égal. Donc le Fils est égal au Père en tout, et d'une seule et même substance avec lui.

CHAPITRE V. LE SAINT-ESPRIT ÉGAL EN TOUT AU PÈRE ET AU FILS.

607 7. C est pourquoi le Saint-Esprit a aussi la même unité de substance et la même égalité. En effet, qu'il soit l'unité ou la sainteté, ou la charité des deux, ou l'unité par la charité, ou la charité par l'unité, il est clair qu'aucun des deux n'est ce qui les unit, ce par quoi celui qui est engendré aime celui qui l'engendre et en est aimé à son tour, et qui fait qu'ils conservent l'unité d'esprit par le lien de la paix (Ep 4,3), non en vertu d'une communication, mais par leur propre essence, non par la grâce d'un être supérieur, mais par eux-mêmes. Modèle qui est proposé à notre imitation, avec l'aide de la grâce, et vis-à-vis de Dieu et vis-à-vis de nous: toute la loi et les prophètes se rattachant à ces deux commandements (Mt 22,37-40).Ainsi ces trois personnes sont un Dieu unique, seul, grand, sage, saint, heureux. Pour nous, c'est de lui, par lui et en lui que nous sommes heureux, parce qu'il nous donne d'être une seule chose entre nous, et un seul esprit avec lui, vu que notre âme s'attache à lui. Et il nous est avantageux de nous attacher à Dieu, car il perdra tous ceux qui l'abandonnent (Ps 78,27-28). L'Esprit-Saint est donc, quel qu'il soit, commun au Père et au Fils. Mais cette communauté est consubstantielle et coéternelle. Qu'on l'appelle amitié, si on juge l'expression convenable; mais celle de charité vaut mieux. C'est aussi une substance, parce que Dieu est substance et que «Dieu est charité», ainsi qu'il est écrit (Jn 4,16). Or, comme cette substance est avec le Père et le Fils, elle est aussi, avec le Père et le Fils, grande, bonne, sainte, et tous ce qui est dans la nature divine: car exister, en Dieu, n'est pas autre chose qu'être grand, bon, etc., ainsi que nous l'avons démontré plus haut. Si, en effet, la charité était là moins grande que la sagesse, la sagesse ne serait pas aimée tout entière; elle est donc égale, et la sagesse est aimée dans toute son étendue. Or, la sagesse est égale au Père, comme nous l'avons expliqué plus haut; donc le Saint-Esprit lui est égal aussi; et s'il lui est égal, il l'est en tout, à cause de la parfaite simplicité qui caractérise cette substance. Voilà pourquoi il n'y a rien en Dieu de plus que trois: l'un aimant celui qui est de lui; l'autre aimant celui de qui il est, et leur amour même. Or, si cet amour n'existe pas, comment «Dieu est-il amour?» Et s'il n'est pas substance, comment Dieu est-il substance?

CHAPITRE VI. COMMENT DIEU EST UNE SUBSTANCE SIMPLE ET MULTIPLE.

608 8. Si l'on demande comment cette substance est simple-et multiple, il faut d'abord examiner pourquoi la créature est multiple et jamais vraiment simple. En premier lieu, tout corps est composé de parties, de telle sorte que l'une est plus grande, l'autre plus petite, et que toute partie, quelle qu'elle soit et si (438) grande qu'elle soit, est moindre que le tout. En effet, le ciel et la terre sont des parties de l'univers; la terre en particulier, le ciel en particulier sont composés de parties innombrables, et moindres dans le tiers que dans le reste, dans la moitié que dans le tout; et l'univers entier, vulgairement désigné par ces deux parties, le ciel et la terre, est évidemment plus grand que le ciel seul ou que la terre seule. Et dans chaque corps, autre chose est la grandeur, autre chose la couleur ou la figure. En effet, la même couleur et la même figure peuvent subsister, quand la grandeur diminue; la couleur peut changer, bien que la figure et la grandeur restent les mêmes, et la figure peut aussi varier sans que la grandeur et la couleur subissent des changements. Ainsi toutes les propriétés qui s'affirment simultanément d'un corps, peuvent changer soit ensemble, soit les unes sans les autres. Preuve évidente que la nature du corps est multiple et jamais simple. La créature spirituelle, l'âme par exemple, est sans doute plus simple comparativement au corps; mais prise en elle-même et sans comparaison avec le corps, elle est multiple aussi, et nullement simple. En effet, elle est plus simple que le corps, parce qu'elle n'occupe pas de place dans l'étendue locale, mais qu'elle est dans chaque corps, tout entière dans le tout et aussi dans chaque partie; en sorte que quand une partie du corps, même la plus exiguë, éprouve une sensation, l'âme tout entière en est affectée, et rien ne lui en échappe, bien que cette sensation ne s'étende pas au corps entier. Cependant, comme dans la nature de l'âme, autre chose est l'activité, autre chose la paresse, ou la finesse, ou la mémoire, ou le désir, ou la crainte, ou la joie, ou la tristesse; ou d'autres affections sans nombre, et que ces affections peuvent subsister les unes sans les autres et sont susceptibles de plus ou de moins: il est de toute évidence que cette nature n'est pas simple, mais multiple. Car rien de simple n'est sujet à changement; or toute créature est changeante.

