Chrysostome sur Jean 78

HOMÉLIE LXXVIII. JE NE VOUS AI PAS DIT CES CHOSES DÈS LE COMMENCEMENT, PARCE QUE J'ÉTAIS AVEC VOUS;

MAIS MAINTENANT JE M'EN VAIS A CELUI QUI M'A ENVOYÉ, ET AUCUN DE VOUS NE DEMANDE OU JE VAIS. - MAIS PARCE QUE JE VOUS AI DIT CES CHOSES, VOTRE COEUR A ÉTÉ REMPLI DE TRISTESSE. (VERS. 5,6, JUSQU'AU VERS. 15)
Jn 16,4-15

ANALYSE.

1. La tristesse a son utilité. - Contre les pneumatomaques.
2. Ce que c'est que convaincre, touchant le péché, touchant la justice, touchant le jugement.
3. Distinction des hypostases ou des personnes, égalité des personnes, Valentiniens, Marcionites, Anoméens.
4. Quel est le bien, quelle est la force de l'union et de la concorde. - Excellence de la charité. - Combien les amis rendent un homme puissant. - Vie misérable de celui qui n'a point d'amis. - La société rend la vie douce et agréable. - Il n'est rien de pire que d'être seul. - Les moines habitaient dans les montagnes. - Que doit-on penser de leur solitude? - Les chrétiens s'embrassaient dans la célébration des saints mystères. - La charité se fortifie dans les prières, dans la célébration des mystères, dans les exhortations faites en commun.


1. Grand est l'empire de la tristesse: c'est une maladie d'esprit qui demande beaucoup de force pour lui résister courageusement, et pour rejeter ce qu'elle a de mauvais, après en avoir pris ce qu'elle a d'utile, car elle a son utilité. En effet, lorsque nous avons péché, ou que quelqu'un pèche, alors seulement la tristesse est bonne et utile; mais elle est inutile lorsqu'elle est causée par des calamités humaines. Jésus-Christ voyant donc qu'elle s'emparait du coeur de ses disciples encore imparfaits, les reprend comme on le voit. Ces disciples, qui auparavant avaient fait à leur Maître mille questions, comme lorsque Pierre lui dit: «Où allez-vous?» Et Thomas: «Nous ne savons où vous allez; et comment pouvons-nous en savoir la voie?» Et Philippe: «Montrez-nous votre Père»; ces mêmes disciples, lui entendant dire maintenant: Ils vous chasseront de la synagogue, et ils vous haïront, et ils croiront faire une chose agréable à Dieu, en furent si abattus et si consternés, qu'ils ne purent même ouvrir la bouche, ni prononcer une seule parole; et voilà ce que Jésus-Christ leur reproche par ces paroles: «Je ne vous ai pas dit ces choses dès le commencement, parce que j'étais avec vous. Mais maintenant je m'en vais à celui qui m'a envoyé, et aucun de vous ne me demande où je vais. Mais parce que je vous ai dit ces choses, votre coeur a été rempli de tristesse» (Jn 16,4-6). Le Sauveur leur fait ce reproche, parce qu'une trop grande tristesse est dangereuse, et si dangereuse même qu'elle peut causer la mort; c'est pourquoi saint Paul disait: «De peur qu'il ne soit accablé par un excès de tristesse». (2Co 2,7)

«Je ne vous ai pas dit ces choses dès le commencement». Pourquoi le Seigneur ne les a-t-il pas dites dès le commencement? De peur qu'on ne dît qu'il les prédisait par conjecture sur ce qui arrive souvent. Et pourquoi donc entreprend-il une chose aussi difficile? Je savais ces choses, dit-il, dès le commencement, et ce n'est pas pour les avoir ignorées que je ne vous les ai point dites; mais c'est «parce que j'étais avec vous». Jésus-Christ parle encore ici d'une manière humaine: «Parce que j'étais avec vous»; c'est-à-dire, parce que vous étiez en sûreté, parce que vous pouviez me faire les demandes que vous vouliez; et que toute la guerre, toute la haine [492] se tournait contre moi; et encore: Parce qu'il eût été inutile de vous les dire dès le commencement.

Mais est-ce qu'il ne les leur a point dites? Ayant appelé ses douze disciples, ne leur dit-il pas: «Vous serez présentés aux gouverneurs et aux rois, et ils vous feront fouetter dans leurs synagogues?» (Mt 10,18) Pourquoi dit-il donc: «Je ne vous ai pas dit ces choses dès le commencement?» Parce qu'il leur avait seulement prédit qu'on les ferait fouetter, et qu'ils seraient obligés de se cacher; mais qu'il ne leur avait point découvert que leurs ennemis auraient leur mort tant à coeur, qu'ils croiraient rendre un service à Dieu et lui offrir un sacrifice en les faisant mourir. C'est là précisément ce qui pouvait le plus les effrayer, que d'être jugés et traités comme des impies et des scélérats. De plus, alors il ne leur prédisait que ce que les gentils leur devaient faire souffrir; mais maintenant il leur déclare et avec plus de force ce que les Juifs doivent faire contre eux, et il leur apprend que déjà leurs ennemis sont à la porte, et toutes ces calamités près de fondre sur eux.

«Mais maintenant je m'en vais à celui qui m'a envoyé, et aucun de vous ne me demande où je vais. Mais parce que je vous ai dit ces choses, votre coeur a été rempli de tristesse» (Jn 16,5-6). Ce n'était pas une faible consolation pour les disciples de voir que leur Maître connaissait toute la grandeur de leur tristesse. L'inquiétude et le chagrin de son départ, et la vue des maux qui allaient fondre sur eux, tels qu'ils ne savaient pas s'ils les pourraient supporter, les accablaient et les jetaient dans cette profonde tristesse. Pourquoi le Sauveur n'a-t-il pas attendu qu'ils eussent reçu le Saint-Esprit, pour leur prédire ces choses? C'est pour vous apprendre qu'ils étaient déjà établis dans la vertu. Si, avant même que le Saint-Esprit fût descendu sur eux, ils ne se sont point retirés, encore qu'ils fussent accablés de tristesse, quelle pensez-vous qu'a dû être leur force et leur vertu, après qu'ils ont été remplis de cette grâce? Mais s'ils n'avaient appris ce qui leur devait arriver qu'après la descente de l'Esprit-Saint, nous lui attribuerions tout; au lieu que maintenant nous voyons que tout le fruit qu'ils portent vient de la bonne disposition de leur coeur, et c'est une preuve manifeste de l'ardent amour qu'ils ont pour Jésus-Christ, amour qui dévore leur âme encore dénuée d'assistance.

«Cependant je vous dis la vérité (Jn 16,7)». Voyez comment le Sauveur console de nouveau ses disciples. Je ne vous parle point par flatterie, dit-il, mais quoique vous vous attristiez extrêmement, je dois néanmoins vous apprendre ce qui vous est avantageux. Vous désirez que je demeure avec vous, mais il est de votre intérêt que je vous quitte. Or, il est d'un bon curateur de ne pas faire ce que désirent de lui ses amis, lorsqu'ils se veulent priver d'un bien et d'un avantage: «Si je ne m'en vais point, le Consolateur ne viendra point».

Que disent de ces paroles ceux qui combattent la divinité du Saint-Esprit (1)? Est-il avantageux que le Maître s'en aille et que le serviteur vienne à la place? Ne voyez-vous pas combien est grande la dignité du Saint-Esprit? «Mais si je m'en vais, je vous l'enverrai». Et quel bien cela nous procurera-t-il? «Lorsqu'il sera venu, il convaincra le monde (Jn 16,8)»; c'est-à-dire, vos ennemis ne feront pas impunément ces choses, si le Saint-Esprit vient. Les oeuvres que j'ai déjà faites suffisaient pour leur imposer silence; mais, lorsque le Saint-Esprit aura opéré les oeuvres et les prodiges que je vous ai prédits, lorsque ma doctrine sera plus parfaitement répandue, et qu'on aura fait de plus grands miracles, ils subiront un jugement plus rigoureux et une plus grande condamnation, ayant vu tant et de si grands prodiges que vous opérerez en mon nom, preuves et témoignages certains de ma résurrection.

