Augustin, Trinité 1538

CHAPITRE XX. CONTRE EUNOMIUS QUI PRÉTEND QUE LE FILS N'EST PAS FILS PAR NATURE, MAIS PAR ADOPTION. RÉSUMÉ DE CE QUI AÉTÉ DIT PLUS HAUT.

1538 38. C'est donc un ridicule raisonnement que celui d'Eunomius, le père de l'hérésie qui porte son nom, lequel ne pouvant comprendre ou ne voulant pas croire que le Verbe unique de Dieu, par qui tout a été fait (Jn 1,3), est Fils de Dieu par nature, c'est-à-dire engendré de la substance du Père, a prétendu qu'il n'est point le Fils de la nature ou de la substance ou de l'essence de Dieu, mais Fils de sa volonté, entendant par là que la volonté par laquelle Dieu engendrerait son Fils ne serait qu'un simple accident, analogue à ce qui se passe chez nous quand nous voulons ce que nous ne voulions pas d'abord: comme si ce n'était pas une preuve de l'inconstance de notre nature, ce que la foi nous défend absolument d'admettre en Dieu. Car ce texte: «Les pensées se multiplient dans le coeur de l'homme, mais la pensée du Seigneur subsiste éternellement ()», n'a pas d'autre but que de nous faire comprendre et croire que, Dieu étant éternel, sa volonté est aussi éternelle et par conséquent immuable comme lui. Or, ce qui se dit des pensées peut avec autant de vérité se dire des volontés: les volontés se multiplient dans le coeur de l'homme, mais la volonté de Dieu subsiste éternellement. Quelques-uns ne voulant point appeler le Verbe unique fils de la pensée ou de la volonté de Dieu, ont prétendu qu'il est la pensée même ou la volonté. Mais il vaut mieux, selon moi, dire qu'il est pensée de pensée, volonté de volonté, comme il est substance de substance, sagesse de sagesse, pour ne pas retomber dans l'absurdité que (564) nous avons déjà réfutée: que le Fils donne la sagesse ou la volonté, vu que le Père n'a ni pensée ni volonté dans sa propre substance.

Un hérétique astucieux demandait un jour si c'est de bon ou de mauvais gré que le Père engendre son Fils? Son but était, si on admettait le second cas, d'en déduire une misère infinie dans Dieu, et, dans le premier cas, d'en tirer cette conclusion nécessaire que le Fils n'est point Fils de la nature, mais de la volonté. Quelqu'un, qui n'était pas moins rusé que lui, lui demanda à son tour si c'est de bon ou de mauvais gré que le Père est Dieu? Dans le second cas, il en aurait aussi déduit que Dieu est infiniment misérable, hypothèse absolument extravagante, et, dans le premier, qu'il n'est pas Dieu par nature, mais par volonté. Que restait-il à l'hérétique, sinon de garder le silence et de se voir pris dans ses propres filets? Du reste, s'il faut attribuer à l'une des personnes de la Trinité le nom propre de volonté, c'est surtout à l'Esprit-Saint qu'il convient, comme on lui attribue la charité. Car qu'est-ce que l'amour, sinon la volonté?

1539 39. Je pense que ce que j'ai dit de l'Esprit-Saint dans ce livre, d'après les saintes Ecritures, suffit aux fidèles qui savent déjà que l'Esprit-Saint est Dieu, qu'il n'est point d'une autre substance ni moins grand que le Père et le Fils, comme je l'ai démontré dans les livres précédents, toujours selon ces mêmes Ecritures. En parlant de la création, nous avons aussi aidé de tout notre pouvoir ceux qui aiment à se rendre raison de ces choses, à comprendre, autant qu'ils le pourront, les perfections invisibles de Dieu par les choses qui ont été faites (Rm 1,20), et surtout par la créature raisonnable ou intelligente, qui a été faite à l'image de Dieu; espèce de miroir où ils découvriront, s'ils le peuvent et autant qu'ils le pourront, le Dieu-Trinité, dans notre mémoire, notre intelligence et notre volonté. Quiconque voit clairement ces trois choses créées par Dieu même dans son âme, et comprend quelle grande chose c'est pour elle de pouvoir par là se rappeler, voir, aimer la nature éternelle et immuable, se la rappeler par la mémoire, la contempler par l'intelligence, s'y attacher par l'amour: celui-là aperçoit évidemment une image de la Trinité. C'est à se rappeler cette très-parfaite Trinité pour s'en souvenir, à la voir pour la contempler, à l'aimer pour y trouver son bonheur, qu'il doit consacrer tout ce qu'il a de vie. Mais, qu'il se garde bien de comparer à cette même Trinité et de regarder comme lui étant semblable en tout point, l'image qu'elle a créée elle-même, et qui s'est dégradée par sa propre faute. Nous lui avons assez fait voir qu'elle immense différence il trouvera dans cette imparfaite ressemblance.

CHAPITRE XXI. DE LA RESSEMBLANCE DU PÈRE ET DU FILS DÉCOUVERTE DANS NOTRE MÉMOIRE ET NOTRE INTELLIGENCE.

