Chrysostome sur Jean 54

54

HOMÉLIE LIV. JÉSUS DISAIT DONC AUX JUIFS QUI AVAIENT CRU EN LUI: SI VOUS PERSÉVÉREZ DANS MA DOCTRINE, VOUS SEREZ VÉRITABLEMENT MES DISCIPLES.

- ET VOUS CONNAÎTREZ LA VÉRITÉ, ET LA VÉRITÉ VOUS RENDRA LIBRES. (VERS. 31, 32, JUSQU'AU VERS. 47)

Jn 8,31-47

ANALYSE.

1. Jésus-Christ promet aux Juifs que sa doctrine, s'ils la gardent, les délivrera de la servitude du péché, et eux, toujours attachés au sens terrestre et charnel, répondent qu'étant fils d'Abraham, ils ne sont les esclaves de personne.
2. Si vous aviez Abraham pour père, vous ne chercheriez pas à me faire mourir, leur dit Jésus-Christ.
3. N'étant pas les enfants d'Abraham, les Juifs sont encore moins les enfants de Dieu; le diable, voilà leur père.
4. Pour entendre et connaître la vérité, il faut mener une vie pure et sainte. - Emporter, non les biens périssables, mais le royaume des cieux. - Celui qui ne connaît pas les petits maux, ne connaîtra pas les plus grands. - Ce qu'on fait quand on veut emporter quelque chose. - Appliquer tous. ses soins et son travail à emporter le royaume des cieux. - Comment on l'emporte.


1. Nous avons besoin d'une grande patience, mes chers frères; cette vertu se forme et croît en nous, lorsque la parole de Dieu a jeté ses racines dans nos coeurs: et, de même que le vent, avec toute sa violence et son impétuosité, ne peut arracher un chêne que de profondes racines tiennent fortement lié à la terre, ainsi personne ne pourra renverser une âme que la crainte a étroitement attachée à Dieu. Car, être cloué, c'est bien plus fort que d'être enraciné. C'est là ce que le prophète demandait au Seigneur: «Percez mes chairs par votre crainte». (Ps 118,120) Ainsi vous-même percez-vous, et attachez-vous aussi fortement à Dieu qu'un corps le serait à un autre par un clou profondément enfoncé. Ceux qui sont liés de la sorte, à peine peut-on les séparer; mais ceux qui ne le sont pas de même, sont aisément surpris et renversés.

Voilà ce qui est alors arrivé aux Juifs. Après avoir entendu la parole et avoir cru, ils furent encore renversés. Jésus-Christ, voulant donc rendre leur foi plus solide, plus ferme, plus profonde, laboure leur âme, pour ainsi dire, de reproches plus acérés; car, puisqu'ils avaient reçu la foi, leur devoir était d'écouter et de souffrir patiemment les réprimandes; mais tout d'abord ils prirent feu et s'emportèrent. Maintenant, quelle est la marche suivie par Jésus-Christ? Il commence par cette exhortation: «Si vous persévérez dans ma doctrine, vous serez véritablement mes disciples, et la vérité vous rendra libres»; comme s'il disait: Je dois faire une profonde incision, mais ne vous en troublez pas: ou plutôt, par ces paroles, il rabaisse leur orgueil. De quoi, je vous prie, la vérité les rendra-t-elle libres? De leurs péchés. Et que répondirent ces insolents? «Nous sommes de la race d'Abraham, et nous n'avons jamais été esclaves de personne (Jn 8,33)». Ils perdirent d'abord l'esprit, parce qu'ils désiraient avidement les choses terrestres.

Ce mot: «Si vous persévérez dans ma doctrine», découvre leur pensée et ce qu'ils méditaient dans le coeur, et montre que celui qui parlait de la sorte savait que véritablement ils avaient cru, mais qu'ils n'avaient point persévéré dans la foi: et encore il leur fait espérer quelque chose de grand, savoir, qu'ils seront ses disciples. Comme, depuis peu, plusieurs s'étaient retirés, Jésus, par allusion à ce départ, dit: «Si vous persévérez»; en effet, ces gens-là aussi avaient ouï sa doctrine, ils avaient cru, et ils s'étaient retirés, parce qu'ils n'avaient pas persévéré. «Car plusieurs de ses disciples», dit l'évangéliste, «se retirèrent de sa suite, et n'allaient plus avec lui». (Jn 6,67)

(362) «Vous connaîtrez la vérité», c'est-à-dire, vous me connaîtrez moi-même, car «je suis la vérité». (Jn 14,6 1Co 10,11) Toute l'histoire juive n'a été qu'une figure; vous apprendrez de moi la vérité, qui vous délivrera de vos péchés. Comme il disait à ceux-là: «Vous mourrez dans vos péchés»; il a dit de même à ceux-ci: «La vérité vous rendra libres de vos péchés». Jésus ne leur a point dit: Je vous délivrerai de la servitude, mais il le leur a laissé à penser. Que répondirent-ils donc? «Nous sommes de la race d'Abraham, et nous n'avons jamais été esclaves de personne.» Mais s'ils avaient à se choquer, c'était sans doute de ce qu'il avait dit auparavant: «Vous connaîtrez la vérité»; et ils auraient dû répondre: Quoi donc? Est-ce que nous ignorons la vérité? la loi et nos connaissances sont donc fausses? Mais ce n'est point là de quoi ils se mettaient en peine; la perte des biens de la terre était seule capable de les toucher et de les affliger, et c'était de cette perte et de la servitude terrestre qu'ils voulaient parler. Il est aujourd'hui bien des gens encore, oui certes, il en est beaucoup qui rougissent de la privation de choses indifférentes et de cette servitude, et qui n'ont pas honte de même d'être esclaves du péché; qui aimeraient mieux être mille fois appelés esclaves du péché, que de l'être une seule fois de la servitude des hommes. Tels étaient ces Juifs. Ils ne connaissaient point d'autre servitude, voilà pourquoi ils disaient: Quoi! vous avez appelé esclaves ceux qui sont de la race d'Abraham, des hommes nobles à qui pour cela même vous ne deviez pas donner le nom d'esclaves qui les déshonore? Nous n'avons jamais, disent-ils, été esclaves de personne. Tel est l'orgueil, telle est la vanité des Juifs: «Nous sommes de la race d'Abraham: nous sommes Israélites». Jamais ils ne parlent de leurs actions. C'est pourquoi Jean-Baptiste leur criait: «N'allez pas dire: Nous avons Abraham pour père». (Mt 3,9)