On se sert d'expressions multiples pour dire que Dieu est grand, bon, sage, heureux, vrai, pour désigner tous les attributs qui sont dignes de lui; mais sa grandeur est la même chose que sa sagesse; car ce n'est pas par l'étendue matérielle, mais par sa vertu qu'il est grand. Sa bonté est également la même chose que sa sagesse et sa grandeur, et sa vérité est la même chose que tout cela: car en lui, être heureux n'est pas autre chose qu'être grand, être sage, ou vrai, ou bon, être enfin ce qu'il est.

CHAPITRE VII. DIEU EST TRINITÉ, MAIS N'EST POINT TRIPLE.

609 9. Et parce qu'il est trinité, il ne faut pas s'imaginer qu'il soit triple: autrement le Père seul, ou le Fils seul, seraient moindres que le Père et le Fils réunis. Du reste on ne voit pas comment on pourrait dire le Père seul, ou le Fils seul, puisque le Père est toujours et inséparablement avec le Fils et le Fils avec le Père, non pour être tous les deux Père ou tous les deux Fils, mais parce qu'ils sont toujours ensemble et jamais séparés. Néanmoins comme nous disons Dieu seul, en parlant de la Trinité, bien que Dieu soit toujours avec les esprits et les âmes des saints, et que nous l'appelons seul, parce que ces esprits ne sont point Dieu avec lui; ainsi nous disons le Père seul, non parce qu'il est séparé de son Fils, mais parce qu'ils ne sont pas Père tous les deux.

CHAPITRE VIII. RIEN NE S'AJOUTE A LA NATURE DIVINE,

Ainsi donc le Père seul, ou-le Fils seul, ou le Saint-Esprit seul étant aussi grand que le Père, le Fils et le Saint-Esprit réunis, on ne peut en aucune façon dire que Dieu est triple. En effet les corps augmentent par adjonction. Quoique celui qui s'unit à sa femme ne soit qu'un seul corps; ce corps avec elle, est néanmoins plus grand que celui de l'homme seul ou de la femme seule. Mais, dans les choses spirituelles, quand le moindre s'unit au plus grand, comme la créature au Créateur, c'est celle-là qui s'agrandit, et non celui-ci. En effet, dans tout ce qui n'est pas matériel, c'est s'agrandir que de devenir meilleur. Or, l'esprit d'une créature devient meilleur en s'unissant au Créateur qu'en ne s'y unissant pas, et, en devenant meilleur, il devient plus grand. Donc «celui qui s'unit au Seigneur est un seul esprit avec lui (1Co 6,17)»; et cependant le Seigneur ne devient pas plus grand, parce que celui qui s'unit à lui le devient davantage. Par conséquent, dans Dieu lui-même, le Fils égal (439) étant uni au Père égal, et le Saint-Esprit, aussi égal, étant uni au Père et au Fils, Dieu n'est pas plus grand que chacune de ces trois personnes, parce que sa perfection ne saurait s'augmenter. Or le Père est parfait, le Fils est parfait, le Saint-Esprit est parfait, et le Père, le Fils et le Saint-Esprit sont Dieu parfait; donc Dieu est Trinité sans être triple.

CHAPITRE IX. EST-CE UNE SEULE PERSONNE OU LES TROIS PERSONNES ENSEMBLE QUE L'ON APPELLE UN SEUL DIEU?


