Chrysostome sur Héb. I 2600

HOMÉLIE 26

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C'EST PAR LA FOI QU'ISAAC DONNA A JACOB ET A ÉSAÜ UNE BÉNÉDICTION QUI REGARDAIT L'AVENIR. C'EST PAR LA FOI QUE JACOB BÉNIT LES ENFANTS DE JOSEPH, ETC. (
He 11,20-28)

Analyse.

1. Exemple de Jacob, qui, comme juste, a connu l'avenir chrétien, ou du moins la future histoire de ses arrière-neveux. —La tristesse fut le lot de Jacob ; la mélancolie fait le fond du chrétien.
2. La foi de Joseph, entre autres choses, lui inspire de recommander qu'on emporte ses os dans la terre promise. — Faut-il s'occuper d'avance de sa sépulture ? Réponse sublime. à celte question.
3. La foi des parents de Moïse brave les édits d'un roi cruel. — Exemples plus communs qui mettent la vertu à notre portée. — Exemple de Moïse affrontant spontanément le mépris pour le salut de ses frères; idée sublime réalisée par Jésus-Christ.
4 et 5. L'humilité élève au-dessus d'un roi vainqueur les captifs de Babylone. — L'humilité élève jusqu'au rang divin le prophète Daniel. — Digression bizarre. — L'orateur se pose une question et dit qu'il ne la résoudra pas. — Puis il en donne une solution. — Nous croyons que les sténographes auxquels nous devons ces homélies ont été peu fidèles quelquefois, surtout ici.

2601 1. « Bien des justes et des prophètes », disait Notre-Seigneur, « ont désiré voir ce que vous voyez, et ne l'ont pas vu ; entendre ce que vous entendez et ne l'ont point entendu ». (Mt 13,17) Les justes ont-ils donc connu toutes les choses à venir ? Certainement. Car si- le Fils. de Dieu ne se révélait pas encore à cause de la faiblesse des hommes qui ne pouvaient le recevoir encore, il devait se révéler du moins à ceux qui le méritaient par leur vertu. Saint Paul nous affirme lui-même en ce passage que ces justes savaient l'avenir, c'est-à-dire la résurrection de Jésus-Christ. C'est le sens de sa parole ici : en effet, si ce n'est pas ainsi que l'on veut entendre l'avenir dont il est ici question, il faut alors l'interpréter dans le sens d'un avenir terrestre. Mais alors comment un exilé pouvait-il s'arrêter à des bénédictions purement temporelles? Autre objection : Si c'est une bénédiction temporelle que Jacob a reçue, pourquoi n'en a-t-il pas obtenu l'effet? Vous savez en effet que l'on peut dire au sujet de Jacob, ce que j'ai dit d'Abraham : à savoir qu'il ne recueillit point les fruits de la bénédiction, mais qu'ils passèrent à sa postérité. Pour lui-même, il ne jouit de l'avenir que par la foi et qu'en espérance. Son frère Esaü posséda bien plus que lui les fruits temporels de la bénédiction de son père. Car Jacob, lui, passa tour à tour à travers toutes les épreuves : servitude et vie mercenaire, périls et embûches, déceptions et terreurs,c'est l'histoire de toute sa vie, qui lui permit de dire en répondant aux questions de Pharaon : « Mes jours ont été courts et mauvais ». (Gn 47,9) Et cependant Esaü vivait en pleine sécurité, il possédait une grande puissance, jusqu'à faire trembler Jacob. Où donc celui-ci moissonna-t-il enfin les bénédictions, sinon dans l'avenir véritable et céleste ?

Vous voyez que de tout temps les méchants ont été en possession des biens présents, et que les justes ont eu un sort tout contraire. Les heureux, parmi ceux-ci, ne sont que de rares exceptions. Ainsi Abraham était juste, et il fut cependant largement partagé du côté des biens terrestres, mais non sans un mélange d'afflictions et d'épreuves. Il avait des richesses à la vérité, mais tout le reste pour lui n'était que tribulations. Et de fait, un juste, si riche qu'il soit, ne peut jamais manquer de chagrin. S'attendant à subir les pertes temporelles, à souffrir l'injustice, à subir bien d'autres ennuis, il vit nécessairement et toujours dans l'affliction ; et lors même qu'il jouit de sa fortune, il n'en jouit pas saris une vertu laborieuse. Pourquoi ? C'est qu'il a toujours une mélancolie, une tristesse intime. Si donc les justes alors vivaient déjà dans la tristesse, combien plus ceux d'aujourd'hui !

« C'est par la foi qu'Isaac donna à Jacob et à Esaü une bénédiction qui regardait l'avenir (20) ». Esaü était l'aîné, et le père préféra Jacob, comme plus vertueux. Voyez-vous encore l'effet de la foi ? D'où venait, à ce père, la confiance de promettre tant de biens à ses fils, sinon parce que lui-même croyait fermement en Dieu ? « C'est par la foi que Jacob mourant, bénit chacun des enfants de Joseph ». Il faudrait ici rapporter d'un bout à l'autre ces bénédictions, pour montrer clairement et la foi de Jacob et son esprit prophétique. — « Et il s'inclina profondément devant son bâton de commandement (21) ». L'apôtre nous révèle que Jacob avait une telle foi à l'avenir, qu'il témoignait cette foi non-seulement par des paroles, mais par un acte symbolique. Comme une seconde royauté, celle d'Israël devait trouver un jour son chef dans la tribu d'Ephraïm ; pour cette raison Jacob adora le sceptre de commandement, de son fils. Comprenez que, malgré sa vieillesse, il s'humiliait devant Joseph, symbolisant d'avance le peuple entier qui devait un jour se prosterner devant lui. Ce fait s'était déjà réalisé, quand il fut adoré par ses frères; il devait se réaliser plus tard encore par l'histoire des dix tribus. Voyez-vous comme il prédisait un lointain avenir ? Voyez-vous quelle était la foi des patriarches, et comment ils croyaient à l'avenir ?

Vous trouvez dans l'Ecriture tantôt des (559) exemples d'une patience destinée ici-bas à souffrir sans jamais jouir : tels furent Abraham et Abel; tantôt, vous admirez, comme en Noé, des modèles de la foi en Dieu et en sa Providence rémunératrice. Car le mot de « foi » présente des acceptions différentes, et signifie tantôt une chose, tantôt. l'autre. Dans le fait de Noé, la foi s'allie à l'idée de récompense, à l'espérance qu'il y aura des retours heureux, mais qu'il faut combattre avant d'être récompensé. Les événements de la vie de Joseph appartiennent à la foi pure, du moins pour la promesse si expresse de Dieu faite à Abraham : « Je vous donnerai cette terre ainsi qu'à vos descendants ». Joseph la connaissait, cette promesse; et bien que résidant sur une terre étrangère, bien qu'il ne vit point se réaliser la prédiction, loin de se permettre le découragement, il eut la foi assez ferme et forte pour annoncer la sortie de l'Egypte, et commander qu'on emportât ses os hors de ce pays. Non content de croire pour son compte personnel, il redoublait la foi dans ceux de sa famille, voulant qu'ils se souvinssent toujours de leur sortie prochaine, et leur parlant même, au sujet de sa dépouille mortelle, avec la persuasion intime de ce grand événement, puisque sans cette attente qu'il leur donnait de la sortie d'Egypte, il n'aurait pas fait une semblable recommandation.

