Chrysostome sur Jean 58

58

HOMÉLIE LVIII. ILS DIRENT DONC DE NOUVEAU A L'AVEUGLE:

ET TOI, QUE DIS-TU DE CET HOMME QUI T'A OUVERT LES YEUX? IL RÉPONDIT: C'EST UN PROPHÈTE. - MAIS LES JUIFS NE CRURENT POINT QUE CET HOMME EUT ÉTÉ AVEUGLE. (VERS. 17, 18, JUSQU'AU VERS. 34)

Jn 9,17-34

ANALYSE.

1. Comment, à propos de l'aveugle-né, les Juifs, en combattant la vérité, la font briller davantage.
2. Interrogé par les Pharisiens, l'aveugle-né leur répond avec courage et rend gloire à Dieu.
3. Désappointement des Pharisiens, ils injurient l'aveugle.
4 et 5. Ce qui est écrit dans les Ecritures nous doit servir d'exemple et de modèle. - L'aveugle-né guéri est un grand modèle des vertus chrétiennes. - Fermeté que doivent avoir les fidèles à soutenir la religion et la vérité. - Courage avec quoi ils doivent défendre et soutenir leurs frères. - C'est dans la lecture et la méditation des livres saints que nous trouverons des armes pour combattre nos adversaires. - Avec quelle attention il faut écouter la parole de Dieu. - Contre les spectacles: on y court plus volontiers et avec plus d'empressement qu'à l'Eglise, où l'on apprend les vérités du salut. - On est savant dans ce qui regarde le théâtre, et ce qui est nécessaire à savoir on l'ignore. - On ignore sa religion, on ne connaît point les livres de l'Ecriture sainte et le nom de leurs auteurs, mais on sait faire de grands discours sur ce qui concerne les spectacles: maux, pertes qu'ils causent. - Dieu nous a donné le temps pour le servir: l'employer à des inutilités, c'est faire une grande perte. - Ce que c'est que la perte du temps: c'est de quoi on doit être le plus avare.



1. Il ne faut pas se borner à lire les Ecritures en courant: vous devez les méditer avec beaucoup de soin et d'attention, de peur que vous ne vous trouviez tout à coup arrêtés. Par exemple, on peut ici justement soulever cette question: comment les Juifs, après avoir dit: «Cet homme n'est point» envoyé «de Dieu, puisqu'il ne garde pas le sabbat», disent-ils maintenant: «Et toi, que dis-tu de cet homme qui t'a ouvert les yeux?» Ils ne dirent pas: et toi, que dis-tu de cet homme qui viole le sabbat, mais ils mettent maintenant la justification à la place de l'accusation. Que faut-il donc répondre? Ce ne sont pas ici les mêmes qui disaient: cet homme n'est point envoyé de Dieu, mais ce sont ceux qui, étant d'un sentiment contraire, avaient dit: un méchant homme ne peut pas faire de tels prodiges. Ceux-ci voulant fermer la bouche aux autres, sans paraître néanmoins prendre la défense de Jésus-Christ, font amener l'homme qui portait sur son visage les marques de la [381] vertu et de la puissance de son médecin, et l'interrogent.

Remarquez donc, mon cher auditeur, la sagesse de ce pauvre mendiant, qui parla avec plus de prudence qu'eux tous. Tout d'abord, il dit: «C'est un prophète», sans s'effrayer du mauvais jugement que portaient de lui les Juifs, qui, s'opposant de toutes leurs forces et au miracle et à sa réputation, disaient: «Comment cet homme peut-il être» envoyé «de Dieu, puisqu'il ne garde pas le sabbat?» Mais il a dit: «C'est un prophète. Mais les Juifs ne crurent point que cet homme eût été aveugle et eût recouvré la vue, jusqu'à ce qu'ils eussent fait venir son père et sa mère». Faites attention à tous les artifices dont ils usent pour couvrir et faire disparaître le miracle. Mais la vérité est de telle nature qu'elle se fortifie et s'affermit par les mêmes armes avec lesquelles ses adversaires la combattent; et que les vains efforts qu'ils font pour l'obscurcir, ne servent qu'à la faire briller davantage. Si les Juifs n'avaient pas fait toutes ces choses, beaucoup auraient pu douter du miracle: mais, voici qu'ils agissent comme s'ils n'avaient d'autre but que de dévoiler la vérité: ils ne s'y seraient pas pris autrement, s'ils avaient effectivement travaillé pour Jésus-Christ. En effet, dans l'intention de le perdre, ils demandent: «Comment t'a-t-il ouvert les yeux?» C'est-à-dire, sans doute, c'est par des prestiges et des enchantements? En effet, dans une autre occasion où ils n'ont rien à objecter, ils s'efforcent de calomnier dans leur principe les guérisons et les miracles, en disant: «Cet homme ne chasse les démons que par la vertu de Belzébuth». (Mt 12,24) Ici, de même, n'ayant rien à objecter, ils se retranchent sur le temps et sur la violation du sabbat; ils disent encore: Cet homme est un pécheur.

Mais cet homme, que votre envie ne peut souffrir et dont vous déchirez la réputation, cet homme vous a défiés de la manière la plus nette, en vous disant: «Qui de vous me peut convaincre d'aucun péché?» (Jn 8,46) Et personne n'a répondu, personne n'a dit: Vous vous dites impeccable, vous blasphémez: or, s'ils avaient eu de quoi lui faire le moindre reproche, sûrement ils n'auraient point gardé le silence. En effet, des gens qui furent capables de jeter des pierres sur lui, lorsqu'il dit qu'il était avant qu'Abraham fût au monde (Jn 8,58), qui niaient qu'il était le Fils de Dieu, lorsqu'eux-mêmes se vantaient d'être enfants de Dieu, quoiqu'ils fussent des homicides, et qui disaient que celui qui faisait de si grands miracles, n'était pas envoyé de Dieu, parce qu'il ne gardait pas le sabbat, et cela à la suite d'une guérison: ces gens-là, s'il y avait eu le moindre reproche à lui faire, certainement n'y auraient pas manqué. Au reste, s'ils l'appelaient pécheur, parce qu'il semblait ne pas garder le sabbat, leur accusation était ridicule et frivole au jugement même de leurs compagnons qui l'imputaient eux-mêmes à la malignité.

Les Juifs, se voyant donc pressés de toutes parts, tentent quelque chose de plus impudent et de plus insolent encore que tout ce qu'ils avaient fait jusqu'alors. Et quoi? «Les Juifs ne crurent point», dit l'évangéliste, «que cet homme eût été aveugle, et eût recouvré la vue». S'ils ne l'ont pas cru, pourquoi donc ont-ils accusé Jésus-Christ de n'avoir pas gardé le sabbat? Pourquoi n'ajoutez-vous pas foi à ce que dit un si grand peuple, à ce que disent les voisins de cet homme, qui le connaissent? Mais, comme je l'ai dit, le mensonge se contredit en tout, et par les mêmes armes par lesquelles il combat la vérité, il périt et se détruit: et la vérité même n'en devient que plus brillante et plus lumineuse. C'est ce qui advint alors. Il fallait qu'on ne pût pas dire que les voisins et les témoins n'avaient rien rapporté d'exact, et qu'ils avaient seulement parlé d'un homme qui ressemblait à cet aveugle: les Juifs font venir son père et sa mère, et par là ils font éclater la vérité malgré eux: car le père et la mère connaissaient mieux leur propre fils que tous les autres. Comme ils n'avaient pu intimider le fils, qui publiait hardiment la gloire de son bienfaiteur, ils se flattaient d'affaiblir le miracle par les réponses qu'ils tireraient de ses parents.