Maintenant ils peuvent dire: c'est le Fils d'un charpentier dont nous connaissons le père et la mère. (Mt 13,55) Mais quand ils verront la mort détruite, l'injustice bannie, les boiteux marchant droit, les démons chassés, les dons immenses du Saint-Esprit et toutes ces merveilles opérées par l'invocation de mon nom, que répondront-ils? Mon Père m'a rendu témoignage, le Saint Esprit me le rendra aussi: il me l'a rendu dès le commencement, et maintenant encore il me le rendra.

1. Les Valentiniens, les Marcionites, et les autres gnostiques furent appelés Pneumatomaques, parce qu'ils combattaient la divinité du Saint-Esprit, qu'ils mettaient au nombre des créatures.

2. Au reste, ce mot: «Il convaincra touchant le péché (Jn 16,9)», signifie: il leur ôtera toute excuse, et il fera voir que leurs crimes - 493 - sont impardonnables. «Et touchant la justice, parce que je m'en vais à mon Père, et que vous ne me verrez plus (Jn 16,10)»; c'est-à-dire, j'ai mené une vie irréprochable, et en voici la preuve: je m'en vais à mon Père. Comme les Juifs lui reprochaient continuellement de n'être point envoyé de Dieu, et que pour cela ils publiaient qu'il était un pécheur et un méchant; Jésus-Christ dit qu'il leur ôtera ce sujet de reproche. Si la pensée qu'ils ont que je ne suis point envoyé de Dieu, leur fait croire que je suis un méchant, lorsque le Saint-Esprit leur aura appris que je suis allé à mon Père, et que je n'y suis point allé pour une heure, mais pour y demeurer toujours; car c'est là ce que signifie ce mot: «Vous ne me verrez plus», qu'auront-ils encore à alléguer? Observez, mes frères, que Jésus-Christ détruit la mauvaise opinion qu'on avait de lui par ces deux arguments: il n'est pas d'un pécheur de faire des miracles, car un pécheur ne peut pas faire ces sortes d'oeuvres, et aussi il n'est pas d'un pécheur d'être envoyé de Dieu: donc vous ne pouvez pas dire que Jésus est un pécheur, ni qu'il n'est pas envoyé de Dieu.

«Et touchant le jugement, parce que le prince de ce monde est déjà jugé (Jn 16,11)». Jésus-Christ parle encore ici du jugement, parce qu'il a vaincu l'ennemi, le prince de ce monde; ce qu'un pécheur ne peut faire, ni aucun juste d'entre les hommes. Que c'est à cause de moi, dit le Sauveur, qu'il est jugé et condamné: ceux qui dans la suite le fouleront aux pieds, et qui verront manifestement les signes de ma résurrection, le sauront, et ils reconnaîtront que c'est là la marque de sa condamnation: et en effet, il n'a pu me tenir. Les Juifs m'ont accusé d'être possédé du démon et d'être un séducteur: mais toutes ces accusations se montreront vaines et frivoles. Aurais-je terrassé le prince du monde, si j'étais coupable de péché? Le voilà cependant condamné et chassé.

«J'ai encore beaucoup de choses à vous dire; mais vous ne pouvez les porter présentement (Jn 16,12)». Il vous est donc utile que je m'en aille; lorsque je m'en serai allé, alors vous pourrez les porter. Et qu'est-il arrivé? Le Saint-Esprit est donc plus grand que vous, puisque maintenant nous ne pouvons porter ces choses, et qu'il nous rendra capables de les porter? Sa vertu a-t-elle plus de force et d'efficace que la vôtre? Nullement. Car il vous enseignera ce qui est de moi. C'est pourquoi il dit: «Il ne parlera pas de lui-même; mais il dira tout ce qu'il aura entendu (Jn 16,13). Il me glorifiera, parce qu'il recevra de moi, et il vous l'annoncera (Jn 16,14). Tout ce qui est à mon Père est à moi (Jn 16,15)». Jésus-Christ avait dit: le Saint-Esprit vous enseignera et vous fera ressouvenir, et il vous consolera dans vos afflictions, (ce qu'il n'avait pas fait lui-même). Et: il vous est utile que je m'en aille, afin qu'il vienne; et: maintenant encore, vous ne pouvez pas porter ces choses, mais alors vous le pourrez. Et: il vous introduira dans toute vérité Jn 16,13). De peur que de ces paroles les disciples ne prissent occasion de croire que le Saint-Esprit était plus grand que le Fils, et qu'ils ne tombassent par là dans une extrême impiété, il ajoute: «Il recevra de ce qui est à moi» (Jn 16,14); c'est-à-dire, ce que j'ai enseigné, il l'enseignera aussi lui-même, il ne dira rien de contraire, rien qui lui soit propre, rien d'étranger à ma doctrine. Comme donc le Sauveur, parlant de soi, dit: je ne parle point de moi-même: c'est-à-dire, je ne dis que ce que j'ai reçu de mon Père; je ne dis rien qui me soit propre ou qui lui soit étranger, il faut entendre de même ce qu'il dit du Saint-Esprit. «De ce qui est à moi»; c'est-à-dire, de ce que j'ai appris, de ce que je sais; car la science du Saint-Esprit et la mienne sont la même science.

«Et il vous annoncera les choses à venir» (Jn 16,13). Par cette promesse, Jésus-Christ élève l'esprit de ses disciples, puisque l'homme ne désire rien tant que d'apprendre ce qui doit arriver. C'est là sur quoi ils faisaient de fréquentes questions, disant à leur Maître: «Où allez- vous?» Quelle est la voie? Le Sauveur voulant donc les tirer de cette inquiétude, leur dit: l'Esprit-Saint vous instruira de toutes choses, de peur que vous ne tombiez inconsidérément.

«Il me glorifiera» (Jn 16,14). Comment? Il fera les oeuvres en mon nom. Comme après la venue du Saint-Esprit les disciples devaient faire de plus grands miracles, Jésus-Christ montre de nouveau son égalité, en disant: «Il me glorifiera». Mais qu'est-ce qu'il appelle: «Toute vérité?» (Jn 16,13) Car il assure que le Saint-Esprit les introduira dans toute vérité. Jésus-Christ, soit à cause de l'infirmité de la chair dont il était revêtu, ou pour ne paraître point parler [494] de soi; et aussi parce que ses disciples ne connaissaient pas la résurrection, et qu'ils étaient encore trop imparfaits; enfin, pour que les Juifs ne parussent pas avoir puni en lui un violateur de la loi; ménageait le plus souvent ses termes et ne s'éloignait pas ouvertement de la loi. Mais une fois les disciples séparés, les Juifs rejetés, alors que beaucoup allaient croire et obtenir rémission de leurs péchés, alors que le soin de parler de lui était confié à d'autres, ce n'était plus à lui, comme de juste, de se célébrer lui-même. Ainsi donc, semble-t-il dire, si je n'ai pas enseigné ce que je devais enseigner, il ne faut pas l'imputer à mon ignorance, mais à la faiblesse de mes auditeurs. Voilà pourquoi, ayant dit: «Le Saint-Esprit vous introduira dans toute vérité», il a ajouté: «Il ne parlera pas de lui-même». Mais que le Saint-Esprit n'ait pas besoin d'apprendre, saint Paul le déclare formellement. «Nul ne connaît», dit-il, «ce qui est en Dieu, que l'Esprit de Dieu». (1Co 2,11) De même donc que l'esprit de l'homme connaît sans avoir appris d'un autre, ainsi le Saint-Esprit «recevra de ce qui est à moi» Jn 16,14), c'est-à-dire, il ne vous apprendra rien qui ne soit Conforme à ma doctrine (1). «Tout ce qui est à mon Père est à moi» (Jn 16,15). Puis donc que ces choses sont à moi, et que le Saint-Esprit vous enseignera ce qu'il a appris de mon Père, il dira ce qui est de moi.

