Chrysostome sur Jean 36

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HOMÉLIE XXXVI. CE FUT LA LE SECOND MIRACLE QUE JÉSUS FIT, ÉTANT REVENU DE JUDÉE EN GALILÉE. (VERS. 54, JUSQU'AU VERS. 5 DU CHAP. V)

Jn 4,54 Jn 5,1-5

ANALYSE.

1. La piscine des brebis, figure du baptême.
2. Le paralytique de trente-huit ans, beau modèle de patience. - Persévérer dans la prière: - Qualités de la prière. - Pourquoi la vie de l'homme, est pénible et laborieuse. - Pourquoi la loi. - Le travail est nécessaire: l'homme ne peut soutenir la vie oisive. - Pourquoi le plaisir accompagne le vice, et la peine la vertu. - Vrais chastes, qui? - La chasteté, en quoi elle consiste. - Il faut combattre pour remporter la victoire. - Trois genres d'eunuques, Jésus-Christ n'en récompense qu'un. - Artisans du vice, qui? - On ne fait pas le bien sans peine, pourquoi. - Peines mêlées dans la vertu. - On admire plus ceux qui sont bons par leur volonté que ceux qui le sont par tempérament. - Point de travail, point de modération. - Nager dans les délices, rien de plus méprisable. - Agir ou travailler, la différence. - Dieu ne cesse point d'agir. - Le plaisir que procure le vice est court; la joie que donne la vertu est éternelle. - Nulle volupté dans ce monde: la vraie volupté est dans le ciel.


1. Comme tout homme expert dans l'art d'extraire l'or des mines qui le renferment ne néglige pas la moindre veine, sachant bien qu'il en peut tirer de grandes richesses, de même, dans les divines Ecritures, vous ne sauriez, sans grand dommage, passer un seul «iota» ni un seul point; il faut tout observer, tout examiner: car c'est le Saint-Esprit qui en a dicté toutes les paroles, et elles ne contiennent rien d'inutile. Considérez donc ici ce que dit l'évangéliste: «Ce fut là le second miracle que Jésus fit, étant revenu de Judée en Galilée». Ce mot de «second», il ne l'a point ajouté sans sujet; mais il le met là pour célébrer encore la conversion que l'admiration avait opérée chez les Samaritains; faisant voir que les Galiléens, même après un second miracle, n'ont point atteint à cette sublime élévation, à laquelle sont arrivés les Samaritains, sans avoir vu aucun miracle.

«Après cela, la fête des Juifs étant arrivée, «Jésus s'en alla à Jérusalem (Jn 5,1)».

«Après cela, c'était la fête des Juifs». Quelle fête? La Pentecôte, comme il me semble. Et «Jésus s'en alla à Jérusalem». Souvent Jésus-Christ allaita Jérusalem passer les jours de grandes solennités, et afin que les Juifs l'y vissent célébrer leurs fêtes avec eux, et pour attirer à lui le petit peuple qui est simple. Car à ces fêtes accouraient principalement ceux qui sont les plus simples de coeur et d'esprit.

«Or il y avait à Jérusalem la piscine des brebis, qui s'appelle en hébreu Bethsaïda, qui a cinq galeries (Jn 5,2), dans lesquelles étaient couchés un grand nombre de malades, d'aveugles, de boiteux et de ceux qui avaient les membres desséchés, qui tous attendaient que l'eau fût remuée (Jn 5,3)».

Quelle était cette manière de guérir les malades? Quel mystère nous propose-t-on? Ce n'est pas sans sujet que ces choses sont écrites. Dans cette figure, dans cette image, l'Ecriture peint en quelque sorte et expose à nos yeux ce qui doit arriver, afin que nous y soyons préparés, et que quand il arrivera quelque chose d'étonnant, à quoi l'on ne s'attendait point, la foi de ceux qui le verront n'en soit nullement ébranlée, mais demeure ferme. Qu'est-ce donc qu'elle nous présente, que nous prédit-elle? Le baptême que nous devions recevoir, ce baptême plein de vertu, qui devait apporter et répandre une abondance de grâces, qui devait laver tous les péchés, et rendre la vie aux morts. Ces grands prodiges sont donc peints et représentés comme sur un tableau, et dans la piscine, et dans plusieurs autres figures. [270] Dieu donna d'abord une eau propre à laver les taches et les souillures, non les véritables, mais seulement celles qu'on regardait comme véritables, à savoir, les souillures qu'on contractait par les funérailles, par la lèpre et autres semblables, qu'on peut voir dans l'ancienne loi, et qui étaient purifiées par l'eau.