Remarquez la malignité avec laquelle ils les interrogent, car que font-ils? Les ayant fait entrer au milieu de l'assemblée pour les effrayer, ils les interrogent, en disant d'un ton furieux et emporté: «Est-ce là votre fils (19)?» Et ils n'ajoutent pas: Qui était auparavant aveugle; mais que disent-ils? «Que vous nous dites être né aveugle?» Comme s'ils l'avaient habilement feint, pour confirmer l'oeuvre de Jésus-Christ. O hommes exécrables, et [382] plus qu'exécrables Quel est le père capable de feindre que son fils est né aveugle? C'est comme s'ils disaient: Vous l'avez dit né aveugle, et non-seulement contents de cela, vous l'avez dit, mais vous l'avez même répandu partout. «Comment est-ce donc qu'il voit «maintenant?» O folie! c'est vous, disent-ils, qui avez forgé ce mensonge; c'est vous qui avez fabriqué cette imposture. Ils les portent de deux manières à nier le fait, et par ces paroles: «Que vous dites,» et par celles-ci: «Comment est-ce donc qu'il voit maintenant?»

2. Les Juifs font trois questions au père et à la mère de l'aveugle: si c'était là leur fils, s'il avait été aveugle, et comment il avait recouvré la vue? Le père et la mère ne répondent qu'aux deux premières, la troisième ils la laissent sans réponse. Et ce qui contribue merveilleusement à confirmer la vérité du miracle, c'est que nul autre que l'aveugle même qui avait recouvré la vue, et qui était digne de foi, ne l'atteste et ne publie la manière dont Jésus l'a guéri. Comment le père et la mère auraient-ils parlé par faveur et par complaisance, eux qui, par la crainte des Juifs, célèrent quelque chose même de ce qu'ils savaient bien? Car que répondent-ils? «Nous savons que c'est là notre fils, et qu'il est né aveugle. (20). Mais comment il voit maintenant, et qui lui a ouvert les yeux, nous ne le savons pas; il a de l'âge, qu'il réponde pour lui-même (21)». Ils donnent leur fils pour digne de foi, et par là ils s'excusent de répondre sur la troisième question. Il n'est ni jeune, ni enfant, disent-ils, il peut rendre témoignage de lui-même. «La crainte que son père et sa mère avaient des Juifs, les firent parler de la sorte (22)».

Voyez, mes frères, avec quel soin et quelle exactitude l'évangéliste découvre leur sentiment et leur intention. Je vous fais cette remarque à cause de ce que j'ai dit il y a déjà quelque temps, dans un de mes discours, sur cette parole: «Il se fait égal à Dieu». Je soutins que si ce n'eût été là qu'une simple opinion des Juifs, et non pas le sentiment et la doctrine de Jésus-Christ, l'évangéliste y aurait sans doute ajouté quelque correction, et n'aurait pas manqué de dire que c'était l'opinion des Juifs.

Le père et la mère ayant donc renvoyé les Juifs au témoignage de l'aveugle qui avait recouvré la vue, les Juifs appellent cet homme une seconde fois. Ils ne lui disent pourtant pas ouvertement et impudemment: Nie que Jésus t'a guéri; mais sous apparence de piété ils veulent le séduire par adresse, s'ils le peuvent. «Rends gloire à Dieu (24)», lui disent-ils. S'ils avaient dit au père et à la mère: Niez que ce soit là votre fils et qu'il soit né aveugle, ils auraient fait une proposition tout à fait ridicule;. et d'autre part le dire au fils, ç'eût été d'une impudence manifeste: voilà pourquoi ils se gardent de parler de la sorte; mais ils prennent une autre voie, et lui tendent des piéges d'une autre manière. «Rends gloire à Dieu», c'est-à-dire, avoue que Jésus ne t'a point guéri. «Nous savons que cet homme est un pécheur». Pourquoi ne le lui avez-vous donc pas reproché, lorsqu'il vous disait: «Qui de vous me peut convaincre d'aucun péché?» (Jn 8,46) D'où le savez-vous, qu'il est un pécheur? Les Juifs dirent donc à cet homme: «Rends gloire à Dieu», et il ne leur répondit rien. Jésus l'ayant rencontré, le loua, et ne le reprit pas de n'avoir point rendu gloire à Dieu: mais que lui dit-il? «Croyez-vous au Fils de Dieu?» Par où il nous apprend que c'est là rendre gloire à Dieu. Que si le Fils n'était point égal au Père, «croire au Fils», ce ne serait point là rendre gloire à Dieu. Mais comme celui qui honore le Fils honore aussi le Père, c'est avec raison que Jésus ne reprend pas l'aveugle.

Tant que les Juifs s'attendirent que le père et la mère se rendraient à leur volonté, et qu'ils nieraient ce qu'ils désiraient, ils ne dirent rien à leur fils. Mais lorsqu'ils virent qu'ils n'avaient rien avancé de ce côté-là, ils se tournèrent de l'autre, et ils dirent à l'aveugle: Cet homme est un pécheur. «Il leur répondit: «Si c'est un pécheur, je n'en sais rien. Tout ce que je sais, c'est que j'étais aveugle, et que je vois maintenant (25)». Est-ce que l'aveugle a craint? Non. Et pourquoi celui qui avait dit: C'est un prophète, dit-il maintenant: «Si c'est un pécheur, je n'en sais rien». Il ne le pensait pas, non, il ne le croyait pas; mais il répond de la sorte parce qu'il voulait le justifier de tout péché par le témoignage de l'oeuvre même qu'il venait de faire, et non par ses paroles; et leur présenter une justification digne de foi dans le bienfait de sa guérison, qui les condamnait, eux et tous leurs procédés. Car, si après bien des discours, [383] pour avoir dit: Si cet homme n'honorait point Dieu, il ne pourrait pas faire de si grands miracles; il excita si fort leur colère, qu'ils lui répondirent: «Tu n'es que péché dès le ventre de ta mère, et tu veux nous enseigner?» que n'auraient-ils pas fait, que n'auraient-ils pas dit si dès le commencement il eût parlé en ces termes?

«Si c'est un pécheur, je n'en sais rien», c'est-à-dire, maintenant je ne réponds rien là-dessus, et je n'explique pas mon sentiment; ce que je sais fort bien, ce que je puis affirmer, c'est que si c'était un pécheur, il ne ferait pas de tels prodiges. Par ces paroles il écarte tout soupçon et de sa personne et de son témoignage, faisant clairement voir qu'il a purement raconté le fait comme il s'est passé, sans altération, sans y rien ajouter par flatterie ou par complaisance. Comme ils ne pouvaient donc pas empêcher ni anéantir une chose accomplie, ils reviennent encore à l'examen de la manière dont cette guérison s'est faite; et ils se conduisent comme des limiers qui, cherchant la piste d'un gibier bien retranché dans son fort, tournent tantôt d'un côté, tantôt de l'autre. Ils reprennent donc les premières réponses, et, tâchant de les ruiner par de fréquentes interrogations, ils disent à l'aveugle «Que t'a-t-il fait? Et comment t'a-t-il ouvert les yeux (26)?». Que répond-il? Les ayant vaincus et terrassés; il ne leur parle plus avec douceur. Car tant que cette affaire a eu besoin d'examens et d'informations, il a raconté ta chose avec beaucoup de retenue et de modération: mais après qu'il s'est rendu maître, et qu'il a remporté sur eux une brillante victoire, il les attaque à son tour hardiment et courageusement, et leur répond: «Je vous l'ai déjà dit, et vous ne l'avez point écouté. «Pourquoi voulez-vous l'entendre encore une fois (27)?» L'avez-vous remarquée, cette hardiesse avec laquelle un pauvre mendiant parle aux scribes et aux pharisiens? tant la vérité est forte, le mensonge faible et impuissant. La vérité, d'un homme de la lie du peuple, fait un grand et illustre personnage; le mensonge, au contraire, avilit, et d'un grand fait un homme de rien. Au reste, voici ce que veut dire l'aveugle: Vous ne faites point d'attention à ce que je dis, c'est pourquoi je ne parlerai pas davantage, et je ne répondrai point à vos fréquentes et vaines interrogations, puisque vous ne m'écoutez pas pour apprendre la vérité, mais pour me surprendre dans mes paroles. «Est-ce que vous voulez devenir aussi ses disciples?» Déjà l'aveugle s'associe aux disciples; car ce mot: «Aussi», marque qu'il est disciple de Jésus-Christ. Il les attaque ensuite, et les malmène vigoureusement.