3. Mais pourquoi le Saint-Esprit n'est-il pas venu avant que Jésus-Christ s'en allât? Parce que, tant que la malédiction subsistait, que le péché n'était point détruit et que les hommes étaient condamnés et destinés au supplice, le Saint-Esprit ne pouvait point venir. Il faut donc, dit-il, que l'inimitié soit détruite, et que nous soyons réconciliés avec Dieu (Ep 2,14-16), pour que nous puissions recevoir ce don. Et pourquoi le Sauveur dit-il: «Je vous l'enverrai?» C'est comme s'il disait: je vous préparerai, afin que vous puissiez le recevoir. Car comment pourrait-on envoyer celui qui est partout? Mais de plus, en disant cela, Jésus-Christ marque la distinction des personnes: voilà pourquoi il parle de la sorte. Et comme le Fils et le Saint-Esprit ne peuvent se séparer, le Sauveur persuade à ses disciples de s'attacher à lui, de l'honorer et de l'adorer.

1. «Conforme à ma doctrine», ou «qui ne vienne de ma part». Etant comme mon envoyé et mon ambassadeur, l'interprète et l'exécuteur de mes volontés.

Il pouvait lui-même opérer toutes ces choses, mais il lui laisse faire des miracles, afin qu'ils connaissent sa dignité. Comme le Père a pu produire tout ce qui existe, et que le Fils a créé pareillement, pour nous montrer sa puissance; le Saint-Esprit de même est venu pour se faire connaître. C'est pour cette raison que le Fils s'est incarné, laissant à l'opération du Saint-Esprit l'occasion de s'exercer, pour fermer la bouche à ceux qui voudraient se servir de ce témoignage de son ineffable bonté pour favoriser leurs sentiments impies.

Effectivement, s'ils disent: Le Fils s'est incarné, parce qu'il est inférieur au Père, nous leur répondrons: Que direz-vous donc du Saint-Esprit? Quoiqu'il n'ait pas pris une chair, vous ne direz pas néanmoins qu'il est plus grand que le Fils, ni que le Fils lui est inférieur. Voilà pourquoi, dans le baptême, on nomme la Trinité: car le Père peut tout faire, tout accomplir, et le Fils aussi, et le Saint-Esprit de même. Mais comme, à l'égard du Père, personne ne le révoque en doute, et que le doute tombe sur le Fils et sur le Saint-Esprit; dans le sacrement du baptême on nomme la Trinité, afin que vous reconnaissiez la communion et l'unité d'essence et de dignité dans le don des biens ineffables qui nous y est fait en commun par les trois Personnes. Que le Fils puisse faire par lui-même dans le baptême ce qu'il fait en commun avec le Père et avec le Saint-Esprit, la preuve en est claire dans ce qu'il disait parlant aux Juifs; écoutez-le: «Afin que vous sachiez que le Fils de l'homme a le pouvoir dans la terre de remettre les péchés». (Mc 2,10) Et: «Afin que vous soyez des enfants de lumière». (Jn 12,36) Et encore: «Je leur donne la vie éternelle». (Jn 10,28) Et derechef: «Afin que les brebis aient la vie, et qu'elles l'aient abondamment». (Jn 10,10)

Maintenant, voyons à l'égard du Saint-Esprit, nous lui verrons faire la même chose: «Les dons du Saint-Esprit», dit l'apôtre, «qui se font connaître au dehors, sont donnés à chacun pour l'utilité». (1Co 12,7) Celui donc qui fait ces choses peut, à plus forte raison, remettre les péchés. Et encore: «C'est l'Esprit qui vivifie». (Jn 6,64) Et: «il vous donnera la vie par son Esprit qui habite en vous». (Rm 8,11) Et: «L'Esprit est à cause de la justice» (Rm 8,10) qu'il produit en vous. Et encore: «Si vous êtes [495] poussés par l'Esprit, vous n'êtes point sous la loi. (Ga 5,18) Car vous n'avez point reçu l'Esprit de servitude, pour vous conduire encore par la crainte: mais vous avez reçu l'Esprit de l'adoption des enfants». (Rm 8,15) Mais, de plus, les miracles que faisaient alors les apôtres, ils les opéraient par le Saint-Esprit, qui était descendu sur eux. Et saint Paul, dans son épître aux Corinthiens, dit: «Mais vous avez été lavés, vous avez été sanctifiés, vous avez été justifiés au nom de Notre-Seigneur Jésus-Christ, et par l'Esprit de notre Père (1Co 6,11)». Comme donc les disciples et les Juifs avaient beaucoup entendu parler du Père; comme ils avaient vu les grandes oeuvres que le Fils avait opérées, et qu'ils n'avaient rien encore appris de bien clair du Saint-Esprit, le Saint-Esprit fait des miracles, et par là il se fait parfaitement connaître. Mais, de peur qu'ils n'en prissent occasion, comme j'ai dit, de le croire plus grand que le Fils, Jésus-Christ ajoute: «Il dira tout ce qu'il aura entendu, et il vous annoncera les choses à venir» (Jn 16,13). Si ce n'était pas dans cette vue que le Sauveur a ajouté ces paroles, ne serait-il pas bien absurde de dire que le Saint-Esprit n'a entendu qu'alors, et en vue des disciples? En effet, selon vous, l'Esprit-Saint n'aurait dû alors même entendre, que pour répéter aux disciples ce qu'il aurait appris. Est-il rien de plus misérable et de plus détestable que cette idée? Mais, de plus, que devait-il entendre? Tout ce que, selon vous, il devait entendre, ne l'avait-il pas déjà annoncé par la bouche des prophètes? Soit qu'il dût parler de la destruction de la loi, ou parler de Jésus-Christ, de sa divinité et de son incarnation, toutes ces choses n'avaient-elles pas déjà été annoncées depuis longtemps? Que pouvait-il dire de plus clair dans la suite? «Et il vous annoncera les choses à venir». Par ces paroles, le divin Sauveur fait évidemment connaître la nature et la dignité du Saint-Esprit, parce qu'il n'appartient qu'à Dieu seul de prédire l'avenir. Que si l'Esprit-Saint l'apprend d'un autre, il n'aura rien de plus que les prophètes. Mais, encore une fois, Jésus-Christ montre par ces paroles la connaissance très-exacte et très-parfaite que le Saint-Esprit a de Dieu, puisqu'il ne peut dire autre chose. Au reste, ce mot: «Il recevra ce qui est à moi» (Jn 16,14), veut dire de la grâce dont ma chair a reçu la plénitude, ou de cette connaissance que j'ai, non par octroi, ni pour l'avoir reçue d'autrui; mais parce que la science du Père, du Fils et du Saint-Esprit est une seule et même science. Mais pourquoi Jésus-Christ s'est-il expliqué en ces termes, et non autrement? Parce que les disciples n'avaient pas encore reçu la connaissance du Saint-Esprit: c'est pour cela qu'il ne s'attache qu'à une seule chose; à savoir, qu'ils le croient et qu'ils le reçoivent, et qu'ils ne se scandalisent point; car comme il avait dit: «Le Christ est votre seul chef» (Mt 23,8) et conducteur de peur qu'on ne crût qu'ils n'ajoutaient point foi à la parole de Jésus-Christ, s'ils croyaient au Saint-Esprit, il dit: «Ma doctrine et sa doctrine» sont la même doctrine. Ce que dira l'Esprit-Saint viendra de la même source que mes propres paroles. Ne croyez pas qu'il en dise d'autres; les choses qu'il dira sont à moi et me glorifieront: la volonté du Père, du Fils et du Saint-Esprit est la même volonté. Et Jésus-Christ veut que nous n'ayions tous aussi qu'une seule et même volonté disant: «Afin qu'ils soient un, comme vous et moi nous sommes un». (Jn 17,11 Jn 17,21)