10. Après avoir démontré que le Père seul peut être appelé Père, parce qu'il n'y a de Père que lui, il faut examiner l'opinion qui prétend que le seul vrai Dieu n'est pas le Père seul, mais le Père, le Fils et le Saint-Esprit réunis. En effet, si l'on demande: le Père seul est-il Dieu? peut-on répondre que non, à moins de dire que le Père est vraiment Dieu, mais non le seul Dieu, et que le -seul Dieu c'est le Père, le Fils et le Saint-Esprit? Mais alors que ferons-nous du témoignage même du Seigneur? Après avoir nommé son Père et lui adressant la parole, il lui disait: «Or, la vie éternelle, c'est qu'ils vous connaissent, vous seul vrai Dieu (Jn 17,3)?» Paroles que les Ariens interprètent en ce sens que le Fils n'est pas vrai Dieu. Mais laissant là les Ariens, nous avons à voir si par ces paroles: «C'est qu'ils vous connaissent, vous seul vrai Dieu», nous sommes forcés de croire que le Christ a voulu insinuer que le Père seul est vrai Dieu, en ce sens qu'il n'y a de Dieu que les trois réunis, Père, Fils et Saint-Esprit. Devons-nous conclure de ce témoignage du Christ que le Père seul est vrai Dieu, que le Fils seul est vrai Dieu, que le Saint-Esprit seul est vrai Dieu, c'est-à-dire que la Trinité même, dans son ensemble est le seul vrai Dieu, et non trois vrais dieux? Et quand le Sauveur ajoute: «Et celui que vous «avez envoyé, Jésus-Christ», faut-il sous-entendre: «est seul vrai Dieu», en sorte que le sens des paroles serait: c'est qu'ils connaissent que en vous et dans celui que vous-avez envoyé, Jésus-Christ, le seul vrai Dieu? Pourquoi alors passe-t-il le Saint-Esprit sous silence? Est-ce parce que, quand on nomme une chose unie à une autre par un lien de paix tel que les deux ne fassent qu'un, ce lien de paix est par là même exprimé, sans être expressément nommé? En effet l'Apôtre semble aussi passer en quelque sorte l'Esprit sous silence, bien que sa présence soit sensible, dans ce passage où il dit: «Tout est à vous, mais vous êtes au Christ, et le Christ à Dieu (1Co 3,22-23)»: et dans cet autre: «Le chef de la femme est l'homme, le chef de l'homme est le Christ, et le chef du Christ est Dieu (1Co 11,3)». Mais, encore une fois, s'il n'y a de Dieu que les trois ensemble, comment Dieu est il le chef du Christ, c'est-à-dire comment la Trinité est-elle le chef du Christ, alors que le Christ doit être dans la Trinité pour qu'elle soit Trinité? Serait-ce que ce que le Père est avec le Fils, est le chef de ce que le Fils est seul? En effet le Père est Dieu -avec le Fils, et le Fils seul est Christ; d'autant plus que celui qui parle ici est le Verbe fait chair, abaissement qui le rend inférieur au Père, selon ce qu'il dit lui-même: Parce que mon Père est plus grand que moi (Jn 14,28)». Ainsi l'être divin, qui lui est commun avec le Père, est le chef de l'homme médiateur, qu'il est seul (1Tm 2,5). Car si nous avons raison d'appeler l'âme la partie principale de l'homme, c'est-à-dire comme le chef de la substance humaine, quoique l'homme soit avec son esprit; à combien plus juste titre le Verbe, qui est Dieu avec le Père, sera-t-il le chef du Christ, bien que le Christ fait homme ne se puisse comprendre en dehors du Verbe qui s'est fait chair? Mais tout cela, nous l'avons dit, sera étudié plus spécialement dans la suite. Pour le moment, nous avons démontré, le plus brièvement possible, l'égalité et l'unité de substance dans la Trinité, en sorte que cette question, que nous nous réservons d'approfondir plus tard, ne peut en aucune façon, en quelque sens qu'elle soit résolue, nous empêcher de reconnaître la parfaite égalité du Père, du Fils et du Saint-Esprit.

CHAPITRE X. ATTRIBUTS DE CHAQUE PERSONNE D'APRÈS SAINT HILAIRE. LA TRINITÉ REPRÉSENTÉE.