C'est, au reste, la réponse à l'objection que font quelques personnes : Voyez, disent-elles, que les justes eux-mêmes se sont occupés de leur monument funèbre ! — Ils s'en sont occupés pour la raison que j'ai dite, et non autrement. Ils savaient « que la terre et toute sa plénitude appartiennent au Seigneur ». (Ps 23,1) Moins que personne, il ignora cette vérité, le patriarche qui vécut dans les plus hautes régions de la sagesse, et qui d'ailleurs passa presque toute sa vie en Egypte, d'où par conséquent il aurait pu sortir et regagner son pays, et non pas y rester avec des pleurs, des larmes et des regrets; et moins encore y faire venir son père. Pourquoi, au contraire, n'y voulait-il pas même laisser sa propre dépouille mortelle? N'est-ce pas uniquement pour cette raison de foi ?

2602 2. Répondez-moi, d'ailleurs. N'est-il pas vrai que les os de Moïse furent déposés dans une terre étrangère? Que nous ne savons pas même où sont ceux d'Aaron, de Daniel, de Jérémie, de plusieurs apôtres? On connaît, en effet, les tombeaux de saint Pierre, de saint Paul, de saint Thomas; et des autres, bien plus nombreux, on ne sait rien de leur sépulcre. Aussi ne nous affligeons point pour ce sujet. n'ayons pas l'esprit assez étroit, ni le coeur assez faible pour nous soucier de cela. Quel que doive être le lieu de notre sépulture, « la terre et sa plénitude appartiennent au Seigneur ». Il n'arrive que ce qui doit arriver. Tant de pleurs, de sanglots et de larmes sur ceux qui rie sont plus, n'ont leur source que dans la bassesse de l'âme.

« C'est par la foi que Moïse après sa naissance fut tenu caché pendant trois mois par ses parents (23) ». Ces justes, vous le voyez, n'espéraient qu'après leur mort l'accomplissement des promesses de Dieu, et leurs espérances n'ont pas été trompées. C'est la réponse à l'objection de quelques. personnes qui disent : Les promesses qu'ils ne virent point remplies de leur vivant, le furent après leur mort, sans doute : mais ils ne croyaient pas qu'elles dussent s'accomplir après leur trépas. — Alors, pourquoi Joseph n'a-t-il pas dit: Quoi! ni moi-même pendant ma vie, ni mon père, ni mon aïeul dont, surtout, Dieu aurait dû respecter la vertu, nul d'entre nous n'a reçu la terre promise ! Comment croire qu'il daignera donner à leurs fils coupables ce qu'il n'a pas daigné octroyer à des ancêtres si saints? Non, Joseph ne tint pas ce langage ; sa foi sut vaincre et dominer toute objection.

Saint Paul, jusqu'ici, a parlé d'Abel, de Noé, d'Abraham, de Jacob, de Joseph, personnages remarqués, admirables, glorieux. Pour mieux encourager les Hébreux, il va chercher ses preuves jusque dans d'autres personnes qui n'eurent rien de remarquable. Que des hommes merveilleux aient tant souffert, en effet, que les Hébreux se soient montrés inférieurs à de si grands modèles, ce n'est pas chose étonnante. Ce qui est grave, c'est qu'ils se soient placés au-dessous de personnes sans nom et sans gloire. Et l'apôtre commence par le père et la mère de Moïse, lesquels n'avaient rien de remarquable, rien qui approchât de ce que fut leur fils. Saint Paul renchérira encore et prouvera l'absurdité de leur manque de foi, en citant l'exemple contraire de veuves et de femmes de mauvaise vie. « C'est par la foi », dira-t-il, « que Rahab, femme débauchée, ne périt point avec les incrédules, parce qu'elle reçut et sauva les espions de Josué ». Enfin, l'apôtre rappelle le salaire, non de la foi seulement, mais aussi de l'infidélité, comme dans l'histoire de Noé.

Mais nous avons à revenir sur le fait des parents de Moïse. Un ordre de Pharaon commandait de mettre à mort tous les enfants mâles, et aucun n'échappait au trépas. Comment donc ceux-ci espérèrent-ils sauver leur fils? Par la foi. Et par quelle foi? Ils virent, a dit l'Ecriture, la beauté extraordinaire de cet enfant. Sa vue suffit pour leur donner la foi : tant dès le berceau, et jusque dans les langes, ce juste naissant avait reçu de grâces, non pas de la nature, mais de Dieu. Voyez plutôt l'enfant, dès sa naissance, se fait remarquer non par la laideur ordinaire, mais par une extrême beauté. Et qui l'a produite? Ce n'est pas la nature, mais la grâce de Dieu, laquelle réveilla aussitôt la pitié dans le coeur de la fille d'un roi d'Egypte, lui donnant même le courage de prendre et d'aimer comme son fils cet enfant étranger.

Cependant quel était le fondement de la foi chez les parents de Moïse ? Etait-ce une merveille si grande que la beauté d'un enfant? Mais vous, ô Hébreux, vous croyez d'après des faits, et d'autres preuves solides: Quand vous avez souffert avec joie le pillage de vos biens et d'autres maux, c'est par la foi que vous l'avez enduré. Toutefois, après ces preuves de foi, les Hébreux étaient retombés dans le découragement. Aussi l'apôtre leur fait remarquer, dans les parents de Moïse, une foi plus large, plus persévérante, semblable à celle (561) d'Abraham, capable de croire des choses contradictoires en apparence. « Ils ne craignirent pas », dit-il, « l'édit du roi ». Et cependant cet édit s'exécutait cruellement; leur foi, au contraire, n'était qu'une attente sans motif et sans preuve. Voilà l'exemple des parents de Moïse : et lui-même n'y fut pour rien alors; mais l'apôtre va nous montrer aussitôt le grand exemple du fils aussi, qui dépasse de beaucoup celui des parents

« C'est par la foi que Moïse devenu grand, renonça à la qualité, de fils de la fille de Pharaon, et qu'il aima mieux être affligé avec le peuple de Dieu, que de jouir du plaisir si court qui se trouve dans le péché ; jugeant que l'ignominie de Jésus-Christ était un plus grand trésor que toutes les richesses de l'Égypte, parce qu'il envisageait la récompense (24-26) ». L'apôtre semble dire aux Hébreux : Personne d'entre vous n'a quitté un palais, et un palais glorieux, et des trésors immenses ; nul parmi vous n'a méprisé, comme Moïse, l'honneur dé pouvoir être le fils d'un roi. Et pour montrer que Moïse a quitté tout cela, non par hasard ou sans réflexion, saint Paul dit: « Moïse y renonça », c'est-à-dire, il prit ces grandeurs en haine et leur tourna le dos. Car, en face du ciel que Dieu lui proposait, t'eût été folie que d'admirer la cour d'Égypte.

2603 3. Et voyez comme saint Paul met tout en lumière. Il ne dit pas que Moïse ait préféré aux trésors des Egyptiens et comme fortune plus belle, le ciel et les biens qu'il nous garde ; mais qu'il leur a préféré, quoi donc? l'ignominie de Jésus-Christ ; pour lequel il a choisi d'être accablé d'opprobres, plutôt que de vivre dans le repos et la tranquillité d'esprit. Cette conduite portait déjà avec elle-même sa noble récompense. — « Préférant être affligé avec le peuple de Dieu ». Vous, Hébreux, vous souffrez pour vous personnellement; mais lui, c'est par choix et pour les autres; c'est de sa volonté et par goût qu'il s'est jeté lui-même en des périls si nombreux, lorsqu'il lui était permis de vivre religieusement et de jouir en même temps du bien-être. « Plutôt que de jouir du plaisir si court qui se trouve dans le péché ». Le péché, selon l'apôtre, était de renoncer à souffrir avec les autres; du moins, Moïse y vit un péché. Si ce grand homme regarda comme un crime de ne point prendre courageusement part à l'affliction commune, l'affliction est donc un grand bien. Il s'y précipita, des splendeurs mêmes d'un palais, et il agit ainsi en prévision de certaines grandes choses, que nous révèlent les paroles qui suivent : « Jugeant que l'ignominie de Jésus-Christ « était un plus grand trésor que toutes les riches« ses des Egyptiens ».