4. Rien n'est égal à l'union et à la bonne intelligence; par elle un homme isolé devient partie d'un grand tout. Si deux ou dix personnes sont unies ensemble de coeur, chacune d'elles n'est plus une seule, mais elle se décuple, pour ainsi dire; dans ses dix vous ne trouverez qu'un, et dans un vous trouverez dix. S'ils ont un ennemi, comme alors il ne s'attaque pas à un seul, mais à dix, il faut qu'il succombe, puisqu'il n'est pas repoussé par un seul, mais par dix. Qu'un soit dans le besoin, il n'est pas pour cela dans l'indigence; il est riche par sa plus grande partie, savoir: par les neuf autres; et la partie qui tombe est aussitôt soutenue, la plus faible par la plus forte. Chacun d'eux a vingt mains, vingt yeux et autant de pieds; il ne voit pas seulement par ses yeux, mais encore par ceux des autres; il ne marche pas seulement par ses pieds, mais encore par ceux des autres; il n'agit pas seulement par ses mains, mais encore par celles des autres. Chacun d'eux a dix âmes; car il n'a pas seul le soin de ses affaires, les autres en ont soin pareillement. Et s'ils étaient cent ainsi unis ensemble, il en serait de même, et la force s'augmenterait à proportion du nombre.

Ne voyez-vous pas, mes frères, l'excellence [496] de la charité? Elle rend l'homme invincible, elle le multiplie; d'un seul elle fait plusieurs. Comment un seul homme pourrait-il être en même temps et en Perse et à Rome? Ce que la nature ne peut point, la charité le peut; une partie de lui-même sera ici et l'autre là, ou plutôt il sera tout entier là, et tout entier ici. Mais s'il a mille ou dix mille amis, considérez quelle sera sa force, quel sera son pouvoir. Voyez-vous quel pouvoir de multiplication possède la charité? En effet, qu'un devienne mille, c'est quelque chose d'étonnant et d'admirable. Pourquoi donc n'acquérons-nous pas une si grande puissance, et ne nous mettons-nous pas en sûreté? Cela vaut mieux que toutes les dignités, et les richesses, et la santé, et que la lumière même. C'est la source de la joie. Jusques à quand bornerons-nous notre charité à un seul et à deux?

Apprenez à connaître par le contraire les avantages de cette vertu. Supposons quelqu'un qui n'ait point d'amis, ce qui est la marque d'une extrême folie, car il n'y a qu'un insensé qui puisse dire: je n'ai point d'amis. Un homme de cette espèce, quelle vie mènera-t-il? Fût-il très-riche, fût-il dans l'abondance de toutes choses et dans les délices, possédât-il de grandes terres et de gros revenus, il est pauvre, il est nu, il est solitaire et isolé. Il n'en est pas de même de celui qui a des amis; fût-il pauvre, il vit dans une plus grande opulence que les riches; et ce qu'il n'oserait dire pour soi, un autre le dira; ce qu'il ne peut pas se donner lui-même, un autre le lui procurera, ou même beaucoup plus. Ainsi l'union est pour nous un sujet de joie et un port sûr et tranquille. Il ne peut rien arriver de funeste à celui qui est environné de tant de satellites; les gardes mêmes, qui veillent à la sûreté du prince, n'ont ni tant de vigilance ni tant d'attention. Ceux-ci gardent leur roi par nécessité, ceux-là gardent leur ami par affection et par amour. Or, l'amour a beaucoup plus de force et de pouvoir que la crainte. Le roi est en crainte et en défiance de ses gardes, l'ami se confie à ses amis plus qu'à lui-même, et avec cet appui il ne craint les embûches de personne.

Faisons donc ce marché: le pauvre, pour avoir une consolation dans sa pauvreté; le riche, pour assurer ses richesses; le prince, pour régner en sûreté; le sujet, pour gagner la bienveillante du prince. Ce commerce lie les coeurs et rend la vie douce et agréable. Ainsi, parmi les bêtes, celles qui ne s'unissent pas au troupeau sont les plus cruelles et les plus féroces. Voilà pourquoi nous habitons dans des villes, nous avons des places publiques; c'est afin de nous voir et de vivre ensemble. Saint Paul ordonne cette société, quand il dit: «Ne nous retirant point des assemblées des fidèles». (He 10,25) Il n'est rien de pire que d'être seul et privé de la société.

Quoi donc! direz-vous, et les moines et ceux qui habitent sur les sommets des montagnes? Les moines ne sont point sans amis, mais en fuyant le tumulte des villes et des places publiques, ils trouvent dans la solitude beaucoup de compagnons que la charité unit et lie étroitement ensemble, et c'est pour se procurer cette douce société qu'ils se retirent. C'est parce que les affaires suscitent toutes sortes de querelles, qu'ils s'en écartent pour donner tous leurs soins à l'exercice de la charité. Mais le solitaire, direz-vous encore, aura-t-il, lui aussi, un si grand nombre d'amis? Pour moi, à la vérité, je le voudrais bien, que l'on pût vivre tous ensemble, et que la charité se conservât toujours dans toute sa force et sa vigueur, car ce n'est pas le lieu qui fait les amis. Les moines ont bien des gens qui les louent, qui ne les loueraient point s'ils ne les aimaient pas. Et, de leur côté, ils prient pour tout le monde: ce qui est un grand témoignage de leur charité. C'est pour cela que nous nous embrassons mutuellement les uns les autres dans la célébration des saints mystères, afin de ne faire tous qu'un seul corps, quoique nous soyons plusieurs. C'est pour cela que nous prions en commun pour les catéchumènes, pour les malades, pour les fruits de la campagne, pour les habitants de la terre et des mers. Vous voyez que la charité fait paraître sa force et sa vertu dans les prières, dans la participation des saints mystères et dans les exhortations. Elle est la source de tous les biens; si nous nous y attachons avec zèle et avec ardeur, nous nous conduirons bien en cette vie, et nous obtiendrons le royaume qui nous est promis; je prie Dieu, de nous l'accorder à tous, par la grâce et la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, par qui et avec qui gloire soit au Père et au Saint-Esprit. Ainsi soit-il.

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HOMÉLIE LXXIX. ENCORE UN PEU DE TEMPS, ET VOUS NE ME VERREZ PLUS; ET ENCORE UN PEU DE TEMPS, ET VOUS ME VERREZ.

- SUR CELA, QUELQUES-UNS DE SES DISCIPLES SE DIRENT LES UNS AUX AUTRES: QUE VEUT-IL DIRE PAR LA: ENCORE UN PEU DE TEMPS? ET LE RESTE. (VERS. 16,17, JUSQU'À LA FIN DU CHAPITRE XVI)

Jn 16,16-33

ANALYSE.
1. Jésus-Christ afflige ses disciples en leur disant qu'il va bientôt les quitter, il leur prédit qu'ils seront dans une grande angoisse, mais courte, et qui se changera en une joie qui ne finira plus.
2. On obtient du Père tout ce qu'on lui demande au nom de Jésus-Christ.
3-5. Comment on petit vaincre le monde. - La mort ne rend point l'homme mortel: la victoire le rend immortel. - On ne peut point dire mortel celui qui doit ressusciter après sa mort. - Distinguer l'habitude de ce qui est passager. - La mort n'étant que pour un temps, ne doit point être appelée une mort: autrement dormir, c'est mourir. - La corruption du corps s'empêche point sa résurrection, puisqu'il sera revêtu de l'incorruptibilité. - Moyens de vaincre le monde. - Considérations qui nous doivent faire mépriser les peines et les afflictions de cette vie: nous sommes dans une terre étrangère, éloignés de cotre patrie. - Ce qui rend une offense plus ou moins grande. - Celui qui nous offense ne nous tonnait point, cela rend l'offense légère; quand il saura qui nous sommes, il s'accusera de folie. - Vouloir se venger, c'est ajouter sa vengeance aux vengeances divines; cruauté qu'il y a eu cela. - L'injure d'un ami ne nous blesse point tant que celle d'un inconnu; raison de cela: nous sommes les membres les uns des autres et un seul corps. - Ancien proverbe: supporter ses amis avec leurs défauts. - Description de ce que les amants souffrent des femmes débauchées, pour servir d'exemple de ce qu'on doit souffrir et des amis, et pour Dieu. - S'aimer les uns les autres. - Aimer Dieu comme l'on a aimé sa maîtresse. - Différence entre (amour de Dieu et l'amour d'une femme prostituée. - Maux qu'attire à l'homme l'amour d'une femme débauchée; biens que lui procure l'amour de Dieu. - On fait plus pour une maîtresse que pour Dieu et pour soi. - Dureté qu'on a pour les pauvres. - Belle exhortation à l'aumône. - Différence de la vie spirituelle et de la vie charnelle et voluptueuse.