Mais pourquoi Jésus-Christ ne les reprend-il pas de leur insolente réponse? En effet, ils ont été esclaves des Egyptiens, des Babyloniens, et de plusieurs autres. C'est parce qu'il ne leur avait point dit cela pour entrer en dispute avec eux, mais pour les sauver, pour leur faire du bien: voilà ce qu'il avait uniquement en vue. Sûrement il aurait pu leur reprocher une servitude de quarante ans, une autre de soixante-dix, et d'autres sous les juges, tantôt de vingt, tantôt de deux, tantôt de sept ans; il pouvait leur dire qu'ils n'avaient jamais cessé d'être dans l'esclavage. Mais le Sauveur a voulu leur faire voir, non qu'ils étaient esclaves des hommes, mais qu'ils étaient esclaves du péché, ce qui est la plus dure et la plus misérable de toutes les servitudes, une servitude dont Dieu seul peut délivrer l'homme. Car Dieu seul a le pouvoir de remettre les péchés: ils le reconnaissaient et le confessaient, et c'est à quoi il les amène par ces paroles: «Quiconque commet le péché est esclave du péché (Jn 8,34)», leur montrant qu'il parle de la liberté à l'égard de ce genre de servitude.

«Or l'esclave ne demeure pas toujours en la maison, mais le Fils y demeure toujours (Jn 8,36)». Leur rappelant ainsi les premiers temps, insensiblement il fait tomber la loi. Il ne voulait pas qu'ils vinssent dire: Nous avons les sacrifices que Moïse a ordonnés; ils peuvent nous délivrer de nos péchés; voilà pourquoi il ajoute ces choses: autrement quelle liaison y aurait-il dans ses paroles? «Parce que tous ont péché, et ont besoin de la gloire de Dieu, étant justifiés gratuitement par sa grâce (Rm 3,23-24)», et les prêtres eux-mêmes. C'est pourquoi saint Paul dit du pontife: «C'est ce qui l'oblige à offrir le sacrifice de l'expiation des péchés, aussi bien pour lui-même que pour le peuple, étant lui-même environné de faiblesse». (He 5,3) Et c'est là ce que fait entendre Jésus-Christ, en disant: «L'esclave ne demeure pas en la maison». Au reste, par ces paroles, le Seigneur déclare encore qu'il est égal en dignité à son Père, et fait connaître la différence qu'il y a entre l'esclave et le Fils. Car voilà ce que signifie cette parabole; elle fait connaître que l'esclave n'a point de pouvoir, ce que déclare ce mot: «Il ne demeure pas».

2. Mais pourquoi Jésus-Christ, discourant sur les péchés, a-t-il parlé de la maison? C'est pour montrer que, comme le maître a toute l'autorité dans la maison, lui il la possède de même sur toutes choses. Et ce mot «Ne demeure pas», signifie: n'a pas le pouvoir de donner parce qu'il n'est pas le maître; or, le Fils est le maître; c'est ce que veut dire cet autre mot: «Il demeure toujours», pris métaphoriquement, et selon [363] l'idée qu'on a des choses humaines, afin qu'ils ne lui disent pas: qui êtes-vous? Toutes choses sont à moi, car je suis le Fils et je demeure dans la maison de mon Père; Jésus appelle ici maison l'autorité; ailleurs il appelle maison le royaume: «Il y a plusieurs demeures dans la maison de mon Père» (Jn 14,2) Comme il parle de la liberté et de l'esclavage, il est naturel qu'il se serve de cette métaphore, pour montrer que ceux dont il parle n'ont point eu le pouvoir de remettre les péchés.

«Si donc le Fils vous met en liberté, vous serez véritablement libres (Jn 8,36)». Ne remarquez-vous pas, mes frères, que le Fils est consubstantiel à son Père, et qu'il a un pouvoir égal au sien? «Si le Fils vous met en liberté», personne ne pourra plus vous la contester, votre liberté, mais elle sera ferme et stable: «Car c'est Dieu même qui justifie, qui osera condamner?» (Rm 8,33-34) Jésus-Christ se montre ici pur et exempt de péché; il parle et de la liberté que donnent les hommes, et qui n'en a que le nom, et de cette autre liberté que Dieu seul a le pouvoir de donner. C'est pourquoi il les exhorte à ne pas rougir de ce qu'on nomme ici-bas esclavage, mais seulement de l'esclavage du péché. Et voulant leur faire voir que, quoiqu'ils ne soient esclaves de personne, le mépris qu'ils ont fait de l'autre esclavage les a néanmoins rendus encore plus esclaves, il a incontinent ajouté: «Vous serez véritablement libres». Et par là il déclare que leur liberté n'est point une liberté véritable. Ensuite, de peur qu'ils ne disent qu'ils étaient exempts de péché, car il était croyable qu'ils le diraient: voyez de quelle manière il les accuse sur ce point. Il passe sur tout ce qu'il y a de répréhensible dans leur vie, et se borne à leur représenter le crime qu'ils méditaient actuellement: «Je sais que vous êtes enfants d'Abraham: mais vous voulez me faire mourir (Jn 8,37)». Insensiblement il les exclut de la famille d'Abraham, leur apprenant qu'ils ne doivent point se vanter d'en être. Comme ce sont les oeuvres qui rendent l'homme libre ou esclave, ce sont elles aussi qui font la parenté. Il ne leur a pas dit tout d'abord: Vous n'êtes point les enfants d'Abraham, cet homme juste, vous qui êtes des homicides; il leur accorde leur filiation et leur dit: «Je sais que vous êtes enfants d'Abraham», mais ce n'est point là de quoi il est question. Maintenant, il va leur parler avec plus de force et de vigueur. En effet, on peut remarquer en général que Jésus-Christ, après avoir opéré quelque grande action qu'il avait dessein de faire, parle ensuite avec plus de force et de fermeté, parce qu'alors le témoignage des oeuvres mêmes ferme la bouche aux contradicteurs.