DE LA RESSEMBLANCE DU SAINT-ESPRIT DANS NOTRE VOLONTÉ OU NOTRE AMOUR.

1540 40. J'ai pris soin de montrer que Dieu le Père et Dieu le Fils, c'est-à-dire le Dieu engendrant qui a exprimé en quelque sorte tout ce qu'il a substantiellement dans son Verbe qui lui est coéternel, et son Verbe qui est Dieu et n'a ni plus ni moins en substance que ce -qui est en Celui qui l'a, non faussement, mais véritablement engendré, j'ai, dis-je, pris soin de les faire voir, non pas face à face, mais par ressemblance et en énigme (1Co 13,12) -a utant que je l'ai pu et à l'aide de conjectures - dans la mémoire et l'intelligence de notre âme; attribuant à la mémoire tout ce que nous savons même sans y penser, et à l'intelligence la faculté «d'informer» notre pensée d'une manière propre et particulière. C'est en effet surtout quand nous pensons à une vérité que nous avons découverte, que nous sommes dits comprendre, et, cette vérité, nous la laissons ensuite dans notre mémoire. Et c'est dans ces intimes profondeurs de la mémoire où nous avons d'abord découvert par la pensée, que le verbe intime, qui n'appartient à aucune langue, est engendré comme science de science et vision de vision. Là aussi l'intelligence qui fait son apparition dans la pensée est engendrée de l'intelligence qui était déjà dans la mémoire, muais y restait cachée. Du reste, si la pensée n'avait pas elle-même une certaine mémoire, elle ne retournerait pas vers ce qu'elle a laissé dans la mémoire, vu qu'elle s'en irait ailleurs.

41. Pour ce qui regarde le Saint-Esprit, j'ai montré que rien, dans cette énigme, n'en offre la ressemblance, sinon notre volonté, ou l'amour ou dilection, qui est la volonté la plus (565) puissante; parce que notre volonté, qui fait partie de notre nature, éprouve des affections diverses, suivant que nous sommes attirés ou repoussés par les objets qui se présentent à elle ou lui sont offerts par le hasard. Mais quoi? dirons-nous que notre volonté, quand elle est droite, ne sait que désirer, ni qu'éviter? Si elle le sait, elle a donc une certaine science propre qui suppose nécessairement la mémoire et l'intelligence. Ou bien prêterons-nous l'oreille à celui qui affirmera que la charité, qui ne fait pas le mal, ne sait pas ce qu'elle a à faire? Ainsi donc cette mémoire principale, où nous trouvons tout prêt et comme mis en réserve de quoi occuper notre pensée, cette mémoire a déjà l'amour, aussi bien que l'intelligence: car nous les y trouvons tous deux, quand nous découvrons par la pensée que nous comprenons et que nous aimons quelque chose, et nous voyons qu'ils y étaient, même quand nous n'y pensions pas; et cette intelligence qui se forme par la pensée, elle a l'amour, comme elle a la mémoire: et ce verbe vrai, nous l'exprimons intérieurement sans le secours d'aucune langue, quand nous disons ce que nous connaissons; car le regard de notre pensée ne se retourne vers quelque chose que par la mémoire, et il ne prend soin d'y retourner que par l'amour. De même l'amour qui unit comme père et fils la vision qui a son siége dans la mémoire et la vision de la pensée qui en est formée, ne saurait ce qu'il doit raisonnablement aimer s'il n'avait la science de désirer, qui suppose nécessairement la mémoire et l'intelligence.

CHAPITRE XXII. COMBIEN EST GRANDE LA DIFFÉRENCE ENTRE L'IMAGE DE LA TRINITÉ QUE NOUS DÉCOUVRONS EN NOUS ET LA TRINITÉ ELLE-MÊME.

1542 42. Ces trois choses, mémoire, intelligence, amour, se trouvant dans une seule personne, telle qu'est l'homme, on peut nous dire: Elles sont à moi, et non à elles-mêmes; ce n'est pas pour elles, mais pour moi, qu'elles font ce qu'elles font, ou plutôt c'est moi qui agis par elles. En effet, je me souviens par la mémoire, je comprends par l'intelligence, j'aime par l'amour; et quand je tourne vers ma mémoire le regard de ma pensée, que je dis en mon coeur ce que je sais et que le verbe vrai est engendré de ma science, verbe et science, tous les deux sont à moi. Car c'est moi qui sais, c'est moi qui dis en mon coeur ce que je sais. Et quand, réfléchissant, je trouve dans ma mémoire que je comprends déjà, que j'aime déjà quelque chose, cette intelligence et cet amour qui étaient là même avant que j'en formasse ma pensée, je trouve dans ma mémoire même, que c'est mon intelligence, celle par laquelle je comprends; mon amour, celui par lequel j'aime, et qu'ils ne s'appartiennent pas. De même, quand ma pensée se souvient et veut retourner à ce qu'elle avait laissé dans la mémoire, le comprendre, le considérer et le dire intérieurement, c'est ma mémoire qui se souvient, c'est de ma volonté qu'elle veut et non de la sienne. Enfin mon amour lui-même, quand il se souvient et comprend ce qu'il doit désirer, ce qu'il doit éviter, se rappelle par ma mémoire et non par la sienne, comprend par mon intelligence et non par la sienne, tout ce qu'il aime avec intelligence. En deux mots, on peut dire: c'est moi qui, par ces trois choses, me souviens, comprends et aime, moi qui ne suis ni mémoire, ni intelligence, ni amour, mais qui possède ces trois choses. On peut donc dire que ces trois choses appartiennent à la personne qui les possède, mais non que la personne qui les possède soit ces trois choses. Or, dans la simplicité de cette nature souveraine qui est Dieu, bien qu'il n'y ait qu'un seul Dieu, il y a trois personnes, le Père, le Fils et le Saint-Esprit.