1. Rien n'abat une âme accablée de douleur et de tristesse comme d'entendre souvent répéter les paroles qui causent sa tristesse et sa douleur. Pourquoi donc Jésus-Christ, ayant dit: «Je m'en vais», et: «Je ne vous parlerai plus», répète-t-il souvent ces paroles: «Encore un peu de temps, et vous ne me verrez il plus»; et: «Je m'en vais à celui qui m'a envoyé?» Après avoir consolé et réjoui ses disciples par la promesse du Saint-Esprit, il les jette encore dans l'abattement. Pourquoi le Sauveur fait-il donc cela? Il sonde leur coeur et les met à une plus grande épreuve, et il les accoutume sagement à entendre dans la paix et la docilité les paroles tristes et affligeantes, afin qu'ils supportent ensuite son départ avec courage et avec fermeté. Les disciples ayant eu tout le temps de réfléchir sur ce que leur Maître leur avait prédit, devaient véritablement ensuite souffrir la séparation avec plus de facilité. Que si l'on examine avec soin ses paroles, on y trouvera une consolation en ce qu'il dit «Je m'en vais à mon Père». Il leur fait connaître qu'il ne périra point, mais que sa mort sera seulement un passage, une translation. Le Seigneur leur donne encore une autre consolation, car il ne dit pas simplement: «Encore un peu de temps, et vous ne me verrez plus»; mais il a ajouté aussi: «Encore un peu de temps, et vous me verrez»; marquant qu'il reviendrait, que la séparation ne serait pas longue, et qu'ensuite il demeurerait toujours avec eux; mais certainement ils ne le comprirent pas. Et on a raison de s'étonner, qu'ayant souvent entendu ces choses, ils ne les aient pas plus comprises que si on ne leur en avait jamais parlé.

Mais pourquoi les disciples ne les ont-ils pas comprises? C'est, ou à cause de leur tristesse, comme je le pense, car la tristesse effaçait toutes ces paroles de leur mémoire, ou à cause de leur obscurité; de sorte que ce qui [498] véritablement ne se contredisait point en soi, leur paraissait se contredire. Où allez-vous, disent-ils, pour que nous vous puissions voir? Si vous vous en allez, comment vous verrons-nous? Voilà pourquoi ils disaient: «Nous ne savons ce qu'il veut dire (Jn 16,18)». Ils savaient qu'il devait s'en alter, mais qu'il dût revenir peu après, c'est là ce qu'ils ignorent. Voilà pourquoi le Sauveur les reprend de ne l'avoir pas compris; et, voulant leur inculquer dans l'esprit la foi dans sa mort, il leur dit: «En vérité, en vérité, je vous le dis: vous pleurerez et vous gémirez», à savoir: sur ma croix, sur ma mort; «mais le monde se réjouira (Jn 16,20)». Comme les disciples, ne voulant point que leur Maître mourût, se portaient facilement à croire qu'il ne mourrait point, et comme ils étaient dans le doute, ne sachant pas ce que voulait dire cette parole: «Encore un peu de temps», Jésus-Christ dit: «Vous pleurerez et vous gémirez, mais votre tristesse se changera en joie».

Jésus-Christ ensuite, après avoir déclaré à ses disciples que la joie succéderait à leur tristesse, que de leur affliction naîtrait leur consolation, qu'il ne serait absent que pour un peu de temps, et que leur joie serait perpétuelle, passe à un exemple commun et trivial. Et que dit-il? «Une femme, lorsqu'elle en«tante, est dans la douleur (Jn 16,21)». Les prophètes aussi se sont souvent servis de cet exemple, comparant la tristesse aux douleurs de l'enfantement. Mais voici ce que veut dire le Sauveur: Vous serez comme attaqués des douleurs de l'enfantement, mais la douleur de l'enfantement est un sujet de joie; par cette comparaison il confirme sa prochaine résurrection, et il montre que mourir, c'est la même chose que sortir du sein d'une femme pour entrer dans une brillante lumière; c'est comme s'il disait: Ne vous étonnez pas que par cette tristesse je vous amène à une heureuse issue, puisqu'une femme ne devient mère que par la douleur.

Le Seigneur nous découvre encore ici un mystère, à savoir: qu'il a détruit la mort, qu'il lui a ôté tout ce qu'elle avait d'âpre et d'amer, et qu'il a régénéré l'homme et en a fait un homme nouveau. Au reste, il n'a pas seulement dit que la tristesse passerait, il n'en fait même pas mention, tant sera grande la joie qui lui doit succéder: c'est là aussi ce qui arrivera aux saints. Mais encore: une femme ne se réjouit point de ce qu'il est venu un homme au monde, elle se réjouit seulement quand c'est elle qui a mis un homme au monde. Si une femme se réjouissait de ce qu'il est venu un homme au monde, rien n'empêcherait que celles qui n'enfantent point ne se réjouissent de la fécondité de celles qui enfantent. Pourquoi donc Jésus-Christ s'est-il servi de cet exemple? Parce qu'il a seulement voulu montrer que la douleur ne durerait qu'un peu de temps; mais que la joie serait perpétuelle, que la mort n'était qu'un passage à la vie, et que les douleurs de l'enfantement produiraient un grand fruit et un grand avantage. Et le Sauveur n'a point dit: Il est né un enfant, mais: Il est né un homme; voulant, par cette façon de s'exprimer, nous faire entendre qu'il parle de sa résurrection et que le nouvel homme ne serait point sujet à la mort, mais qu'il naîtrait pour vivre et pour régner éternellement. Voilà donc pourquoi il n'a point dit: Il est né un enfant, mais: Il est né un homme au monde.

«C'est ainsi que vous serez maintenant dans la tristesse, mais je vous verrai de nouveau, et votre tristesse se changera en joie (Jn 16,22)». Ensuite, pour faire voir qu'il ne mourra plus (1), il dit: «Et personne ne vous ravira votre joie. En ce jour-là vous ne m'interrogerez plus sur rien (Jn 16,23)». Jésus-Christ, par ces paroles, ne déclare autre chose, sinon qu'il est envoyé de Dieu; alors vous saurez toutes choses. Mais que veut dire ceci: «Vous ne m'interrogerez point?» Vous n'avez pas besoin de médiateur, mais il vous suffira de prononcer seulement mon nom pour obtenir tout ce que vous demanderez; en quoi Jésus-Christ fait connaître la vertu et la puissance de son nom, puisque, sans qu'on le voie, sans qu'on le prie, la seule invocation de son nom met les hommes en crédit auprès du Père. Mais quand cela est-il arrivé? Lorsque les apôtres disaient: «Seigneur, considérez leurs menaces, et donnez à vos serviteurs la force d'annoncer votre parole avec une entière liberté, et le pouvoir de faire des merveilles et des prodiges en votre nom; et le lieu où ils étaient trembla». (Ac 4,29)

1. Saint Paul dit de même: Nous savons que Jésus-Christ étant ressuscité d'entre les morts ne mourra plus et que la mort n'aura plus d'empire sue lui. Car, quant à ce qu'il est mort, il est mort seulement une fois pour le pécha; mais quant à la vie qu'il a maintenant, il vit pour Dieu. (Rm 6,9-10)

«Jusques ici, vous n'avez rien demandé (Jn 16,24)». Le Sauveur fait de nouveau connaître 499 à ses disciples qu'il leur est utile qu'il s'en aille, puisque jusqu'à ce temps ils n'ont rien demandé, et que quand il se sera en allé, ils obtiendront tout ce qu'ils demanderont. Encore que désormais je ne doive plus demeurer avec vous, ne vous croyez pas pour cela abandonnés; mon nom vous donnera une plus grande confiance et un plus grand pouvoir.

