Chrysostome sur Héb. I 2400

HOMÉLIE 24

2400
TOUS CES SAINTS SONT MORTS DANS LA FOI, N'AYANT POINT REÇU LES BIENS PROMIS, MAIS LES VOYANT ET COMME LES SALUANT DE LOIN, ET CONFESSANT QU'ILS ÉTAIENT ÉTRANGERS ET VOYAGEURS SUR CETTE TERRE. (
He 11,13-17)

Analyse

1 et 2. L'orateur, contre son ordinaire, commence par une instruction morale, bien qu'il doive finir encore par une homélie de même espèce. — Différence entre les saints et nous; notre attachement à la terre ; nos vices, condamnés même par nos complices. — Détachement et vertus d'Abraham, d'Isaac et de Jacob, surtout en face de notre lâcheté qui ne sait ni vivre ni mourir. — En quel sens Dieu s'appelle le Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob. — Magnifique développement de ce mot « leur Dieu ». 3. La persévérance est nécessaire si nous ne voulons entendre le terrible nescio vos. — Elle l'est tellement que les prêtres, les évêques même, sans la sainteté personnelle, doivent plus que personne redouter ce terrible arrêt. — Moyen de persévérance et de conquête pour la vertu. Se proposer d'en gagner une par mois, et aller de l’une à l'autre, pas à pas, avec humilité et courage.

2401 1. La première vertu, toute la vertu consiste à vivre dans ce monde comme des hôtes d'un jour et des étrangers, sans nous mêler aux affaires de ces basses régions, en nous détachant de ce monde, comme d'un pays inconnu, semblables à ces bienheureux dont il est écrit : « Ils erraient vagabonds, couverts de peaux de chèvres, indigents, affligés, persécutés, eux dont le monde n'était pas digne ». (He 11,37) Ils se déclaraient ainsi étrangers et simples passagers de la vie. Paul, se servant d'une expression bien autrement énergique, ne se considérait pas seulement comme passant et étranger ici-bas, mais comme mort à ce monde déjà mort pour lui. Oui, disait-il, « le monde est crucifié pour moi; et je suis crucifié pour le monde ». (Ga 6,14)

Nous faisons tout le contraire. Toute notre conduite ici-bas prêterait à croire que nous sommes citoyens de la terre; nous travaillons comme si nous y étions fixés pour toujours. Les justes n'étaient, pour le monde, que des passagers, que des morts, tandis que vivant pour le ciel, ils réglaient leur conduite en conséquence; mais nous, en revanche, nous sommes pour le monde ce qu'ils étaient pour le ciel; nous sommes pour le ciel ce qu'ils furent pour le monde. C'est pourquoi l'on peut dire que nous sommes morts, puisque nous renonçons à la vie véritable pour nous attacher à cette vie éphémère d'ici-bas. Voilà ce qui attire sur nous la colère de Dieu: il nous proposait de jouir des biens célestes, et nous n'avons pas même voulu nous détacher des biens terrestres. Semblables à ces misérables vers qui changent de lieu sans jamais quitter la boue, nous allons de terre en terre, nous ne voulons pas même sortir un instant de cette fange, et nous soustraire aux affaires humaines. On nous croirait ensevelis dans le sommeil, la léthargie ou l'ivresse, tant notre oeil s'effraie en s'ouvrant au jour. Comme ces gens qu'un doux sommeil retient dans leur lit d'abord toute la nuit, puis une partie du jour, sans qu'ils rougissent de donner au sommeil et à la paresse le temps du travail et de l'étude, de même nous, lorsque le jour approche déjà, que la nuit s'en va, ou plutôt le jour (« Travaillez», est-il dit, « tant qu'il fait jour) », nous faisons en plein jour (552) les oeuvres de la nuit, nous dormons, nous rêvons, nos visions nous charment, les yeux de notre corps et de notre âme se tiennent fermés nous parlons à l'aventure et même imprudemment; nous resterions insensibles, quand bien même on nous plongerait un fer dans le sein, quand on pillerait tous nos biens, quand on mettrait le feu à notre maison. Il a plus : nous n'attendons pas que d'autres nous causent ces maux, nous nous les faisons nous-mêmes. Il ne nous coûte rien de nous piquer, de nous frapper; de nous étendre honteusement et à plat ventre, de nous dépouiller de tout honneur et de toute estime ; nous n'avons pas même la précaution de cacher nos hontes, ni de permettre qu'ors les cache ; nous vivons en pleine turpitude, exposés aux rires et aux outrages de ceux qui nous voient ou qui nous approchent. Car ignorez-vous que les gens pervers eux-mêmes se moquent de ceux qui leur ressemblent, les condamnent? Dieu nous a donné, en effet, la raison, juge ferme et incorruptible, même en ceux qui sont tombés dans les derniers bas-fonds du vice ; c'est pourquoi les méchants se condamnent eux-mêmes; et si par hasard on les appelle du nom trop honteux qu'ils méritent, on les voit rougir, sentir l'outrage, et prétendre qu'on les insulte. Ainsi, même chez eux, les: paroles, sinon les actes, condamnent leur conduite au tribunal de leur conscience; je dirai même que leurs actes en font l'aveu : rien qu'en se couvrant de ténèbres et de secret pour faire le mal, ils montrent clairement ce qu'ils pensent de leur triste vie.

C'est que le vice, en effet, est si manifestement condamnable, que tous, même ceux qui s'y livrent, en sont les accusateurs. La vertu, au contraire, est un bien si noble, que ceux-là même l'admirent, qui n'ont pas le coeur de la pratiquer. Le libertin fera l'éloge de la chasteté; l'avare condamnera l'injustice; l'homme colère admirera la patience, et blâmera comme un, vice le ressentiment; le débauché condamne la débauche. — Mais, dira-t-on, comment expliquer qu'on s'abandonne au vice? — Par excès de lâcheté, mais toujours avec la pensée qu'on ne suit pas la bonne voie. Autrement on ne rougirait pas de son oeuvre, on ne la désavouerait pas, quand un autre vous accuse. N'a-t-on pas vu de ces esclaves du crime, ne pouvoir supporter le déshonneur, et se suicider? tant est profond en nous ce témoignage intime du bon et de l'honnête ! tant le bien moral est plus brillant que le soleil, tandis que son contraire est tout ce qu'il y a de plus repoussant !