CHAPITRE XXIII. ENCORE DE LA DIFFÉRENCE QU'IL Y A ENTRE LA TRINITÉ QUI EST DANS L'HOMME ET LA TRINITÉ QUI EST DIEU.

ON VOIT MAINTENANT, A L'AIDE DE LA FOI, LA TRINITÉ A TRAVERS UN MIROIR, POUR MÉRITER DE LA VOIR UN JOUR PLUS CLAIREMENT FACE A FACE SELON LA PROMESSE.

1543 43. Autre chose est donc la Trinité substantielle, autre chose l'image de la Trinité dans un objet étranger. C'est à cause de cette image qu'on donne aussi le nom d'image à l'être même où sont ces trois choses; comme on appelle image tout à la fois et le tableau et ce qui est peint dessus; mais le tableau ne porte le nom d'image qu'à cause de la peinture qu'il présente. Or, dans cette souveraine Trinité, incomparablement supérieure à tout ce qui (566) existe, l'indivisibilité est telle que, tandis qu'on ne peut pas dire qu'une trinité d'hommes soit un homme, là on peut dire qu'il y a un seul Dieu, et il n'y en a qu'un réellement; on ne doit pas même dire que cette Trinité est en un seul Dieu, mais bien qu'elle est un seul Dieu. En elle encore, il n'en est pas comme dans l'homme, son image, où une seule personne possède les trois choses; mais il y a trois personnes, le Père du Fils, le Fils du Père et l'Esprit du Père et du Fils. Car, quoique la mémoire de l'homme, surtout celle qui est refusée aux animaux, c'est-à-dire celle qui renferme les objets intellectuels, les objets qui ne lui viennent pas par l'entremise des sens, quoique cette mémoire offre une ressemblance, bien faible, il est vrai, incomparablement inférieure, mais enfin une ressemblance quelconque avec le Père; quoique, également, l'intelligence de l'homme, celle qui est formée par l'attention de la pensée, quand on dit ce que l'on sait - parole du coeur qui n'appartient à aucune langue - quoique cette intelligence présente aussi, sauf une immense différence, une ressemblance quelconque avec le Fils; enfin quoique l'amour de l'homme, procédant de la science, unissant la mémoire et l'intelligence, et commun à cette espèce de père et de fils, sans être lui-même ni père ni fils, quoique cet amour offre aussi, avec une différence très-grande, quelque ressemblance avec le Saint-Esprit: cependant, tandis que dans cette image de la Trinité, ces trois choses ne sont pas un homme, mais appartiennent seulement à un homme, dans la souveraine Trinité dont celle-ci est l'image, les trois choses n'appartiennent pas à un seul Dieu, mais sont un seul Dieu, ne sont pas une seule personne, mais trois personnes. Et c'est une chose merveilleusement ineffable ou ineffablement merveilleuse que, tandis que l'image de la Trinité ne forme qu'une seule personne, la Trinité elle-même renferme trois personnes, et que cette Trinité de trois personnes soit bien plus indivisible que la trinité d'une seule personne. En effet, cette souveraine Trinité dans la nature de la divinité, ou pour mieux dire de la déité, est ce qu'elle est, est immuablement et éternellement égale en elle-même; en aucun temps elle n'a pas été, ou n'a été autrement; jamais elle ne sera plus, ou ne sera autrement. Au contraire les trois choses qui sont dans son imparfaite image, si elles ne sont pas séparées totalement - vu qu'elles ne sont pas des corps - diffèrent cependant entre elles pendant cette vie, sous le rapport de l'étendue. En effet, bien qu'elles ne soient pas des choses matérielles, nous n'en voyons pas moins que la mémoire est plus grande que l'intelligence chez l'un, qu'elle est moindre chez l'autre; que chez un troisième égales ou non entre elles, elles sont surpassées en étendue par l'amour. Ainsi ou deux l'emportent sur une, ou une sur deux, ou l'une sur l'autre, et les plus petites cèdent aux plus grandes. Fussent-elles, du reste, égales entre elles et guéries de toute maladie, même alors, on ne pourrait égaler à une chose immuable par nature une chose qui ne devra qu'à la grâce de ne plus changer; parce que la créature n'est point égale au Créateur, et que par le fait même qu'elle sera guérie de toute maladie, elle subira un changement.