611 11. Un écrivain, voulant d'un mot désigner dans les créatures les attributs de chacune des personnes de la Trinité, a dit: «L'Eternité dans le Père, la Beauté dans l'Image, l'Usage dans (440) le Don». Et comme Hilaire (car c'est lui qui a écrit cela dans ses livres: De la Trinité, liv. 2) est un auteur de grande autorité en fait de commentaires sur les Ecritures et de défense de la foi, après avoir cherché de toutes mes forces à pénétrer le sens caché de ces mots: Père, Image, Don, éternité, beauté, usage, je pense qu'il a simplement entendu dire par le mot d'éternité, que le Père n'a point de père de qui il soit né, mais que le Fils tient l'être du Père et lui est coéternel. En effet, si l'image reproduit parfaitement l'objet dont elle est l'image, c'est elle qui lui est coégale, et non lui à elle. Hilaire a nommé cette image beauté, à cause, je pense, de la beauté qui résulte de cette parfaite convenance, de cette première égalité, de cette première similitude, où il n'y a aucune différence, aucune inégalité, aucune dissemblance, mais où tout répond identiquement à l'être dont elle est l'image; où est la vie première et souveraine, pour qui vivre et être ne sont pas choses différentes, mais une seule et même chose; où est l'intelligence première et parfaite, pour qui vivre et comprendre ne sont pas chose différentes, mais où comprendre, vivre et être ne sont qu'une seule et même chose: Verbe parfait, à qui rien ne manque; moyen d'action, pour ainsi dire, du Dieu tout-puissant et sage, contenant dans sa plénitude la raison immuable de tous les êtres vivants; en qui tous sont une seule chose, comme elle-même est une seule chose d'une seule chose, avec qui elle ne fait qu'un. Là, Dieu connaît tout ce qu'il a fait par elle, en sorte que quand les temps passent et se succèdent, rien ne passe ni ne se succède dans la science de Dieu. Car ce n'est pas parce que les choses créées sont faites que Dieu les connaît; mais plutôt elles sont faites et changeantes, parce que Dieu en a la connaissance immuable. Cette ineffable union du Père et de son Image n'est donc pas sans jouissance, sans amour, sans joie. Et c'est cet amour, cette délectation, cette félicité ou béatitude, - si aucune de ces expressions humaines est digne - qu'Hilaire appelle d'un seul mot, Usage, c'est-à-dire: l'Esprit-Saint dans la Trinité, non engendré, mais doux lien de celui qui engendre et de celui qui est engendré, se répandant avec générosité et abondance sur toutes les créatures dans la mesure de leur capacité, afin que chacune soit dans l'ordre et se tienne à sa place.

612 12. Aussi tous ces êtres, créés par l'art divin, portent en eux un certain cachet d'unité, de beauté et d'ordre. En effet, chacun d'eux est une espèce d'unité, comme par exemple, les natures des corps et les facultés des âmes; possède un genre de beauté, comme les figures ou les propriétés des corps, les connaissances ou les talents des âmes; et tend à un certain ordre ou s'y tient, comme le poids ou les situations du corps, et les affections ou les plaisirs des âmes. Il faut donc voir et comprendre le Créateur par ses ouvrages (Rm 1,20) et retrouver dans chaque créature, dans une certaine proportion, les traces de la Trinité. Car c'est dans cette souveraine Trinité qu'est l'origine première de toutes choses, la beauté la plus parfaite, le bonheur le plus complet. Ainsi ces trois personnes semblent se déterminer mutuellement et sont infinies en elles-mêmes. Mais, ici-bas, dans les objets corporels, une chose n'est pas autant que trois, et deux sont plus qu'un, tandis que dans cette souveraine Trinité une personne est autant que trois ensemble, et deux ne sont pas plus qu'une. Et elles sont infinies en elles-mêmes. Ainsi chacune est dans chacune, et toutes sont dans chacune, et chacune est dans toutes, et toutes sont dans toutes, et toutes ne font qu'un. Que celui qui voit cela même imparfaitement, même à travers un miroir et en énigme (1Co 13,12), se réjouisse de connaître Dieu, l'honore comme Dieu et lui rende grâces; que celui qui ne voit pas, cherche pieusement à voir, et non à rester aveugle pour blasphémer. Car Dieu est un, et pourtant Trinité. Entendons sans confusion ce texte: «De qui, par qui et en qui sont toutes choses; à lui», et non à plusieurs dieux, «gloire dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il (Rm 11,36)». (441)



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LIVRE SEPTIÈME: UNITÉ DE SUBSTANCE.