2402 2. Les saints étaient des passants et des étrangers : comment cela? En quel endroit Abraham fait-il cet aveu? Il a dû le faire, si l'on en juge par sa vie. Mais David l'a exprimé formellement pour lui; écoutez-le : « Je suis un passager et un étranger, comme tous mes pères ». (Ps 38,13) Au reste ces patriarches qui habitaient sous des tentes, qui achetaient jusqu'à leur sépulcre, étaient bien des hôtes et des étrangers, n'ayant pas même un lieu pour ensevelir leur famille. Mais quoi! se disaient-ils étrangers pour la Palestine seulement? Non, mais aussi pour le 'monde entier. Et c'était vrai : car ils ne voyaient, sur toute la terre, rien de ce qu'ils désiraient, mais rien que des objets absolument étrangers à leurs yeux. Ils voulaient, eux, pratiquer la vertu ; ils ne trouvaient dans ce monde que le vice partout régnant. Tout ici-bas leur paraissait étranger et inconnu. Point d'amis; point d'alliés, à part quelques parents.

Comment encore étaient-ils les hôtes et non les habitants du siècle? C'est qu'ils n'avaient aucun souci des choses d'ici-bas, et qu'ils montraient par leurs paroles et leurs actions ce détachement parfait. Par exemple, Dieu dit à Abraham : Abandonne cette terre qui semble être ton pays, et viens dans un pays étranger (Gn 12,1) ; et lui, sans donner le baiser d'adieu à ceux de sa famille qu'il laissait, quitte sa patrie comme s'il allait quitter une terre étrangère. Dieu lui dit : Immole-moi ton fils (Gn 22,2), et il l'offrit comme s'il n'avait pas eu de fils, et il en fit l'oblation, comme si lui-même n'avait pas été revêtu de notre nature. Sa bourse appartenait à ceux qui s'approchaient de lui; la fortune était pour lui comme rien ; il cédait. aux autres la première place; se jetait lui-même dans les dangers, souffrait des maux infinis. il ne bâtissait pas des maisons splendides, ne cherchait pas les délices, n'avait aucun souci du vêtement ni de toutes les vanités du siècle. Mais il faisait tout pour la cité d'en-haut. On le voyait pratiquer l'hospitalité, l'amour de ses frères, l'aumône, la patience, le mépris des richesses, de la gloire et de toutes les choses présentes. Son fils partageait ses vertus : poursuivi, attaqué à main armée, il cédait, il abandonnait la contrée, s'y regardant comme sur la terre d'autrui; car les étrangers souffrent tout, comme n'étant point du pays. Lui ravissait-on son épouse? Il supportait cette injure, comme étranger encore il réservait son ardeur pour toutes les choses célestes, déployant à chaque heure la modération, le respect de lui-même, la continence. Devenu . père, en effet., il cessa de voir son épouse, qu'il avait choisie, d'ailleurs, lorsqu'il n'avait déjà plus la vigueur de la jeunesse, montrant ainsi qu'en contractant mariage, il avait obéi, non pas à la passion, mais au désir de servir à la promesse de Dieu.

Que dirons-nous de Jacob? ne demandait-il pas uniquement le pain et le vêtement, qui sont bien le nécessaire des passants pauvres, des plus pauvres même parmi eux? Poursuivi et persécuté, ne cédait-il pas ? Ne fut-il pas nécessaire? Ne souffrit-il pas à l'infini dans sa pérégrination vagabonde? Par cette résignation à souffrir, les patriarches montraient assez qu'ils cherchaient une autre patrie. Mais, ô ciel ! Quel triste contraste! Ils étaient comme la mère qui enfante dans la douleur, désireux de partir d'ici et de revenir à leur vraie patrie; et nous, air contraire, à la première fièvre, oubliant tout, éplorés commodes petits enfants, nous craignons la mort, et nous méritons vraiment d'être ainsi faibles et lâches. En effet, bien loin de vivre ici comme les hôtes d'un jour, bien loin de nous hâter comme marchant à la patrie; nous avons l'air d'aller au supplice, nous sommes dans la douleur, parce que nous n'avons pas usé (553) comme il faut des choses de ce monde, parce que nous avons renversé l'ordre. Aussi pleurons-nous, quand il faudrait nous réjouir; aussi tremblons-nous, comme des assassins, comme des chefs de brigands, qui, prêts à paraître en jugement, se rappellent leurs forfaits et qui en partant, craignent et frissonnent d'épouvante.

Tels n'étaient pas les saints, mais ils avaient hâte d'arriver à leur fin, mais Paul gémissait de l’attendre. Ecoutez sa parole: «Nous qui sommes dans cette tente du corps, nous gémissons sous son poids ». (2Co 5,4) Tel était Abraham et ses saints compagnons dans la vie : étrangers, selon l'apôtre, sur toute la terre, « ils cherchaient la pairie ». Et quelle patrie? Celle qu'ils avaient quittée. Non. « Qui les empêchait, en effet, d'y revenir » et d'y garder leur droit de cité? « Ils cherchaient celle qui est dans les cieux ». Ils avaient hâte de sortir d'ici, et ce sentiment les rendait si agréables à Dieu, « qu'il ne rougissait pas de s'appeler leur Dieu ».