«Mais vous voulez me faire mourir». Et si c'est justement? Non, certes, c'est pourquoi il en donne la raison: vous voulez me faire mourir, «parce que ma parole ne trouve point d'entrée en vous». Comment dit-il donc qu'ils ont cru en lui? Oui, ils ont cru, mais, comme j'ai dit, ils n'ont point persévéré: voilà pourquoi il leur fait une vive réprimande. Si vous vous glorifiez, dit-il, de cette filiation, il faut que votre vie y réponde. Et Jésus n'a pas dit: vous ne comprenez point ma parole, mais: «Ma parole ne trouve point d'entrée en vous»; en quoi il fait connaître l'élévation et la sublimité de sa doctrine. Mais ce n'est point là une raison de me faire mourir, c'en est une plutôt de m'honorer, afin de vous instruire. Mais si vous dites cela de vous-même? Pour prévenir cette objection, il ajoute: «Pour moi, je dis ce que j'ai vu dans mon Père, et vous, vous faites ce que vous avez ouï de votre Père (Jn 8,38)». Comme moi, dit-il, je fais connaître mon Père, et par mes oeuvres et par mes paroles; de même aussi vous, par vos oeuvres, vous montrez qui est le vôtre. Car non-seulement j'ai la même substance que mon Père, mais encore la même vérité.

«Ils lui répondirent: Nous avons Abraham pour père. Jésus leur repartit: Si vous aviez Abraham pour père, vous feriez ce qu'a fait Abraham; mais maintenant vous cherchez à me faire mourir (Jn 8,39-40)». Jésus-Christ leur reproche souvent ici leur humeur sanguinaire, et leur parle d'Abraham: mais c'est pour leur déclarer qu'ils se sont exclus de sa filiation, pour rabaisser leur vanité, leur en marquer l'inutilité et les convaincre qu'ils n'y doivent point mettre l'espérance de leur salut, ni compter sur une alliance charnelle, mais sur l'alliance spirituelle que produit la bonne volonté. C'était là ce qui les empêchait de s'attacher à Jésus-Christ: ils s'imaginaient qu'une si grande alliance leur suffisait seule pour les sauver.

Quelle est cette vérité dont parle ici [364] Jésus-Christ? Qu'il est égal à son Père; c'est pour cette vérité que les Juifs cherchaient à le faire mourir, comme il le dit lui-même: «Vous cherchez à me faire mourir, moi qui vous ai dit la vérité que j'ai apprise de mon Père». Pour vous faire voir que ce qu'il dit n'est point contraire à son Père, il s'en autorise encore. «Ils lui dirent: Nous ne sommes pas des enfants de la fornication; nous n'avons tous qu'un père qui est Dieu (Jn 8,41)». Que dites-vous? Que vous avez Dieu pour père, et vous accusez et vous condamnez Jésus-Christ pour avoir dit la même chose? Ne voyez-vous pas que Jésus a dit que Dieu était son Père d'une manière particulière?

3. Comme donc le Sauveur avait dépossédé les Juifs de leur prétendue filiation d'Abraham, n'ayant rien à répliquer, ils ont la hardiesse de monter plus haut et de s'arroger la qualité d'enfants de Dieu; mais Jésus-Christ les dégrade encore de cette dignité en leur disant «Si Dieu était votre Père, vous m'aimeriez parce que je suis sorti de Dieu, et que je viens» dans le monde, «car je ne suis pas venu de moi-même, mais c'est lui qui m'a envoyé (Jn 8,42). Pourquoi ne connaissez-vous point mon langage? Parce que vous ne pouvez ouïr ma parole (Jn 8,43). Vous êtes les enfants du diable, et vous voulez accomplir les désirs de votre père. Il a été homicide dès le commencement, et il n'est point demeuré dans la vérité. Lorsqu'il dit des mensonges, il dit ce qu'il trouve dans lui-même (Jn 8,44)». Jésus-Christ a dépossédé et exclu les Juifs de la filiation d'Abraham, et comme ils ont osé s'élever à une grande et plus haute dignité, il les abat et leur porte enfin le coup qui les terrasse, en leur disant: Non-seulement vous n'êtes point les enfants d'Abraham, mais vous êtes même les enfants du diable; par là il les frappe aussi durement que le mérite leur impudence, et il ne laisse pas cette accusation sans preuve; il la démontre, au contraire: tuer, dit-il, c'est le fait d'une méchanceté diabolique. Et il n'a pas simplement dit: Vous faites les oeuvres du diable, mais vous accomplissez ses désirs, montrant que les Juifs, comme le diable, sont portés au meurtre, et cela par envie.

Car le diable a tué Adam, uniquement pour satisfaire son envie. Jésus-Christ l'insinue ici maintenant. «Et il n'est point demeuré dans la vérité», c'est-à-dire, dons la droiture, dans la probité. Comme les Juifs accusaient souvent Jésus de n'être point envoyé de Dieu, il leur répond que c'est le diable qui leur suggère cette accusation; car c'est lui qui le premier a enfanté et produit le mensonge, lorsqu'il a dit: «Aussitôt que vous aurez mangé de ce fruit, vos yeux seront ouverts». (Gn 3,5) C'est lui aussi qui le premier l'a mis en oeuvre. En effet, les hommes ne s'en servent pas comme d'une chose qu'ils trouvent en eux-mêmes, mais comme d'une chose empruntée. Le diable en use comme de sa propriété.