3. En effet, sachant que rien n'était plus capable de les piquer au vif que cette demande: «Est-ce que vous voulez», il la leur adresse exprès pour les braver: en quoi cet aveugle montre une âme élevée, ferme et courageuse, qui méprise leur menaçante fureur; il fait éclater par sa confiance la gloire de Jésus-Christ; il fait voir que celui qu'ils accablent ainsi d'outrages est un homme admirable, dont leurs injures ne peuvent ternir la réputation; et que ces outrages mêmes ne servent qu'à relever sa gloire.

Ils lui dirent: Sois toi-même son disciple; «mais pour nous, nous sommes les disciples «de Moïse (28)». Mais en quoi? Vous parlez sans fondement. Vous n'êtes pas plus les disciples de Moïse que les disciples de Jésus: si vous étiez les disciples de Moïse, vous seriez aussi les disciples de Jésus-Christ. Voilà pourquoi le Sauveur leur dit auparavant: «Si vous «croyiez à Moïse, vous me croiriez aussi, «parce que c'est de moi qu'il a parlé» (Jn 5,46); c'est qu'ils avaient toujours ces paroles à la bouche: «Nous savons que Dieu a parlé à Moïse (29)». Mais qui vous l'a dit? qui vous l'a appris? Nos pères, répondent-Ils, nous l'ont appris. Mais celui qui ayant dit qu'il est envoyé de Dieu, et qu'il parle des choses du ciel, le confirme par des miracles, n'est-il pas plus digne de foi que vos pères? Et ils ne disaient point: Nous avons ouï Dieu parler à Moïse, mais «nous savons». Ce que vous savez pour l'avoir ouï dire, ô Juifs, vous le croyez, vous l'assurez, et ce que vous voyez de vos yeux, vous ne le croyez pas si considérable, ni si digne de foi! Ce que vous dites de Moïse, vous ne l'avez point vu, seulement vous l'avez ouï dire: mais «les oeuvres de Jésus-Christ», vous ne les connaissez pas pour en avoir entendu parler, mais pour les avoir vues de vos propres yeux.

Que répondit l'aveugle? «C'est ce qui est étonnant, que vous ne sachiez d'où il est (30)», celui qui fait de tels prodiges: il est étonnant qu'un homme qui ne jouit d'aucune dignité parmi vous, qui n'est ni illustre, ni célèbre, [384] puisse faire de si grandes choses: de sorte qu'il est tout à fait visible que c'est un Dieu qui n'a même pas besoin du moindre secours humain. «Or, nous savons que Dieu n'exauce point les pécheurs (31)». Les Juifs ayant dit auparavant: «Comment un méchant homme pourrait-il faire de tels prodiges (16)?» L'aveugle s'appuie sur le jugement qu'ils ont porté eux-mêmes, et leur rappelle leurs propres paroles. Cette créance, dit-il, nous est commune et à vous et à moi: elle est juste, demeurez-y. Remarquez bien sa prudence; il a toujours le miracle à la bouche, parce qu'ils ne pouvaient pas le nier; et c'est sur quoi il établit son raisonnement. Observez-vous, mon cher auditeur, qu'au commencement, quand il a dit: «Si c'est un pécheur, je n'en sais rien», il ne l'a point dit pour marquer un doute réel? Loin de nous cette pensée; car il savait fort bien que Jésus n'était pas un pécheur.

Maintenant que le temps est propice et qu'il peut parler librement, voyez de quelle manière il répond: «Or, nous savons que Dieu n'exauce point les pécheurs; mais si quelqu'un l'honore, et qu'il fasse sa volonté, c'est celui-là qu'il exauce». Par ces paroles, non-seulement il justifie Jésus, et le fait voir exempt de tout péché, mais il prouve encore qu'il est agréable à Dieu, et qu'il fait les oeuvres de Dieu. Comme les Juifs disaient qu'ils honoraient Dieu, c'est pour cela même qu'il ajoute: «Et fait sa volonté». Ce n'est pas assez, dit-il, de connaître Dieu, mais il faut faire ce qu'il commande. Ensuite il relève le miracle en disant: «Depuis que le monde est, on n'a jamais ouï dire que personne ait ouvert les yeux À un aveugle-né (32)». Si donc vous avouez que Dieu n'exauce point les pécheurs, Jésus ayant fait un miracle et un tel miracle, que jamais personne n'en a fait de pareil; de votre propre aveu il s'ensuit qu'il est évident et manifeste que Jésus a tout surpassé en vertu, et que sa puissance est plus qu'humaine. Que lui répondirent-ils donc? «Tu n'es que péché dès le ventre de ta mère, et tu veux nous enseigner (34)?» Tant qu'ils avaient pu se flatter que l'aveugle nierait, ils l'avaient regardé comme un homme digne de foi, au point de le faire venir devant eux à deux reprises. Que si, dirai-je, vous ne le croyiez pas digne de foi, pourquoi ce double interrogatoire? Mais cet homme disant hardiment la vérité et sans crainte, au lieu de l'admirer davantage, c'est alors qu'ils le condamnent.

Mais que signifient ces paroles: «Tu n'es que péché dès ta naissance?» Qu'ils lui reprochent son ancienne disgrâce, comme s'ils lui disaient: «Tu es tout en péchés dès tes premières années»; et ils lui font ce reproche comme si c'était pour cela qu'il fût né aveugle: jugement contraire à la raison et tout à fait injuste. Sur quoi, Jésus-Christ voulant le consoler, dit: «Je suis venu dans ce monde pour exercer un jugement, afin que ceux qui ne voient point, voient, et que ceux qui voient, deviennent aveugles (39)».

«Tu es tout en péchés dès ta naissance». Et qu'avait-il répondu? Avait-il avancé une opinion qui lui fût propre et particulière? Ou plutôt n'est-ce pas le sentiment commun qu'il avait produit, en disant: «Nous savons que Dieu n'exauce point les pécheurs». N'a-t-il pas simplement exposé ce que vous avez dit vous-mêmes? «Et ils le chassèrent dehors». L'avez-vous bien entendu, ce prédicateur de la vérité, et n'avez-vous pas reconnu que sa pauvreté n'a point ébranlé sa philosophie? Remarquez-vous tout ce qu'il a souffert d'injures et d'outrages dès le commencement? Remarquez-vous aussi de quelle manière et avec quelle force il a rendu témoignage à la vérité par ses paroles et par ses actions?

4. Au reste, mes frères, ces choses sont écrites, afin que nous les imitions. Si ce pauvre, si cet aveugle, qui n'avait pas même vu Jésus-Christ, a montré tant de courage et de fermeté aussitôt après sa guérison, et même avant d'avoir ouï la doctrine et les instructions du Sauveur, s'il a résisté à tout un peuple qui ne respirait que le carnage, qui était possédé du démon, à un peuple furieux, et qui ne cherchait qu'à trouver dans ses paroles de quoi condamner Jésus-Christ; s'il ne leur a point cédé et ne s'est point caché, mais au contraire, s'il les a hardiment réfutés et s'il a mieux aimé être chassé hors de la synagogue que de trahir la vérité, à combien plus forte raison, nous qui avons vécu déjà tant d'années dans la foi, nous à qui la foi a fait voir des milliers de miracles et de prodiges, qui avons reçu de plus grands biens que lui, qui avons contemplé des yeux intérieurs de l'âme de profonds mystères, et qui sommes appelés à de si grands honneurs, à combien plus forte raison, dis-je, [385] devons-nous faire paraître toute notre fermeté et tout notre courage contre ceux qui accusent et qui attaquent les chrétiens, et les combattre sans merci.