Ciel ! quelle dignité ! « Il lui fut agréable de s'appeler leur Dieu ». Grand apôtre, que dites-vous? Il s'appelle le Dieu du ciel et de la terre, et vous avez montré comme un titre de grandeur pour lui qu'il ne rougit pas de s'appeler leur Dieu? Grand honneur, certes, honneur bien grand pour eux, et qui nous prouve leur grande béatitude aussi ! Comment? C'est qu'on l'appelle Dieu du ciel et de la terre, comme on le nomme le Dieu des nations, parce qu'il est de toutes choses l'auteur et le créateur;-mais ce nom est appliqué aux saints patriarches dans un autre sens : « Leur » Dieu, il l'est comme on dirait « leur » meilleur ami. Je veux vous rendre cette vérité évidente par un exemple. Voyez ce qui se passe dans les grandes et riches maisons. Leur personnel est souvent commandé par quelques serviteurs choisis parmi les autres, qui sont en grande estime, administrent tout à leur gré, jouissent de la pleine confiance de leur maître, et celui-ci emprunte leur nom. Vous en trouverez plusieurs qui acceptant cette dénomination; que dis-je d'ailleurs? Comme on pouvait désigner le Seigneur non-seulement sous le nom de Dieu des nations, mais de Dieu de toute la terre, en ce sens aussi on pouvait l'appeler le Dieu d'Abraham. Mais vous ne savez pas quelle dignité cache un tel nom, parce que, hélas ! nous ne savons pas acquérir un semblable honneur. De même, en effet, qu'aujourd'hui le Seigneur est appelé le Dieu de tous les chrétiens, et que ce nom, malgré sa généralité, est bien trop honorable encore pour notre indignité, pensez au moins quelle est la grandeur d'un personnage, quand le Seigneur est appelé son Dieu, le Dieu de lui seul! Or, le Dieu du monde entier ne rougit pas de s'appeler le Dieu de ces trois patriarches, parce qu'en effet ces trois saints avaient à eux seuls autant de valeur, je ne dis pas que ce monde terrestre seulement, mais qu'une infinité de mondes comme le nôtre! « Car », dit le Sage, « un seul homme qui fait la volonté de Dieu est meilleur que dix mille impies ». (Qo 16,3)

:Maintenant, qu'ils s'appelassent des passants dans le sens relevé que j'ai dit, la chose est évidente. Au reste, accordons un instant qu'ils se donnaient. ce titre simplement parce qu'ils habitaient un pays étranger. Mais alors répondez à David. N'était-il pas, celui-ci, roi et Prophète? ne vivait-il pas dans sa patrie? Pourquoi donc dit-il : « Je ne suis qu'un hôte et un étranger?» Comment expliquer ces noms? Et il ajoute : « Comme tous mes pères ». Ceux-ci, vous le voyez donc, étaient des étrangers aussi. C'est comme s'il affirmait: Nous avons une patrie, mais ce n'est pas la patrie véritable. — Où donc êtes-vous un passant? — Sur la terre; lui comme eux, eux comme lui.

2403 3. Soyons donc, nous aussi, comme des passagers en ce monde d'un jour, afin que Dieu ne rougisse pas de s'appeler notre Dieu. Car il a honte d'être appelé le Dieu des méchants; autant il est peiné d'être leur Dieu, autant il se glorifie d'être celui d'enfants honnêtes, bons, vertueux. Ne refusons-nous pas de nous laisser appeler les maîtres de serviteurs méchants? Oui, nous les désavouons, et si l'on vient nous dire : Tel individu a commis d'innombrables méfaits, ne serait-il pas votre domestique? — Un « non » énergique est notre réponse; nous repoussons ce titre comme un outrage, parce qu'entre serviteur et maître, les rapports trop intimes et trop fréquents, font rejaillir sur l'un le déshonneur de l'autre : combien plus notre Dieu devra suivre cette même conduite! Les saints patriarches avaient une si noble conduite, étaient si confiants en Dieu et si sincères, que le Seigneur, loin de rougir d'emprunter leurs noms, disait pour se désigner lui-même : « Je suis le Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob ». (Ex 3,6) Ah! soyons, nous aussi, mes frères, de ces étrangers dans le monde, de peur que Dieu ne rougisse de nous, oui, qu'il n'en rougisse, hélas! jusqu'à nous livrer aux flammes de l'enfer.

Ainsi furent indignes de lui ceux qui disaient « Seigneur, n'avons-nous pas prophétisé en votre nom? n'avons-nous pas fait en votre nom maints prodiges? » (Mt 7,22) Or, écoutez la réponse de Jésus : « Je ne vous connais pas ! » C'est, au reste, la réponse que feraient aussi les maîtres ordinaires qui verraient s'approcher d'eux tels ou tels serviteurs méchants; ils les repousseraient comme le déshonneur même. — Je ne vous connais pas, dira le Seigneur. — Mais comment punissez-vous ceux que vous ne connaissez pas, ô mon Dieu? — Je ne vous connais plus, ai-je dit; en d'autres termes, je vous renie, je vous renvoie !

A Dieu ne plaise que nous entendions jamais cet anathème terrible et mortel ! Si des hommes qui chassaient les démons et avaient le don de prophétie, se virent reniés pour n'avoir pas mis leur conduite en harmonie avec leurs paroles, combien plus Jésus-Christ nous reniera-t-il, nous qui n'avons rien de ces grâces extraordinaires?Mais, direz-vous, comment est-il possible d'être ainsi renié après avoir prophétisé, fait des miracles, chassé des démons? — C'est que vraisemblablement plus tard ils s'étaient pervertis et dépravés, de sorte que leurs vertus précédentes leur devinrent inutiles. Car il nous faut avoir (554) non-seulement des commencements irréprochables, mais une fin plus sainte et plus belle encore. L'orateur, dites-moi, n'a-t-il pas soin de réserver pour la fin de son discours, les traits les plus brillants, afin de se retirer couvert des applaudissements de l'auditoire? Le gouverneur d'une ville ne veut-il pas aussi terminer son administration par des faits glorieux? Ne faut-il pas que l'athlète se montre de plus en plus grand dans la lutte, et qu'il triomphe jusqu'à la fin, puisque, si, après avoir vaincu tous ses autres adversaires, il l'est enfin lui-même par le dernier, toutes ses victoires deviennent inutiles? Et quand un pilote a traversé la vaste mer, s'il vient échouer au port, ne perd-il pas tout le fruit de ses peines antérieures? Un médecin n'a-t-il pas tout perdu, si après avoir sauvé son malade, en lui administrant le dernier médicament, il lui apporte la mort? Ainsi dans la carrière de la vertu, il faut mettre la fin d'accord avec le commencement, le début avec le terme, ou bien périr absolument, et perdre le prix comme ces écuyers qui, entrés en lice avec gloire, avec élan, avec orgueil, perdent courage en approchant du but. Voilà comme on se prive de la palme, et comme à la fin le roi ne vous connaît pas.