«Mais pour moi, quoique je vous dise la vérité, vous ne me croyez pas (Jn 8,45)». Quelle est la suite des idées? Vous voulez me faire mourir sans me dire de quoi l'on m'accuse. Vous ne me persécutez que parce que vous êtes ennemis de la vérité; si ce n'est pas pour cela, montrez-moi mon péché. Voilà pourquoi il continue ainsi: «Qui de vous me peut convaincre d'aucun péché (Jn 8,46)?» Sur cela ils répondent: «Nous ne sommes pas des enfants de la fornication». Et néanmoins plusieurs l'étaient, puisqu'ils étaient dans la coutume de faire des mariages illicites. Mais ce n'est point là ce qu'il veut leur reprocher, il s'en tient au premier point. Leur ayant fait voir qu'ils n'étaient pas les enfants de Dieu, mais les enfants du diable; il part de tout cela. (Tuer et mentir, leur dit-il, ce sont là des actions dignes du diable et vous faites l'une et l'autre), pour nous apprendre que c'est à l'amour qu'on reconnaît les enfants de Dieu.

«Pourquoi ne connaissez-vous point mon langage?» Comme ils étaient toujours flottants, toujours dans le doute, et qu'ils ne cessaient point de répéter ces paroles: «Que veut-il dire, vous ne sauriez venir où je vais?» Jésus dit: «Vous ne connaissez point mon langage, parce que vous ne pouvez ouïr ma parole.» Et cela vient de ce que vous avez un esprit bas et rampant, et que ma doctrine est trop élevée. Mais s'ils ne pouvaient pas la comprendre, quel blâme, quel reproche leur faire? C'est qu'ici ne pouvoir pas, c'est la même chose que ne vouloir pas; vous ne le pouvez pas, parce que vous êtes habitués à ramper toujours, et que vous n'élevez jamais vos pensées à rien de grand. Et encore, les Juifs voulant faire entendre qu'ils ne le persécutaient que par zèle pour Dieu, Jésus s'attache partout à montrer que le persécuter, c'est haïr Dieu; que l'aimer, au contraire, ce serait connaître Dieu.

(365) «Nous n'avons tous qu'un père qui est Dieu». C'est toujours d'honneurs, et non d'oeuvres qu'ils se prévalent. Donc votre incrédulité prouve, non que je sois étranger à Dieu, mais que vous ne le connaissez pas, et en voici la cause: c'est que vous mentez et voulez faire ce que fait le diable. Vous mentez parce que vous avez une âme basse et rampante, parce que vous n'avez que des pensées charnelles, comme dit l'apôtre: «Puisqu'il y a parmi vous des jalousies et des disputes, n'est-il pas visible que vous êtes charnels?» (1Co 3,3) Pourquoi ne pouvez-vous pas recevoir ma parole et croire en moi? C'est parce que «vous voulez accomplir les désirs de votre Père», vous en faites votre étude, vous appliquez tous vos soins. Ne voyez-vous pas que ce mot: «Vous ne pouvez pas», signifie qu'ils ne veulent pas.

«C'est ce qu'Abraham n'a point fait». Et quelles sont ses oeuvres? la douceur, la modération, l'obéissance: vous, au contraire, vous êtes inhumains et cruels. Mais d'où se sont-ils portés à se dire enfants de Dieu? Jésus-Christ avait fait voir qu'ils étaient indignes d'être enfants d'Abraham: voulant détourner ce reproche, ils se sont élevés à quelque chose de plus grand. Et comme il leur reprochait leurs meurtres, afin de s'en justifier en quelque sorte, ils disent que c'est pour venger Dieu qu'ils s'y sont portés. Au reste ce mot: «Je suis sorti», signifie qu'il est venu d'en-haut. Par là il fait allusion à son avènement dans le monde. Et comme vraisemblablement ils devaient répliquer: Vous enseignez une doctrine étrangère et nouvelle; Jésus dit qu'il est sorti de Dieu. Il est naturel, dit-il, que vous n'écoutiez pas ma parole, parce que vous êtes les enfants du diable: pourquoi voulez-vous me faire mourir? De quel crime pouvez-vous m'accuser? s'il n'en est aucun, pourquoi ne croyez-vous pas en moi?

Puis, après leur avoir fait connaître ainsi, par leur mensonge et le meurtre qu'ils veulent commettre, qu'ils sont enfants du diable, il leur montre qu'ils sont fort éloignés d'être enfants, et d'Abraham et de Dieu, soit parce qu'ils le haïssent, lui qui ne leur a fait aucun mal, soit parce qu'ils n'écoutent point sa parole. Et en même temps il établit invinciblement cette vérité, qu'il n'est point contraire à Dieu, et que ce n'est point pour cette raison qu'ils ne croient point en lui, mais parce qu'ils sont ennemis de Dieu. Il était, en effet, de toute évidence que, s'ils ne croyaient point en celui qui n'avait commis aucun péché, qui se disait sorti de Dieu et envoyé de Dieu, qui enseignait la vérité et l'enseignait de manière qu'il pouvait défier tout le monde de le convaincre d'aucun péché; il était, dis-je, visible que, s'ils ne croyaient point en Jésus-Christ, c'est qu'ils étaient tout à fait charnels. Car il le savait; oui, certes, il le savait parfaitement, que les péchés rabaissent l'âme. C'est pourquoi saint Paul dit: «Nous aurions beaucoup de choses à dire, qui sont difficiles à expliquer à cause de votre lenteur et de votre peu d'application pour les entendre». (He 5,11) Lorsqu'on n'a pas la force de mépriser les choses de la terre, on ne peut ni entendre celles du ciel, ni avoir de goût pour elles.