Mais reprenons notre sujet. Premièrement donc, comme nous l'avons dit, l'eau lavait les taches du corps, et en second lieu, elle guérissait plusieurs maladies différentes. Dieu, pour nous approcher de la grâce du baptême et nous la faire voir de plus près, a voulu que la piscine ne lavât pas seulement alors les taches, mais qu'elle guérît aussi les maladies. En effet, les figures les plus voisines en date de la vérité, ou du temps du baptême, de la passion et des autres mystères, sont plus claires et plus lumineuses que les plus anciennes. Et comme les gardes qui approchent de près la personne du roi, sont plus élevés en dignité que ceux qui en sont plus éloignés, ainsi les figures qui sont venues dans un temps plus proche et plus voisin des choses qu'elles marquaient, sont plus claires et plus brillantes.

«Et l'ange descendant dans cette piscine, en remuait l'eau (Jn 5,4)», et lui communiquait la vertu de guérir les malades; afin que les Juifs apprissent qu'à plus forte raison le Seigneur des anges peut guérir toutes les maladies de l'âme. Mais comme l'eau de cette piscine n'avait pas en elle-même et par sa nature la vertu de guérir simplement les maladies, car alors elle les aurait toujours et continuellement guéries, mais l'acquérait par l'opération de fange; de même, en nous l'eau n'opère pas simplement et par sa propre vertu, mais après qu'elle a reçu la grâce du Saint-Esprit, elle lave, elle efface alors tous les péchés.

«Autour de cette piscine étaient couchés un grand nombre de malades, d'aveugles, de boiteux et de ceux qui avaient les membres «desséchés, qui tous attendaient que l'eau fût remuée (Jn 5,3)». Alors la maladie était elle-même un obstacle à la guérison du malade, elle empêchait de se guérir celui qui le voulait mais maintenant chacun a le pouvoir d'approcher et de venir à la piscine. Ce n'est point un ange qui en remue l'eau; c'est le Seigneur des anges qui opère tout, qui fait tout. Et nous ne pouvons pas dire: «Pendant le temps que je mets à y aller, un autre descend avant moi (Jn 5,7)». Quand même tout le monde entier y viendrait, la grâce ne s'épuise point, ni sa vertu; elle demeure toujours la même. Et de même que les rayons du soleil éclairent tous les jours le monde sans s'épuiser, et ne perdent rien de leur lumière pour se répandre en plusieurs endroits de la terre; ainsi, à plus forte raison, la grâce du Saint-Esprit ne diminue point par la multitude de ceux qui la reçoivent. Or Dieu a opéré ce prodige afin que ceux qui apprendraient que l'eau a le pouvoir de guérir les maladies du corps, et qui en auraient eux-mêmes fait l'épreuve depuis longtemps, eussent plus de facilité à croire que les maladies de l'âme pouvaient aussi se guérir.

Mais pourquoi donc Jésus-Christ, laissant tous les autres malades, s'approcha-t-il de celui qui l'était depuis trente-huit ans? Pourquoi lui fait-il cette question: «Voulez-vous être guéri (Jn 5,5-6)?» Ce n'était pas pour l'apprendre qu'il lui fit cette demande, elle aurait été inutile; mais c'était pour faire connaître la persévérance de cet homme, et pour nous montrer que c'était là la raison pour laquelle, préférablement aux autres, il était venu à celui-là. Que dit donc le malade? «Il lui répondit: Seigneur, je n'ai personne pour me jeter dans la piscine après que l'eau a été troublée: et pendant le temps que je mets, à y aller, un autre y descend avant moi (Jn 5,7)». Jésus l'interrogea donc, et lui dit: «Voulez-vous être guéri?» Afin que nous apprissions ces circonstances. Et il ne lui dit pas: Voulez-vous que je vous guérisse? parce qu'on n'avait pas encore de lui une si grande opinion, mais: «Voulez-vous être guéri?» Certes, elle est tout à fait admirable la persévérance de ce paralytique: depuis trente-huit ans, espérant chaque année d'être délivré de sa maladie, il demeura dans ce lieu et n'en sortit point. Mais s'il n'eût été très-patient, quand même des années d'attente ne l'auraient point lassé, la perspective d'une attente nouvelle ne l'aurait-elle pas rebuté? Pensez avec quel soin veillaient les autres malades; car on ne savait pas le temps où l'eau serait troublée. Les boiteux et les estropiés pouvaient observer le moment; quant aux aveugles, ils en étaient peut-être informés par l'agitation générale.