Ecoutons ceci, nous tous qui aimons l'argent, puisque c'est la passion la plus désordonnée, « puisque l'amour des richesses est la source de tous les maux ». (1Tm 6,10) Ecoutons donc, nous qui voulons toujours accroître, élargir nos propriétés ; entendons ces avis, et brisons avec le désir d'amasser toujours; sous peine d'entendre, comme ces malheureux damnés, l'anathème du désaveu de Dieu. Prenons garde, ouvrons aujourd'hui nos oreilles pour ne pas les ouvrir trop tard alors. Ecoutons avec crainte aujourd'hui, pour ne pas écouter avec le châtiment alors, ce redoutable arrêt : « Retirez-vous de moi, je ne vous ai jamais connus » (Mt 7,23), lors même que vous faisiez des prophéties et que vous chassiez les démons.

L'Ecriture, au reste, nous fait entendre aussi très-probablement que certains prédicateurs comme ceux-là-, menaient dès le début une vie criminelle ; dans les commencements du christianisme, la grâce opérait même par d'indignes ministres. Si elle a opéré en effet par Balaam, combien plutôt, dates l'intérêt de ceux qu'ils devaient gagner, Dieu daigna employer d'indignes instruments. Toutefois, ni les miracles, ni les prodiges ne purent leur éviter le supplice. Et c'est pourquoi, en vain un mortel aurait été revêtu de la dignité sacerdotale, en vain serait-il parvenu aux plus hauts sommets de la hiérarchie, en vain la divine grâce l'aurait consacré par l'imposition des mains pour répartir toutes les faveurs de Dieu sur ceux qui ont besoin de la défense et de la protection céleste; lui aussi devrait entendre un jour : Je ne t'ai jamais connu, pas même au jour où ma grâce opérait par toi ! Ciel! quelle redoutable enquête sur la pureté de conduite doit se faire dans l'autre vie ! Comme, à elle seule, cette pureté suffirait pour nous ouvrir le royaume des cieux! comme au contraire, lorsqu'elle manque, c'est assez pour que nous soyons livrés au supplice, quand bien même nous pourrions montrer par milliers les prodiges et les miracles. Il n'est rien, pour combler de joie le coeur de Dieu, comme une conduite de vie irréprochable. Il ne dit pas : « Si vous m'aimez », faites des prodiges; mais quoi! que dit-il ? « Observez mes commandements ». (Jn 14,15) Et ailleurs : « Je vous appelle mes amis », non pas quand vous chassez les démons, «mais si vous gardez mes paroles». (Jn 15,10) Les miracles sont un pur don de Dieu, les vertus sont à la fois dons de Dieu et oeuvres de notre bon vouloir et de notre application.

Empressons-nous de gagner l'amitié de Dieu, et ne persévérons pas dans son inimitié. Voilà ce que nous ne cessons de vous dire; voilà un avis que nous nous adressons toujours à nous comme à vous-mêmes; mais tous nos efforts sont stériles. Et c'est pourquoi je crains. Volontiers j'aurais gardé le silence, pour ne pas augmenter encore vos dangers. Car toujours entendre et ne jamais pratiquer, c'est irriter Dieu. Mais, si je me tais, je dois redouter un autre danger de mon silence; puisque le ministère dé la parole m'a été confié. Que ferons-nous donc pour être sauvés? Commençons le travail de la vertu, pendant que nous avons le temps. Divisons ce saint travail des vertus à acquérir, comme le laboureur fait pour les travaux des champs. Attaquons, durant ce mois, l'esprit de médisance et d'outrage ainsi que l'injuste colère; imposons-nous une loi, disons : Aujourd'hui nous ferons chrétiennement telle oeuvre. Dans un autre mois, formons-nous à la patience; dans un troisième, pratiquons telle autre vertu, et quand nous l'aurons conquise jusqu'à en posséder l'habitude, abordons une vertu nouvelle; toujours, comme à l'école, conservant l'acquis et gagnant tous les jours. Après cette conquête, abordons celle du mépris de l'argent. Il faudra commencer par désaccoutumer nos mains de l'avarice et de la cupidité, pour les dresser ensuite à faire l'aumône. N'allons pas, en effet, confondre au hasard le vice et la vertu, jusqu'à faire servir les mêmes mains au vol et à la charité. Cette vertu étant gagnée, allons à une autre, et toujours ainsi que l'une nous mène à l'autre. « Que les choses « honteuses, les discours ineptes ou boutons ne « soient pas même nommés parmi vous». (Ep 5,4) Ne cessons pas de progresser dans le bien. Il ne faut, pour cela, ni dépense, ni fatigue, ni sueur : il suffit de vouloir, et tout est fait. Il n'est point nécessaire d'entreprendre un long voyage, ni de traverser une mer immense; il n'est besoin que d'un peu d'application, d'un peu de ferveur. Ainsi l'on impose un frein à sa langue et l'on prévient des paroles maladroites et méchantes; ainsi l'on déracine de sots âme, la colère, l'impureté, la prodigalité, la cupidité, les parjures, les serments inutiles et continuels. Si nous cultivons ainsi le champ de notre coeur, arrachant d'abord les épines, et jetant ensuite la semence céleste, nous pourrons conquérir les biens promis. Puissions-nous les gagner tous par la grâce et la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, etc.

HOMÉLIE 25

2500
C'EST PAR LA FOI QU'ABRAHAM OFFRIT SON FILS ISAAC, LORSQUE DIEU LE VOULUT TENTER, ET QU'IL LUI OFFRIT SON FILS UNIQUE, LUI QUI AVAIT REÇU LES PROMESSES DE DIEU. (
He 11,17-19)

555

Analyse.

1. L'orateur, suivant à la lettre trois phrases de saint Paul, fait ressortir avec éclat la foi d'Abraham, foi dans sa vocation, foi dans le sacrifice d'Isaac.
2. Source de tous les biens, la vertu nous met au-dessus de tons les maux : chrétiennement parlant surtout, il vaut mieux souffrir une injustice que de la commettre.
3. La vérité nous enseigne le respect de notre dignité. — C'est s'abaisser que de répondre à une injure.
4. Le respect de notre dignité nous défend de pactiser avec un chrétien criminel; nous ne devons pas même accepter sa table elle est souillée. — Idées neuves et hardies.