Qu'est-ce que « l'ignominie de Jésus-Christ? » C'est, chers Hébreux, ce que vous souffrez vous-mêmes, ce que Jésus-Christ a souffert; ou bien encore, c'est ce que Moïse souffrit pour Jésus-Christ pendant qu'il endurait les outrages pour cette pierre mystérieuse d'où il tira des torrents d'eau; « cette pierre, en effet, était Jésus-Christ », dit l'apôtre (
1Co 10,4) Comment encore l'opprobre de Jésus-Christ? C'est que, pour lui, nous sommes expulsés de nos patrimoines, chargés d'outrages, accablés de souffrances, parce que nous mettons en Dieu notre refuge.

Il est vraisemblable encore que Moïse se sentit bien outragé, quand on lui disait : « Veux-tu donc « me tuer, comme tu as hier tué l'égyptien? » (Ex 2,14) L'opprobre de Jésus-Christ, c'est ce qui expose vos jours mêmes, et vous fait supporter la souffrance jusqu'au dernier soupir. Ainsi le Sauveur lui-même était couvert d'opprobres quand on lui disait : « Si tu es le Fils de Dieu, descends de la croix » (Mt 27,40), et que ces paroles sortaient des lèvres de ses bourreaux, de ses compatriotes mêmes, des Hébreux. C'est l'opprobre de Jésus-Christ, que celui que vous essuyez de la part de vos proches et de ceux-là mêmes que vous comblez de vos bienfaits. Moïse, en effet, recevait cet outrage d'un homme qu'il avait sauvé. Relevant donc le courage de ses disciples, saint Paul leur montre des modèles de souffrances dans Jésus-Christ et dans Moïse, ces deux illustres personnages. Il leur fait voir ici que, bien plus que Moïse, Jésus-Christ souffrit l'opprobre, puisqu'en réalité il fut immolé par les siens. Et toutefois, il ne lança pas la foudre; il n'éprouva aucun sentiment pareil; mais accablé d'injures, il supportait tout, à l'heure ou en face de lui, ses ennemis branlaient leurs têtes insolentes. Comme donc, très-probablement, les disciples entendaient des malédictions semblables, et qu'ils désiraient leur récompense,. l'apôtre déclare que Moïse et Jésus-Christ ont souffert les mêmes épreuves. Le repos et la tranquillité de l'âme, en pareil cas, c'est le péché ; l'opprobre, c'est le parti de Jésus-Christ. Chrétien, que préfères-tu, de cet opprobre de Jésus, ou de ton bonheur et de ta sécurité?

« C'est par la foi qu'il quitte l'Égypte, sans craindre la fureur du roi : car il l'affronta, voyant notre invisible Dieu comme s'il était visible (7) ». Saint apôtre, que dites-vous? « Moïse ne craignit pas ! » L'Écriture, au contraire, déclare qu'informé de tout, il craignit, qu'il chercha son salut dans la fuite, qu'il s'enfuit vraiment, qu'il se cacha, que désormais il prit toutes les précautions de la crainte. — Cher auditeur, prêtez la plus grande attention à ce que vous avez entendu. Ces mots : «Sans craindre la fureur du roi », l'apôtre les écrit en vue de ce qui arriva plus tard, quand Moïse se présenta lui-même devant le souverain. Moïse eût prouvé sa crainte, en n'essayant plus de défendre et de sauver sa nation, en refusant même de l'entreprendre; mais dès qu'il ose y mettre la main de nouveau, il est bien l'homme qui se confiait en tout et pour tout à Dieu seul. Il ne dit pas : Le roi me cherche, me poursuit activement, et je n'ai garde, moi, de m'exposer par une nouvelle entreprise. Sa fuite ne fut donc pas un manque de foi.

Mais pourquoi ne pas plutôt rester en Egypte, dira-t-on? — Pour ne pas se jeter dans un péril évident et prévu. Il eut tenté Dieu, puisqu'il se serait précipité de lui-même au milieu des dangers avec cette parole téméraire : Je veux voir si Dieu me sauvera! Le démon précisément dit à Jésus-Christ: « Jetez-vous en bas! » (Mt 4,6) Comprenez donc combien est diabolique la témérité, qui se (562) précipite dans les périls, et qui tente, si Dieu la salivera ! — Moïse ne pouvait donc commander et défendre des compatriotes qui lui montraient, après son bienfait même,, tant d'ingratitude. C'eût été sottise à lui et délire, que de rester parmi eux.

Moïse donna ces exemples, parce qu'il souffrait en voyant, pour ainsi dire, Celui dont la vue échappe à tout regard humain. Si donc, par l'esprit du moins, nous voyons Dieu; si nous occupons constamment notre pensée de son doux souvenir, tout nous deviendra facile, tout supportable, tout endurable, enfin nous serons supérieurs à tout le monde. Car si la vue d'un ami ou seulement son souvenir vous rend le courage, élève votre âme bien haut, et vous fait tout supporter aisément, parle seul charme de son nom dans votre mémoire; le chrétien, qui toujours applique sa pensée et tourne son souvenir vers Celui qui daigna nous aimer d'un amour si véritable, pourra-t-il jamais sentir même une impression pénible ou redouter quelque danger, quelque terreur? Quand, en effet, aura-t-il un coeur abattu et pusillanime? Jamais: car, si tout nous semble difficile, c'est parce que nous n'avons pas, comme il faudrait, le souvenir de Dieu, et que nous ne le portons pas continuellement dans notre pensée. Il a donc eu raison de nous dire : Vous m'avez oublié; et moi aussi, je vous oublierai; et c'est la double cause de notre malheur, d'oublier Dieu et d'être oubliés de Dieu. Voilà deux choses, en effet, qui sont intimement liées et dépendantes .l'une de l'autre, mais qui sont deux néanmoins. Que Dieu nous garde un souvenir, c'est un bien infini; mais c'est un bien efficace aussi, que nous gardions la mémoire de Dieu. Cet effort, de notre côté, nous pousse dans la voie de la vertu, nous y fait marcher et persévérer avec courage jusqu'au bout. Aussi le Prophète disait en ce sens : « Je me souviendrai de vous, ô mon Dieu, sur les bords du Jourdain, sur les sommets de l'Hermon et sur ses pauvres collines ». (Ps 41,7) Enfin, le peuple captif à Babylone s'écriait: Mon Dieu ! je me souviendrai de vous !

2604 4. Répétons donc ces paroles, nous qui habitons aussi Babylone : car bien que nous ne soyons pas au milieu d'ennemis. publics, nous nous trouvons en avoir d'autres non moins terribles. Parmi ces captifs, les uns avaient la triste allure de prisonniers; mais d'autres ne sentaient pas même le joug de la captivité: ainsi Daniel, ainsi les trois enfants qui bien qu'entraînés dans les masses prisonnières, en face même du roi qui les avait emmenés en captivité, étaient glorieux et grands sur cette terre barbare : oui, ces nobles captifs recevaient l'hommage de celui qui les avait réduits en captivité. Voyez-vous quelle puissance possède la vertu ? Un roi les révérait comme ses maîtres jusque dans leur état d'esclavage ; il était donc captif plutôt qu'eux-mêmes. Il eût été moins surprenant de voir ce prince se rendre dans leur pays pour les y vénérer, que de les contempler eux-mêmes, régnant chez leurs vainqueurs. Mais la merveille, c'est qu'après les avoir enchaînés et les ayant sorts sa main à titre de captifs, il ne rougit pas de leur rendre en face du monde entier un véritable culte, jusqu'à leur offrir des victimes. Voyez-vous comme les oeuvres de Dieu sont. toujours glorieuses, tandis que les nôtres n'en sont que l'ombre? Ce roi ignorait assurément qu'il amenait ainsi ses maîtres du fond d'un pays vaincu, et il jeta dans la fournaise ceux qu'il allait tout à l'heure adorer, et ce supplice à eux-mêmes ne leur parut qu'un rêve.