Dieu le Père, qui a engendré le Fils, ou la vertu et la sagesse, non-seulement est le Père de la vertu et de la sagesse, mais est lui-même vertu et sagesse, et également le Saint-Esprit. Cependant il n'y a pas trois vertus ou trois sagesses, mais une seule vertu et une seule sagesse, comme il n'y a qu'un Dieu et une essence. Pourquoi les Latins disent-ils une essence et trois personnes, et les Grecs une essence et trois substances ou hypostases? Ces expressions sont nécessaires pour signifier d'une manière quelconque ce que sont le Père, le Fils et le Saint-Esprit



CHAPITRE PREMIER. CHACUNE DES TROIS PERSONNES DE LA TRINITÉ EST-ELLE SAGESSE PAR ELLE-MÊME?

DIFFICULTÉ DE CETTE QUESTION; MOYEN DE LA RÉSOUDRE.

701 1. Approfondissons maintenant davantage autant que Dieu nous le donnera, la question dont nous avons différé la solution tout à l'heure, à savoir: si chacune des trois personnes de la Trinité peut, en elle-même, indépendamment des autres, être appelée Dieu grand, sage, vrai, tout-puissant, juste, possédant tous les attributs essentiels et non relatifs; ou si ces expressions ne doivent s'employer que quand on parle de la Trinité tout entière. Cette question est soulevée par ces mots de l'Apôtre: «Le Christ vertu de Dieu et sagesse de Dieu (1Co 1,24)».Dieu est-il le Père de sa propre sagesse et de sa propre vertu, de manière à être sage de la sagesse qu'il a engendrée, et puissant de la vertu qu'il a engendrée: vertu et sagesse qu'il a toujours engendrées, puisqu'il est toujours puissant et sage? Car, disions-nous, s'il en est ainsi, pourquoi ne serait-il pas le Père de la grandeur par laquelle il est grand, de la bonté par laquelle il est bon, de la justice par laquelle il est juste, et ainsi des autres attributs? Que si toutes ces choses exprimées par des noms divers sont renfermées dans la même sagesse et la même vertu, en sorte que la grandeur soit la même chose que la vertu, la bonté la même chose que la sagesse. et aussi la sagesse la même chose que la vertu comme nous l'avons déjà dit, souvenons-nom alors que, quand nous nommons un de ces attributs, c'est comme si nous les nommions tous.

On demande donc si le Père, pris en parti culier, est sage, s'il est à lui-même sa propre sagesse, ou s'il est sage seulement quand il parle: car il parle par le Verbe qu'il a engendré, non d'une parole qui se prononce, fait entendre un son et passe, mais de celle, dont il est dit que le Verbe était en Dieu, que le Verbe était Dieu et que par lui tout a été fait (1Jn 1,1-3); Verbe égal à lui et par lequel il s'exprime lui-même toujours et sans changement. Car il n'est pas Verbe lui-même, pas plus qu'il n'est Fils, ni image. Or, quand il parle, - nous exceptons ici le langage temporel que Dieu a fait entendre à la créature, langage qui bruit et passe; quand il parle, dis-je, par ce Verbe coéternel, il ne doit pas être supposé seul, mais bien avec le Verbe hi-même, sans lequel il ne parlerait certainement pas. Mais est-il sage seulement parce qu'il parle, de manière à être sagesse comme son Verbe? Et être Verbe, et être sagesse, est-ce la même chose? En peut-on dire autant de la vertu, tellement que vertu, sagesse et Verbe soient la même chose, et que ces expressions soient seulement relatives, comme les mots Fils et image; de sorte que le Père pris en particulier, ne soit pas puissant ou sage, mais seulement avec la vertu et la sagesse qu'il a engendrées, tout comme il ne parle pas seul, mais par le Verbe et avec le Verbe qu'il a engendré; et ainsi n'est-il grand que de la grandeur et avec la grandeur qu'il a engendrée? et s'il n'est pas grand par autre raison qu'il est Dieu, s'il n'est grand que parce qu'il est Dieu, vu que être grand et être Dieu sont pour lui la même chose; il s'ensuit que, pris en particulier, il n'est pas Dieu, mais seulement par et avec la divinité qu'il a engendrée, de telle sorte que le Fils est la divinité du Père, comme il est la sagesse et la vertu du Père, comme il est le Verbe et l'image du Père. Et comme être et être Dieu sont pour lui la même chose, ainsi le Fils est aussi l'essence du Père, comme il est son Verbe et son image. Par conséquent encore, excepté sa qualité de Père, le Père n'est quelque chose que parce qu'il a un Fils, en sorte que non-seulement en tant que Père, - et il est évident qu'il ne l'est point par (442) rapport à lui-même, mais par rapport à son Fils, puisqu'il n'est Père que parce qu'il a un Fils, - mais encore d'une manière absolue et par sa nature même, il n'existe que parce qu'il a engendré sa propre essence. En effet, comme il n'est grand que par la grandeur qu'il a engendrée, ainsi il n'existe que par l'essence qu'il a engendrée, puisque être et être grand sont en lui une même chose. Est-il donc le Père de son essence, comme il est le Père de sa grandeur, comme il est le Père de sa vertu et de sa sagesse? car sa grandeur est la même chose que sa vertu, et son essence la même chose que sa grandeur.