2. Rougissons donc, mes très-chers frères, rougissons et répandons des larmes sur notre prodigieuse lâcheté. Cet homme a persévéré [271] pendant trente-huit ans, sans obtenir la guérison qu'il désirait, il ne l'obtenait point, et toutefois il ne renonçait point, et s'il n'obtenait point cette grâce, ce n'était point faute de soin ou de bonne volonté: mais c'est parce que d'autres l'en empêchaient, et usaient de violence à son égard: cependant il ne s'est point découragé. Nous, au contraire, si nous persévérons dix jours à prier pour obtenir quelque grâce, et que nous ne l'obtenions pas, nous nous engourdissons, nous nous décourageons aussitôt, nous n'avons plus ni la même ardeur ni le même zèle. Nous qui passons tant d'années à capter la faveur d'un homme, qui ne craignons point, pour cela, d'aller à la guerre exposer notre vie, de passer nos jours dans l'affliction et dans la misère, de nous appliquer à des oeuvres basses et serviles, et qui souvent à la fin sommes frustrés de nos belles espérances, nous n'avons ni la force, ni le courage de persévérer auprès de Notre-Seigneur avec tout le zèle et toute l'ardeur que nous devrions avoir; quoique la récompense promise soit beaucoup plus grande que ne le sont les travaux eux-mêmes; car «cette espérance», dit l'Ecriture, «n'est point trompeuse». (Rm 5,5) Et de quel supplice ne nous rendons-nous pas dignes par une telle conduite? En effet, n'eussions-nous rien à attendre, nulle récompense à recevoir, le bonheur de s'entretenir souvent avec Dieu n'en est-il pas une qui égale, qui surpasse tous les biens imaginables?

Mais, direz-vous, la prière continuelle n'est-elle pas une chose pénible? Et quoi! dans l'exercice de la vertu tout n'est-il pas pénible? Que la volupté accompagne le vice, et la peine la vertu, voilà, direz-vous encore, qui m'inspire mille doutes. C'est là de quoi, si je ne me trompe, plusieurs recherchent la cause. Quelle en est donc la cause? En nous créant, Dieu nous a donné une vie exempte d'inquiétudes et de peines: nous avons abusé de ce don, et nous étant privés d'un si grand bien par notre lâcheté, nous avons perdu le paradis. Voilà pourquoi le Seigneur a rendu la vie de l'homme pénible et laborieuse, et on peut dire qu'il se justifie auprès du genre humain de cette manière: Au commencement je vous ai donné les délices, mais vous êtes devenus plus méchants par la bonté que j'ai eue pour vous; voilà pourquoi je vous ai condamné à vivre dans le travail et dans les sueurs. (Gn 3,19) Et comme ce travail ne vous empêchait pas de faire le mal, il vous a encore donné la loi, qui contient beaucoup de préceptes, comme on met un frein et des entraves à un cheval fougueux et indomptable qu'on ne peut manier; car c'est ainsi qu'en usent les écuyers pour retenir et dresser les chevaux. Il nous est donc ordonné de mener une vie laborieuse; parce que l'oisiveté a coutume de nous corrompre. En effet, notre nature ne peut soutenir une vie oisive, mais aisément elle tombe de l'inaction dans le vice. Supposons qu'un homme tempérant et vertueux n'ait pas besoin de travailler, et que tout lui arrive en dormant, cette vie aisée, à quoi aboutira-t-elle? ne nous rendra-t-elle pas vains et insolents?

Mais pourquoi, direz-vous, tant de plaisirs accompagnent-ils le vice, tant de peines et de sueurs suivent-elles la vertu? Et quel mérite auriez-vous, à quelle récompense auriez-vous droit, si la vertu n'était pas pénible et laborieuse? Que de gens je pourrais citer, qui naturellement haïssent les femmes et fuient leur commerce comme quelque chose de détestable! dites, je vous prie, sont-ce là ceux que nous appellerons chastes, ou à qui nous donnerons des louanges et des couronnes? Non sûrement; car la chasteté est une continence, une victoire sur la volupté, remportée à la suite d'un combat. A la guerre, là où le combat est le plus animé, là sont aussi les plus glorieux trophées; mais quand personne ne résiste, c'est tout le contraire. Il est bien des hommes qui sont par nature lâches et indolents: dirons-nous que ces sortes de gens sont doux? Nullement: c'est pourquoi Jésus-Christ ayant distingué trois sortes d'eunuques, en laisse deux sans couronnes, sans récompenses, et fait entrer l'autre dans son royaume. (Mt 19,12)