2. Et comme ces paroles étaient un peu obscures, il y ajoute: «Je vous ai dit ces choses en paraboles. L'heure vient en laquelle je ne vous entretiendrai plus en paraboles (Jn 16,25)». Il viendra un temps auquel vous entendrez tous clairement toutes ces choses (ce temps, c'est celui de sa résurrection). Alors je vous parlerai ouvertement de mon Père. (Ac 1,3) Et en effet, Jésus-Christ a demeuré quarante jours avec ses apôtres, conversant, mangeant avec eux, et leur expliquant ce qui regarde le royaume de Dieu. Maintenant, la crainte dont vous êtes prévenus ne vous permet pas de faire attention à ce que je vous dis, mais alors, tue voyant ressuscité et au milieu de vous, vous pourrez apprendre toutes choses avec une entière liberté, parce que mon Père lui-même vous aimera, lorsque vous aurez en moi une foi plus vive et plus ferme.

«Et je ne prierai point mon Père (Jn 16,26)». L'amour que vous avez pour moi suffit pour vous obtenir sa protection. «Car mon Père vous aime lui-même, parce que vous m'avez aimé, et que vous avez cru que je suis sorti de mon Père (Jn 16,27). Et je suis venu dans le monde, maintenant je laisse le monde, et je m'en retourne à mon Père (Jn 16,28)». Comme le seul mot de résurrection, et ainsi cette parole de leur Maître, qu'il était sorti du Père et qu'il y retournerait; comme, dis-je, ces choses ne consolaient pas peu les disciples, le divin Sauveur les leur répète souvent; il leur assurait l'une parce qu'ils croyaient sincèrement en lui, et l'autre pour leur montrer qu'ils devaient être en repos et ne rien craindre. Lors donc qu'il leur disait: «Encore un peu de temps, et vous ne me verrez plus, et encore un peu de temps, et vous me verrez», il était naturel qu'ils ne comprissent pas ce qu'il voulait dire; mais, à l'égard de ces dernières paroles. «Qu'il ressusciterait, qu'il était sorti du Père, qu'il y retournerait», il n'en était pas de même, ils les comprenaient fort bien.

Que signifient ces mots: «Vous ne m'interrogerez plus?» C'est comme s'il disait: Vous ne me direz plus: «Montrez-nous votre Père». Et: «Où allez-vous?» parce que vous serez remplis de toutes sortes de connaissances, et que mon Père vous aimera comme je vous aime. C'est principalement cette promesse de l'amour et de l'affection du Père qui leur donna une bonne espérance et les fortifia; voilà pourquoi ils disent: «Nous voyons bien à présent que vous savez toutes choses (Jn 16,30)». Ne le remarquez-vous pas, mes frères, que le Sauveur parlait à ses disciples selon les sentiments et les dispositions qu'il voyait dans leur coeur? «Et que vous n'avez pas besoin que personne vous interroge»; c'est-à-dire, vous voyez ce qui nous trouble, avant même que nous ouvrions la bouche pour vous le déclarer, et vous nous avez tous réjouis et consolés, en nous disant: «Mon Père vous aime lui-même parce que vous m'avez aimé» (Jn 16,27). Après tant et de si grandes choses, qu'ils ont vues ou entendues, ils disent donc enfin: «Nous voyons». Vous le voyez aussi, mes frères, combien ils étaient grossiers.

Ensuite, comme c'est par forme d'action de grâces qu'ils disent: «Nous voyons», le Sauveur leur réplique: Vous êtes encore bien éloignés de la perfection; pour y atteindre, vous avez besoin de beaucoup d'autres choses, il ne sort de votre bouche encore rien de parfait. Et maintenant, vous allez m'abandonner à mes ennemis, et vous serez saisis d'une si grande peur, que vous n'oserez même pas vous en aller ensemble; mais cela ne me fera aucun tort ni préjudice. Ne voyez-vous pas combien le Sauveur tempère encore son discours, pour le proportionner à leur faiblesse? Aussi leur reproche-t-il d'avoir constamment besoin d'excuse et d'indulgence. Comme ils lui disaient: «Vous parlez maintenant tout ouvertement, et vous n'usez d'aucunes paraboles, c'est pour cela que nous vous croyons»; Jn 16,30 il leur fait voir que lors même qu'ils s'imaginaient croire, ils ne croyaient point encore; il leur déclare qu'ils ne recevaient point leur confession de foi; il dit cela pour les renvoyer à un autre temps.

«Mon Père est avec moi (Jn 16,32)». C'est encore pour ses disciples que le Sauveur le dit. Et il a toujours eu une grande attention à le leur apprendre et à le leur bien inculquer. Ensuite, pour leur montrer qu'en disant ces choses il ne leur a pas encore donné cette [500] parfaite connaissance, «qu'ils n'auront que dans la suite», et qu'il ne leur a parlé de la sorte que pour les empêcher de se tourmenter l'esprit par des raisonnements, car il y a apparence qu'ils avaient quelques pensées humaines et qu'ils craignaient de ne recevoir aucun secours de lui, il dit: «Je vous ai dit ces choses, afin que vous trouviez la paix en moi» (Jn 16,33); c'est-à-dire, afin que je ne sois pas effacé de votre coeur, mais qu'au contraire j'y demeure toujours profondément gravé. Qu'aucun de vous ne prenne donc ces choses pour des dogmes, je ne les ai dites que pour votre consolation et pour vous exhorter à la fidélité et à l'amour. Vous n'aurez pas toujours à souffrir, vos afflictions s'apaiseront enfin. Mais tant que vous serez dans le monde, vous aurez à supporter bien des peines et des travaux, non-seulement à présent que je vais être livré à mes ennemis, mais encore dans la suite. Prenez courage et ayez confiance. Vos souffrances seront légères; le Maître ayant vaincu les ennemis, les disciples ne doivent point désespérer. Mais permettez-nous, Seigneur, de vous le demander, comment avez-vous vaincu le monde? Je vous l'ai déjà dit, que j'en ai précipité le prince dans l'abîme, et vous le connaîtrez dans la suite, lorsque tout le monde vous sera soumis et vous obéira.

3. Nous pouvons nous-mêmes aussi, mes frères, nous pouvons vaincre le monde, si nous voulons jeter les yeux sur l'auteur de notre foi, et marcher dans le chemin qu'il nous a frayé. Marchons-y, et la mort même ne nous vaincra point. Quoi donc! direz-vous, est-ce que nous ne mourrons point? C'est alors qu'il serait évident que la mort ne nous vaincra point. Un guerrier se rend illustre, non en ne combattant point son ennemi, mais en le terrassant dans le combat. Donc, ce n'est pas à cause du combat qu'on est mortel, mais c'est à cause de la victoire qu'on devient immortel. C'est si nous demeurions toujours sous l'empire de la mort que nous serions mortels. Comme je ne dirai point immortels les animaux qui ont une très-longue vie, encore qu'avant que de mourir ils vivent longtemps, de même aussi je ne dirai point mortel celui qui doit ressusciter après sa mort. Dites-moi, je vous prie, si quelqu'un rougit un moment, dirons-nous pour cela qu'il est toujours rouge? Non, certes, car ce n'est point là une rougeur habituelle et permanente. Si quelqu'un pâlit, dirons-nous pour cela qu'il ait la jaunisse? Nullement: car sa maladie est passagère. Ne dites donc pas mortel celui qui n'est mort que pour un peu de temps. Si vous le dites mort, ceux qui dorment, dites-les aussi morts: ils sont, pour ainsi dire, morts, puisqu'ils n'agissent point; mais la mort corrompt les corps. Et que fait cela? Ils ne meurent pas pour demeurer dans la corruption, mais pour devenir incorruptibles.