Craignons Dieu, mes frères, craignons Dieu, et fussions-nous réduits en captivité, nous serons plus grands que tout le genre humain. Ayons cette crainte de Dieu, et nous ne sentirons plus d'ennuis, quand même cet ennui s'appellerait pauvreté, maladie, captivité, servitude, quels qu'en soient le nom et la nature enfin. Il y a plus : toutes ces misères produiront pour nous des effets tout opposés. Ils étaient captifs; un roi les révère. Paul fabriquait dés tentes, et on voulait lui offrir des sacrifices comme à tin dieu. On peut demander ici pourquoi les apôtres refusèrent avec horreur ces sacrifices, jusqu'à déchirer leurs vêtements, jusqu'à pleurer pour détourner les peuples de cette idée, jusqu'à s'écrier enfin : « Que faites-vous? Nous sommes vos semblables, et des hommes mortels comme vous » (
Ac 14,14); tandis que Daniel ne fit rien de pareil. Qu'il fût humble, pourtant, ce Prophète ; qu'il ne rapportât pas moins que les apôtres la gloire de toutes choses à Dieu, cela est évident par bien des raisons, mais surtout par l'amour que Dieu lui portait. S'il avait usurpé l'honneur dû à Dieu seul, le Seigneur ne l'aurait pas laissé vivre, loin de lui faire recueillir l'honneur et l'estime. Une seconde preuve de sa vertu, c'est qu'il disait en toute franchise : « Ni moi non plus, ô roi, je ne connais pas ce mystère par une révélation que je doive à ma sagesse ». Une troisième preuve enfin, c'est qu'il a pu dire : « Pour mon Dieu, j'étais dans la fosse aux lions » ; et quand un autre Prophète lui apporta de quoi manger: « Le Seigneur », dit-il, « s'est souvenu de moi » (Da 2,30); tant il était humble et pénitent. Il était dans la fosse aux lions pour la cause de Dieu, et il s'estimait indigne d'être exaucé de Dieu, d'avoir même place en sa mémoire.

Mais nous, qui osons commettre des péchés exécrables et sans nombre, nous qui sommes les plus coupables et les plus détestables des créatures, nous reculons si Dieu ne nous exauce pas dès notre première supplication. De fait, entre nous et les saints il y a la distance du ciel à la terre, s'il n'y a pas même un abîme plus grand. Eh quoi ! Daniel, que dites-vous? Après vos oeuvres si saintes et si glorieuses, après ce miracle qui vous sauve des lions, vous vous estimez encore petit et vil! Assurément, nous répond le Prophète; car quoi que nous ayons pu faire, nous sommes des serviteurs inutiles. (Lc 17,10) Et c'est ainsi que devançant l'Evangile, il en remplit le précepte, et se regarde comme rien. Dieu, disait-il, s'est souvenu de moi. Et voyez encore, dans sa prière, quelle humilité ! Comme aussi les trois enfants de la fournaise disaient : « Nous avons péché; nous avons agi contre vos lois » (Da 3,29) ; partout enfin, ils font preuve d'humilité. Et pourtant Daniel avait mille occasions (563) de s'élever; mais il savait aussi que toutes ces grâces lui venaient de ce qu'il avait soin de ne pas s'exalter et de ne point gâter son trésor. En effet, parmi toutes les nations, sur toute la terre habitée, on chantait la louange de Daniel, non pas seulement parce qu'un roi s'était prosterné devant lui, ni parce qu'il lui avait offert des libations et tout un culte divin, au moment où ce roi lui-même était honoré comme un Dieu. Cette gloire adorée de Nabuchodonosor est certaine, d'après Jérémie : « Il a revêtu », dit-il, « la terre comme un manteau ». (Jr 27,6) « Car », dit Dieu ailleurs, « je l'ai donnée à Nabuchodonosor mon serviteur ». Or ces textes, et les lettres de ce roi prouvent cependant que Daniel n'était pas admiré seulement dans l'empire de ce prince, mais que ce Prophète était connu partout, qu'il était admiré dans toutes les nations plus encore que si elles l'avaient vu personnellement, surtout après que le roi eût avoué dans sa lettre mémorable, et le miracle opéré pour le Prophète, et l'hommage que lui-même rendait à sa sagesse. « Etes-vous donc », disait l'Écriture, « plus sage que Daniel ? » Avec tous ces titres de gloire, il était humble jusqu'à désirer de mille fois mourir pour son Dieu.

2605 5. Or, je le demande encore une fois : pourquoi, tout humble qu'il était, n'a-t-il repoussé ni ce culte, ni ces oblations quasi sacrées que lui fit un grand roi ? Je ne résoudrai pas ce problème; il me suffit de l'avoir posé. Quant à la solution, je vous la laisse, pour exciter, si je le puis, l'effort de votre intelligence. Je ne veux que vous intimer un commandement ou plutôt un avis : c'est de diriger en tout votre liberté selon la crainte de Dieu, puisque vous avez de si nobles exemples, et que, d'ailleurs, les biens mêmes de la terre seront à nous, si bien franchement nous poursuivons les biens à venir. Que Daniel, en effet, n'ait point agi sous l'inspiration de l'orgueil, nous en avons une preuve évidente dans cette protestation qu'il fait: « Prince, gardez vos présents ! » (Da 5,17) Et toutefois une seconde question se présente ici; comment, si prompt à tout repousser en paroles, accepte-t-il l'honneur réellement et en effet, comment se revêt-il du riche collier? Hérode-Agrippa, lui, s'entend applaudir : « C'est la voix d'un Dieu, disait-on, et non pas celle d'un « homme » (Ac 12,22) ; et parce qu'il n'a pas rendu gloire à Dieu, ses entrailles crèvent et se répandent honteusement. Daniel, au contraire, accepte les honneurs divins, et non pas seulement des paroles d'apothéose. Voilà un point nécessaire à expliquer. Dans le fait d'Hérode, les hommes tombaient dans une idolâtrie pire que leur paganisme habituel ; dans celui du Prophète, il n'en va pas de même. Comment cela? C'est que l'idée qu'on s'était faite de Daniel rendait honneur à Dieu, puisque le Prophète avait dit précédemment : « Je le sais, mais non d'après la sagesse que je puis avoir par moi-même ». D'ailleurs, on ne voit pas qu'il accepte ces offrandes, ce culte. Le roi dit bien, sans doute, qu'il faut les offrir : mais il n'est rien moins que certain que cette pensée ait été mise à exécution.