2501 1. Elle est grande, en effet, la foi d'Abraham. Jusqu'ici Abel, Enoch, Noé, n'ont eu qu'à combattre leur raison, n'ont dû abaisser et vaincre que le raisonnement humain. Abraham, au contraire, doit non-seulement triompher de toutes les raisons que suggère à l'homme son intelligence, mais montrer une foi plus étonnante encore. Pour lui, les promesses de Dieu semblent combattre les ordres de Dieu, la foi est aux prises avec la foi, Dieu avec Dieu. Rappelons-nous un premier exemple. Le Seigneur lui a dit : « Sors de ta patrie et de ta famille, et je te donnerai cette terre » (Gn 12,1); et loin de lui accorder un héritage en ce pays, il ne lui en donna pas même l'espace que mesure le pas d'un homme. voyez-vous comme l'événement contredit la promesse? — Une seconde fois Dieu lui dit : « C'est en Isaac que votre postérité vivra ». (Gn 21,12) Abraham le croit, quand tout à coup Dieu donne cet ordre: Sacrifie-moi ce fils, dont la postérité devait remplir le monde entier. Voyez-vous cette contradiction entre l'ordre donné et les promesses? Oui, Dieu commande tout le contraire de ce qu'il a promis, et cependant ce juste ne sourcille pas, et ne répond pas qu'on l'a donc trompé!

Vous autres chrétiens, vous ne pouvez pas prétendre que Dieu vous ait promis la tranquillité et qu'il vous ait donné l'affliction ; Dieu, pour vous,accomplit ce qu'il vous a prédit; et comment? Ecoutez-le: « Vous aurez l'affliction dans ce monde. Celui qui ne prend pas sa croix et ne me suit pas, n'est point digne de moi. Celui qui ne hait pas sa vie ne la trouvera point; celui qui ne renonce pas à vous ses biens pour me suivre, n'est pas digne de moi. Vous serez conduits à causé de moi devant les rois et les préfets. Les ennemis de l'homme se trouveront surtout dans sa famille». (Jn 16,33 Mt 10,38 Mt 18,36 Lc 14,26 Lc 14,33) Et de fait, ici-bas, tout est affliction; ailleurs, c'est-à-dire dans la vie future, sera la paix et le repos. Abraham, au contraire, reçut l'ordre de faire lui-même tout l'opposé des divines promesses; et dans cette position si étrange, il n'éprouve ni trouble, ni hésitation, ni même la tentation de se croire trompé. En revanche, vous êtes bouleversés, alors que vos épreuves n'ont rien de contraire aux promesses de Dieu. Le patriarche entend un langage qui dément une prophétie heureuse; et il entend se contredire l'auteur même de la promesse; il ne se trouble pas, il va obéir, comme si tout s'accordait. C'est qu'en effet l'accord existait : les deux paroles divines se combattaient selon l'humaine raison; mais la foi les mettait d'accord. Et comment? L'apôtre lui-même nous l'a enseigné, en disant : «Abraham était persuadé que Dieu pouvait le ressusciter d'entre les morts», comme s'il disait : La même foi qui lui fit croire que Dieu lui donnerait son enfant encore dans le néant, lui persuadait que Dieu le ressusciterait d'entre les morts; il était certain que son fils même immolé revivrait. A n'écouter que la raison humaine, les deux faits étaient, tout simplement, également incroyables : l'un qui lui annonçait qu'un fils naîtrait d'un sein épuisé par la vieillesse, déjà mort, et tout à fait infécond; l'autre qui lui montrait la résurrection possible de sort fils immolé. Or, il crut les deux choses avec une égale fermeté, parce que la foi au premier événement préparait à la croyance au second miracle.

Toutefois, remarquez une circonstance : Abraham vit d'abord le fait heureux de cette naissance bénie; l'épreuve et le malheur suivirent et éprouvèrent sa vieillesse. C'est là ce qu'il faut faire observer à ceux qui osent dire : Dieu ne nous a promis le bien qu'après notre mort seulement; peut-être nous a-t-il trompés! On nous révèle ici que Dieu peut ressusciter même d'entre les morts. Que s'il a cette puissance de rappeler de la mort même, il peut aussi remplir tous ses engagements. Et si Abraham, il y a tant de siècles, a cru que Dieu possède ce pouvoir de ressusciter d'entre les morts, combien plus devons-nous en être assurés! Voyez-vous ici la preuve de ce que j'ai avancé déjà, c'est-à-dire, qu'à peine la mort était-elle entrée dans le monde, aussitôt Dieu jeta dans, !e coeur de l'homme l'espérance de la résurrection, et qu'il lui en donna la persuasion certaine, à ce point que recevant l'ordre d'immoler un enfant, dont il croyait que la postérité remplirait le monde, Abraham était prêt à accomplir ce sacrifice?

Une autre leçon nous est donnée par ce texte que rappelle saint Paul : « Dieu tenta la foi (556) d'Abraham ». Quoi donc? Dieu ignorait-il le courage et la droiture de ce grand homme? Il les connaissait assurément. Dès lors, pourquoi les mettre a l'épreuve? Ce n'était pas pour apprendre lui-même la vertu du patriarche, mais pour en révéler au monde l'étonnante grandeur. L'apôtre montre encore aux Hébreux une des causes de nos épreuves, afin qu'ils n'aillent pas regarder la tentation comme une marque d'abandon de Dieu. De nos jour:, la tentation ne peut manquer à personne. Un nombre infini de persécuteurs nous tendent des piéges de toutes parts; mais alors ces persécutions n'existaient pas : si donc l'épreuve n'était utile, pourquoi en imaginer une pour ce patriarche? Car cette tentation d'Abraham lui vint directement par ordre de Dieu. Jusque-là sa Providence se contentait de les permettre; à cette heure, elle les commandait elle-même. Si donc la tentation est tellement l'école des parfaits, que Dieu, sans autre motif, veut ainsi exercer ses champions favoris, à bien plus forte raison devons-nous maintenant supporter tout avec courage. Saint Paul s'exprime ici avec quelque emphase, lorsqu'il dit que ce fut « par la foi qu'il offrit Isaac, lorsque Dieu voulut le tenter» ; il n'avait pas d'autre cause pour se déterminer à un pareil sacrifice.