Nous pourrons, mon cher auditeur, nous pourrons repousser nos adversaires, si nous prenons des fortes et des armes dans les saintes Ecritures, si nous relevons notre confiance en donnant toute notre attention à cette lecture et ne l'écoutant point légèrement et en passant. Si quelqu'un vient assidûment à nos discours et est attentif à ce que nous y enseignons, quand même il ne lirait pas l'Ecriture dans sa maison, néanmoins, dans le seul espace d'un an, il pourra apprendre beaucoup de choses; car nous ne lisons pas aujourd'hui un livre de l'Ecriture et demain un autre, mais nous lisons toujours le même. Cependant, plusieurs sont dans de si malheureuses dispositions, qu'après une si longue lecture, ils ne savent pas même encore le nom des saints livres. Et ce qui est affreux, c'est que ces personnes puissent sans effroi venir écouter la parole de Dieu avec tant de négligence.

Mais si un joueur de luth, si un baladin, ou quelqu'autre histrion convoque la ville à ses représentations, tous accourent vite, tous lui savent gré de les avoir avertis et passent la moitié du jour à cette sorte de spectacle; ici Dieu nous parle par les prophètes et par les apôtres, et nous bâillons, nous nous ennuyons. L'été et dans le fort des chaleurs, nous allons sur la place; l'hiver, la pluie et la boue nous retiennent dans nos maisons. Mais à l'hippodrome, où l'on ne peut se mettre à couvert de la pluie, beaucoup, lors même qu'il pleut à seaux et que le vent pousse la pluie au visage, beaucoup, dis-je, poussent la folie jusqu'à s'y tenir patiemment sur leurs pieds; pour cela ils bravent le froid, la pluie, la boue, la longueur du chemin; rien n'est capable de les retenir chez eux, ni de les empêcher de courir aux spectacles. Mais ici, où il y a un bon toit, où la chaleur est admirablement tempérée, ils refusent d'y venir; ici, où il s'agit de la grande affaire du salut. Dites-le, je vous prie, cette conduite est-elle supportable? Voilà pourquoi, dans ce qui concerne les spectacles, nous sommes si savants et de si grands maîtres; mais dans les choses nécessaires, nous sommes plus ignorants qu'un enfant. Que si quelqu'un vous appelle cocher ou danseur, vous prenez cela pour une injure, et vous faites cependant tout ce qu'il faut pour vous attirer ce reproche; qu'un homme de cette sorte vous appelle au spectacle, vous ne reculez pas et vous vous adonnez presque à toutes les parties de cet art, dont vous fuyez le nom. Mais la profession et le nom qui vous conviennent, je veux dire la profession et le nom de chrétien, vous ne savez même pas ce que c'est. Est-il une plus grande folie? Je voudrais vous répéter souvent ces vérités, mais je crains de me rendre importun, et cela en pure perte. En effet, je vois non-seulement les jeunes gens, mais encore des vieillards, se livrer à ces folies: spectacle qui me fait rougir, que de voir un homme vénérable par sa vieillesse, aller au théâtre déshonorer ses cheveux blancs et y mener son fils avec lui. Quoi de plus ridicule? Quoi de plus infâme? Le père enseigne à son fils à braver la bienséance.

5. Mon discours vous pique? C'est ce que je veux: je veux que mes paroles vous affligent, afin que vous renonciez à ces infâmes pratiques. Mais il est des gens, autrement insensibles et froids, que mes paroles ne sont point capables de faire rougir: mais qu'il soit question de spectacles, ces mêmes gens sont tout de feu, et ils ne finissent point de parler. Demandez-leur qui est Amos, qui est Abdiras, combien il y a de prophètes, combien d'apôtres? ils ne peuvent même pas ouvrir la bouche; mais si vous les écoutez sur les chevaux, sur les cochers, ils parlent avec plus de gravité qu'un sophiste et un rhéteur; et après tout cela ils osent demander: Eh bien! quel mal, quel tort cela fait-il? C'est justement cette ignorance qui me fait gémir.

Dieu vous a donné le temps de cette vie pour le servir, et vous l'employez à des choses vaines et inutiles, et encore vous demandez quelle perte vous faites? Employez-vous inutilement la moindre somme d'argent, vous dites que vous avez fait une perte; passez-vous des journées entières aux spectacles, qui sont les pompes de Satan, vous ne croyez rien faire de déraisonnable, et vous comptez cela pour rien? Vous qui devriez employer toute votre vie à la prière et à l'oraison, vous la passez tout entière dans les clameurs, dans le tumulte, à entendre des paroles déshonnêtes, à voir des combats, à des plaisirs qui ne vous conviennent point, à des illusions, à des occupations inutiles et pernicieuses; et ensuite vous dites à tout le monde: Quelle est la perte que [386] j'ai faite? Et vous ne comprenez pas qu'il n'est rien dont on doive être plus avare que du temps. Votre argent, si vous l'avez dépensé, vous pourrez en regagner. Mais le temps que vous avez perdu, difficilement vous le recouvrerez. Car le temps qui nous est donné en cette vie est bien court: si nous n'en faisons pas un bon usage, que dirons-nous à notre Juge lorsqu'il viendra?

Répondez-moi, je vous prie: Si vous ordonniez à un de vos enfants d'apprendre un certain art, et qu'il perdît son temps ou à la maison ou ailleurs, le maître ne vous avertirait-il pas? ne vous dirait-il pas: Vous avez fait avec moi un marché par écrit, et vous avez fixé un temps; mais si votre fils ne veut pas travailler avec moi et m'écouter, s'il veut au contraire aller perdre le temps de côté et d'autre, comment pourrai-je vous le présenter comme mon disciple? Nous aussi, nous sommes dans l'obligation de vous dire la même chose; Dieu nous dira: Je vous ai assigné un temps pour apprendre l'art de la piété, pourquoi avez-vous vainement et inutilement consumé ce temps? pourquoi n'avez-vous pas été assidûment écouter votre maître? pourquoi n'avez-vous pas été attentifs à ses instructions? Que la piété soit un art, n'en doutez point, un prophète vous le déclare: «Venez, mes enfants», vous dit-il, «écoutez-moi: je vous enseignerai la crainte du Seigneur». (Ps 33,11) Et encore: «Heureux est l'homme que vous avez a vous-même instruit, Seigneur, et à qui vous avez enseigné votre loi!» (Ps 94,12) Lors donc que vous aurez inutilement employé le temps, quelle, excuse aurez-vous? Et pourquoi, direz-vous, Dieu a-t-il fixé un temps si court? O folie! ô coeur ingrat! Quoi! Dieu a abrégé le temps de votre travail et de vos sueurs, il vous a préparé un repos éternel et immortel, et vous lui en faites un reproche, et vous en êtes fâché!