702 2. Cette discussion est occasionnée par ces paroles: «Le Christ est la vertu de Dieu et la «sagesse de Dieu». C'est pourquoi, voulant traiter des choses insondables, nous sommes arrêtés, à cette difficulté: ou de dire que le Christ n'est pas la vertu de Dieu et la sagesse de Dieu, ce qui serait la négation insolente et impie des paroles de l'Apôtre; - ou de reconnaître que le Christ est bien la vertu de Dieu et la sagesse de Dieu, mais que son Père n'est point le Père de sa propre vertu et de sa propre sagesse, - impiété qui ne serait pas moindre, puisqu'il ne serait-pas le Père du Christ, vu que le Christ est la vertu de Dieu et la sagesse de Dieu; ou que le Père n'est pas puissant par sa propre vertu, ni sage par sa propre sagesse - et qui oserait proférer ce blasphème?; ou que, dans le Père, autre chose est d'être, autre chose d'être sage, en sorte qu'il ne serait pas sage par le seul fait qu'il existe - ce qui est vrai de l'âme humaine, laquelle est tantôt insensée, tantôt sage, parce qu'elle est de nature changeante et ne possède pas la simplicité absolue et parfaite; ou que le Père n'est point par lui-même, et que non-seulement sa qualité de Père, mais son existence même, est relative à son Fils, - comment donc le Fils sera-t-il de la même essence que le Père, si le Père par lui-même n'est pas l'essence, qu'il n'existe point par lui-même, mais ne possède l'être que par rapport à son Fils? Mais, dira-t-on, il faut bien plutôt dire qu'il est d'une seule et même essence, puisque le Père et le Fils ne sont qu'une seule et même essence; vu que le Père n'est pas par lui-même, mais seulement par rapport au Fils qu'il a engendré comme essence, essence par laquelle il est tout ce qu'il est. Donc ni l'un ni l'autre n'est par soi, et tous les deux ne sont que relativement l'un à l'autre; ou bien, dira-t-on du Père seul que non-seulement il n'est Père, mais qu'il n'est rien que par rapport à son Fils, tandis qu'on dira du Fils qu'il est par lui-même? Si cela est, comment nommera-t-on le Fils en lui-même? l'appellera-t-on essence? mais le Fils est l'essence du Père, comme il est la vertu et la sagesse du Père, comme il est le Verbe du Père et l'image du Père.