Quant aux apôtres, déjà à Lystre, on amenait les taureaux pour les leur immoler; déjà l'on appelait Barnabé, Jupiter, et Paul, Mercure. Le sacrifice commençait. Daniel accepta le collier, pour se faire reconnaître; mais pourquoi ne parait-il pas repousser l'offrande sacrée ?... Dans le fait apostolique, les païens ne l'ont point réalisée; mais l'attentat sacrilège en fut fait, et les apôtres le condamnèrent... Cependant Daniel devait aussi, ce semble, repousser aussitôt un culte impie? En face des apôtres, se trouvait tout un peuple à édifier; en face de Daniel, un peuple et son roi. Pourquoi donc ne détourna-t-il pas le roi de Babylone de cette idée idolâtrique ? Je l'ai dit: c'est que le prince ne lui faisait pas cette offrande comme à un Dieu et pour détruire la vraie religion, mais pour arriver à un fait plus miraculeux. Comment? C'est qu'il fit un édit en faveur du vrai Dieu, le reconnaissant comme le Seigneur. Ainsi, il n'altérait pas l'honneur qui lui est dû. Les habitants de Lystre, au contraire, n'avaient point ces pensées ; mais ils regardaient les apôtres comme des dieux, et ceux-ci repoussèrent leurs hommages. Le roi Babylonien commence par adorer Daniel; puis il lui fait l'offrande que vous savez. Or, quand il l'adore, ce n'est pas comme un dieu, mais comme un sage. Puis, il n'est pas certain qu'il lui ait fait des offrandes superstitieuses. Enfin, les eût-il faites, il les a faites sans que Daniel les agréât. Et si vous demandez pourquoi il lui donna le nom de Baltassar, qui est un nom de divinité chez eux, je réponds que cela prouve le peu d'estime que ce peuple avait de ses propres dieux, puisque leur nom; de par l'empereur, est attribué à un captif ; puisque ce roi faisait adorer à tout son peuple une statue d'or, et que lui-même adorait un dragon. —Ainsi Babylone renfermait des multitudes tout autrement folles que celles de Lystre. Aussi Daniel ne pouvait-il sitôt les amener ait vrai.

Si donc nous voulons gagner tous les biens, cherchons d'abord ceux qui ont rapport à Dieu. Car de même que ceux qui cherchent les faux biens de ce monde, perdent à la fois ceux du temps et ceux de l'avenir, ainsi ceux qui donnent la préférence aux choses de Dieu, gagnent les uns avec les autres. Ne poursuivons donc pas ceux-là, mais plutôt ceux-ci; et nous pourrons de la sorte gagner les biens que Dieu promet, en Jésus-Christ Notre-Seigneur.


HOMÉLIE 27 - C'EST PAR LA FOI QUE MOISE CÉLÉBRA LA PAQUE ET QU'IL FIT L'ASPERSION DU SANG DE L'AGNEAU,

2700
AFIN QUE L'ANGE QUI TUA TOUS LES PREMIERS-NÉS, NE TOUCHAT POINT LES ISRAÉLITES. (
He 11,28-38)

Analyse.

1-3. En nous rappelant la foi des patriarches, saint Paul n'oublie pas de nous montrer que leurs actions ou les cérémonies de leur religion, sont les préludes et les figures de la religion de Jésus-Christ. — Tel était l'Agneau pascal. — La foi des Hébreux à l'heure où ils sont renfermés entre la mer Rouge et l'armée d'Egypte nous rappelle que le secours de Dieu vient ordinairement à l'heure où tout semble désespéré. — Un mot de la foi de Rahab ; un mot plus court encore d'une foule d'autres exemples de foi. — Quelle grande puissance que celle d'un juste : Josué arrêtant le soleil. — Pourquoi il fait plus que Moise même.
4 et 5. Puissance de la prière, qui nous donne empire non sur le soleil et les astres, mais sur Dieu même. — Beauté de la prière que Jésus-Christ nous a enseignée lui-même, comme un maître apprend (alphabet à ses élèves. — La prière doit être surtout humble et pénitente comme celle du publicain. — Avouer nos fautes et ne pas souffrir qu'un autre nous les reproche ; refuser les louanges pour qu'on nous les donne encore davantage, c'est un jeu criminel.

2701 1. L'apôtre aime à prouver ou à confirmer sur sa route bien des vérités qu'il sème en passant, découvrant dans le texte sacré mille sens imprévus. Telle est, en effet, la parole de l'Esprit-Saint, qu'elle ne contient pas seulement quelques sens sous une multitude de mots, mais qu'au contraire, sous très-peu de mots elle prête à des interprétations nombreuses et magnifiques. Dans cette étude en forme d'exhortation sur la foi, par exemple, saint Paul nous montre une figure, un mystère, dont la loi de Jésus-Christ possède la vérité. Il dit « C'est par la foi que Moïse célébra la Pâque et qu'il fit l'aspersion du sang de l'agneau, afin que l'ange qui tuait tous les premiers-nés, ne touchât point aux Israélites ». Quel est ce sang répandu? Dans chaque maison, un agneau tombait sous le couteau du sacrifice, et son sang marquait chaque porté et détournait la mort qui moissonnait les Egyptiens. Si donc le sang de l'agneau sauvait les Juifs au milieu même des Egyptiens et d'un fléau si redoutable, combien plutôt serons-nous préservés par le sang de Jésus-Christ qui doit rougir, non plus nos portes, mais nos coeurs. Encore aujourd'hui, en effet, celui qui dévaste et qui tue, ne cesse de circuler au milieu de cette nuit du siècle : armons-nous donc de ce sacrifice tutélaire. Notre onction est appelée par Moïse effusion. Car, nous aussi, nous avons été, par la main de Dieu, tirés de l'Egypte, des ténèbres, de l'idolâtrie. Le rite mosaïque n'était rien en lui-même ; mais son effet était grand, puisqu'il sauvait si bien et si parfaitement un grand peuple. Le rite mosaïque n'était qu'une effusion de sang; l'effet grand et parfait produisait le salut et la vie, et posait à la mort une défense et un obstacle. L'ange exterminateur craignit le sang, parce qu'il savait de quel autre sang il était la figure ; il recula effrayé à l'idée de la mort du Seigneur; et voilà pourquoi il ne touchait pas les portes marquées de ce signe. Moïse leur avait dit : Faites cette marque, et ils la firent, et ils y trouvèrent confiance et sûreté. Et vous, qui avez le sang du véritable Agneau, vous n'avez pas confiance ?

« C'est par la foi qu'ils passèrent la mer Rouge, comme sur une terre sèche ». Paul de nouveau compare un peuple avec un peuple, afin que les Hébreux ne disent pas : Nous ne pouvons être comme les saints. « Par la foi donc, ils passèrent la mer Rouge comme sur une terre sèche, tandis que les Egyptiens ayant essayé ce passage, périrent engloutis dans les flots (
He 11,29) ». Paul leur remet en mémoire les souffrances de leurs aïeux en Egypte. Pourquoi parle-t-il de lafoi de ceux-ci? C'est qu'en effet ils ont espéré, ils ont demandé avec prières, à Dieu, de passer ainsi la mer Rouge; ou pour mieux dire, Moïse a prié en ce sens. Voyez-vous comme la foi surpasse toujours les forces humaines, c'est-à-dire notre faiblesse, notre bassesse? Voyez comme les Israélites avaient en même temps et la foi et la crainte des fléaux meurtriers; ce sang imprimé à chaque porte et ce passage de la mer Rouge vous le démontrent assez. Au reste cette eau de la mer Rouge fut une affreuse vérité, et non pas une vision, comme le prouva la mort de ces ennemis qui y périrent noyés C'est ainsi que les exécuteurs dévorés eux-mêmes par les lions, et ceux qui furent brûlés près de la fournaise, donnaient une preuve de la vérité de ces drames affreux, et vous démontraient, comme au cas présent, que tel châtiment sauvait et glorifiait les uns, tandis qu'il donnait aux autres une mort affreuse. Telle est, au reste, la puissance bienfaisante de la foi : c'est quand nous sommes arrivés à la dernière extrémité, de sorce qu'on ne voit plus d'issue possible, c'est à cet instant même que nous sommes délivrés, quand même nous serions aux portes de la mort, quand même notre sort semblerait désespéré et que tout semblerait perdu sans remède. Quel espoir restait aux Juifs? Peuple désarmé, serrés entre les Egyptiens et la mer, il leur fallait ou se noyer dans la fuite en avant, ou retomber en arrière dans les mains des Egyptiens; et la foi les délivra et les sauva dans ces circonstances de perplexité et d'angoisses. Polir eux, la mer devint comme une route sur le continent; tandis qu'elle engloutit et dévora les Egyptiens dans ses abîmes. Pour les premiers elle oublia sa nature; (565) pour les seconds elle s'armait comme un ennemi.