Mais, direz-vous, à quoi le vice est-il bon? Et moi je dis: Qui en est l'artisan? En est-il un autre que la paresse, qui part de la volonté? Mais, direz-vous, il faudrait qu'il n'y eût que des gens de bien. Et qu'est-ce qui lui est propre, à l'homme de bien? N'est-ce pas de veiller constamment sur soi-même, ou est-ce de dormir et de ronfler dans son lit? Et pourquoi, direz-vous, n'a-t-il pas ainsi été établi dans la nature, que nous fissions tous le bien sans peine et sans travail? paroles vraiment dignes des bêtes et de tous ceux qui font leur Dieu de leur ventre. Mais, afin que vous sachiez [272] que ce sont là les discours des lâches et des paresseux, répondez-moi: Supposons ici un roi et un général d'armée, et que, tandis que le roi est à boire, à s'enivrer, à dormir, le général se soit élevé des trophées par un grand travail, à qui attribuerons-nous la victoire? Qui des deux recevra les éloges de cette belle action, qui en goûtera les fruits? Ne le remarquez-vous pas, que le coeur s'attache davantage à ce qui a coûté plus de sueurs et, de peines? Le Seigneur a mêlé des peines à la vertu, à laquelle il veut accoutumer l'âme. C'est pour cette raison que nous admirons la vertu, encore que nous ne la suivions pas; et le vice, quoique très-doux, nous le condamnons.

Que si vous dites: Pourquoi n'admirons-nous pas plutôt ceux qui sont naturellement bons que ceux qui le sont par leur volonté? Parce qu'il est juste de préférer celui qui travaille à celui qui ne travaille point. Et pourquoi, dites-vous, travaillons-nous maintenant? C'est que vous n'avez point su résister aux tentations du repos. De plus, si on l'examine de près, on trouvera que la paresse nous perd d'une autre manière, et nous cause bien des peines et du travail. Si vous le voulez, tenons un homme enfermé, nourrissons-le seul, engraissons-le, ne lui permettons pas de se promener, ni de rien faire; mais faisons-le jouir des plaisirs de la table et du lit; faisons-le nager dans les délices sans interruption: y aurait-il une vie plus misérable? Mais autre chose est d'agir, direz-vous, autre de travailler: et au commencement, sans travailler, l'homme pouvait agir. Le pouvait-il? Sûrement, il le pouvait, et Dieu le voulait ainsi. Mais c'est vous qui avez troublé cet ordre, car. Dieu vous avait établi pour cultiver le paradis, il vous avait donné votre tâche; mais saris y mêler le travail. Si au commencement l'homme avait travaillé, Dieu ne lui aurait pas, dans la suite, imposé cette peine: l'homme, de même que les anges, peut en même temps et agir et ne point travailler. En effet,, que les anges agissent, le prophète vous l'apprend, écoutez-le: «Anges du Seigneur, qui êtes puissants et remplis de force, qui faites ce qu'il vous dit» (Ps 103,20): certes, maintenant la diminution des forces rend l'activité pénible, Mais alors nous étions dans un état bien différent: «Car celui qui est entré dans son repos», dit l'Écriture, «s'est reposé de ses oeuvres, comme Dieu s'est reposé après ses ouvrages». (He 4,4-10) Par ce repos, l'Ecriture n'entend pas l'inaction, mais l'absence de travail. En effet, encore maintenant. Dieu agit, comme dit Jésus-Christ: «Mon Père ne cesse point d'agir jusqu'à présent, et j'agis aussi incessamment».

C'est pourquoi, je vous en conjure, mes frères, chassant toute paresse, suivons, embrassons la vertu. Le plaisir que procure le vice est court, mais la douleur qu'il cause est éternelle: au contraire, la joie que donne la vertu est immortelle, et le travail passager. La vertu, avant de distribuer ses couronnes à son disciple, le soulage et le nourrit par l'espérance: le vice, au contraire, avant même la condamnation au supplice, tourmente son sectateur, bourrelle sa conscience de remords, de craintes, de mille inquiétudes. Or, ces peines ne sont-elles pas pires que tous les travaux et toutes les sueurs ensemble? Et quand même on pourrait s'en délivrer et ne sentir que la volupté seule, est-il rien de plus vil et de plus méprisable que cette volupté? Elle paraît et disparaît aussitôt; elle se flétrit; avant qu'on la tienne, elle s'enfuit: vantez, exaltez tant qu'il vous plaira la volupté du corps, la volupté de la table, la volupté des richesses, chaque jour, à chaque instant elle s'use et se perd. Et comme à toutes ces choses doit s'ajouter le supplice et les tourments, est-il quelqu'un de plus malheureux et de plus misérable que celui qui recherché ces plaisirs? Instruits de ces vérités, souffrons tout pour la vertu; c'est ainsi que nous jouirons de la vraie volupté, par la grâce et la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui soit la gloire, avec le Père et le Saint-Esprit, dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

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HOMÉLIE XXXVII. JÉSUS LUI DIT: VOULEZ-VOUS ÊTRE GUÉRI? - LE MALADE LUI RÉPONDIT: OUI, SEIGNEUR:

MAIS JE N'AI PERSONNE POUR ME JETER DANS LA PISCINE APRÈS QUE L'EAU A ÉTÉ TROUBLÉE. (VERS. 6, 7, JUSQU'AU VERS. 13)

Jn 5,6-13

ANALYSE.