Ou si l'on dit que le Fils est essence par lui-même, tandis que le Père n'est point essence, mais qu'il a engendré l'essence; qu'il n'existe point par lui-même, mais par l'essence qu'il a engendrée, comme il est grand par la grandeur qu'il a engendrée: donc le Fils sera aussi par lui-même la grandeur, donc il sera aussi par lui-même la vertu, la sagesse, le Verbe et l'image. Or, quoi de plus absurde que de dire qu'une image est sa propre image? Ou bien si l'image et le Verbe ne sont pas la même chose que la vertu et la sagesse, que ces deux premiers termes s'entendent dans le sens relatif, et ces deux derniers dans le sens absolu: voilà que le Père ne sera plus sage de la sagesse qu'il a engendrée, puisqu'il ne peut pas être dit sagesse par rapport à elle, ni elle par rapport à lui. En effet, tout rapport suppose deux termes. Reste donc à dire que le Fils est essence par rapport au Père; d'où ce résultat bien inattendu: que l'essence n'est pas l'essence, ou du moins que quand on dit essence, on entend dire rapport. Donnons un exemple:

L'expression «maître» indique non une essence, mais un rapport vis-à-vis d'un serviteur: mais quand on dit «homme» ou quelque autre chose de ce genre, on indique une essence et non une relation. Ainsi quand on dit d'un homme qu'il est maître, le mot «homme» désigne l'essence, le mot «maître» la relation; car l'homme est homme en lui-même, et maître par rapport à son serviteur: et la raison de ce langage est que si l'essence est prise dans le sens relatif, elle n'est plus proprement essence. Ajoutons que toute essence prise dans le sens relatif est encore quelque chose en dehors de ce relatif; ainsi l'homme maître, l'homme serviteur, le cheval animal de somme, la pièce de monnaie arrhes, sont homme, cheval, pièce de monnaie en eux-mêmes, et sont des substances ou des essences; et ce n'est que dans le sens relatif qu'on les appelle maître, serviteur, animal de somme, arrhes. Mais si l'homme n'existait pas, c'est-à-dire n'était pas (443) une substance, on ne pourrait le nommer maître relativement; si le cheval n'était pas une essence, on ne pourrait lui donner la qualification relative d'animal de somme; et si la pièce de monnaie n'était pas une substance, on ne pourrait l'appeler relativement arrhes. Si donc le Père n'est pas quelque chose en lui-même, il est absolument impossible de lui attribuer un rapport. Il n'en est pas ici comme d'un objet coloré, auquel la couleur se rapporte, cette couleur n'existant point par elle-même, mais appartenant toujours à l'objet coloré, tandis que l'objet lui-même, bien qu'on ne l'appelle coloré que par rapport à sa couleur, est cependant corps en lui-même. Il ne faut donc pas s'imaginer que le Père n'est point dans un sens absolu, mais simplement par rapport à son Fils; tandis que ce même Fils aurait tout à la fois une existence propre et une existence relative à son Père: étant appelé par lui-même grandeur vraie et vertu puissante, et de plus grandeur et vertu du Père grand-et puissant, par laquelle le Père est grand et puissant. Non, il n'en est pas ainsi: mais l'un et l'autre sont substance, et l'un et l'autre sont la même substance.

Or, comme il est absurde de dire que la blancheur n'est pas blanche, de même il est absurde de dire que la sagesse n'est pas sage; et comme la blancheur est dite blanche par elle-même, ainsi la sagesse est dite sage par elle-même. Mais la blancheur du corps n'est pas une essence, puisque c'est le corps lui-même qui est essence, et la blancheur sa qualité: qualité qui le fait nommer corps blanc, bien que pour lui exister et être blanc ne soient pas la même chose. Car là, autre chose est la forme, autre chose la couleur; et ni l'une ni l'autre n'existent par elles-mêmes, mais seulement dans un corps quelconque, lequel corps n'est ni forme, ni couleur, mais seulement formé et coloré. La vraie sagesse est sage et elle est sage par elle-même. Et comme toute âme devient sage par participation à la sagesse, si cette âme redevient insensée, la sagesse n'en subsiste pas moins en elle-même: elle ne change pas, parce que l'âme a changé en passant à la folie. Mais il n'en est pas de même de celui qui devient sage par elles comme le corps devient blanc par la blancheur. En effet, quand ce corps prend une autre couleur, la blancheur ne subsiste plus, elle a tout à fait cessé d'être. Que si le Père qui a engendré la sagesse est sage par elle, et que, pour lui, être ne soit pas être sage, dès lors son Fils est sa qualité et non plus son Fils; la simplicité a cessé d'être parfaite. Mais loin de nous cette pensée! car là l'essence est vraiment et souverainement simple, et l'existence et la sagesse y sont une même chose. Or, si être et être sage y sont une même chose, le Père n'est donc pas sage par la sagesse qu'il a engendrée; autrement il ne l'engendrerait pas, mais ce serait elle qui l'engendrerait lui-même. En effet, qu'entendons-nous quand nous disons que être et être sage sont pour lui la même chose, sinon qu'il existe par ce qui le fait sage? Donc, la raison pour laquelle il est sage, est aussi la raison pour laquelle il existe; et, par conséquent, si la sagesse qu'il a engendrée est la raison pour laquelle il est sage, elle est aussi la raison pour laquelle il existe: ce qui ne peut avoir lieu que si elle l'engendre ou le crée. Or, personne n'a jamais dit que la sagesse ait engendré ou créé le Père en aucune façon. Ne serait-ce pas là la plus grande des folies? Donc, le Père lui-même est aussi sagesse; et le Fils est appelé sagesse du Père, comme il est appelé lumière du Père; c'est-à-dire que, comme il est lumière de lumière et que les deux ne sont qu'une même lumière, ainsi doit-on entendre qu'il est sagesse de sagesse et que tous les deux sont une même sagesse, et, par conséquent, une seule essence, puisque là, être et être sage c'est la même chose. En effet, s'il est de la sagesse d'être sage, de la puissance de pouvoir, de l'éternité d'être éternelle, de la justice d'être juste, de la grandeur d'être grande, il est de l'essence d'exister. Et comme, dans cette simplicité, la sagesse n'est pas autre chose que l'être, la sagesse n'est pas non plus autre chose que l'essence.