1544 44. Toutefois cette souveraine Trinité, qui n'est pas seulement immatérielle, mais absolument indivisible et véritablement immuable, nous la verrons bien plus clairement et avec beaucoup plus de certitude que son image qui est en nous, quand viendra cette vision face à face qui nous est promise. Cependant ceux qui voient à travers ce miroir et en cette énigme - autant qu'il est donné de voir en cette vie - ne sont pas ceux qui voient dans leur âme ce que nous avons expliqué et fait ressortir; mais ceux qui voient leur âme comme une image, afin de pouvoir rapporter à Celui dont elle est l'image ce qu'ils voient, comme ils le voient, et entrevoir par conjecture ce qu'ils découvrent par image, puisqu'ils ne peuvent pas encore contempler face à face. Car l'Apôtre ne dit pas Nous voyons maintenant un miroir, mais «Nous voyons maintenant à travers un miroir (1Co 13,12)».

CHAPITRE XXIV. INFIRMITÉ DE L'ÂME HUMAINE.


Ainsi donc ceux qui- voient leur âme comme elle peut être vue, qui découvrent en elle la trinité que j'ai envisagée, autant qu'il m'a été possible, sous bien des faces, et ne croient pas ou ne comprennent pas qu'elle est l'image de Dieu, ceux-là voient sans doute un miroir, mais ils voient si peu à travers ce (567) miroir Celui qu'il faut y voir pendant cette vie, qu'ils ne savent pas même que le miroir qu'ils voient est un miroir, c'est-à-dire une image. S'ils le savaient, peut-être comprendraient-ils qu'il faut chercher et voir, provisoirement et d'une manière quelconque, à travers ce miroir Celui même dont il est le miroir, une foi non feinte purifiant les coeurs (1Tm 1,5), pour qu'on puisse un jour voir face à face Celui qu'on voit maintenant à travers un miroir. Or, en dédaignant cette foi qui purifie les coeurs, que gagnent-ils à comprendre de subtiles discussions sur la nature de l'âme humaine, sinon de se faire condamner par le témoignage même de leur intelligence? Ils n'auraient pas ces peines ni tant de difficultés d'arriver à quelque chose de certain, s'ils n'étaient enveloppés de ténèbres justement méritées, et chargés de ce corps de corruption qui appesantit l'âme (Sg 9,15). Or, qui nous a attiré ce malheur, sinon le péché? Eclairés par une si cruelle expérience, ils devraient donc bien suivre l'Agneau qui ôte les péchés du monde (Jn 1,29).

CHAPITRE XXV. C'EST SEULEMENT AU SEIN DE LA BÉATITUDE QU'ON COMPREND POURQUOI LE SAINT-ESPRIT N'EST PAS ENGENDRÉ,

ET COMMENT IL PROCÈDE DU PÈRE ET DU FILS.


Une fois dégagés des liens du corps à la fin de cette vie, les fidèles appartiennent à Dieu, eussent-ils été d'ailleurs bien moins intelligents que ces philosophes - et les puissances jalouses n'ont plus le droit de les retenir. Ces puissances, l'Agneau innocent immolé par elles, les a vaincues par la justice du sang avant de les vaincre par la vertu de la puissance. Dès lors, délivrés du pouvoir du démon, ces justes sont reçus par les saints anges, affranchis enfin de tous les maux par le Médiateur entre Dieu et les hommes, le Christ Jésus homme (1Tm 2,5) puisque, d'après le témoignage unanime des divines Ecritures, anciennes et nouvelles, qui ont prédit et annoncé le Christ, «nul autre nom n'a été donné dans le ciel, par lequel les hommes doivent être sauvés (Ac 4,12)». Purifiés donc de toute tache de corruption, ils sont établis dans de paisibles demeures, jusqu'à ce qu'ils reprennent leurs corps, mais cette fois incorruptibles et devenus leur ornement et non plus leur fardeau. Car ç'a été le bon plaisir du très-bon et très-sage Créateur, que l'esprit de l'homme humblement soumis à Dieu domine heureusement son corps, et que ce bonheur n'ait pas de fin.

1545 45. Là nous verrons la vérité sans aucune difficulté et nous jouirons de sa contemplation, parfaitement éclairés et dégagés de toute incertitude. Nous n'aurons plus besoin de raisonnements, mais nous verrons intuitivement pourquoi le Saint-Esprit n'est pas Fils du Père, bien qu'il en procède. Au sein de cette lumière, il n'y n plus de question à résoudre. Mais ici j'ai si bien vu par expérience la difficulté du sujet - et sans aucun doute mes lecteurs studieux et intelligents la verront comme moi - que m'étant engagé dans le second livre de cet ouvrage (Ch. 3) à m'expliquer ailleurs, toutes les fois que j'ai voulu montrer quelque trait de ressemblance entre la créature humaine et cette souveraine Trinité, ma parole n'a pu exprimer les idées quelconques que j'avais conçues. J'ai même senti qu'il y avait dans mon intelligence plus d'efforts que de succès. J'ai trouvé dans l'homme, qui n'est qu'une personne, une image de cette souveraine Trinité; et pour mieux faire comprendre les trois divines personnes dans l'être sujet à changement, j'ai essayé, surtout dans le neuvième livre, de procéder par degrés successifs. Mais trois choses appartenant à une seule personne ne sauraient répondre au désir de l'homme, et donner une idée juste des trois personnes divines, ainsi que nous l'avons démontré dans ce quinzième livre.