1. Combien est grand le profit qu'on tire des saintes Ecritures. - Résignation du paralytique de saint Jean, différent de celui de saint Matthieu.
2. Foi du paralytique.
3. Combien est grand le mal que produit le vice: parallèle des hommes furieux et des envieux: leur misérable condition. - Belle peinture de l'envie. - Les envieux sont sans excuse, leur péché est impardonnable.


1. L'utilité qu'on tire des saintes Ecritures est grande, le profit en est impérissable, comme le déclare saint Paul en disant: «Car tout ce qui est écrit a été écrit pour nous servir d'instruction, à nous autres, qui nous trouvons à la fin des temps: afin que nous concevions une espérance ferme par la patience et par la consolation que les Ecritures nous donnent» (Rm 15,4 1Co 10,11): ces divins livres sont un trésor de toutes sortes de remèdes. Faut-il réprimer l'orgueil, éteindre la concupiscence, fouler aux pieds les richesses, mépriser la douleur, élever le coeur, lui donner du courage et de la fermeté, fortifier la patience? c'est là que chacun trouve de prompts et de puissants secours. Quel homme, en effet, parmi ceux qui depuis longtemps luttent contre la pauvreté, ou qu'une dangereuse maladie retient dans leur lit, ayant lu ces belles paroles de l'apôtre, ne se sentira pas pénétré d'une vive consolation?

Ce paralytique de trente-huit ans voit chaque année les autres malades recouvrer la santé; il se voit lui-même toujours dans son infirmité, et il ne se laisse point abattre, et il ne se décourage point, encore que le chagrin d'avoir vu faut d'années s'écouler inutilement, et l'attente d'un avenir incertain, où ne se montrait nulle lueur d'espérance, pussent bien le mettre au supplice. Ecoutez donc sa réponse, considérez toute l'horreur de son infortune. Jésus-Christ lui ayant dit: «Voulez-vous être guéri?» il répondit: «Oui, Seigneur; mais je n'ai personne pour me jeter dans la piscine après que l'eau a été agitée». Quoi de plus triste que ces paroles? Quoi de plus malheureux qu'un tel sort? Voyez-vous ce coeur brisé par une si longue misère? Ne remarquez-vous pas comme il retient et étouffe son chagrin? De sa bouche il ne sort aucun blasphème, aucun murmure; tels que dans la calamité et dans l'affliction nous entendons souvent plusieurs en prononcer. Il ne maudit point le jour de sa naissance, il ne se fâcha point de la question qui lui était faite, et il ne dit pas: Vous me demandez si je veux être guéri, n'est-ce pas pour m'insulter et vous moquer de moi? mais il répondit avec beaucoup de douceur et de calme: «Oui, Seigneur». Il ne connaît pas celui qui l'interroge, il ne sait pas que c'est lui qui le doit guérir, et cependant il raconte tout sans aigreur, et il ne demande rien, comme le font ceux qui parlent à leur médecin; mais il expose simplement son état. Peut-être s'attendait-il que Jésus-Christ l'aiderait, et lui prêterait la main pour le jeter dans l'eau, peut-être aussi voulait-il par ces paroles le toucher et l'y engager. Que dit donc le Sauveur? [274] Voulant montrer qu'il pouvait tout faire par sa parole: «Levez-vous», lui dit-il, «emportez votre lit et marchez (Jn 5,8)».

Quelques-uns croient que ce paralytique est le même que celui dont parle saint Matthieu mais il n'en est rien, comme le démontrent un grand nombre de preuves. Premièrement celui-ci n'avait personne qui eût soin de lui; mais celui-là avait bien des, gens qui le soignaient et le portaient. L'autre dit: «Je n'ai personne». La réponse fait une seconde différence: celui-là ne parle point, celui-ci raconte tout ce qui le regarde. Une troisième preuve se tire du temps: l'un fut guéri un jour de fête, et le jour même du sabbat, l'autre en un autre jour. Il y a aussi une différence, de lieux: celui-là est guéri dans une maison, celui-ci auprès de la piscine. Le mode de guérison est aussi différent: là Jésus-Christ dit: «Vos péchés vous sont remis» (Rm 15,4), ici il guérit premièrement le corps, et l'âme ensuite: là il donne la rémission, car il dit: «Vos péchés vous sont remis»; ici il invite, il exhorte à se tenir sur ses gardes pour l'avenir «Ne péchez plus à l'avenir», dit-il, «de peur qu'il ne vous arrive quelque chose de pire».. (Jn 5,14) Les accusations des Juifs ne diffèrent pas moins: ici ils blâment Jésus-Christ d'avoir fait la guérison le jour du sabbat, là ils l'accusent d'avoir blasphémé.