CHAPITRE II. LE PÈRE ET LE FILS SONT ENSEMBLE UNE SEULE SAGESSE, COMME UNE SEULE ESSENCE, BIEN QU'ILS NE SOIENT PAS ENSEMBLE UN SEUL VERBE.

703 3. Le Père et le Fils sont donc ensemble une seule essence, une seule grandeur, une seule vérité, une seule sagesse; mais le Père et le Fils ne sont pas ensemble un seul Verbe, parce qu'ils ne sont pas tous les deux un seul Fils. En effet, comme le Fils est Fils relativement au Père, et non relativement à (444) lui-même; ainsi le Verbe, quand on le nomme ainsi, se rapporte à celui dont il est le Verbe. Car il est Fils par là même qu'il est Verbe, et il est Verbe par là même qu'il est Fils. Donc, puisque le Père et le Fils ensemble ne sont évidemment pas un seul Fils, il s'ensuit que le Père et le Fils ensemble ne sont pas un seul Verbe des deux. Voilà pourquoi le Verbe n'est pas Verbe parce qu'il est sagesse, puisqu'il est nommé Verbe, non par rapport à lui-même, mais seulement par rapport à celui dont il est le Verbe, comme il est nommé Fils par rapport à son Père, tandis qu'il est sagesse parce qu'il est essence. Et comme l'essence est une, la sagesse est une. Or, comme le Verbe est sagesse, mais n'est pas Verbe parce qu'il est sagesse - car il est Verbe relativement, et sagesse essentiellement- entendons, quand on dit Verbe, qu'on parle de la sagesse née pour être Fils et image. Et quand on prononce ces deux mots «sagesse née», entendons, dans l'un, «née», et le Verbe, et l'image, et le Fils; toutefois, dans ces trois expressions, ne cherchons pas l'essence, parce qu'elles sont relatives. Mais dans l'autre, «sagesse», qui est une expression absolue, puisque la sagesse est sage par elle-même, entendons l'essence même, pour qui être et être sage sont une même chose. Par conséquent, le Père et le Fils sont ensemble une seule sagesse, parce qu'ils sont une seule essence, et, en particulier, sagesse de sagesse, comme essence d'essence. Ainsi, quoique le Père ne soit pas le Fils, ni le Fils le Père, quoique l'un ne soit pas engendré et que l'autre le soit, ils n'en sont pas moins une seule essence: car les noms de Père et de Fils ne sont que relatifs. Mais l'un et l'autre sont ensemble une seule sagesse et une seule essence, pour laquelle être et être sage sont une même chose; mais ils ne sont pas- tous les deux ensemble Verbe ou Fils, parce que être et être Verbe ou Fils ne sont pas la même chose: ces expressions n'étant que relatives, comme nous l'avons déjà suffisamment démontré.


Augustin, Trinité 606