2702 2. « C'est par la foi que les murailles de Jéricho tombèrent par terre, après qu'on en eût fait le tour sept jours durant (He 11,30) ». Car le son des trompettes, quand même il retentirait pendant dix siècles, ne peut renverser des murailles; tandis qu'à la foi rien n'est impossible. Vous voyez que la foi varie ses oeuvres, non d'après notre logique ou selon les lois de la nature; mais qu'elle opère toujours contre toute attente. Donc maintenant encore, tout arrive contre vos prévisions. Saint Paul voulait de toutes manières les amener à croire aux espérances à venir; son discours tout entier n'a pas d'autre but; il veut montrer que non-seulement aujourd'hui, mais que dès le commencement, tous les miracles sont nés de la foi et se sont opérés par elle.

« C'est par la foi que Rahab, femme débauchée, ne périt pas avec les incrédules, parce qu'elle avait reçu et sauvé les espions de Josué (He 11,31) ». Il serait honteux qu'on vous vit plus incrédules qu'une femme perdue. Or elle a entendu ces espions et leurs prophéties, et aussitôt elle y a cru ; et sa foi eut son effet : tous les autres périrent, elle seule fut sauvée. Elle ne s'est pas dit : Je partagerai le sort de ta multitude, où j'ai les miens d'ailleurs. Et puis, suis-je donc plus sage que tant d'hommes intelligents qui ne croient point, tandis que j'ose croire, moi ! Non, elle n'a ni dit ni fait comme aurait agi ou parlé probablement tout autre à sa place : elle a cru simplement aux espions et à leurs affirmations.

« Que dirai-je davantage? Le temps me manquera pour continuer ces récits (He 11,32) ». L'apôtre désormais ne s'appesantira plus sur des citations nominatives; terminant par cette femme perdue dont l'exemple suffit pour couvrir les Hébreux d'une honte salutaire, il n'étend plus ses récits, de crainte d'allonger sans mesure son discours; mais il n'abandonne pourtant pas les exemples, tout en les parcourant avec une extrême sagesse, et évitant ainsi avec soin un double écueil : celui d'ennuyer par la satiété, et celui de supprimer de nombreuses et fécondes leçons. Il ne se tait donc pas tout à fait; mais il se garde de fatiguer par son discours : il remplit donc un double but. Car lorsqu'on discute avec énergie, si l'on continue quand même et toujours ce genre aggressif, on assomme l'auditeur déjà convaincu, en lui jetant ainsi l'ennui, sans compter que l'on s'expose à passer pour un homme vain que l'envie de briller fait parler, et non pas le seul désir d'être utile, comme cela doit être.

« Que dirai-je donc? s'écrie-t-il. Le temps me manquera si je veux parler de Gédéon, de Barac, de Samson, de Jephté, de David, de Samuel et des prophètes ». Quelques-uns font un crime à saint Paul de placer dans ce passage les noms de Barac, de Samson et de Jephté. Mais quoi ! il a bien pu nommer la prostituée, pourquoi pas ceux-ci? Il ne s'agit pas ici de juger leur vie, mais seulement de savoir s'ils ont brillé par leur foi.

« Et des prophètes, lesquels par la foi ont conquis des royaumes ». Vous voyez que l'apôtre ne témoigne pas ici de la beauté de leur vie, ce n'était pas son but; il ne voulait que parler de leur foi. Car, dites-moi, n'est-ce pas par la foi qu'ils ont tout fait? Et comment? par la foi, ils ont conquis des royaumes, Gédéon, par exemple. — «Ils ont accompli les devoirs de la justice ». Qui est ici désigné? Toujours les mêmes; peut-être par la justice, il entend la charité. — « Ils ont reçu l'effet des promesses ». Je pense que ce trait désigne David. Et de quelles promesses? De celles qui proclamaient que sa postérité s'assiérait sur son trône. — « Ils ont fermé la gueule des lions, ont arrêté la violence du feu, ont évité la pointe du glaive (He 11,33-34)». Voyez comme ils étaient déjà pour ainsi dire au sein de la mort ; Daniel au milieu des lions; les trois enfants dans les abîmes de la fournaise ; Abraham, Isaac, Jacob, en diverses épreuves, sans jamais même alors se désespérer. C'est, en effet, le caractère de la foi. Quand tout arrive à la malheure, il faut croire en ce moment-là même, que rien de contraire aux divines promesses n'en sortira, mais qu'elles auront leur effet tout entier : « Ils ont évité le tranchant du glaive » ; je pense que ce trait se rapporte encore aux trois enfants. — « Ils se sont remis de leur infirmité, ont été remplis de force et de courage dans les combats, ont mis en fuite les armées des étrangers ». L'apôtre indique, sans donner de date, des faits postérieurs au retour de Babylone. Leur infirmité dont ils se rétablissent, c'est la captivité. Quand les affaires des Juifs étaient désespérées, quand eux-mêmes ressemblaient en tout à des ossements desséchés, eût-on espéré ce retour de Babylone, et non-seulement ce retour, mais un complet recouvrement de leurs forces, qui leur fit mettre en fuite les armées des étrangers? Pour vous, dit saint Paul aux Hébreux, vous n'êtes pas encore dans cet état désespéré. — Tous ces faits sont des figures de l'avenir.

« Les femmes ont recouvré, par la résurrection, leurs enfants morts ». L'apôtre ici, parle des prophètes Elie et Elisée, qui, en effet, ont ressuscité des morts. « Les uns ont été décapités, ne voulant point racheter leur vie présente, afin d'en trouver une meilleure dans la résurrection (He 11,35) ». — Mais nous, répondent les Hébreux, nous n'avons pas atteint la résurrection. Eh bien! je puis vous montrer que ces saints aussi ont passé sous la hache, et qu'ils n'ont point accepté la rédemption de ce supplice, afin de trouver une résurrection meilleure. Pourquoi, en effet, dites moi, libres de vivre encore, ne l'ont-ils point voulu? N'est-ce pas parce qu'ils attendaient une vie meilleure? Eux qui en avaient ressuscité d'autres, ont choisi de mourir, pour gagner une résurrection bien préférable à celle qui rendit des enfants à leurs mères. L'apôtre me paraît désigner ici saint Jean-Baptiste, et saint Jacques. Car l'apotympanismos, ici nommé, c'est la décapitation. Ainsi, ils avaient le droit de jouir encore du soleil; ils pouvaient ne pas accuser les pécheurs, et cependant, après avoir ressuscité des morts, ils préférèrent pour eux-mêmes quitter le monde, afin de gagner une résurrection meilleure.