CHAPITRE 26. LE SAINT-ESPRIT PROCÈDE DU PÈRE ET DU FILS, ET NE PEUT ÊTRE APPELÉ LEUR FILS.


Au surplus, dans cette souveraine Trinité qui est Dieu, il n'y a aucun intervalle de temps, qui permette de croire ou au moins de demander, si le Fils est d'abord né du Père, et si c'est postérieurement que le Saint-Esprit a procédé des deux. Car celui dont l'Apôtre a dit: «Parce que vous êtes enfants, Dieu a envoyé dans vos coeurs l'Esprit de son Fils (Ga 4,6).» est le même que celui dont le Fils a dit: «Car ce n'est pas vous qui parlez, mais l'Esprit de votre Père qui parle en vous (Mt 20)». Beaucoup d'autres témoignages des divines (568) Ecritures prouvent que celui qu'on appelle proprement Esprit-Saint dans la Trinité, est l'Esprit du Père et du Fils; celui dont le Fils lui-même a dit: «Celui que je vous enverrai du Père (Jn 15,26)»; et ailleurs: «Celui que mon Père enverra en mon nom (Jn 14,26)». Ce qui prouve qu'il procède des deux, c'est que le Fils lui-même a dit: «Il procède du Père»; puis après sa résurrection d'entre les morts, apparaissant à ses disciples, il souffla sur eux et leur dit: «Recevez le Saint-Esprit (Jn 20,22)», pour faire voir qu'il procède aussi de lui. Et c'est là cette «vertu» qui «sortait de lui», comme on le voit dans l'Evangile, «et les guérissait tous (Lc 6,19)».

1546 46. Mais pourquoi a-t-il d'abord donné le Saint-Esprit sur la terre après sa résurrection (Jn 20,22), puis l'a-t-il ensuite envoyé du ciel (Ac 2,4)? C'est, je pense, parce que la charité, qui nous fait aimer Dieu et le prochain, est répandue en nos coeurs par ce Don même (Rm 5,5), pour accomplissement des deux commandements auxquels se rattachent toute la loi et les prophètes (Mt 22,37-40). C'est ce que le Seigneur Jésus a voulu faire entendre en donnant deux fois le Saint-Esprit: une fois sur la terre, pour indiquer l'amour du prochain, et une seconde fois du haut du ciel en vue de l'amour de Dieu. Que si on peut expliquer autrement ce double envoi de l'Esprit-Saint, tout au moins nous ne pouvons douter que c'est bien le même Esprit que Jésus a donné après avoir soufflé et dont il a dit aussitôt: «Allez, baptisez toutes les nations au nom du Père, et du Fils, et du Saint-Esprit (Mt 13,19)»; paroles où la souveraine Trinité est si formellement indiquée. C'est donc le même Esprit qui a été donné du ciel le jour de la Pentecôte, c'est-à-dire dix jours après que le Seigneur fut monté au ciel. Comment donc ne serait-il pas Dieu, celui qui donne l'Esprit- Saint? Ou plutôt quel grand Dieu que celui qui donne un Dieu! Car aucun de ses disciples n'a jamais donné l'Esprit-Saint. ils priaient pour le faire descendre sur ceux à qui ils imposaient les mains, mais ils ne le donnaient pas. Et cet usage, l'Eglise le maintient encore par ses pontifes. Simon le magicien lui-même, en offrant de l'argent aux Apôtres, ne dit pas: «Donnez-moi aussi ce pouvoir», afin que je donne le Saint-Esprit, mais «afin que tous ceux à qui j'imposerai les mains, reçoivent l'Esprit-Saint». Et plus haut, l'Ecriture n'avait pas dit: Simon voyant que les Apôtres donnaient l'Esprit-Saint, mais bien: «Or, Simon voyant que, par l'imposition des mains des Apôtres, l'Esprit-Saint était donné (Ac 8,18-19)». Aussi le Seigneur Jésus n'a pas seulement donné le Saint-Esprit comme Dieu, mais il l'a encore reçu comme homme; c'est pourquoi on le dit plein de grâce (Jn 1,14), et de l'Esprit-Saint (Lc 11,52 Lc 4,1). On écrit encore de lui en termes plus clairs: «Parce que Dieu l'a oint de l'Esprit-Saint (Ac 10,38)»; non certes avec de l'huile visible, mais par le don de la grâce, symbolisé par le parfum dont l'Eglise oint les baptisés. Mais le Christ n'a pas été oint par le Saint-Esprit au moment de son baptême, quand le Saint-Esprit descendit sur lui en forme de colombe (Mt 3,16) - circonstance où il a daigné figurer d'avance son corps, c'est-à-dire l'Eglise dont les membres reçoivent le Saint-Esprit principalement dans le baptême - mais il faut entendre qu'il a reçu l'onction mystérieuse et invisible, quand le Verbe de Dieu a été fait chair (Jn 1,14), c'est-à-dire quand la nature humaine, sans l'avoir mérité par aucunes bonnes oeuvres précédentes, a été unie au Verbe-Dieu dans le sein d'une Vierge, de manière à ne former avec lui qu'une personne. Voilà pourquoi nous confessons qu'il est né du Saint-Esprit et de la Vierge Marie. Car ce serait le comble de l'absurdité de croire qu'il n'a reçu le Saint-Esprit qu'à trente ans - âge auquel il a été baptisé par Jean (Lc 3,21-23). Nous devons croire, au contraire, que, s'il est venu au baptême sans aucune espèce de péché, il n'y est certainement pas venu sans l'Esprit-Saint. En effet, s'il est écrit de son serviteur et précurseur Jean: «Il sera rempli du Saint-Esprit dès le sein de sa mère (Lc 1,15)», parce que, quoique engendré d'un homme, il a cependant reçu le Saint-Esprit dès sa formation dans le sein maternel; que faudra-t-il penser, que faudra-t-il croire de l'Homme-Christ, dont la chair n'a point été conçue charnellement, mais spirituellement? Et quand on écrit qu'il a reçu de son Père la promesse du Saint-Esprit et qu'il l'a répandu (Ac 2,33), on nous montre par là même qu'il a les deux natures, la nature humaine et la nature divine, puisqu'il a reçu (569) le Saint-Esprit comme homme et l'a répandu comme Dieu. Quant à nous, nous pouvons recevoir ce don dans la mesure de notre faiblesse, mais nous ne pouvons le répandre sur les autres; seulement nous prions Dieu, l'auteur du don, de le répandre lui-même.