Mais je ne sais comment nous nous arrêtons si longtemps sur cette matière. Finissons donc ce long discours: car c'est encore une de nos misères qu'un long discours nous ennuie et nous dégoûte, et que la longueur du spectacle, qui commence à midi et ne finit qu'aux flambeaux, ne fatigue personne. Enfin, pour n'être pas toujours à vous faire des reproches, nous vous prions et vous conjurons, mes chers frères, de nous accorder une grâce et à vous et à moi; c'est de laisser là toutes ces choses, pour vous appliquer uniquement aux vérités que nous vous enseignons. Si vous le faites, si vous nous l'accordez, cette grâce que nous vous demandons avec tant d'instance, ce sera pour moi une source de joie, de plaisir, de gloire. Mais ce sera vous qui, sans parler du gré que vous me saurez, recueillerez toute la récompense si, ayant été attachés au théâtre jusqu'à la fureur, vous vous délivrez de cette maladie, grâce à la crainte de Dieu et à nos instructions; si, ayant brisé vos liens, vous courez à Dieu de toutes vos forcés. Et non-seulement vous en recevrez là-haut ta récompense; mais ici encore vous en sentirez une véritable joie. Car la vertu, a cet avantage, qu'outre ces couronnes immortelles, elle nous procure aussi en ce monde une vie douce et agréable. Obéissons donc à la parole de Dieu, afin d'obtenir ces biens et ceux de la vie future, par la grâce et la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, avec lequel gloire soit agi Père et au Saint-Esprit, dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

387



59

HOMÉLIE LIX. ET ILS LE CHASSÈRENT DEHORS. JÉSUS APPRIT QU'ILS L'AVAIENT AINSI CHASSÉ, ET L'AYANT RENCONTRÉ, IL LUI DIT: CROYEZ-VOUS AU FILS DE DIEU?

- IL LUI RÉPONDIT: QUI EST-IL, SEIGNEUR, AFIN QUE JE CROIE EN LUI? (VERS. 35, 36, JUSQU'AU VERS. 13 DU CHAP. X)

Jn 9,35-10,13

ANALYSE.

1. Jésus-Christ vient au-devant de l'aveugle-né comme pour le complimenter de sa confession courageuse, il lui accorde une nouvelle grâce.
2. A quelles différentes marques on reconnaît le voleur et le pasteur.
3. Jésus est le vrai Pasteur et le vrai Christ.


1. Nous devons demeurer sous la conduite de Jésus-Christ, notre vrai Pasteur; entendre sa voix. - Ce qu'il faut faire pour être sous la garde du Pasteur. - Amour de notre Pasteur: il a donné sa vie pour nous. - Il est tout-puissant, il nous aime, nous nous perdons par notre faute. - Comment on se perd. - Nul ne peut servir Dieu et les richesses. - Leur tyrannie, leur empire est plus cruel qu'aucun autre; c'est le plus dur et le plus horrible de tous les esclavages: description des maux qu'il produit: l'homme qui s'attache aux richesses se dégrade et s'avilit. - Le pauvre est de même condition que nous, il participe à la même naissance spirituelle. - Recommandation de l'aumône.

1. Dieu honore principalement ceux qui, pour la vérité et la confession du nom de Jésus-Christ, souffrent quelque mal ou quelque outrage. Car, comme c'est véritablement conserver ses richesses que de les perdre pour Dieu, et aimer sa vie que de la haïr en ce monde (Jn 12,25); c'est de même s'amasser un trésor de gloire que d'être ici accablé d'injures. Tel fut le sort de l'aveugle: les Juifs le chassèrent du temple, et le Seigneur du temple le reçut. Il fut chassé d'une assemblée empestée, et il trouva la source du salut: il fut déshonoré par ceux qui déshonorèrent Jésus-Christ, et le Seigneur des anges l'honora: telles sont les récompenses de ceux qui défendent la vérité. Ainsi nous-mêmes, après avoir prodigué ici-bas nos richesses, nous acquérons les biens célestes; si nous avons donné notre fortune aux pauvres qui sont accablés de misères, nous irons nous reposer dans le ciel; si nous sommes accablés d'outrages pour le saint nom de Dieu, nous serons honorés ici et là-haut. Jésus rencontra l'aveugle aussitôt qu'on l'eût chassé du temple. L'évangéliste veut dire que Jésus vint exprès pour aller à sa rencontre. Et considérez la récompense qu'il lui donne: il lui octroie le plus grand de tous les biens, car il se fait connaître à lui, qui ne le connaissait point auparavant, et il l'associe à ses disciples.

Pour vous, mes chers frères, je vous prie de remarquer de quelle manière l'évangéliste fait connaître l'empressement de Jésus-Christ et la diligence dont il use; Jésus ayant dit à l'aveugle: «Croyez-vous au Fils de Dieu?» L'aveugle répond: «Seigneur, qui est-il?» car il ne le connaissait point encore quoiqu'il eût été guéri, parce qu'il était aveugle avant qu'il reçût le bienfait de sa guérison; et qu'après avoir recouvré la vue, il avait été traîné de côté et d'autre par ces furieux. Jésus donc, comme l'Agonothète (1), reçoit cet athlète qui sort du combat victorieux et triomphant. Et que lui dit-il? «Croyez-vous au Fils de Dieu?» Que veut dire cela? Après avoir si longtemps disputé contre les Juifs, après tant de paroles qu'il a dites pour la défense de la vérité, Jésus lui demande s'il croit; ce n'est pas qu'il 388 l'ignore, mais c'est parce qu'il veut se faire connaître, et montrer combien il estime la foi de cet homme. Un si grand peuple, dit-il, m'a chargé d'injures, je n'en fais point de cas; la seule chose que je désire, c'est que vous croyiez en moi, car un seul homme qui fait la volonté de Dieu, vaut mieux qu'une grande multitude de prévaricateurs (1). «Croyez-vous au Fils de Dieu?» Jésus l'interroge comme étant lui-même le Fils de Dieu, lui qui est présent à ses yeux, et il commence par lui inspirer le désir de le connaître. Car il ne lui a point dit: Croyez sur-le-champ; mais il l'a interrogé sur sa créance. Que répond-il donc? «Et qui est-il, Seigneur, afin que je croie en lui?» Réponse d'un homme qui souhaite et désire ardemment: il ne connaît pas celui pour qui il a tant parlé, et en cela même il vous fait connaître la grandeur de son amour pour la vérité: la faveur ni l'intérêt ne l'avaient point fait parler, puisqu'il n'avait pas encore vu son bienfaiteur.

1. L'Agonothète, titre d'un magistrat qu'on choisissait chez les Grecs pour présider aux jeux sacrés: il en faisait la dépense, il déclarait aussi vainqueurs ceux qui l'avaient mérité, et leur distribuait les prix proposés dans ses jeux.
1. Un seul homme qui fait la volonté de Dieu, vaut mieux qu'une multitude de prévaricateurs. Le saint Docteur fait sans doute allusion à ce passage de l'Ecclésiastique: «Un vaut mieux que mille», auquel il ajoute en plusieurs endroits où il le cite, le mot: dikaios, unus justus; un seul homme juste, comme on peut le voir dans la vingt-quatrième et la trente-neuvième homélie sur la Genèse. Nous remarquons que la bible de Complute a suivi la même leçon. Et ce même sens se trouve aussi dans notre Vulgate, qui dit: Un seul enfant qui craint Dieu, vaut mieux que mille qui sont méchants. Melior est unus timens Deum, quam mille filii impii. Loc. cit. (Si 16,3)

«Jésus lui dit: Vous l'avez vu, et c'est celui-là même qui parle à vous (Jn 9,37)». Il ne dit point: c'est moi; usant encore de ménagement, il lui répond. «Vous l'avez vu». Ces paroles étaient obscures, c'est pourquoi il en ajoute de plus claires, et il dit: «C'est celui-là même qui parle à vous». L'aveugle répondit: «Je crois, Seigneur: et, se prosternant» aussitôt, «il l'adora (38)». Le Sauveur ne lui dit pas non plus: C'est moi qui vous ai guéri, c'est moi qui vous ai dit: allez vous laver dans la piscine de Siloé; mais passant ces choses sous silence, il lui dit: «Croyez-vous au Fils de Dieu?» Sur quoi l'aveugle se prosterna incontinent et l'adora avec une grande démonstration d'amour et d'affection ce que firent un petit nombre seulement de ceux qu'il avait guéris, comme les lépreux et quelques autres peut-être. Jésus lui découvrit ensuite sa divine puissance; car, afin qu'on ne crût pas que c'étaient là de simples paroles, il y joignit le témoignage des oeuvres. Et comme l'aveugle était encore prosterné à ses pieds pour l'adorer, il ajouta: «Je suis venu dans ce monde pour exercer un jugement, afin que ceux qui ne voient point voient, et que ceux qui voient deviennent aveugles (39)». Saint Paul dit la même chose: «Que conclurons-nous donc? Que les gentils qui ne cherchaient point la justice, ont embrassé la justice, et une justice qui vient de la foi en Jésus-Christ (1); qu'au contraire, les Israélites qui recherchaient la justice de la loi, ne sont point parvenus à cette justice». (Rm 9,30)