4. C'est pourquoi, je vous en conjure, mes frères, n'oublions rien, faisons tous nos efforts pour bien régler notre vie: purifions notre âme, de peur qu'aucune tache, qu'aucune souillure ne nous empêche de voir la vérité. Allumons en nous la lampe de l'intelligence et ne semons point parmi les épines. Celui qui ne comprend pas que l'avarice est un mal, comment connaîtra-t-il de plus hautes vérités? Celui qui ne s'en abstient pas, comment s'attachera-t-il aux choses du ciel? Il est bon de ravir, non les biens périssables, mais le royaume des cieux; car ce royaume, dit Jésus-Christ, «les violents l'emportent» (Mt 11,12); donc les lâches ne peuvent l'emporter: pour l'acquérir, il faut être diligent et plein d'ardeur. Mais que veut dire ce mot: «les violents?» Qu'il faut faire beaucoup d'efforts, parce que la voie est étroite (Mt 7,14), qu'il faut du courage et de la fermeté. Ceux qui vont pour emporter veulent devancer tout le monde. Ils ne considèrent rien, ni l'accusation, ni la condamnation, ni le supplice; mais ils n'ont qu'une seule chose en vue, c'est d'emporter ce qu'ils désirent, et ils font tous leurs efforts pour prévenir ceux qui marchent devant.

Emportons donc le royaume des cieux; l'emporter ce n'est pas un crime, mais c'est s'acquérir de la gloire; c'est au contraire un crime de ne point le ravir. Dans ce royaume, nos richesses ne tournent point à la ruine des autres: travaillons donc à l'emporter. Si nous sentons la colère et la concupiscence s'allumer dans nous et nous presser de leurs aiguillon, [366] faisons violence à notre nature; soyons plus doux, travaillons un peu pour nous reposer éternellement. Ne ravissez point l'or, mais ravissez ces richesses qui vous apprendront à regarder l'or comme de la boue. Dites-moi: Si vous trouviez sous vos yeux et sous votre main du plomb et de l'or, lequel prendriez-vous? ne serait-ce pas l'or que vous saisiriez? Eh bien! là où celui qui emporte est puni, vous vous attachez à ce qui est de plus grande valeur, et là où celui qui emporte est honoré et récompensé, vous livrez, vous abandonnez ce qui est de plus grand prix. Que si de l'un et de l'autre côté il y avait une punition à craindre, ne vous seriez-vous pas plutôt jeté sur ce qui vaut le mieux? mais dans le vol que je vous propose, vous n'avez rien à craindre, une félicité éternelle en est la récompense.

Et comment, direz-vous, peut-on l'emporter, ce royaume? Ce que vous avez dans vos mains, jetez-le; car tant que vous aurez les mains embarrassées, vous ne pourrez conquérir cet autre trésor: représentez-vous un homme qui a les mains pleines d'argent; tant qu'il le serrera dans ses mains, pourra-t-il prendre de l'or? ne faut-il pas qu'auparavant il jette l'argent et qu'il ait les mains libres? En effet, un voleur doit être adroit et alerte pour n'être pas pris. De même, il y a autour de nous des puissances ennemies qui nous guettent, toujours prêtes à se jeter sur nous pour nous enlever notre trésor. Mais évitons-les, fuyons-les et ne laissons au dehors aucune prise sur nous. Coupons, rompons les liens qui nous retiennent, dépouillons-nous des biens de ce monde. Quelle nécessité d'avoir des habits de soie? Jusques à quand nous étalerons-nous ces futilités ridicules? Jusques à quand cacherons-nous notre or dans la terre? Je voudrais de tout mon coeur ne plus vous parler continuellement de ces choses; mais jamais vous ne cessez de me donner sujet de vous en parler. Corrigeons-nous enfin aujourd'hui, afin que, donnant aux autres ce bon exemple, les biens que Dieu nous a promis, nous les obtenions, par la grâce et la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, par lequel et avec lequel gloire soit au Père et au Saint-Esprit, maintenant et toujours, et dans tous les siècles. Ainsi soit-il.



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HOMÉLIE LV. LES JUIFS LUI RÉPONDIRENT DONC: N'AVONS-NOUS PAS RAISON DE DIRE QUE VOUS ÉTES UN SAMARITAIN ET QUE VOUS ÊTES POSSÉDÉ DU DÉMON?

- JÉSUS LEUR REPARTIT: JE NE SUIS POINT POSSÉDÉ DU DÉMON: MAIS J'HONORE MON PÈRE. (VERS. 48, 49, JUSQU'A LA FIN DU CHAP. VIII)

Jn 8,48-53

ANALYSE.

1. Venger avec force ce qu'on dit contre Dieu, souffrir patiemment ce qu'on dit contre nous.
2. Réfutation des Anoméens et des Avens. - Cette parole: Je suis, marque en Jésus-Christ son éternité.
3. Profiter du temps, ne point différer sa conversion. - L'âme, qui est devenue insensible, est semblable au pilote qui a abandonné son vaisseau au gré des vents. - Quels efforts doit faire la vertu pour l'emporter sur la violence des passions. - L'envieux, en voulant perdre quelqu'un, se perd lui-même. - Portrait de l'envieux et de l'envie.