1547 47. Pouvons-nous donc demander si, quand le Fils est né, le Saint-Esprit avait déjà procédé du Père, ou non, et s'il a procédé des deux, après la naissance du Fils, là où il n'y a pas de temps; absolument comme nous avons pu, là où le temps existe, examiner si la volonté procède en premier lieu de l'âme humaine, pour chercher ensuite l'objet qui, une fois découvert, prendra le nom de fils; lequel fils étant enfanté ou engendré, la volonté se complète, et trouve le repos en atteignant sa fin, en sorte que ce qui était désir quand elle cherchait, devienne amour quand elle jouit: amour procédant de deux choses, c'est-à-dire de l'âme qui joue le rôle de père en enfantant, et de la connaissance qui joue le rôle de fils comme étant enfantée? Non assurément, on ne peut poser de telles questions là où rien ne commence avec le temps pour s'achever dans le temps. Ainsi donc, que celui qui peut comprendre que le Fils est éternellement engendré du Père, comprenne que le Saint-Esprit procède aussi éternellement des deux. Que celui encore qui peut comprendre, d'après ces paroles du Fils: «Comme le Père a la vie en lui-même, ainsi il a donné au Fils d'avoir en lui-même la vie (Jn 5,28)», comprendre, dis-je, que le Père n'a pas donné la vie à un Fils jusque-là sans vie, mais qu'il l'a engendré en dehors du temps, en sorte que la vie que le Père a donnée au Fils en l'engendrant est coéternelle à la vie même du Père qui l'a donnée; que celui-là comprenne aussi que, comme il est dans la nature du Père que le Saint-Esprit procède de lui, de même il a donné à son Fils que le même Saint-Esprit procède aussi de lui, double procession également éternelle; et que, quand on dit que le Saint-Esprit procède du Père, on l'entend en ce sens que le Père a aussi donné au Fils que le Saint-Esprit procède du Fils. En effet, si le Fils tient du Père tout ce qu'il a, il en tient aussi que le Saint-Esprit procède de lui. Mais, qu'on exclue ici toute idée du temps, qui renferme celle d'antériorité et de postériorité; car il n'y en a pas l'ombre.

Comment donc ne serait-il pas souverainement absurde d'appeler le Saint-Esprit fils des deux, puisque, comme, par sa génération du Père, le Fils possède une essence éternelle et immuable, de même, par sa procession des deux, le Saint-Esprit possède une nature éternelle et immuable? Voilà pourquoi, si nous ne disons pas que le Saint-Esprit est engendré, nous n'osons cependant le dire non engendré: évitant d'employer cette expression pour ne pas laisser croire ou qu'il y a deux pères dans la Trinité, ou qu'il y a deux personnes qui ne sont pas d'une autre. Car le Père seul n'est pas d'un autre; voilà pourquoi seul il est appelé non engendré, sinon dans les Ecritures, au moins dans le langage usuel de ceux qui discutent un si haut mystère et s'en expliquent comme ils peuvent. Le Fils est né du Père; et le Saint-Esprit procède principalement du Père, et, sans aucun intervalle de temps, tout à la fois du Père et du Fils. Or, on l'appellerait fils du Père et du Fils, si - ce que tout homme de bon sens rejette avec horreur - tous les deux l'avaient engendré. L'Esprit des deux n'a donc pas été engendré par les deux, mais il procède des deux.