Et poursuivant son idée : on ne pouvait prétendre, dit-il, que ce patriarche eût un autre fils, dans lequel il attendît l'accomplissement des promesses, et que cette pensée lui donnât plus de confiance à offrir Isaac; « car c'était son fils unique qu'il sacrifiait, c'était celui qui avait obtenu les promesses de Dieu ». Comment, son fils unique? Et Ismaël, de qui donc était-il fils ? — C'était, vous dis-je, son fils unique pour ce qui regardait les promesses. Aussi après avoir rappelé son nom d'Isaac, l'Ecriture ajoute « son unique enfant », montrant que c'était de lui qu'il avait été dit : « La race qui portera votre nom, sera celle qui naîtra d'Isaac ».

Voyez-vous combien saint Paul admire la foi du saint patriarche? Dieu lui a dit, remarque-t-il, qu'Isaac seul continuera sa race; et ce fils, il l'offre en sacrifice. Mais peut-être va-t-on s'écrier qu'il fait là un acte de désespoir, et qu'en exécutant cet ordre, il abjure sa foi ? Non, car l'apôtre nous enseigne que la foi lui inspire ce courage ; il nous répète qu'il ne cesse d'avoir foi à cette seconde prophétie de Dieu, bien qu'elle partit contredire une prophétie précédente. Cette contradiction, en effet, n'existait pas. Abraham qui ne mesurait pas la puissance de Dieu sur les raisonnements humains, s'en rapportait eu tout à la foi seule. Aussi saint Paul n'a pas craint de dire que le patriarche supposait à Dieu assez de puissance pour ressusciter un mort.

« Et ainsi », conclut-il, «Isaac lui fut rendu comme en figure ». Et comment? c'est qu'un bélier fut immolé, et Isaac sauvé. Il le retrouva donc, grâce à ce bélier qu'il sacrifia en sa place. Tout cela était une figure prophétique du Fils de Dieu qui a été immolé pour nous.

Or, considérez avec moi la bonté infinie de Dieu. ! s'agissait de donner aux hommes une grâce admirable; Dieu n'en veut pas faire le don à titre gratuit, il préfère paraître acquitter une dette. Il détermine donc l'homme à sacrifier son fils, pour le bon plaisir de Dieu, afin de n'avoir pas l'air, ce grand Dieu, de faire beaucoup, lorsqu'il livrera, lui aussi, son Fils adorable; de sorte que l'homme lui ayant donné l'exemple le premier, Dieu ne semble plus faire une grâce, mais payer une dette . Ainsi agissons-nous, nous aussi, à l'égard de nos amis : nous voulons recevoir d'eux n'importe quel présent, pour avoir le droit de leur tout donner; afin d'être ainsi plus fiers d'avoir été obligés, que d'avoir été nous-mêmes généreux; aussi ne disons-nous pas alors : Je lui ai donné ceci; mais: J'ai reçu de lui tel présent.

Le patriarche, dit l'apôtre, le reçut donc en figure, le retrouva grâce à une victime représentative, par ce bélier qui était comme la figure d'Isaac; ou bien encore, il le retrouva après une mort figurée et représentée en son fils bien-aimé; car ce père étonnant avait consommé son sacrifice dans sa volonté, et, dans son coeur, avait immolé Isaac, qui lui fut rendu en récompense de ce courage.

2502 2. Voyez-vous démontrée ici la vérité que j'aime à redire toujours? Oui, quand nous avons fait preuve d'une bonne volonté parfaite, quand nous avons montré le mépris des choses terrestres, alors, et pas auparavant, Dieu nous donne les biens de la terre; il ne veut pas que déjà trop liés à ce bas monde, nous y soyons plus attachés encore en recevant trop vite un tel présent. Brisez vos fers avant tout, semble-t-il dire, et puis vous recevrez, et mon présent ne vous sera pas fait comme à un esclave, mais comme à un homme maître de soi. Méprisez les richesses, et vous serez riche. Méprisez la gloire, et vous serez glorieux. Méprisez le repos et la tranquillité, et l'un et l'autre vous seront donnés; et en les recevant, vous rie les accepterez pas par grâce comme un captif, ou comme un esclave, mais comme un homme libre.

Quand un petit enfant désire quelques jouets de son âge, comme une balle, ou toute autre bagatelle, nous les lui cachons, parce que ces objets pourraient lui faire oublier des devoirs nécessaires. Mais ne désire-t-il plus, méprise-t-il ces jouets, nous les lui donnons avec assurance, sachant qu'ils ne peuvent plus lui faire tort, puisqu'il n'en a plus ce désir qui l'aurait détourné de ses devoirs. Ainsi lorsque Dieu voit que nous ne convoitons plus les biens d'ici-bas, il nous en accorde la jouissance; car, dès lors, nous les possédons comme des hommes faits, des hommes libres, et non plus comme des enfants.