1. C'est une chose impudente et insolente que le vice: lorsqu'il devrait rougir de honte, c'est alors qu'il s'emporte et fait plus fortement éclater sa colère; c'est ce qui arriva pour [367] les Juifs. Lorsque leur coeur aurait dû être touché de componction de ce qu'ils venaient d'entendre; lorsqu'ils devaient admirer la force et la justesse des raisonnements du divin Sauveur, ils le chargent d'injures, ils l'appellent samaritain, démoniaque, et répondent: «N'avons-nous pas eu raison de dire que vous êtes un samaritain, et que vous êtes possédé du démon?» Jésus-Christ disait-il quelque chose de grand et d'élevé, c'était folie aux yeux de ces hommes sans raison. Il est vrai que l'évangéliste n'a point encore dit qu'ils l'aient appelé samaritain, mais toutefois ces paroles donnent bien lieu de croire qu'ils l'avaient souvent apostrophé de ce nom. Vous êtes possédé du démon, dites-vous à Jésus; mais chez qui vraiment habite le démon? chez celui qui honore Dieu, ou chez celui qui outrage l'homme qui honore Dieu? Quelle est la réponse du Seigneur? c'est la douceur, c'est la modestie même. «Je ne suis point possédé du démon, mais j'honore mon Père, qui m'a envoyé (Jn 8,49)». Lorsqu'il fallait les instruire, abattre leur orgueil et leur vanité, et les empêcher de se prévaloir du nom d'Abraham, alors Jésus-Christ parlait avec force et avec vigueur; mais quand il avait à souffrir leurs injures, il répondait avec beaucoup de douceur: Quand ils disaient: Nous avons Dieu pour Père et Abraham aussi, il les réprimandait fortement; mais lorsqu'ils l'appellent démoniaque, il leur répond avec douceur, pour nous apprendre à venger la gloire de Dieu et à souffrir avec patience ce qu'on dit contre nous.

«Pour moi, je ne cherche point ma gloire (Jn 8,50)». J'ai dit ces choses pour vous montrer qu'il ne vous appartient pas, à vous, qui êtes des homicides, d'appeler Dieu votre Père; ce que j'ai dit, c'est donc pour sa gloire que je l'ai dit, et, pour avoir soutenu sa gloire, je vous entends m'injurier; c'est pour lui que je suis en butte à vos outrages. Mais je n'écoute point vos injures, je ne m'en venge point. Celui pour l'amour de qui je les souffre maintenant, vous en fera rendre compte et vous en punira. «Pour moi, je ne cherche point ma gloire». C'est pourquoi, au lieu de me venger, je vous invite et vous exhorte à faire ce qui non-seulement vous délivrera du supplice, mais aussi vous procurera la vie éternelle.

«En vérité, en vérité, je vous le dis: Si quelqu'un garde ma parole, il ne mourra jamais (Jn 8,51)». Jésus-Christ ne parle pas seulement ici de la foi, mais encore de la pureté de la vie. Et plus haut il a dit: «Il aura la vie éternelle»; il dit ici: Il ne mourra point, et en même temps il insinue que ses ennemis ne peuvent rien contre lui. Car si celui qui aura gardé sa parole ne doit pas mourir, à plus forte raison lui-même ne mourra-t-il point. Les Juifs l'ayant compris, lui dirent: «Nous connaissons bien maintenant que vous êtes possédé du démon: Abraham est mort et les prophètes aussi (Jn 8,52)», c'est-à-dire ceux qui ont ouï la parole de Dieu sont morts, et ceux qui auront ouï la vôtre ne mourraient point? «Etes-vous plus grand que notre père Abraham (Jn 8,53)?» O vanité! de nouveau ils se flattent d'être les enfants d'Abraham. Il eût été plus à propos de répondre: Etes-vous plus grand que Dieu, ou ceux qui vous écoutent sont-ils plus grands qu'Abraham? mais ils ne le disent point, parce qu'ils croyaient Jésus moins grand qu'Abraham lui-même. Premièrement donc Jésus leur montre qu'ils sont des homicides, et par cette raison il leur prouve qu'ils sont déchus de leur prétendue filiation; et comme ils s'opiniâtraient à la soutenir, il la combat par une autre voie, leur faisant voir qu'ils font d'inutiles efforts pour s'y maintenir.

Au reste, le Sauveur ne découvre et n'explique pas de quelle mort il veut parler présentement; il leur fait entendre qu'il est plus grand qu'Abraham, afin de les confondre encore par ce moyen. Certes, dit-il, quand même je serais un homme ordinaire, vous ne devriez pas me faire mourir injustement; mais puisque je dis la vérité, puisque je n'ai commis aucun péché, puisque je suis envoyé de Dieu et plus grand qu'Abraham, n'est-ce pas follement et vainement que vous cherchez tous les moyens de me faire mourir? Que répondent-ils donc? «Nous connaissons bien maintenant que vous êtes possédé du démon?» La Samaritaine n'avait point parlé de la sorte; elle n'avait point dit à Jésus: Vous êtes possédé du démon, mais seulement: «Etes-vous plus grand que notre père Jacob?» (Jn 4,12) En effet, les Juifs étaient des insolents et des scélérats, tandis que cette femme ne songeait qu'à s'instruire. Voilà pourquoi elle propose ses doutes, fait une respectueuse réponse, comme elle le devait, et appelle Jésus Seigneur. Car celui qui faisait de si grandes promesses, et qui, d'autre part, méritait d'être cru sur sa parole, ne devait point recevoir des [368] injures et des outrages, mais il devait plutôt être admiré et comblé de louanges; et cependant les Juifs l'appellent démoniaque. Les paroles de la Samaritaine marquaient seulement qu'elle était dans le doute, qu'elle n'avait pas encore une foi solide; mais les paroles des Juifs montraient visiblement leur incrédulité et leur méchanceté: «Etes-vous plus grand que notre père Abraham?» Etre donc envoyé de Dieu, voilà déjà ce qui le rend plus grand qu'Abraham. Mais lorsque vous le verrez élevé en haut, c'est alors que vous le reconnaîtrez pour tel. Voilà pourquoi le Sauveur disait: «Lorsque vous m'aurez élevé en haut, alors vous connaîtrez qui je suis». (Jn 8,28)