Pour vous, mon cher frère, considérez l'immense sagesse de Dieu. Il ne fit pas sur-le-champ sortir le paralytique de son lit; mais premièrement, discourant avec lui et l'interrogeant, il gagne son affection et sa confiance, afin d'ouvrir dans son coeur un chemin à la foi. Et non-seulement il le fait lever et le guérit, mais encore il lui commande de porter son lit, afin d'établir la réalité du miracle, et que personne ne pût y soupçonner de prestige ou d'illusion. En effet, si les membres n'avaient pas repris leur, force et leur vigueur, il n'aurait pas pu porter son lit.

Souvent Jésus-Christ en use de la sorte, pour mieux clore la bouche à l'impudence des incrédules. Dans le miracle des pains (Mt 14,1-14), de peur que quelqu'un ne dît que le peuple avait seulement été rassasié, et que la multiplication des pains n'était qu'une pure imagination, il eut soin qu'il restât une grande quantité de morceaux. Quand il eut guéri le lépreux, il lui dit: «Allez vous montrer aux prêtres» (Mt 8,4); afin de rendre manifeste cette guérison, et de réprimer l'insolence de ceux qui l'accusaient d'aller contre les préceptes de Dieu. Le Sauveur a fait la même chose, lorsqu'il changea l'eau en vin (Jn 2,8): car il ne fit pas seulement voir le vin, mais il en fit porter au maître d'hôtel, afin que celui qui pouvait assurer qu'il ne savait pas comment la chose s'était passée rendît un témoignage qui ne fût point suspect. C'est pourquoi l'évangéliste a dit: Le maître d'hôtel ne savait pas d'où venait ce vin (Jn 2,9); par là il a fait connaître que le témoignage de cet homme était tout à fait certain. Et ailleurs, après avoir ressuscité un mort, Jésus dit: «Donnez-lui à manger» (Mt 5,43), pour rendre indubitable le miracle de cette résurrection, C'est par toutes ces choses que Jésus-Christ persuade, même les plus insensés, qu'il n'est point un fourbe, ou un enchanteur, et qu'il est venu pour le salut de tous les hommes.

Mais pourquoi, à ce paralytique, Jésus-Christ ne demande-t-il pas la foi, comme à ces aveugles à qui il dit: «Croyez-vous que je puisse faire ce que vous me demandez?» (Mc 6,35 Lc 9,12 Mt 9,28) Parce que cet, homme ne savait pas encore qui il était: Jésus-Christ n'a pas coutume de demander la foi avant, mais après les miracles. Et c'est avec justice qu'il l'exigeait de ceux qui avaient vu dans les autres des effets de sa puissance; mais à l'égard de ceux qui ne le connaissaient point encore, et qui devaient le connaître par les miracles, il ne les invite à croire qu'après les avoir opérés. C'est pourquoi saint Matthieu ne marque pas, dans son évangile, que Jésus-Christ ait demandé la foi, quand il commença de faite des miracles; mais qu'il l'exigea de ces deux aveugles seulement après qu'il eût guéri bien des malades.