Dédaignez-vous, par exemple, de tirer vengeance de vos ennemis t vous l'obtenez. Ecoutez plutôt la divine parole : « Si votre ennemi a faim, donnez-lui à manger; s'il a soif, donnez-lui à boire ». Et en retour : « Si vous faites ainsi, vous amasserez sur sa tête des charbons de feu » . (
Rm 12,20) Méprisez-vous les richesses? Vous y parviendrez, au témoignage même de Jésus-Christ « Tout homme qui abandonnera père, mère, maison, frère, recevra le centuple, et possédera la vie éternelle ». (Mt 19,29) Méprisez-vous la gloire, vous l'obtiendrez: Ecoutez encore (557) Jésus-Christ: «Que celui qui veut être le premier parmi vous, soit le dernier »; et encore: « Qui s'abaisse, sera élevé». (Mt 20,26 Mt 23,12) Que dites-vous, O mon Dieu? Si je donne à boire à mon ennemi, je le punis alors? Si j'abandonne toute propriété humaine, je deviendrai grand ? si je m'humilie, je serai élevé?- Certainement, répond le Seigneur. Ma puissance est telle que j'arrive au but par les contraires. Je suis riche, et capable de diriger les événements. Ne craignez pas. Ma volonté, loin de se mettre à la remorque des lois de la nature, les mène à son gré. Je suis le moteur souverain de toutes choses, et aucune n'agit sur moi; aussi puis-je les changer et les transformer. Et pourquoi vous étonner de ma puissance dans le monde matériel ? En tout et toujours vous la trouverez semblable. Faites tort, le tort retombera sur vous; subissez l'injustice, l'injustice ne vous a pas atteint. La vengeance que vous Vous permettez, vous croyez l'avoir tirée d'un autre, et c'est vous-même que vous frappez ! « Car celui qui aime l'iniquité », dit le Seigneur, « hait son âme » : (Ps 29,24) Voyez-vous comme le mal ne tombe pas ailleurs que sur vous seul ? C'est pourquoi saint Paul dit : « Pourquoi ne souffrez-vous pas plutôt l'injustice? » (1Co 6,7) Donc souffrir une injustice, ce n'est pas essuyer un dommage. Vous lancez l'outrage au prochain, et c'est sur vous qu'il retombe.

Bien des gens, au reste, le savent; on les entend se dire dans une dispute . « Il est temps de nous a retirer, vous vous déshonorez! » Pourquoi? C'est qu'entre vous et l'homme outragé par vous, la différence est grande. Plus vous l'accablez d'insultes, plus il en tire gloire. Que telle soit notre conviction en toutes choses, et nous deviendrons supérieurs aux outrages. Comment? Vous allez le comprendre. Supposé que nous soyons en lutte contre celui qui porte la pourpre, et que nous lui lancions l'outrage : nous penserons à bon droit nous déshonorer ! En effet, nous méritons immédiatement le mépris public : vous l'avouez, n'est-ce pas? Comment donc, vous citoyen du ciel, possédant cette sagesse qui surpasse tout, comment allez-vous compromettre votre honneur en disputant avec un homme dont toutes les idées sont charnelles et terrestres ? Car possédât-il d'incalculables richesses, fût-il investi de la puissance, il ne connaît pas, lui, votre inestimable trésor. Gardez donc de vous couvrir de déshonneur en prétendant le déshonorer. Epargnez non pas cet homme, mais vous même. Honorez-vous vous-même, et non pas lui. N'est-ce pas un proverbe, que l'on s'honore en honorant les autres? Et c'est vrai; l'honneur rendu va moins au prochain qu'à vous. Ecoutez une parole du Sage: « Faites honneur à votre âme autant qu'elle le mérite ». (Qo 10,31) Qu'est-ce à dire, autant qu’elle-même le mérite? Que si l'on vous vole, vous ne voliez pas; si l'on vous outrage, vous n'outragiez pas ! Dites-moi plutôt : si un pauvre ramassait un peu de boue jetée hors de votre maison, lui feriez-vous un procès en restitution ? Non, certes. Et pourquoi? de peur de vous déshonorer et de vous voir condamner par tout le monde. C'est ce qui arrive au cas présent. Il est bien pauvre, l'homme riche; il est d'autant plus véritablement pauvre, que ses richesses sont plus grandes. L'or qu'il vous ravit n'est qu'un peu de boue jetée dans votre cour, et non vraiment placée dans votre maison ; car votre maison, c'est le ciel. Si donc pour si peu de chose vous disputez, vous plaidez, les citoyens des cieux ne devront-ils pas vous condamner et vous bannir de leur patrie, vous si bas, si vil, si abject, que pour un peu de boue vous alliez combattre? Eh! le monde entier fût-il à vous, si quel,qu'un vous le volait, vous n'auriez qu'à lui tourner le dos !

2503 3. Ignorez-vous qu'en mettant en balance dix mondes comme celui-ci, ou même cent, dix mille, vingt mille univers, ils ne pèseraient pas autant que la moindre partie des biens que le ciel nous garde ? Admirer la terre et ses richesses, c'est déshonorer les célestes trésors; puisque c'est estimer les unes dignes d'être comparées aux autres qui les surpassent infiniment. Il y a plus, c'est se refuser à admirer ceux-ci; comment, en effet, leur réserver quelque part de votre admiration, lorsque ceux-là l'ont ravie jusqu'à vous mettre hors de vous-même. Ah! tranchons, trop tard sans doute, mais tranchons enfin ces cordes et ces lacs indignes qui ne sont après tout, que des choses terrestres. Combien de temps encore serons-nous courbés, sans regarder au-dessus de nos tètes? Combien de temps nous ferons-nous une guerre de surprises, comme les bêtes fauves, comme les poissons ? Que dis-je ? les bêtes fauves ne font pas la guerre à ceux de leur espèce, mais aux espèces étrangères. L'ours ne tue pas l'ours ; le serpent ne détruit pas le serpent; chacun d'eux respecte dans les autres sa famille. Et voici une créature de même espèce que vous, partageant tous vos droits, ayant avec vous même sang, même intelligence, même connaissance de Dieu, communauté complète de nature enfin : et c'est vous qui la tuez et la précipitez dans des anaux innombrables! Je le veux ; vous ne la percez pas avec un glaive, vos mains ne se plongent pas dans sa poitrine ouverte ; mais vous faites pire que cela en lui créant de mortels et perpétuels ennuis en la tuant, vous l'auriez délivrée de soucis. Mais aujourd'hui vous la jetez comme une proie à la faim, à la servitude, aux amertumes de tout genre, à tous les péchés.

Je le dis et ne cesserai de le dire, non certes pour vous déterminer à l'assassinat, ni pour engager à des crimes moindres que le meurtre, mais pour vous ôter la confiance où vous êtes que Dieu n'aura pas à vous punir. « Celui », dit le Sage, « qui enlève au prochain le pain et la nourriture, devient son meurtrier ». (
Qo 34,24) Donc arrêtons nos mains, je vous en conjure, ou plutôt étendons-les pour la justice, non par conséquent pour amasser encore par avarice, mais pour verser l'aumône. N'ayons pas une main stérile ni desséchée. Elle est desséchée, la main qui ne fait point l'aumône ; elle est exécrable et impure, celle qui amasse par avarice. Ne mangez pas avec ces mains souillées, vous feriez honte aux convives.