Et vous, mon cher auditeur, remarquez la sagesse de Jésus. Après avoir prouvé aux Juifs qu'ils sont déchus de leur prétendue filiation, il leur fait voir qu'il est plus grand qu'Abraham, afin qu'ils sachent qu'il est bien au-dessus des prophètes. Et il leur disait: «Ma «parole ne trouve point d'entrée en vous» (Jn 8,37), parce que, continuellement, ils l'appelaient prophète. Enfin il disait tantôt qu'il ressuscitait les morts, tantôt que celui qui le croirait ne mourrait point, ce qui est encore bien plus grand que de n'être point laissé dans les liens de la mort. Voilà pourquoi les Juifs s'irritaient davantage. Que répondent-ils donc? «Qui prétendez-vous être?» et c'est d'un ton de mépris. Vous vous vantez, disent-ils; à quoi Jésus-Christ réplique: «Si je me glorifie moi-même, ma gloire n'est rien (Jn 8,54).»

2. Sur cette réponse du Seigneur, que disent les hérétiques? Ecoutez-les un peu. Les Juifs ont fait à Jésus-Christ cette question: «Etes-vous plus grand que notre père, Abraham?» et il n'a osé affirmativement répondre: Oui, je le suis; mais il se répand en paroles obscures et enveloppées. Quoi donc? Sa gloire n'est-elle rien? selon eux, elle n'est rien. Mais sachez, ô hérétiques, que comme, lorsque Jésus-Christ dit: «Mon témoignage n'est point véritable», il parle selon l'opinion des Juifs; il parle encore de même, quand il dit: «Il y en a un qui me glorifie». (Jn 5,32) Et pourquoi n'a-t-il pas dit, comme plus haut: c'est mon Père qui m'a envoyé? c'est parce qu'il voulait montrer aux Juifs, que non-seulement ils ne connaissaient pas le Père, mais pas même Dieu. «Mais pour moi je le connais». C'est pourquoi, quand il dit: Je le connais, ce n'est point une vanterie: s'il disait qu'il ne le connaît pas, ce serait un mensonge. Pour vous autres, lorsque vous dites que vous le connaissez, vous êtes des menteurs; et comme vous dites faussement que vous le connaissez, moi, de même, je dirais faussement que je ne le connais pas.

«Si je me glorifie moi-même». Les Juifs disent: «Qui prétendez-vous être?» Jésus leur répond: si je me vante moi-même, si ce que je vous dis, je le dis de moi-même, ma gloire n'est rien. Comme donc je connais parfaitement le Père, vous ne le connaissez point du tout. Ainsi, comme lorsqu'il agitait cette question, savoir: s'ils étaient les enfants d'Abraham, il ne leur a pas tout ôté, mais il a dit: Je sais que vous êtes de la race d'Abraham, pour prendre de là occasion de leur faire un plus grand reproche; de même en cet endroit il ne leur ôte pas tout, mais il leur dit: «Vous dites qu'il est votre Père;» leur laissant cette gloire, il montre qu'ils n'en sont que plus coupables et dignes d'une plus grande condamnation. Au reste, comment peut-on dire que vous ne connaissez point Dieu? Parce que vous chargez d'injures celui qui fait et dit tout pour sa gloire, celui même que Dieu a envoyé: ceci est dit sans preuves, mais ce qui suit servira à le prouver.

«Et je garde sa parole (Jn 8,55)». Si les Juifs avaient eu quelque chose à dire contre Jésus-Christ, ils le pouvaient, ils le devaient; car c'était 1à un puissant témoignage pour prouver qu'il était envoyé de Dieu. «Abraham votre père a désiré avec ardeur de voir mon jour; il l'a vu, et il en a été rempli de joie (Jn 8,56)». Jésus-Christ prouve encore que les Juifs ne sont point les enfants d'Abraham, puisqu'ils s'affligent de ce dont il se réjouissait. Et je pense que par ces paroles il désigne le jour du sacrifice de la croix, qu'Abraham avait marqué d'avance par celui du bélier et d'Isaac (Gn 22). Que dirent-ils donc? «Vous n'avez pas encore quarante ans, et vous avez vu Abraham (Jn 8,57)?» Jésus-Christ avait donc alors environ quarante ans. Jésus leur répondit: «Je suis avant qu'Abraham fût au monde (Jn 8,58). «Là-dessus ils prirent des pierres pour les lui jeter (Jn 8,59)». N'avez-vous pas fait attention à la manière dont il prouve qu'il est plus grand qu'Abraham? Celui qui s'est réjoui de voir ce jour, qui a cru que c'était là une chose désirable, a sans doute regardé comme un bonheur [369] et une grâce de voir ce jour, parce que Jésus est plus grand que lui. Ainsi comme les Juifs voyaient en lui rien de plus que le fils d'un charpentier, il les élève insensiblement à une plus haute connaissance. Mais il est surprenant qu'ayant entendu dire à Jésus-Christ qu'ils ne connaissaient point Dieu, ils ne se sont point fâchés contre lui; et que, lorsqu'il dit: je suis avant qu'Abraham fût au monde, comme si cela les eût dégradés de leur noblesse, ils s'emportent et jettent des pierres.