Ici, mon cher auditeur, remarquez la foi de ce paralytique. Entendant ces paroles: «Em portez votre lit, et marchez», il ne rit pas, il ne dit pas: Qu'est-ce que cela veut dire? l'ange descend et trouble l'eau, et il ne guérit qu'un seul malade: et vous, qui êtes un homme, vous espérez faire, par votre seul commandement, plus qu'un ange? Il y a là un orgueil et une présomption tout à fait risible. Mais il ne dit rien, de cela, ou même il n'en eut pas la pensée;-et aussitôt qu'il eut entendu cette parole: «Levez-vous», il se leva et fut guéri; il obéit sur-le-champ à celui qui lui fit [275] ce commandement: «Levez-vous, emportez votre lit, et marchez». Certes, cela est admirable! mais ce qui suit l'est beaucoup plus: ou plutôt qu'il ait cru au commencement, quand personne ne murmurait, cela n'est pas si merveilleux; mais que dans la suite il soit demeuré ferme dans sa foi, lorsque les Juifs, comme des furieux et des enragés, se jetaient sur lui, le chargeaient de reproches, l'assiégeaient de toutes parts et lui disaient: «Il ne vous est pas permis d'emporter votre lit»; qu'alors non-seulement il ait méprisé leur furie et leur rage, mais qu'il ait hautement et publiquement proclamé, avec une fermeté pleine et entière, le bienfait qu'il avait reçu, et réprimé leur insolence; c'est là, selon moi, la marque d'une âme vraiment forte et généreuse. En effet, les Juifs se jettent sur lui, l'accablent d'injures et d'outrages, lui disent avec insolente: «C'est aujourd'hui le sabbat, il ne vous «est pas permis d'emporter votre lit», et il leur répond froidement: «Celui qui m'a guéri m'a dit: Emportez votre lit, et marchez (Jn 5,11)». Seulement il s'abstient de leur dire: Vous êtes des fous et des insensés de vouloir que je ne regarde pas comme mon Maître celui qui m'a délivré d'une si longue et si cruelle maladie, et que je n'exécute pas tout ce qu'il m'a ordonné. Au reste, s'il eût voulu user d'artifice, il pouvait se tirer d'affaire d'une autre manière, en disant: Je ne fais pas ceci volontairement, mais pour obéir au commandement qu'on m'en a fait; s'il y a du mal, rejetez-le sur cette personne, et je vais laisser là mon lit, ou peut-être aurait-il caché le bienfait de sa guérison: car il savait fort bien que ce n'était point tant la violation du sabbat qui leur tenait au coeur, que de voir qu'un malade eût été guéri. Mais il n'a point télé le miracle, ne s'est point excusé: il a nettement confessé le bienfait de sa guérison, et l'a hautement publié. Voilà ce qu'a fait le paralytique.

Mais maintenant considérez, je vous prie, avec quelle malignité les Juifs se conduisirent. Ils ne dirent pas: Qui est-ce qui vous a guéri? mais laissant cela, ils relevaient avec grand bruit cette violation du sabbat. «Qui est donc cet homme-là qui vous a dit: Emportez votre lit, et marchez (Jn 5,12)? Mais celui qui avait été guéri, ne savait pas lui-même qui il était car Jésus s'était retiré de la foule du peuple qui était là (Jn 5,13)». Et pourquoi Jésus-Christ se cacha-t-il? Premièrement, afin que par son absence il rendît le témoignage exempt de tout soupçon: car celui qui avait en lui-même le sentiment et la preuve du rétablissement de sa santé, était un témoin du bienfait tout à fait digne de foi: en second lieu, pour n'allumer pas davantage dans leur coeur le feu de leur colère; il savait que la seule présence de celui qui est en butte à l'envie est capable d'en attiser le feu. C'est pourquoi il se retire et leur laisse toute liberté de discuter entre eux cette affaire, ne disant rien lui-même pour sa justification, mais voulant que ceux qui avaient été guéris, parlassent seuls avec les accusateurs. Et ces accusateurs eux-mêmes rendent aussi témoignage du miracle; en effet, ils ne disent pas: Pourquoi avez-vous commandé que cela se fît le jour du sabbat? ruais: pourquoi faites-vous cela le jour du sabbat? où l'on voit que ce n'est pas la transgression de la loi qui anime, mais la jalousie qu'ils ont de la guérison du paralytique. Et toutefois, à considérer les choses humainement, il fallait bien plutôt accuser d'avoir travaillé le paralytique, que Jésus-Christ, qui avait seulement prononcé une parole. Ici c'est par un autre que Jésus-Christ fait violer le sabbat, ailleurs c'est lui-même qui le viole, savoir, lorsqu'il fait de la boue avec sa salive (Jn 9,6), et qu'il en oint les yeux. Au reste, Jésus-Christ opérant ces guérisons, ne transgresse point la loi, mais il passe et s'élève au-dessus de la loi. Nous reviendrons sur ce sujet dans la suite car étant accusé de ne pas garder le sabbat, il ne se justifie pas partout de la même manière; c'est ce qu'on doit exactement observer.

3. Mais en attendant, voyons, mes frères, combien est grand le mal que produit l'envie voyons de quelle manière elle aveugle les yeux de l'âme pour la ruine de celui qui l'éprouve. Comme souvent ceux qui sont transportés de fureur se plongent le poignard dans le sein; de même aussi les envieux, ne regardant qu'à la perte de celui à qui ils portent envie, se précipitent avec une brutale impétuosité à la leur propre. Ces hommes sont pires que les bêtes mêmes: car si les bêtes s'arment contre nous, c'est, ou parce qu'elles n'ont point à manger, ou parce que nous les avons provoquées; mais ceux-ci, après avoir reçu des bienfaits, traitent souvent comme ennemis leurs propres bienfaiteurs. Sûrement, ils sont pires que les bêtes, pareils aux démons; ou plutôt, peut-être sont-ils plus méchants [276] qu'eux. En effet, les démons ont contre nous une haine implacable, mais du moins ils ne dressent pas de pièges aux autres démons, leurs semblables. Et même Jésus-Christ se servit de cet exemple pour réfuter les Juifs, lorsqu'ils disaient qu'il chassait les démons par Béelzébuth. (Mt 12,24) Les envieux au contraire ne respectent même pas les êtres de leur nature; ils ne s'épargnent pas eux-mêmes; car avant de nuire à ceux à qui ils portent envie, ils nuisent à leur âme, en la remplissant vainement de trouble et de tristesse.