CHAPITRE 26I. POURQUOI ON NE DIT PAS QUE L'ESPRIT EST ENGENDRÉ ET POURQUOI L'ON DIT DU PÈRE SEUL QU'IL N'EST PAS ENGENDRÉ? CE QUE DOIVENT FAIRE CEUX QUI NE COMPRENNENT PAS CES MYSTÈRES.

1548 48. Mais, comme dans cette coéternelle, égale, incorporelle, merveilleusement immuable et indivisible Trinité, il est très-difficile de distinguer la génération de la procession, que ceux dont l'intelligence ne saurait s'élever plus haut, se contentent de ce que nous avons dit un jour dans un sermon adressé au peuple chrétien et que nous avons écrit ensuite. Après avoir, entre autres choses, cité des témoignages des saintes Ecritures pour prouver que le Saint-Esprit procède des deux, je disais: «Si donc le Saint-Esprit procède du Père et du Fils, pourquoi le Fils a-t-il dit: Il procède du Père (Jn 15,26)? Pourquoi, pensez-vous, sinon à raison de l'habitude qu'il a de rapporter tout ce qui lui appartient à ce lui de qui il est? C'est ainsi qu'il a dit: Ma doctrine n'est pas de moi, mais de celui qui (570) m'a envoyé (Jn 7,16). Si donc on entend ici qu'il s'agit de sa doctrine, bien qu'il dise qu'elle n'est pas de lui, mais de son Père; à combien plus forte raison doit-on comprendre que le Saint-Esprit procède aussi de lui, alors qu'il dit: Il procède du Père, sans dire: Il ne procède pas de moi? Or, celui de qui il tient d'être Dieu - car il est Dieu de Dieu - c'est aussi celui de qui il tient que le Saint-Esprit procède de lui: par conséquent le Saint-Esprit tient du Père lui-même de procéder du Fils comme il procède du Père. C'est ainsi qu'on peut comprendre d'une manière quelconque - autant que peuvent comprendre des êtres tels que nous - pourquoi on ne dit pas que le Saint-Esprit est engendré, mais bien qu'il procède; parce que si on l'appelait Fils, il serait Fils des deux, ce qui serait une énorme absurdité. Car pour être fils des deux, il faut avoir un père et une mère, et loin de nous la pensée de supposer rien de ce genre entre Dieu le Père et Dieu le Fils. Bien plus, un fils des hommes ne procède pas même de son père et de sa mère en même temps: car quand il procède du père dans la mère, il ne procède pas de la mère, et quand il procède de la mère pour paraître au jour, il ne procède pas du père. Or, le Saint-Esprit ne procède pas du Père dans le Fils, puis du Fils pour sanctifier la créature; tuais il procède à la fois de l'un et de l'autre, quoique le Père ait donné au Fils que le Saint-Esprit procède de lui comme du Père. En effet, nous ne pouvons pas dire que le Saint-Esprit ne soit pas vie, quand le Père est vie et le Fils aussi; par conséquent, comme le Père a la vie en lui-même, et a donné au Fils d'avoir aussi la vie en lui-même, ainsi il lui adonné que la vie procède de lui, comme elle procède du Père (Sur l'Evang. Selon S.Jean traité 99e, n. 8,9)». J'ai transcrit ici ce passage de mon sermon; mais c'est à des fidèles, et non à des infidèles, que je m'adresse.

1549 49. Mais s'ils ne sont pas capables de voir l'image créée, de constater combien sont vraies ces trois facultés qui sont dans leur âme, qui sont trois sans être trois personnes, qui appartiennent toutes les trois à un homme qui n'est qu'une personne: pourquoi ne croient-ils pas ce que les saintes lettres nous disent de la souveraine Trinité, plutôt que de demander une explication parfaitement claire d'un mystère qui dépasse notre faible et impuissante raison humaine? Appuyés sur une foi inébranlable aux saintes Ecritures, ces témoins infaillibles, qu'ils cherchent par la prière, par l'étude et une vie vertueuse à éclairer leur intelligence, c'est-à-dire à voir, autant que possible, des yeux de l'esprit ce qu'ils admettent avec la certitude de la foi. Qui les empêche de faire cela? ou plutôt qui ne les y exhorte pas? Mais s'ils pensent qu'il faut nier ces mystères, parce que leur aveugle intelligence ne peut les pénétrer, faudra-t-il que les aveugles de naissance nient aussi l'existence du soleil? La lumière luit donc dans les ténèbres, et si leurs ténèbres ne la comprennent pas (Jn 1,5), qu'ils soient d'abord éclairés par le don de Dieu pour devenir fidèles et qu'ils commencent à être lumière en comparaison des infidèles; puis, ce fondement établi, qu'ils soient édifiés vers ce qu'ils croient, afin de mériter de voir un jour. Car il est des choses que l'on croit avec la certitude de ne jamais les voir. Par exemple, on ne reverra plus le Christ sur la croix; et cependant si on ne croit pas cet événement, qui s'est passé, qui s'est vu, mais qu'on doit désespérer de voir se reproduire, on ne saurait parvenir au Christ tel qu'il doit être vu pendant l'éternité. Pour ce qui concerne cette souveraine, ineffable, immatérielle et immuable nature qu'il faut voir d'une manière quelconque par les yeux de l'intelligence, nulle part le regard de l'âme humaine ne s'y exerce mieux, sous la simple direction de la règle de foi, que dans ce que l'homme lui-même a dans sa nature qui l'élève au-dessus des autres animaux et qui est supérieur aux autres parties de son âme, c'est-à-dire dans son intelligence car à l'intelligence il est accordé de voir jusqu'à un certain point dans les choses invisibles; c'est à elle, faculté intérieure et juge assise sur un siége élevé et honorable, que les sens apportent toutes les questions à décider, et elle n'a pas de supérieur à qui elle doive soumission et obéissance, si ce n'est Dieu.