Vainquons donc le monde; courons à l'immortalité. Suivons notre roi; dressons-lui des trophées, méprisons les voluptés: ce n'est point là un grand travail. Elevons nos esprits et nos coeurs au ciel, et dès lors nous aurons vaincu le monde. Ne le désirez point, et vous l'avez vaincu: riez-en, vous êtes victorieux. Nous sommes des voyageurs et des étrangers, que rien ne nous inquiète donc, que rien ne nous afflige. En effet, si étant sorti d'une patrie florissante, et d'illustres parents, vous étiez allé dans un pays éloigné, ou inconnu à tout le monde, sans enfants, sans richesses, quelqu'un vous fit un affront, vous n'auriez point tant de peine à le souffrir, que si vous étiez chez vous dans votre famille. Considérant alors que vous êtes dans une terre étrangère et éloignée, cela seul vous persuaderait aisément que vous devez tout souffrir, tout mépriser, et la faim et la soif, et tous les autres accidents. Maintenant de même, faites cette réflexion, que vous êtes ici un étranger et un voyageur, afin que, vous regardant comme dans une terre étrangère, rien ne soit capable de vous troubler.

Et certes, vous avez une cité dont Dieu est lui-même le créateur et l'architecte: ce monde-ci n'est qu'un lieu de pèlerinage, et où vous n'avez que très-peu de temps à demeurer. Nous frappe, nous charge d'injures et d'outrages qui voudra, nous sommes dans une terre étrangère, où nous vivons à peu de frais. Véritablement il nous serait dur d'avoir à souffrir de même dans notre patrie, et parmi nos concitoyens; alors cela nous ferait un grand tort, et nous couvrirait d'infamie. Mais si, au contraire, l'on se trouve en un lieu où on ne soit connu de personne, on souffre tout facilement. Car l'outrage aggrave la volonté de celui qui le fait; par exemple: offenser un magistrat qu'on connaît pour tel, c'est une mortelle offense; mais l'outrager en le croyant un particulier, [501] c'est à peine s'il serait sensible à une offense de ce genre.

Pensons qu'il en est ainsi à notre égard: ces méchants qui nous outragent ignorent ce que nous sommes; ils ne savent pas que nous sommes citoyens du ciel, que nos noms sont écrits dans la céleste patrie, et parmi ceux des chérubins. Ne nous affligeons donc pas, et ce qu'ils font contre nous ne le considérons donc pas comme injure: ils se garderaient bien de rien faire qui nous pût offenser, s'ils nous connaissaient: mais ils nous prennent pour des pauvres et des malheureux; ne regardons donc pas comme une injure ce qu'ils font. Dites-moi: si dans un voyage quelqu'un étant arrivé à l'hôtellerie avant ses gens et toute sa suite, l'hôte, ou un des voyageurs, ne sachant qui il est, se déchaînait en invectives contre lui, ne rirait-il pas de son ignorance, et ne badinerait-il pas de sa méprise? Ne s'en divertirait-il pas, comme si ces outrages tombaient sur quelqu'autre, et non pas sur lui? Usons-en de même: nous sommes dans une hôtellerie, où nous attendons nos compagnons de voyage. Lorsqu'ils seront arrivés, et que nous serons tous réunis ensemble, alors ils connaîtront qui sont ceux qu'ils ont offensés. Alors, la tête baissée, ils diront: «Insensés que nous étions! c'est là celui qui a été autrefois l'objet de nos railleries». (Sg 5,3)

4. Deux choses doivent donc nous consoler: l'une, que ce n'est pas nous que cette injure attaque, puisque ceux qui nous la font ne savent pas qui nous sommes; l'autre, que si nous voulions nous venger, ce serait ajouter notre vengeance aux rigoureux supplices auxquels ils seront un jour condamnés. Mais, à Dieu ne plaise qu'il se trouvât parmi nous quelqu'un de si cruel et de si inhumain! Que si c'est d'un de nos compatriotes que nous recevons une injure, en ce cas cela paraît plus dur et plus fâcheux, ou plutôt cette offense est encore très-légère. Pourquoi? Parce que l'injure que nous dit une personne que nous aimons ne nous blesse et ne nous offense point tant que celle d'un inconnu. Souvent, pour exhorter à la patience et au pardon ceux qu'on a injuriés, nous leur disons: souffrez patiemment cette injure: celui qui vous a offensé est votre frère, c'est votre père, c'est votre oncle. Que si vous respectez ces noms de père et de frère, j'invoquerai une parenté encore plus intime: car nous ne sommes pas seulement tous frères, mais nous sommes tous aussi membres les uns des autres, et un seul corps (Rm 12,5). Or, si nous avons du respect pour le nom de frère, à plus forte raison devons-nous en avoir pour celui de membre. Ignorez-vous ce proverbe (1): Il faut supporter ses amis avec leurs défauts (2)? Ne vous a-t-on pas appris ce précepte de saint Paul: «Portez les fardeaux les uns des autres?» (Ga 6,2) Ne voyez-vous pas tous les jours ce que font les amants? Car je me vois obligé de recourir à cet exemple, puisqu'il ne m'est pas donné de trouver parmi vous celui de l'affection dont je parle: et c'est ainsi qu'en use le saint apôtre, lorsqu'il dit: «Que si nous avons eu du respect pour les pères de notre corps, lorsqu'ils nous ont châtiés». (He 12,9) Ou plutôt ce qu'il écrit aux Romains est plus propre à notre sujet: «Comme», dit-il, «vous avez fait servir les membres de votre corps à l'impureté et à l'injustice, pour commettre l'iniquité, faites-les servir maintenant à la justice». (Rm 6,19) Vous le voyez: ce discours de l'apôtre nous autorise à vous produire l'exemple des amants, et nous donne la hardiesse d'entrer dans ce détail.

1. «Ce proverbe». Le texte ajoute: «Etranger». Je passe ce mot, il ne me paraît pas nécessaire, ni figurer ici. «Etrangers», parce qu'il vient de quelque auteur païen. Car les Pères grecs appellent a étrangers, les païens, et ce qui vient d'eux.
2. Ce proverbe convient à ce que dit Erasme: «Connaissez les moeurs et les défauts de votre ami, mais ne le baissez pas; parce que, comme le remarque notre saint Docteur: «Nous ne sommes pas seulement frères; mais aussi les membres les uns des autres, et un seul corps».

Ne savez-vous donc pas ce que font les amants qui aiment avec passion une femme prostituée, et quels maux ils endurent? Ils sont souffletés, frappés, raillés; ils endurent de sa part mille impertinences, encore qu'elle les haïsse, qu'elle ne puisse les voir, qu'elle leur fasse toutes sortes d'outrages. S'il lui échappe une fois de leur dire quelque douceur, quelque tendre parole, ils se croient au comble de la fortune, ils oublient le passé; ce ne sont plus que ris, que joie, ils se regardent comme les plus heureux de tous les hommes, soit qu'ils tombent dans la pauvreté, soit qu'il leur survienne quelque maladie, ou quelque autre fâcheux accident. Selon que les traite leur maîtresse, ils se croient heureux ou malheureux, ils ne tiennent compte ni d'une bonne réputation ni de l'ignominie: s'ils reçoivent une injure, un affront, la joie qu'ils 502 ont d'être bien avec leur maîtresse leur fait tout souffrir sans peine. Si elle les injurie, si elle leur crache au visage, ils croient que ce sont des roses qu'elle leur jette. Et ne vous étonnez pas qu'ils aient ces sentiments pour elle: sa maison même ils la regardent comme la plus belle et la plus brillante de toutes les maisons, quand elle ne serait qu'une masure de terre, et quand elle tomberait en ruines. Et pourquoi parler de leur maison? La vue seule des lieux où elles passent la soirée, les réjouit et les embrase d'amour. Permettez-moi donc de vous citer les paroles de l'apôtre «Comme vous avez fait servir les membres de votre corps à l'impureté et à l'injustice, pour commettre l'iniquité, faites-les servir maintenant à la justice». Je vous le dis moi aussi: comme vous avez aimé vos maîtresses, aimez-vous de même réciproquement les uns les autres; et quelqu'injure qu'on vous fasse, vous ne croirez pas souffrir grand'chose. Mais que dis-je? Aimez-vous mutuellement, aimez Dieu de même.