1. C.-à-d. Ils ont été justifiés par la foi en Jésus-Christ, et non par les oeuvres de la Loi.

Quand Jésus-Christ a dit: «Je suis venu dans ce monde pour exercer un jugement», il a affermi l'aveugle dans la foi, et il y a invité ceux qui le suivaient, à savoir: les pharisiens. Et ce mot: «un jugement», signifie un plus grand supplice; par là il montre que ceux qui le condamnaient étaient eux-mêmes condamnés; et que ceux qui l'appelaient un pécheur étaient eux-mêmes réprouvés comme tels. De plus, le Sauveur déclare ici qu'il y a deux sortes de vues à recouvrer, et deux aveuglements: l'un sensible, l'autre spirituel. Alors quelques-uns de ceux qui le suivaient lui dirent: «Sommes-nous donc aveugles (Jn 9,40)?» Et comme, dans une autre occasion, ils avaient dit. «Nous n'avons jamais été esclaves de personne» (Jn 8,33); et: «Nous ne sommes pas des enfants bâtards» (Jn 8,41): maintenant de même ils n'ont d'yeux et d'oreilles que pour les choses sensibles, et telle est la cécité à laquelle ils rougiraient d'être en proie. Après quoi Jésus-Christ, pour leur faire connaître qu'il vaudrait mieux pour eux d'être aveugles que de voir, leur dit: «Si vous étiez et aveugles, vous n'auriez point de péché (Jn 9,41)». Les Juifs regardant donc comme une ignominie le malheur d'être aveugles, Jésus-Christ rétorque leur discours contre eux, et leur dit: c'est là ce qui vous rendrait moins coupables, et vous ne seriez pas si sévèrement punis. Ainsi le Sauveur écarte toujours les sentiments humains et charnels, et il élève l'âme en lui inspirant des pensées grandes et admirables. Vous dites donc maintenant que vous voyez. Comme Jésus-Christ leur avait dit ailleurs: Vous dites qu'il est votre Dieu; de même il leur dit ici: «Mais maintenant vous dites que vous voyez»; car dans la vérité vous ne voyez point. Ici Jésus-Christ montre 389 aux Juifs que ce qu'ils regardaient comme un très-grand sujet de gloire et de louanges, serait la cause du rigoureux supplice auquel ils seraient condamnés. Il console de sa cécité l'aveugle de naissance. Ensuite il parle de leur aveuglement; car, de peur qu'ils ne disent: si nous ne vous suivons pas, si nous ne vous croyons point, ce n'est pas que nous soyons aveugles, mais c'est parce que nous vous avons en horreur comme un séducteur; il ne les entretient que de ce sujet.

2. Et ce n'est pas sans raison que l'évangéliste a marqué que quelques pharisiens, qui étaient avec Jésus, comprirent ces paroles et lui dirent: «Sommes-nous donc aussi aveugles?» C'est pour vous faire ressouvenir que ce sont les mêmes qui s'étaient auparavant retirés de sa suite, et qui avaient jeté des pierres sur lui. Car quelques-uns le suivaient par manière d'acquit; aussi ils le quittaient et se tournaient facilement contre lui. Par où Jésus-Christ prouve-t-il donc qu'il n'est pas un imposteur et un charlatan, mais le pasteur? C'est en opposant les unes aux autres les marques et du pasteur et du charlatan, qu'il leur donne le moyen d'examiner et de connaître la vérité. Et premièrement, il montre ce que c'est qu'un fourbe et un larron, le qualifiant ainsi par les Ecritures mêmes.

«En vérité, en vérité, je vous le dis: celui qui n'entre pas par la porte dans la bergerie des brebis, mais qui y monte par un autre endroit, est un voleur et un larron». (Jn 10,1) Observez, mes frères, les marques du larron: premièrement, il n'entre pas de jour, ni publiquement; en second lieu, il n'entre pas par l'autorité des Ecritures, car, entrer par les Ecritures, c'est entrer par la porte. Au reste, le Sauveur désigne ici les faux prophètes, les faux pasteurs qui l'avaient précédé, et ceux qui devaient le suivre: l'Antechrist, les faux christs, Judas, Théodas (Ac 5,36), et tous les autres de cette espèce; et c'est avec justice qu'il appelle les Ecritures la porte. Ce sont elles qui nous mènent à Dieu et nous le font connaître: ce sont elles qui font les brebis: ce sont elles qui les gardent et qui ferment l'entrée aux loups. En effet, les Ecritures, comme une porte sûre, empêchent les hérétiques d'entrer, nous garantissent la possession de tout ce que nous tenons à conserver, et nous préservent de toute erreur. Et si nous n'ouvrons pas nous-mêmes cette porte, nos ennemis ne pourront pas facilement nous prendre. Par là nous discernerons et nous connaîtrons ceux qui sont véritablement pasteurs, et ceux qui ne le sont pas. Mais que signifie ce mot: «Dans la bergerie?» il fait allusion aux brebis et à leur garde. Car, celui qui n'entre pas par la sainte Ecriture, mais qui monte par un autre endroit, c'est-à-dire, celui qui se fraye un chemin différent de celui que les Ecritures ont tracé et nous ont ouvert, celui-là, dis-je, est un voleur.

Ne le remarquez-vous pas, mes frères, que Jésus-Christ, en invoquant le témoignage des Ecritures, montre de cette façon son union avec le Père? C'est pourquoi il disait aux Juifs: «Lisez avec soin les Ecritures» (Jn 5,39); c'est pourquoi il a pris Moïse à témoin, et aussi tous les prophètes. «Tous ceux», dit-il, «qui écoutent les prophètes, viendront à moi». Et: «Si vous croyiez Moïse, vous me croiriez aussi». (Jn 5,46) Mais ici il dit ces choses métaphoriquement. Et lorsqu'il a dit: «Qui monte par un autre endroit», il a désigné les scribes, qui transgressaient la loi, enseignant les opinions des hommes comme la vraie doctrine et les préceptes du Seigneur. Jésus-Christ leur en fait un reproche, en disant: «Nul de vous n'accomplit la loi». (Jn 7,19) Le divin Sauveur a fort bien dit: «Qui monte», et non pas qui entre: ce qui marque l'action d'un voleur qui fait ses efforts pour franchir une cloison et ne cesse pas de s'exposer au péril. Voyez-vous ce portrait du voleur? A présent, observez ce qui désigne le pasteur. «Celui qui entre par la porte, est le pasteur des brebis (Jn 10,2). C'est à celui-là que le portier ouvre, et les brebis entendent sa voix: il appelle les brebis par leur nom (Jn 10,3). Et lorsqu'il a fait sortir ses propres brebis, il va devant elles (Jn 10,4)». Jésus-Christ a fait le portrait et du pasteur et du larron; voyons de quelle sorte il leur applique les paroles qui suivent: «C'est à celui-là», dit-il, «que le portier ouvre». Il continue la métaphore pour donner plus de force et d'énergie à ses paroles. Que si vous voulez examiner en particulier chaque terme de la parabole, rien ne nous empêche d'entendre ici Moïse sous ce nom de portier, car c'est à lui que Dieu a confié ses oracles; c'est sa voix que les brebis entendent, «et c'est lui qui appelle ses propres brebis par leur nom». - 390 -