2703 3. «Les autres ont souffert les moqueries et les (566) fouets, les chaînes et les prisons; ils ont été lapidés, ils ont été sciés, ils ont été tentés en toute manière (He 11,36-37) ». Il termine par ces exemples, par ceux, remarquez bien, qui sont pour les Hébreux, et plus proches, et plus familiers. La plus grande consolation qu'on puisse vous offrir, en effet, c'est un modèle ayant souffert pour la même cause que vous. Quand même vous présenteriez d'autres traits plus remarquables, si le martyre a eu une autre raison, vous ne pouvez convaincre. Il finit donc son discours par ces saints, qui ont, dit-il, passé par les liens, les cachots, les fouets, les pierres, désignant ainsi la passion de saint Etienne et de saint Zacharie, et il ajoute : « Ils sont morts par le tranchant du glaive ». Que dites-vous, bienheureux Paul? Les uns ont évité, les autres ont subi la mort sous l'épée ? Quelle est votre pensée ? Louez-vous la mort subie, ou seulement la mort affrontée? Laquelle admirez-vous, de l'une ou de l'autre? L'une et l'autre certainement, répond-il. La mort affrontée, chers Hébreux, c'est pour vous chose tout unie et toute familière ; la mort même subie est d'ailleurs la plus grande preuve de foi, et la figure de nos martyres à venir. La foi présente, en effet, ce double miracle : elle fait de grandes choses, elle sait grandement souffrir tout en croyant ne souffrir pas. Et vous ne pouvez dire, continue-t-il, que ces hommes fussent des pécheurs et des gens de rien. Quand vous placeriez en face d'eux le monde entier, j'estime qu'ils l'emporteraient dans la balance de la justice. — Aussi ajoute-t-il : « Que le monde n'en était pas digne » He 11,38 Que pouvaient donc recevoir, même en cette vie, ceux dont rien au monde n'était digne ? L'apôtre ici relève l'âme de ses disciples, et leur apprend à ne point s'attacher aux choses du présent ; il veut que leur coeur espère beaucoup mieux que tous les biens du siècle actuel. Non, le monde entier n'est point digne d'eux. Que désireriez-vous donc ici-bas ? Ne serait-ce pas vous avilir que de vous donner ici-bas votre récompense ?

Cessons donc, mes frères, d'occuper nos âmes des vanités de ce monde ; n'y cherchons point notre récompense; ne soyons pas mendiants à ce point. Car si le monde entier est indigne des saints, pourquoi demandez-vous une partie de ce monde? C'est admirablement vrai : car les saints sont les amis de Dieu. Par le monde, l'apôtre désigne les masses, ou en général, la créature. Ces deux sens se trouvent habituellement employés dans l'Ecriture sainte. Si la création tout entière avec tous ses hommes était mise en comparaison, dit-elle, le juste la dépasserait encore en valeur. Vérité évidente encore. Car dix mille livres pesant de paille ou de foin, n'équivaudraient pas en prix à dix perles; ainsi en est-il de cette masse d'hommes vis-à-vis d'un saint. « Un seul homme qui fait la volonté de Dieu », dit encore le Sage, « vaut mieux que dix mille impies ». (Si 16,3) Dix mille n'est pas synonyme d'un grand nombre seulement, mais d'une multitude incalculable.

Voyez quelle puissance c'est, qu'un seul homme juste. « Jésus, fils de Navé, a dit : Que le soleil reste immobile en face de Gabaon, et la lune vis-à-vis la vallée d'Elom. Ainsi fut-il fait ». (Jos 10,12) Vienne donc ici le monde entier, et même deux, trois, quatre-vingts mondes comme le nôtre : qu'ils parlent ainsi ; qu'ils fassent pareille oeuvre ! Mais ils ne le pourront jamais. L'ami de Dieu, lui, commandait aux créatures de son ami ; ou plutôt il n'a fait que prier cet ami divin, et les créatures, servantes de celui-ci, ont obéi ; et l'homme de la terre a commandé aux corps célestes. Voyez-vous, au reste, que ces astres sont faits pour l'esclavage, et remplissent un cours tracé d'avance ? Le fait de Josué est plus grand qu'aucun miracle de Moïse ; il y a une différence à commander à la mer, ou bien à dicter des lois aux cieux mêmes. Le premier prodige est grand, très-grand, mais non égal au second.

Or, écoutez la raison de cette grandeur de Josué ou de Jésus. Il portait dans son nom la figure de Jésus-Christ. Pour cette raison, pour ce nom attribué à l'homme, image du Fils de Dieu, la création dut le respecter. Mais quoi? Ce nom de Jésus ne fut-il donc jamais donné qu'à lui? Non, sans doute; mais ce nom lui fut donné parce qu'il devait être la figure du véritable Sauveur. On l'appelait aussi Ausès d'abord, mais son nom fut changé et ce changement, à son égard, fut une prédiction, une prophétie. C'est lui qui fit entrer le peuple dans la terre promise, comme Jésus nous fait entrer au ciel ; la loi, non plus que Moïse, n'avait pas ce pouvoir ; ils restèrent dehors. La loi ne pouvait l'ouvrir, mais la grâce seule. Voyez-vous que, dans cet âge dont tant de siècles nous séparent, les figures sont décrites d'avance par le doigt divin ? Josué commanda donc à la création, ou, pour mieux dire, à la partie principale, au chef même de la création, tout en restant humble mortel sur la terre, pour que quand vous verrez Jésus lui-même sous les traits de notre humanité, parler avec une autorité sans égale, vous ne soyez ni troublé, ni effrayé. Au reste, Josué, du vivant même de Moïse, battit et mit en fuite les ennemis; et notre Maître aussi, même du vivant de la loi de Moïse, gouverne tout, mais en secret. Mais voyons la puissance des saints.

2704 4. Si sur la terre, ils opèrent de tels prodiges, s'ils y font l'oeuvre même des anges, qu'est-ce donc au ciel? Quelle magnificence les y revêt? Peut-être chacun d'entre vous désirerait être capable de commander au soleil et à la lune. or, pour le dire en passant, que peuvent dire ici ceux qui font du ciel une sphère ? Pourquoi Josué n'a-t-il pas dit seulement : Que le soleil s’arrête? Pourquoi ajoute-t-il : Qu'il s'arrête vis-à-vis de Gabaon, et la lune en face de la vallée d'Elom, c’est-à-dire, que le jour soit prolongé ? Ce miracle se reproduisit à la demande d'Ezéchias : le soleil même rétrograda. Et toutefois ce miracle étonne alors encore plus que le précédent ; il est plus surprenant de voir l'astre reprendre sa route au rebours, que de s'arrêter simplement. Et toutefois, si nous voulons, nous ferons quelque chose de plus grand encore. Car, que nous a promis Jésus-Christ? Que nous arrêterons le soleil et la lune, ou que nous ferons reculer l'astre du jour? Non; mais quoi? (567) « Nous viendrons en lui, mon père et moi, et nous ferons en lui notre demeure ». (Jn 14,23) Qu'ai-je donc besoin de miracles sur le soleil et la lune, puisque le Seigneur et Maître de ces brillantes créatures, descend vers moi et y prend même son domicile fixe et constant? Oui, que m'importe tout le reste? En quoi ai-je besoin des astres mêmes? Il sera mon soleil et ma lune, ma lumière enfin ! Car, répondez-moi : si vous étiez admis au palais impérial, que voudriez-vous de préférence? Serait-ce de pouvoir métamorphoser un des objets qui s'y trouvent, ou de vous unir avec le souverain même, et par une amitié si intime, que vous le décideriez à descendre jusque chez vous ? Cette faveur ne vous paraîtrait-elle pas bien plus belle que cette autre vaine puissance ?