Abraham a vu mon jour, et «il en a été rempli de joie». Jésus fait voir, par ces paroles, qu'il n'est point allé à la croix et à la mort involontairement et malgré lui, puisqu'il loue celui qui se réjouit de la croix, qui était le salut du monde. Et néanmoins les Juifs le lapidaient: tant ils avaient de penchant pour le sang et le carnage! Et ils s'y portaient ainsi d'eux-mêmes sans autre attention, sans rien examiner. Mais pourquoi Jésus n'a-t-il pas dit: j'étais avant qu'Abraham fût au monde, mais: «Je suis?» Comme son Père, pour se faire connaître, s'est servi de cette parole: «Je suis», Jésus-Christ en use de même. Cette parole marque qu'il est éternel, en tant qu'elle ne fixe aucun temps particulier. Voilà pourquoi les Juifs regardaient cette parole comme un blasphème. S'ils ne pouvaient donc pas souffrir cette comparaison qu'il faisait de lui avec Abraham, quoiqu'elle ne fût pas si grande ni si avantageuse, n'est-il pas visible que s'il s'était souvent fait égal à son Père, ils n'auraient pas cessé un moment de le persécuter et de le poursuivre? Ensuite il se retira encore à la manière des hommes, et se cacha, après les avoir assez instruits, et avoir accompli son oeuvre et sa mission. Il sortit du temple, et fut opérer la guérison d'un aveugle, prouvant par ses oeuvres qu'il est avant Abraham.

Mais peut-être quelqu'un dira: pourquoi ne les réduisit-il pas à l'impuissance? De cette manière peut-être auraient-ils cru en lui. Il a guéri le paralytique, et ils n'ont point cru en lui. Il a fait une infinité de miracles jusque dans sa passion, il les renversa par terre, il les rendit aveugles, et ils ne crurent point. Comment donc auraient-ils cru, s'il les avait réduits à l'impuissance? Rien n'est pire qu'un homme dans le désespoir. Qu'il voie des miracles, qu'il voie des prodiges, ces prodiges et ces miracles ne sont nullement capables de triompher de son obstination. Pharaon en est un exemple: il reçut mille plaies; mais le châtiment seul pouvait le faire rentrer en lui-même: et il persévéra dans son endurcissement jusqu'à son dernier jour, où il poursuivait encore ceux qu'il avait renvoyés. Voilà pourquoi saint Paul dit souvent: «Que personne ne s'endurcisse par l'illusion du péché». (He 2,18) Car de même que les forces s'épuisent à la fin, et que le corps perd tout sentiment, ainsi l'âme, qu'une foule de passions accable, devient comme morte pour la vertu: présentez-lui tout ce qu'il vous plaira, elle ne sent rien: menacez-la du supplice ou de toute autre chose, elle demeure insensible.

3. C'est pourquoi, je vous en conjure, mes frères, pendant que nous avons une espérance de salut, pendant que nous pouvons nous convertir, ne négligeons point cette affaire, travaillons-y de toutes nos forces. Comme les pilotes qui n'ont plus d'espérance abandonnent leur vaisseau au gré des vents et demeurent les bras croisés, les hommes découragés renoncent de même à tout effort. L'envieux n'a en vue que d'assouvir sa cupidité; qu'on le menace du supplice, de la mort, il cherche uniquement à contenter sa passion; tels sont aussi et l'impudique et l'avare. Si donc les passions exercent sur l'âme un si puissant empire, la vertu doit déployer bien plus de force encore. Puisque, pour satisfaire nos passions, nous méprisons la mort, nous devons bien davantage la mépriser pour la vertu. Si ceux qui sont possédés de quelque passion méprisent la vie, à plus forte raison devons-nous la mépriser pour le salut. Autrement, quelle excuse aurions-nous? Ceux qui périssent se donnent mille peines afin de périr, et nous ne prenons pas même une peine égale pour nous sauver, mais nous séchons toujours d'envie.

Rien n'est pire, en effet, que l'envie: en voulant perdre autrui, l'envieux se perd lui-même. L'oeil de l'envieux sèche de dépit, sa vie n'est qu'une mort continuelle: il regarde tous les hommes comme ses ennemis, et ceux même qui ne lui ont fait aucun mal. Il s'attriste que Dieu soit honoré; ce dont le démon se réjouit, il s'en réjouit aussi. Cet homme est honoré des hommes, mais ce n'est point là un honneur, ne lui portez point envie. Il est honoré de Dieu; imitez-le, mais c'est là ce [370] que vous ne voulez point faire. Pourquoi donc vous perdez-vous vous-même? pourquoi jetez-vous ce que vous avez entre les mains? vous ne pouvez l'égaler ni faire quelque profit? pourquoi, de plus, vous faire du mal? Il faudrait vous réjouir avec lui, afin que si vous ne pouvez pas participer à ses travaux, vous en tiriez du moins quelque profit par votre congratulation: souvent la bonne volonté suffit pour nous faire un grand bien. Ezéchiel dit que les Moabites ont été punis pour avoir insulté les Israélites et s'être réjouis de leurs calamités, et que ceux qui gémissent sur les maux d'autrui, obtiennent le salut. Que si ceux qui pleurent sur les maux de leurs frères y gagnent des consolations, à plus forte raison en recevront-ils ceux qui se réjouissent des honneurs qu'on leur fait: le prophète reprochait aux Moabites de s'être réjouis des maux qui étaient arrivés aux Israélites: et cependant c'était Dieu même qui châtiait ces derniers. Mais Dieu ne veut pas même que nous ayons de la joie des châtiments qu'il inflige, et lui-même ne prend point plaisir à se venger. Que s'il faut s'affliger avec ceux qui souffrent, à plus forte raison ne faut-il pas porter envie à ceux qui sont honorés. C'est ainsi qu'ont péri et Coré et Dathan (Nb 16) qui, d'une part, ont attiré sur eux-mêmes la vengeance divine, et de l'autre, ont rendu par là plus illustres ceux à qui ils portaient envie. Car l'envie est une bête venimeuse, un animal impur, une malice volontaire, qui ne mérite point de pardon, une méchanceté qu'on ne peut excuser, la racine et la mère de tous les maux. Arrachons-le donc de nos âmes, afin que nous soyons délivrés des maux présents, et que nous acquérions les biens à venir, par la grâce et la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, par lequel et avec lequel gloire soit au Père, et au Saint-Esprit, maintenant et toujours, et dans tous les siècles. Ainsi soit-il.




Chrysostome sur Jean 54