O homme, pourquoi vous tourmentez-vous du bien qui arrive à votre frère? vous devriez vous affliger du mal qui vous arrive, et non du bonheur de votre prochain. Voilà pourquoi votre péché est tout à fait indigne de pardon. L'impudique peut s'excuser sur la concupiscence, un voleur sur la pauvreté, un homicide sur la colère; excuses à la vérité frivoles et insensées, mais pourtant concevables. Pour vous, quel prétexte, je vous prie, quelle excuse donnerez-vous? Absolument aucune, si ce n'est votre extrême malignité. L'évangéliste nous commande d'aimer nos ennemis(Mt 5,44); à quels supplices serons-nous condamnés, si nous haïssons nos amis? Et si celai qui aime ses amis, n'a rien fait de plus que ce que font les païens (Mt 5,46-47); celui qui fait du mal à ceux qui ne l'offensent point, quel pardon, quelle consolation peut-il espérer? Ecoutez saint Paul qui dit: «Quand j'aurais livré mon corps pour être brûlé, si je n'ai point la charité, tout cela ne sert de rien». (1Co 13,3) Or, que là où est la jalousie et l'envie, là il n'y ait absolument point de charité; c'est ce qu'on ne peut ignorer.

Cette passion est pire que la fornication et l'adultère; car ces derniers vices s'arrêtent dans celui qui les commet; mais l'envie étend son tyrannique empire sur tout: elle a renversé des églises entières; elle a désolé tout l'univers: elle est la mère des meurtres. C'est elle qui a excité Caïn à tuer son frère l'envie a animé Esaü contre Jacob, ses frères contre Joseph, le diable contre tout le genre humain. Mais vous ne tuez point? ah! vous commettez de bien plus grands crimes que le meurtre, lorsque vous priez pour que votre frère soit couvert d'ignominie, lorsque vous lui tendez des pièges de tous côtés, lorsque vous rendez inutiles tous les travaux qu'il a entrepris pour la vertu, lorsque vous ne pouvez souffrir qu'il soit agréable au Maître du monde. Ce n'est donc pas lui que vous attaquez, mais c'est celui qu'il adore et qu'il sert: voilà celui à qui vous faites un outrage, lorsque vous voulez qu'on vous honore préférablement à lui. Et, ce qui est pire que tout le reste, ce crime énorme, vous n'y voyez qu'une chose indifférente. Que vous fassiez l'aumône, que vous veilliez, que vous jeûniez, vous êtes le plus méchant de tous les hommes, si vous portez envie à votre frère. Les exemples le prouvent: Un Corinthien tomba dans la fornication (1Co 5,1), mais il en fut repris et se convertit promptement: Caïn porta envie à Abel, et jamais il ne se guérit; mais quoique Dieu prodiguât les remèdes à la plaie de son coeur, il s'aigrissait davantage et se hâtait encore plus de commettre le meurtre qu'il avait médité; d'où vous voyez que cette passion est plus forte et plus violente que l'autre, et que difficilement on s'en délivre, si l'on n'y fait une grande attention.

Arrachons-la donc jusqu'à la racine, cette misérable passion; considérant que, autant nous offensons Dieu lorsque nous envions la prospérité de notre frère, autant nous lui sommes agréables, lorsque nous nous réjouissons avec le prochain du, bien qui lui arrive; et que par là nous nous assurons une part des récompenses préparées pour celui qui fait le bien. C'est pourquoi saint Paul nous exhorte à être dans la joie, avec ceux qui sont dans la joie, et à pleurer avec ceux qui pleurent (Rm 12,15), afin qu'à ces deux titres nous retirions un grand profit. Considérant donc que quoique nous ne travaillions pas nous-mêmes, si nous avons de bons sentiments pour celui qui travaille, nous nous assurons une part de ses couronnes: chassons toute envie et allumons dans nos coeurs le feu de la charité, afin que, par les louanges et les applaudissements que nous donnerons aux belles actions de nos frères, nous acquérions et les biens présents, et les biens futurs, par la grâce et la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, par qui et avec qui soit la gloire au Père et au Saint-Esprit, maintenant et toujours, et dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

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Chrysostome sur Jean 36