En effet, comme les scribes et les pharisiens appelaient souvent Jésus un séducteur, et confirmaient le peuple dans cette opinion par leur incrédulité, disant: «Y a-t-il quelqu'un des sénateurs qui ait cru en lui?» (Jn 7,48), il leur fait voir, et leur dit qu'il n'est pas un séducteur parce qu'ils le croient tel, mais que c'est eux-mêmes qu'il faut appeler séducteurs et méchants, parce qu'ils ne l'écoutent pas et ne croient point en lui; et aussi que, pour cette raison, ils sont justement chassés de la bergerie. S'il est du pasteur d'entrer par la vraie porte, et si c'est par là que Jésus est entré, tous ceux qui le suivent pourront être des brebis; ceux au contraire qui se sont séparés, n'ont pas pour cela fait tort au pasteur, mais ils s'en sont fait à eux-mêmes en se séparant de la société des brebis. Que si ensuite il se dit lui-même la porte, ne vous troublez pas: il se dit lui-même et le pasteur et la brebis, selon les différentes fonctions qu'il s'attribue. Ainsi quand il nous offre à son Père, il se dit la porte; quand il prend soin de nous, il se dit le pasteur. Et il se dit le pasteur, afin que vous ne croyiez pas que nous offrir à son Père, ce soit là toute son oeuvre.

«Et les brebis entendent sa voix, et il appelle ses propres brebis, et il va devant elles». Cependant, dans l'usage commun, c'est tout le contraire, les pasteurs suivent les brebis. Mais Jésus-Christ, pour montrer qu'il mènera tous les hommes à la vérité, agit contre la coutume des pasteurs; de même que, quand il a fait sortir ses brebis, il ne les a pas éloignées des loups (Mt 10,16), mais il les a envoyées au milieu d'eux; le soin pastoral chez le divin pasteur est bien différent de ce qu'il est chez nous; il est autrement admirable.

3. Au reste, il me semble que c'est l'aveugle qui est ici désigné, puisque Jésus l'a appelé lorsqu'il était au milieu des Juifs, et que celui-ci a entendu sa voix et l'a reconnu. «Et elles ne suivent point un étranger, parce qu'elles ne connaissent point la voix des étrangers (Jn 10,5)». En cet endroit Jésus-Christ parle de ceux qui ont suivi Théodas ou Judas (Ac 5,36), dont il est écrit que tous ceux qui ont cru en eux, se sont dissipés, ou encore des faux christs qui devaient séduire bien des gens dans la suite. Et de peur que les pharisiens ne disent qu'il était un de ces faux christs, il fait voir qu'il est bien différent d'eux.

La première différence qu'il apporte consiste en ce que sa doctrine provenait des Ecritures, et que c'est par là qu'il conduisait ses brebis: or, les autres ne faisaient pas de même. La seconde, c'est l'obéissance de ses brebis. Ses brebis n'ont pas seulement cru en lui, lorsqu'il vivait, mais aussi après sa mort; au lieu que les autres brebis se sont incontinent séparées de leurs pasteurs. Nous pouvons en ajouter une encore, qui n'est pas des moins considérables: c'est que ces faux christs, ces faux prophètes agissant en tyrans, faisaient tout ce qu'ils pouvaient pour exciter le peuple à la révolte: mais Jésus-Christ était si éloigné de cette conduite, qu'il s'enfuit lorsque le peuple voulut le faire roi (Jn 6,15); et que quand on vint lui demander s'il était permis de payer le tribut à César, il répondit qu'il fallait le payer (Mt 22,17), et le paya lui-même. (Mt 17,26) De plus, il est venu pour le salut de ses brebis, afin qu'elles aient la vie et qu'elles l'aient abondamment (Jn 10,10); mais les autres leur ont même ôté cette vie présente. Ceux-là ont trahi les brebis qui s'étaient confiées à eux, et ont pris la fuite; mais Jésus-Christ est demeuré si ferme, et les a si courageusement défendues, qu'il a donné sa vie pour elles. Ceux-là ont souffert malgré eux et à contre-coeur; mais Jésus-Christ n'a rien souffert que librement et volontairement.

«Jésus leur dit cette parabole: mais ils ne comprirent point ce qu'il disait (Jn 10,6)». Pourquoi donc leur parlait-il d'une manière obscure? C'était pour les rendre plus attentifs. Mais aussitôt après il ôte toute obscurité par ces paroles: «Je suis la porte. Si quelqu'un entre par moi, il entrera, il sortira, et il trouvera des pâturages» (Jn 10,9); c'est-à-dire il vivra en sûreté et en liberté. Jésus-Christ appelle ici pâturages la nourriture des brebis, et la puissance et l'autorité qu'il leur donne c'est-à-dire la brebis demeure dans le bercail, et personne ne pourra l'en faire sortir. Et c'est là aussi ce qui est arrivé aux apôtres, qui entraient et sortaient librement comme maîtres de tout le monde, et personne n'a pu les chasser. «Tous ceux qui sont venus avant moi sont des voleurs et des larrons, mais les brebis ne les ont point écoutés (Jn 10,8)». Jésus-Christ ne parle point là des prophètes, comme le prétendent les hérétiques: car les brebis les [391] ont écoutés, et c'est par eux qu'ont cru en Jésus-Christ, tous ceux qui ont cru en lui; mais il parle de Théodas, de Judas et des autres séditieux. De plus, ces paroles: les brebis ne les ont point écoutés, il les dit à la louange des brebis. Or, jamais il ne loue ceux qui n'ont point écouté les prophètes; au contraire, il les blâme et les reprend fortement: d'où il est évident que c'est de ces séditieux que le Sauveur dit que les brebis ne les ont point écoutés.

«Le voleur ne vient que pour voler, pour égorger et pour perdre (Jn 10,10)». Comme il arriva dans la sédition de Théodas, où tous furent égorgés et massacrés. «Mais pour moi, je suis venu, afin que les brebis aient la vie, et qu'elles l'aient plus abondamment». Qu'est-ce, je vous prie, qu'une vie plus abondante? C'est le royaume des cieux. Mais il ne le dit pas encore, et il se sert du nom de vie, comme désignant une chose qui leur est connue. «Je suis le bon pasteur (Jn 10,11)». Ici enfin Jésus-Christ parle de sa passion, il fait voir qu'il souffrira pour le salut du monde, et qu'il n'ira point à la mort malgré lui.

Après cela le divin Sauveur apporte encore un moyen de reconnaître le pasteur et le mercenaire. «Car le bon pasteur», dit-il, «donne sa vie pour ses brebis. Mais le mercenaire, et celui qui n'est point pasteur et à qui les brebis n'appartiennent pas, voyant venir le loup, abandonne les brebis et s'enfuit: et le loup vient et les ravit (Jn 10,12)». Par ces paroles Jésus-Christ montre qu'il est égal à son Père en puissance et en autorité; car il est lui-même le pasteur, à qui les brebis appartiennent. Ne remarquez-vous pas, mon cher auditeur, que dans les paraboles Jésus-Christ parle d'une manière plus élevée, parce que le discours y est plus enveloppé et plus obscur, et n'y donne pas manifestement prise aux critiques des auditeurs? «Le mercenaire voit venir le loup et il abandonne les brebis; et le loup vient et les ravit». C'est là ce qu'ont fait les faux christs; mais le vrai Christ a fait tout le contraire; lorsqu'on l'a pris, il a dit: «Laissez aller ceux-ci», afin que cette parole fût accomplie: «Nul d'eux ne s'est perdu». (Jn 17,12) On peut aussi en cet endroit entendre le loup spirituel, à qui Jésus n'a point permis de ravir les brebis. Celui-là n'est pas seulement un loup, mais encore un lion: «Car le démon, notre ennemi, tourne autour de nous comme un lion rugissant». (1P 5,8) Il est le serpent et le dragon: «Foulez aux pieds les serpents et les scorpions». (Lc 10,19)