1550 50. Mais au milieu des longues discussions auxquelles je me suis livré et où j'ose confesser que je n'ai rien dit qui soit digne de cette souveraine et ineffable Trinité, mais que la science divine est merveilleusement élevée au-dessus de moi et que je n'y puis atteindre (Ps 139,6): au milieu de tout cela, dis-je, où donc, ô mon âme, où donc crois-tu être, où es-tu (571) prosternée, où es-tu debout, en attendant que celui qui a pardonné toutes tes iniquités guérisse toutes tes langueurs (Ps 103,3)? Tu reconnais sans doute, que tu es dans cette hôtellerie où le charitable Samaritain conduisit celui qu'il trouva percé de mille coups par les voleurs et à demi mort (Lc 10,30-34). Et cependant tu as vu bien des vérités, non avec les yeux qui voient les objets sensibles, mais avec ceux que demandait celui qui disait: «Que mes yeux voient l'équité (Ps 16,2)». Oui, tu as vu bien des vérités et tu les as discernées à l'aide de la lumière même qui te les a fait voir; élève maintenant tes yeux jusqu'à cette lumière même et fixe-les-y, si tu peux. Là tu verras quelle différence il y a entre la naissance du Verbe de Dieu et la procession du Don de Dieu; pourquoi le Fils unique a dit que le Saint-Esprit n'est pas engendré du Père - autrement il serait son frère - mais qu'il en procède. D'où il suit que l'Esprit des deux étant une certaine communication consubstantielle du Père et du Fils, il ne peut - loin de nous cette erreur - être appelé leur fils. Mais tu ne peux fixer là ton regard, pour distinguer nettement, clairement, ce mystère; je le sais, tu ne le peux. Je dis la vérité, je me la dis à moi-même, je sais ce qui m'est impossible cependant ce même regard te découvre en toi trois choses où tu peux reconnaître une image de cette souveraine Trinité, que tu ne saurais encore contempler d'un oeil fixe. Il te démontre qu'il y a en toi un verbe vrai, quand il est engendré de ta science, c'est-à-dire quand nous disons ce que nous savons, bien que nous ne prononcions ni des lèvres ni de la pensée aucune parole appartenant à aucune langue; seulement notre pensée se forme de ce que nous connaissons, puis il se produit dans le regard de la pensée une image parfaitement semblable à la pensée même que la mémoire renfermait, et ces deux choses, comme qui dirait le père et le fils, sont unies par la volonté ou l'amour qui vient se poser en tiers.

Mais que cette volonté procède de la pensée - car personne ne veut ce dont il ignore absolument l'existence ou la nature - et que cependant elle ne soit pas l'image de la pensée; par conséquent qu'on retrouve dans cette chose tout intellectuelle la différence entre la naissance et la procession, puisque voir par la pensée n'est pas la même chose que désirer, ou jouir par la volonté: c'est ce que voit et distingue celui qui en a la faculté. Cette faculté, tu l'as eue, ô mon âme, quoique tu n'aies pu et ne puisses encore exprimer suffisamment par le langage ce que tu as péniblement aperçu à travers le brouillard des images matérielles qui ne cessent d'obséder les pensées humaines. Mais cette lumière, qui n'est pas toi, t'a aussi fait voir qu'il y a une différence entre les images immatérielles des objets matériels et la vérité qui apparaît à l'intelligence quand nous les avons écartées. Cela et d'autres choses également certaines, cette lumière les a fait briller à ton regard intérieur. Qu'est-ce qui t'empêche donc de la contempler elle-même d'un oeil fixe, sinon ton infirmité? Et d'où vient cette infirmité, sinon de l'iniquité? Par conséquent, qui guérira toutes tes langueurs, sinon Celui qui a pardonné toutes tes iniquités? Il vaut donc mieux terminer ce livre par la prière que par la discussion.


Augustin, Trinité 1538