Il ne faut plus s'étonner des miracles du Christ, si Josué, qui n'était qu'un homme, en a fait d'aussi grands par un simple commandement. On répondra que Jésus-Christ ne prie pas son Père, mais qu'il agit par sa propre autorité. — C'est bien ; déclarez qu'il ne prie pas son père, et qu'il agit d'autorité; à mon tour, je vous interrogerai, ou plutôt, je vous enseignerai avec certitude qu'il a prié cependant; donc cette prière était le rôle de son abaissement et de son incarnation ; car il n'était pas inférieur sans doute à l'autre Jésus, fils de Navé ; il pouvait donc nous instruire sans prier lui-même ? — Mais voici : Qu'il vous arrive d'entendre un maître de lecture balbutier, épeler les lettres et les syllabes; vous ne direz pas que c'est un ignorant? Et s'il demande : Où est cette lettre? vous savez qu'il n'interroge pas parce que lui-même ignore, mais parce qu'il veut instruire son élève. Ainsi Jésus-Christ priait sans avoir besoin de prière, mais pour vous déterminer à être assidu et appliqué à ce devoir, à prier sans relâche, avec pureté de coeur, avec une extrême vigilance. Et cette vigilance ne consiste pas seulement à vous éveiller la nuit, mais à être encore sobres et purs dans vos prières de la journée. Voilà bien être vraiment vigilant. Car il peut arriver que, tout en priant la nuit, on ne soit encore qu'un être endormi, et que de jour on veille, même sans prier; tel est celui qui dirigera son coeur vers Dieu, pensant avec qui il a l'honneur de s'entretenir, et à qui vont monter ses paroles; celui qui se souviendra que les anges sont là, pénétrés de crainte et de tremblement, tandis que lui-même s'étire et bâille en approchant de Dieu.

Les prières sont des armes puissantes, quand on les fait avec le coeur et l'intention requise. Et pour vous en faire comprendre le pouvoir, jugez-en par ce fait : que l'impudence et l'injustice, la cruauté et l'audace déplacée cèdent pourtant à des prières assidues : témoin l'aveu du juge inique de l'Evangile (Lc 8,6) La prière triomphe aussi de la paresse; et ce que l'amitié n'obtient pas, une demande assidue et importune l'arrache; s'il ne lui accorde pas la chose à titre « d'ami », dit Notre-Seigneur, « il se lèvera cependant pour la lui donner, afin de se défaire de ce solliciteur effronté » (Lc 11,8) ; l'assiduité lui fera mériter une grâce dont il n'était pas digne d'ailleurs. « Il n'est pas bien », disait Notre-Seigneur, « de prendre le pain des enfants et de le donner aux chiens. — Sans doute, Seigneur », répondait la chananéenne, « mais les petits chiens pourtant mangent les miettes qui tombent de la table de leurs maîtres ». (Mt 15)

2705 5. Appliquons-nous donc à la prière. Elle nous fournit, je l'ai dit déjà, des armes puissantes, mais à la condition qu'elle se fasse attentivement et assidûment, sans vaine gloire, avec un coeur pur et une parfaite sincérité. La prière triomphe des guerres mêmes, elle comble de grâces toute une nation bien qu'indigne. « J'ai entendu leur gémissement », dit le Seigneur, « et je suis descendu pour les délivrer ». (Ex 3,8) La prière est un médicament de salut, un antidote contre le péché, un remède aux fautes commises. Cette veuve laissée seule au monde, Anne la prophétesse, n'avait pas d'autre occupation que de prier. Nous gagnerons tout, en effet, si nous prions avec humilité, frappant notre poitrine comme le Publicain, empruntant même ses paroles et disant avec lui : « Ayez pitié de moi qui ne suis qu'un pécheur ». (Lc 18,13) Car bien que nous ne soyons pas des publicains, nous avons d'autres péchés non moindres que les leurs. Ne me dites pas que vous avez péché seulement en matière légère : toute matière défendue offre la nature du péché. On appelle homicide tout aussi vraiment l'assassin de petits enfants, que le meurtrier d'un homme fait; on est cupide quand on vole le prochain pour s'enrichir, que les fraudes soient petites, ou qu'elles soient considérables; le ressentiment d'une injure reçue n'est pas une simple faute, mais un grand péché. « Car ceux qui se souviennent avec rancune d'une injure reçue, prennent une route qui conduit à la mort » (Ps 12,28); « et celui qui sans raison se fâche contre son frère, s'expose au feu de l'enfer » (Mt 5,22), ainsi que celui qui traite son frère de fou et d'insensé; ainsi enfin qu'une foule d'autres pécheurs. Nous allons même jusqu'à participer indignement à des sacrements merveilleux et redoutables, sans cesser de nous permettre l'envie, la cruelle détraction. Quelques-uns d'entre nous s'enivrent même souvent. Or une seule de ces fautes suffit à nous chasser du céleste royaume ; et quand elles s'entassent les unes sur les autres, quelle défense peut nous rester encore?

Oui, mes frères, nous avons besoin, et à un bien haut degré, de pénitence, de prière, de patience, d'attention persévérante, pour gagner enfin les biens qui nous sont promis. Que chacun de nous s'écrie donc : « Seigneur, ayez pitié de moi qui suis un pécheur ! » Et non-seulement disons-le, mais ayons de notre triste état une vraie et profonde conviction, et si un autre nous accuse d'être, en effet, des pécheurs, ne nous irritons point. Ce pénitent, lui aussi, s'entendit accuser par le pharisien qui disait : « Je ne suis pas comme ce publicain »; et il ne s'en est ni fâché, ni même piqué. L'autre lui montrait ironiquement sa blessure; lui, il en cherchait le remède. Disons donc, nous aussi : Ayez pitié de moi qui suis un (568) pécheur ! et si un autre nous le dit, n'en soyons pas indignés. Que si nous savons nous accuser comme coupables de fautes sans nombre, mais que nous répondions par la colère aux accusations du prochain, évidemment nous n'avons ni humilité, ni confession, mais au contraire, ostentation et vaine gloire. — Comment, direz-vous! Est-ce donc ostentation que de s'appeler pécheur ? — Oui, c'est ostentation, puisque nous cherchons jusque dans l'humilité, la gloire et l'estime publiques; nous voulons qu'on nous admire, qu'on nous loue. Ici donc encore nous agissons pour la gloire. Qu'est-ce, en effet, que l'humilité? Consiste-t-elle à supporter les outrages dont on nous accable, à reconnaître nos péchés, à accepter les malédictions ? Non; là n'est pas encore l'humilité, mais seulement la candeur et la simple droiture de l'âme. Nous avouons de bouche notre condition de pécheur, notre indignité, et nos autres misères semblables; mais qu'on nous fasse seulement un reproche pareil, nous perdons patience, la colère nous monte ! Voyez-vous que notre conduite n'est point une humble confession, pas même un acte de droiture et de franchise ? Puisque vous vous êtes déclaré tel, souffrez donc sans colère qu'un autre vous le dise et vous accuse ; vos fautes, en effet, deviennent ainsi moins lourdes à votre conscience, quand vous en acceptez le reproche de la bouche des autres; ils prennent sur eux votre propre fardeau, et vous font entrer dans la vraie sagesse.

Ecoutez ce que disait un saint, le roi David, quand Séméi le maudissait. « Laissez-le m'insulter. Le Seigneur le lui a commandé, afin de voir mon humilité ; le Seigneur me rendra le bien en retour des malédictions que cet homme me lance aujourd'hui ». (2R 16,10) Et vous qui dites de vous-même tout le mal imaginable, vous vous emportez parce que vous n'entendez pas des lèvres d'autrui un éloge et des louanges réservées à de grands saints ! Vous voyez bien que vous jouez indignement dans un sujet qui n'admet pas un tel jeu ! Car, c'est repousser la louange par soif d'autres louanges, pour gagner même de plus grands éloges, pour acquérir une plus large admiration. En repoussant ainsi certains compliments, on a en vue de s'en attirer de plus beaux; nous faisons tout dès lors pour la vanité et non pour la vérité; dès lors aussi toutes nos couvres sont vides et douteuses. Je vous en supplie donc, fuyez désormais, du moins, cette vaine gloire, et vivons selon la volonté de Dieu, pour acquérir un jour les biens promis en Jésus-Christ Notre-Seigneur.



Chrysostome sur Héb. I 2600