Dites-moi plutôt, je vous prie. Une personne (558) nous a fait asseoir à sa table au milieu de tapis et de riches couvertures, de tissus de fin lin brodés d'or, dans un splendide appartement; il déploie le luxe d'un personnel nombreux de domestiques empressés; le couvert est en or et en argent; les mets de tout genre et très-rares chargent la table ; il nous invite à manger, et voilà que nous le voyons apporter des mains souillées de boue et d'ordure, et s'asseoir auprès de nous je vous le demande, qui donc supporterait le supplice d'un tel voisinage ? Qui ne se croirait déshonoré ? Tout le monde, j'imagine, éprouverait ce sentiment, et reculerait d'horreur. Et maintenant vous voyez des mains pleines de boue et qui, par là même, souillent les aliments qu'elles touchent, et vous ne fuyez pas ? Et vous ne blâmez même pas ? Et si vous rencontrez cette impudence dans un homme constitué en dignité, vous tenez sa présence à honneur, et vous perdez votre âme en goûtant ces mets abominables ! Car l'avarice est pire que la boue la plus infecte ; elle salit corps et âme, elle rend l'un et l'autre bien difficiles à purifier. Et vous qui voyez votre hôte couvert de cette fange, qui souille et remplit ses yeux, ses mains, sa maison, sa table; car les aliments qu'il offre sont plus hideux et plus dégoûtants que l'ordure et que tout ce qu'il y a de plus immonde; et vous vous trouvez simplement très-honoré, et vous vous promettez bien des délices; et vous ne respectez pas même la défense de saint Paul,. qui nous permet, facilement de nous asseoir, si nous voulons, à1a table des païens, tandis qu'il ne nous permet pas même le désir de goûter à celle des avares et de ceux qui s'enrichissent aux dépens du prochain. Il dit, en effet : « Fuyez celui qui s'appelle frère entre vous, si c'est un fornicateur », désignant ici simplement par frère, tout fidèle, et non pas un moine. Car qu'est-ce qui fait la fraternité ? C'est le bain de la régénération, en vous donnant droit de donner à Dieu le nom de Père. Pour cette raison, un catéchumène, fût-il moine, n'est pas un frère; tandis qu'un fidèle, fût-il mondain et séculier, est frère. « Si donc », dit saint Paul, « celui qu'on nomme frère » : or, vous savez qu'à l'époque de l'apôtre, il n'y avait pas même vestige de moine; c'est donc aux gens du monde et du siècle que s'adressaient toutes les paroles du saint : « Si celui « qu'on nomme votre frère, est fornicateur, ou« avare, ou ivrogne, vous ne prendrez pas même « votre nourriture avec un homme de cette espèce ». Il n'est pas aussi sévère avec les grecs ou gentils : « Si un infidèle vous invite et qu'il vous plaise d'y aller, mangez tout ce qu'on vous donnera » (1Co 5,11); tandis qu'il nous exclut de chez un frère dès qu'il est ivrogne.

2504 4. Admirez l'exactitude et la précision de son langage ! Mais nous, non contents de ne pas fuir les ivrognes; nous allons les trouver, heureux de partager ce qu'ils voudront bien nous offrir. Aussi, tout va à la dérive, tout est bouleversé, confondu, perdu ! Car enfin, répondez-moi. Qu'un chrétien de cette espèce vous invite à un repas, vous qu'on regarde comme pauvre, vil et abject; si vous avez le courage de lui dire Comme ce que vous m'offrez n'est que le fruit de votre avarice, je ne m'abaisserai pas à souiller mon âme ! A ce langage, ne va-t-il pas rougir de honte ? Cela suffirait pour le corriger et lui donner l'idée qu'il est malheureux à cause de ses richesses mêmes; votre pauvreté ferait son admiration, s'il se voyait méprisé par vous de si grand coeur. Au contraire, hélas ! nous sommes devenus les esclaves des hommes, bien que Paul ne cesse de nous crier partout moyen : « Ne devenez pas les esclaves des hommes ! » (1Co 7,23) Et pourquoi sommes-nous dans cette honteuse servitude à leur égard? C'est que nous sommes les esclaves de notre ventre, de l'argent, de la gloire, de tous les faux biens, et que pour eux nous livrons la sainte liberté que nous tenons de Jésus-Christ. Or, quel sort enfin doit attendre l'esclave, dites-moi ? Jésus-Christ vous l'apprend : «L'esclave ne demeure pas éternellement dans la maison ». (Jn 8,35) Voilà un arrêt clair et absolu qui l'exclut du royaume des cieux; car c'est là la maison de Dieu, d'après lui-même : « Il y a », dit-il, « plusieurs demeures dans la maison de mon Père ». (Jn 14,2) L'esclave ne demeurera donc point éternellement dans sa maison ; et l'esclave, d'après Jésus-Christ, c'est l'esclave du péché; et celui qui ne demeure pas éternellement dans sa maison, éternellement demeure en enfer, sans plus garder aucune consolation.

Hélas ! les choses en sont venues à un tel degré d'improbité et de vice, que des- richesses criminelles mêmes se donnent en aumônes, et qu'on les reçoit à ce titre. Aussi la liberté du reproche est morte, nous n'avons plus le droit de blâmer qui que ce soit. Ah ! désormais, nous du moins, sachons, par notre libre parler, éviter la tache qui en résulte pour notre ministère; et vous qui pétrissez cette fange, cessez un métier ruineux, maîtrisez votre appétit en l'éloignant de pareils banquets, et peut-être aurons-nous quelque moyen d'apaiser la colère de Dieu, et de gagner les biens promis. Puissions-nous tous y parvenir par la grâce et la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui soient, avec le Père et le Fils, gloire, empire, honneur, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.


Chrysostome sur Héb. I 2400