Vous frissonnez, vous frémissez, mes frères, de m'entendre demander autant d'amour pour Dieu que vous en avez eu pour votre maîtresse, pour une femme prostituée? Mais moi, je frémis à le voir que vous n'avez même pas pour votre Dieu un égal amour. Et, si vous le voulez bien, examinons-le, quoi qu'il puisse y avoir de choquant dans une pareille matière. Une maîtresse ne promet aucun bien à ses amants, mais elle leur attire l'ignominie, la honte, le mépris, les outrages; car c'est là ce que produit le commerce d'une femme débauchée. Ce commerce rend l'homme ridicule, le couvre de honte et d'infamie. Mais Dieu vous promet le ciel et les biens célestes, il vous fait ses enfants et les frères de son Fils unique; pendant votre vie il vous donne une infinité de choses; après votre mort il vous ressuscite, et vous comble de tant et de si grands biens, que vous ne sauriez même les concevoir, ni les imaginer; il vous rend honorables et respectables. Une maîtresse engloutit tout votre bien, vous ruine et vous fait tout dépenser pour votre perte. Dieu vous commande de semer dans le ciel même, et il vous donne le centuple et la vie éternelle. Une maîtresse se sert de son amant comme d'un esclave, et le traite plus durement que ne peut faire le tyran le plus cruel, mais Dieu dit: «Je ne vous appellerai plus serviteurs, mais mes amis». (Jn 15,15)

5. Avez-vous fait attention, mes frères, et à la grandeur des maux que vous attirent ces sortes de femmes, et à l'immensité des biens que produit l'amour de Dieu? Qu'ajouterons-nous encore? Plusieurs veillent nuit et jour pour l'amour de leur maîtresse, et se soumettent de bon coeur à son empire; ils désertent leur maison, ils quittent leur père, leur mère, leurs amis; ils négligent leurs biens, leurs protecteurs, abandonnent tout et laissent tout dépérir et tomber en ruine mais, pour l'amour de Dieu, ou plutôt pour nous-mêmes, pour notre propre intérêt, souvent nous ne voulons pas même donner la troisième partie de nos biens. Nous négligeons, nous méprisons le pauvre qui meurt de faim, nous le voyons nu, nous passons sans le regarder et sans daigner même lui dire un seul mot. Mais qu'un amant rencontre sur la place publique la servante de sa maîtresse, quoiqu'elle soit étrangère, ils s'arrêtent devant tout le monde pour s'entretenir longuement, comme s'ils s'en faisaient une fête et un sujet d'orgueil. La passion qu'il a pour elle fait qu'il ne compte pour rien ni la vie, ni ses supérieurs, ni le royaume éternel. Certes, ceux qui ont éprouvé cette maladie m'entendent et savent bien ce que je dis: ils le savent, que les amants se croient plus obligés à la plus impérieuse maîtresse qu'à tous ceux qui leur obéissent et les servent. L'enfer n'est-il pas justement préparé pour ces gens-là? mille supplices ne leur sont-ils pas justement réservés?

Réveillons-nous donc, et faisons pour Dieu autant qu'on fait pour une maîtresse; donnons-lui seulement la moitié, le tiers, de ces biens que les amants prodiguent sans peine à une femme débauchée. Peut-être frémissez-vous encore comme je frémis aussi moi-même? Mais je voudrais que ce ne fût pas seulement ce que je dis, mais l'action même qui vous remplit d'horreur et d'effroi. Ici maintenant votre coeur est touché, mais êtes-vous sorti de ce temple, vous effacez tout, vous chassez tout de votre mémoire. Quel fruit retirez-vous donc de mes sermons? Si je disais: dissipez, consumez vos richesses et vos biens auprès de cette femme, nul de vous ne craindrait la pauvreté et ne s'en plaindrait. On ouvrirait ses coffres, on irait jusqu'à emprunter de l'argent, quoique souvent on y ait [503] été pris; mais, que je nomme l'aumône, aussitôt vous m'alléguez mille prétextes, des enfants, une femme, une maison, des clients.

Mais, direz-vous, l'amour a des charmes et cause de grands plaisirs? Voilà justement ce qui m'accable de douleur, voilà ce qui m'afflige au dernier point. Mais si je vous montre qu'à donner aux pauvres, qu'à les servir, il y a et plus de plaisir et plus de joie, que me répondrez-vous? En effet, là l'infamie, la honte, la dépense; et encore, les piques, les querelles, les inimitiés diminuent beaucoup le plaisir; ici il n'y a rien de tout cela. Dites-moi, je vous prie, est-il rien d'égal au plaisir d'attendre en repos et en paix le royaume des cieux, la splendeur des saints, la vie éternelle? Mais, répliquerez-vous, il faut attendre, au lieu qu'ici nous jouissons. Et comment, et de quoi? Voulez-vous que je vous fasse voir que, dans la vie que je vous propose, on jouit aussi? Pensez à la grande, à l'heureuse liberté qu'on y goûte. Faites attention qu'en pratiquant la vertu, vous ne craignez ni n'appréhendez personne, ni ennemi, ni traître, ni sycophante, ni envieux, ni rival, ni jaloux, ni la pauvreté, ni la maladie, ni aucun autre accident humain; mais dans l'amour, encore qu'une infinité de choses succèdent à souhait, et que les richesses coulent comme une source intarissable, la guerre des rivaux et leurs embûches rendent la vie de ceux qui s'y livrent la plus misérable de toutes. Car, nécessairement, pendant qu'une misérable créature se prélasse dans le luxe et les délices, il faut que la guerre s'allume pour lui complaire: ce qui est plus dur que mille morts et plus insupportable que tous les supplices qu'on pourrait imaginer.

Ici, au contraire, avec l'aumône, il n'arrive rien de pareil: «Les fruits de l'esprit», dit l'apôtre, «sont la charité, la joie, la paix». (Ga 5,22) Il n'y a ni guerres, ni dépenses faites mal à propos; et après avoir distribué son bien, on n'a à craindre ni la honte, ni aucun fâcheux retour; si vous donnez une obole, si vous donnez un peu de pain et un verre d'eau froide, on vous en aura beaucoup d'obligation, et, loin de rien faire pour vous chagriner ou vous affliger, on fera tout pour votre gloire et pour vous épargner tout affront. Quelle excuse aurons-nous donc, quel pardon pouvons-nous espérer, nous qui abandonnons la vertu pour nous livrer au vice et nous précipiter volontairement dans la fournaise du feu ardent?

C'est pourquoi j'exhorte ceux qui sont possédés de cette maladie, de rentrer en eux-mêmes, de travailler fortement à leur guérison, et de ne point se laisser aller au désespoir. L'enfant prodigue (Lc 15,11) avait été bien plus malade encore; mais il ne fut pas plutôt retourné dans la maison de son père, qu'il fut rétabli dans ses premiers honneurs et dans sa première dignité, et il parut plus grand et plus illustre que celui qui s'était toujours bien conduit. Imitons-le nous-mêmes, et allons enfin trouver notre Père, quoique tardivement; rompons nos chaînes, sortons de ce malheureux esclavage, rentrons dans notre première liberté, afin que nous possédions un jour le royaume des cieux, par la grâce et la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui la gloire appartient, et au Père, et au Saint-Esprit, dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

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Chrysostome sur Jean 78