4. C'est pourquoi je vous conjure; mes chers frères, de demeurer sous la conduite du pasteur. Nous y demeurerons, si nous écoutons sa voix, si nous lui obéissons, si nous ne suivons point un étranger. Et quelle est la voix qu'il fait entendre? «Bienheureux les pauvres d'esprit: bienheureux ceux qui ont le coeur pur: bienheureux ceux qui sont miséricordieux». (Mt 5,3 Mt 5,7-8) Si nous observons ces choses nous demeurerons sous la garde du pasteur, et le loup ne pourra point trouver d'entrée dans nous: mais quand même il se jeterait sur nous, ce serait à sa confusion et à sa perte. Car nous avons un pasteur qui nous aime si fort, qu'il a donné sa vie pour nous. Puis donc que notre pasteur est tout-puissant et nous aime, qu'y a-t-il qui puisse nous empêcher de faire notre salut? Rien, si nous ne faisons pas nous-mêmes défection. Et en quoi consisterait cette défection? Ecoutez-le, il vous l'apprend: «Vous ne pouvez servir deux maîtres, Dieu et les richesses». (Mt 6,24) Si donc nous servons Dieu, nous échapperons à la tyrannie des richesses. Rien de plus tyrannique, en effet, que l'amour des richesses: il ne nous laisse aucun plaisir, mais il nous plonge dans les inquiétudes, dans l'envié; il nous fait tomber dans des piéges, il suscite les haines, les calomnies, et mille choses qui sont autant d'obstacles pour la vertu; il nous jette dans l'oisiveté, dans la mollesse, dans l'avarice, dans l'ivrognerie, dans tous ces vices qui changent les hommes libres en esclaves, et les rendent plus misérables que les esclaves: oui, dis-je, ils les rendent esclaves, non des hommes, mais de la plus terrible de toutes les maladies de l'âme.

Celui qui est atteint de cette maladie n'hésite plus à faire mille choses qui déplaisent à Dieu et aux hommes, et il ne craint rien tant que quelqu'un ne le délivre de son esclavage. O dure servitude! ô domination diabolique! En effet, est-il un état plus affreux et plus misérable? Nous sommes accablés d'une infinité de maux et nous en avons de la joie; nous sommes dans les fers et nous aimons nos chaînes. Logés dans une obscure prison, nous refusons la lumière qu'on nous présente; loin de là, nous cherchons à accumuler nos maux [392] et nous nous réjouissons de notre maladie. C'est pourquoi, nous ne pouvons point recouvrer la liberté et nous sommes de pire condition que ceux qui sont condamnés aux mines, puisque, accablés de travaux et de misères, nous n'en recueillons aucun fruit, et ce qu'il y a encore de plus terrible, c'est que si quelqu'un veut nous tirer de cette cruelle servitude, nous ne le souffrons pas et même nous nous fâchons et nous nous mettons en colère. Nullement différents des fous, ou plutôt encore bien plus misérables qu'eux, nous ne voulons point guérir de notre folie.

Mais, ô homme, est-ce pour cela que vous êtes venu au monde? Est-ce pour travailler aux mines et amasser de l'or que Dieu vous a fait homme? Non, certes, ce n'est point à cette fin que le Seigneur vous a formé à son image, mais c'est afin que vous vous rendiez agréable à sa divine Majesté, afin que vous acquériez les biens futurs, afin qu'un jour vous soyiez associé aux concerts des anges. Pourquoi vous dégradez-vous d'une si haute dignité et vous laissez-vous tomber dans un avilissement si honteux et si infâme? Celui qui est né du même enfantement que vous, je parle de l'enfantement spirituel, se consume de faim, et vous, vous regorgez de toutes sortes de biens. Votre frère marche tout nu dans les rues, et vous, vous entassez habits sur habits comme une pâture préparée pour les vers; ne serait-il pas beaucoup mieux d'en couvrir le corps des pauvres? De cette sorte, ces habits ne seraient point perdus, vous seriez délivrés de bien des soins, et les pauvres vous procureraient la vie éternelle. Si vous ne voulez pas que vos habits soient dévorés des vers, donnez-les aux pauvres, ils sauront fort bien les secouer et les garantir des vers. Le corps de Jésus-Christ est de plus grand prix et plus sûr que toutes vos armoires. Non seulement il conserve les habits, mais encore il les rend plus magnifiques. Pour peu que votre coffre soit emporté avec tous les vêtements que vous y gardiez, c'est pour vous une perte très-considérable. Mais le dépôt dont je parle, la mort même ne peut l'endommager, ni le ravir. Vous n'avez ici nullement besoin ni de portes, ni de serrures, ni de valets qui veillent, ni d'aucune autre précaution. Ce qui est caché dans le ciel est pleinement à couvert de toutes sortes de dangers; nulle injustice ne peut approcher de ce lieu. Nous ne cessons point de vous dire ces choses, vous les écoutez et vous n'en profitez pas. En voici la raison: nous avons l'âme basse, rampante et attachée uniquement aux choses terrestres.

Mais, à Dieu ne plaise que je vous condamne tous également, comme si vous étiez tous malades sans espoir de guérison! Quand même ceux qui s'enivrent de leurs richesses se boucheraient les oreilles pour ne me point entendre, ceux du moins qui passent leur vie dans la pauvreté pourront m'écouter. Et en quoi, dira-t-on, ce que vous prêchez intéresse-t-il les pauvres, qui n'ont, ni or, ni argent, ni coffres pleins d'habits? Mais ils ont du pain et de l'eau froide; ils ont deux oboles, des pieds pour aller visiter les malades; ils ont une langue et la parole pour consoler celui qui est dans l'affliction; ils ont une maison et un toit pour recevoir l'étranger. Des pauvres, nous n'exigeons pas tant et tant de talents d'or: c'est aux riches que nous demandons cela. Que si le Seigneur vient à la porte du pauvre, du mendiant, il n'aura point de honte de recevoir même une petite obole (Mc 12,43); au contraire, il dira qu'il a plus reçu de lui que de ceux qui lui ont beaucoup donné.

Combien de gens aujourd'hui voudraient avoir été au monde dans le temps que Jésus. Christ, revêtu de notre chair, allait de côté et d'autre sur la terre, pour avoir part à ses entretiens et manger à sa table. Maintenant, oui maintenant, ce désir, il ne tient qu'à nous de le satisfaire nous pouvons l'inviter à notre table, nous pouvons manger avec lui et, avec plus d'avantage et de profit, car plusieurs de ceux qui ont mangé avec lui se sont perdus comme Judas et ceux de sa sorte. Mais quiconque maintenant l'invitera à entrer dans sa maison pour le loger et le faire manger à sa table, sera comblé de bénédictions. «Venez», dit-il, «venez, vous qui avez été bénis par mon Père, possédez le royaume qui vous a été préparé dès le commencement du monde. (Mt 25,34) Car j'ai eu faim et vous m'avez donné à manger; j'ai eu soif et vous m'avez donné à boire; j'ai eu besoin de logement et vous m'avez logé; j'ai été malade et vous m'avez visité (Mt 25,35); j'étais en prison et vous m'êtes venu voir (Mt 25,36)». Afin donc qu'un jour nous nous entendions dire ces paroles, revêtons celui qui est nu, logeons l'étranger, nourrissons celui qui a faim, donnons à boire à celui qui a soif, visitons celui qui est malade, celui qui est en prison. Voilà, [393] mes frères, le plus sûr moyen de paraître avec confiance devant Jésus-Christ, d'obtenir la rémission de ses péchés, d'acquérir ces biens qui surpassent toutes nos paroles et toute notre intelligence; veuille le ciel nous les départir à tous, par la grâce et la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui la gloire et l'empire appartiennent, dans tous les siècles des siècles! Ainsi soit-il.




Chrysostome sur Jean 58