Chrysostome sur Jean 65

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HOMÉLIE LXV. MAIS L'UN D'EUX, NOMMÉ CAÏPHE, QUI ÉTAIT LE GRAND PRÊTRE DE CETTE ANNÉE-LÀ, LEUR DIT: VOUS N'Y ENTENDEZ RIEN.

- ET VOUS NE CONSIDÉREZ PAS QU'IL VOUS EST AVANTAGEUX QU'UN SEUL HOMME MEURE POUR LE PEUPLE, ETC. (VERS. 49,50, JUSQU'AU VERS. 9 DU CHAP. 12)

Jn 11,49-57 Jn 12,1-9

ANALYSE.

1. Prophétie involontaire du grand prêtre Caïphe.
2. Jésus-Christ fuit d'une manière humaine. - Jésus chez Lazare.
3. Quel mal c'est que l'avarice. - Description des maux qu'elle cause à ceux qui en sont infectés. - L'avarice est une idolâtrie, en quoi et comment? - Quel est son empire?


1. «Les nations se sont elles-mêmes engagées dans la fosse qu'elles m'avaient creusée. «Leur pied a été pris dans le même piège qu'ils avaient tendu en secret». (Ps 9,15-16) Voilà, mes frères, voilà ce qui est arrivé aux Juifs. Ils disaient: Il faut faire mourir Jésus, de peur que; les Romains ne viennent et ne ruinent notre ville et notre nation. Ils l'ont fait mourir, et aussitôt ces calamités sont tombées sur eux: et ce qu'ils avaient fait pour les éviter est justement ce qui les leur a attirées. Mais ce Jésus qu'ils ont immolé à leur crainte et à leur fureur, vit dans le ciel, et ceux qui ont assouvi leur haine et leur passion, ont été précipités dans l'enfer; tout autre, cependant, avait été leur pensée. Depuis ce jour, dit l'évangéliste, les Juifs cherchaient à faire mourir Jésus; car ils disaient: «Les Romains viendront et ruineront notre nation. Mais l'un d'eux, nommé Caïphe, qui était le grand prêtre de cette année-là, leur dit: Vous n'y entendez rien». Celui-ci était plus impudent que les autres; les autres doutaient, et proposant leurs avis, disaient: «Que faisons-nous?» Maïs celui-ci jette le masque, il ne ménage rien: il s'écrie effrontément: «Vous n'y entendez rien, et vous ne considérez pas qu'il vous est avantageux qu'un seul homme pleure et que toute la nation ne périsse point. Or, il ne disait pas ceci de lui-même mais, étant grand prêtre cette, année-là, il prophétisa (Jn 11,51)».

Voyez-vous, mes frères, combien est grande la puissance sacerdotale? Caïphe, pour avoir été élevé par le sort au pontificat, encore qu'il en fût indigne, prophétisa sans savoir ce qu'il disait. La grâce se servit seulement de sa bouche; mais elle ne toucha point à son coeur impur. Plusieurs autres ont aussi prédit ce qui devait arriver, quoiqu'ils fussent des indignes, comme Nabuchodonosor, Pharaon, Balaam, là raison, pour tous, en est évidente.

Mais voici ce que veut dire ce pontife: vous demeurez tranquillement assis sur vos sièges, vous traitez bien mollement une affaire de cette conséquence; vous ne pensez pas que, quand ii s'agit du salut commun de tout un peuple, là vie d'un seul homme n'est à compter pour rien. Remarquez combien est grande la vertu de l'Esprit-Saint. D'un esprit impur', d'un méchant, il a pu tirer les paroles d'une prophétie admirable. Au reste, l'évangéliste appelle les nations enfants de Dieu, sur ce qui devait arriver, comme Jésus-Christ le prédit lui-même, en disant: «Et j'ai encore d'autres brebis» (Jn 10,16), les appelant de ce nom, parce qu'un jour elles deviendraient ses brebis. Que signifient ces paroles: «Etant le grand prêtre de cette année-là?» Parmi bien d'autres coutumes corrompues, les [428] Juifs avaient encore introduit celle-ci: le sacerdoce n'était plus à vie, il était seulement annuel. Par là les dignités étaient devenues vénales; et néanmoins, dans cette corruption même où ils étaient tombés, le Saint-Esprit les assistait encore. Mais lorsqu'ils eurent mis la main sur Jésus-Christ, alors ce divin Esprit les abandonna, et se transporta sur les apôtres. Le voile du temple, qui se déchira en deux (Mt 27,51), fut une marque de cet abandon. Jésus-Christ a aussi fait entendre sa voix, en disant: «Le temps s'approche que votre maison demeurera déserte». (Mt 23,38) Et Josèphe, qui est venu quelque temps après, rapporte, dans son histoire, que les anges qui demeuraient avec eux leur avaient déclaré que s'ils ne changeaient de vie et ne devenaient meilleurs, ils se retireraient. Tant que la vigne a subsisté, toutes choses se sont passées parmi eux selon qu'elles avaient coutume de se passer; mais quand ils eurent tué l'héritier, il n'en a plus été de même, ils ont tous péri; et Dieu ôtant en quelque sorte à ce fils ingrat, c'est-à-dire, aux Juifs, la robe brillante dont il l'avait revêtu, il l'a donnée à de bons serviteurs, aux gentils qui se sont convertis à la foi, et les Juifs, il les a laissés seuls et dans la nudité.

Au reste, ce n'était pas une chose peu merveilleuse et peu étonnante que ce fût un ennemi qui prophétisât un événement si considérable et si prodigieux. Une pareille prédiction était capable d'attirer et de gagner le peuple; en effet, il arriva tout le contraire de ce que désirait le pontife. Car, par cela même que Jésus-Christ est mort, les fidèles, ceux qui ont cru en lui, ont été délivrés du supplice auquel ils étaient condamnés. Que veulent dire ces paroles: «Pour rassembler et réunir ceux qui sont proches, et ceux qui sont éloignés (Jn 11,52)?» Il les a tous réunis en un seul corps: celui qui est à Rome regarde les Indiens comme ses membres. Quoi de comparable à une pareille réunion? et le chef de tous est Jésus-Christ. «Ils ne songèrent plus, depuis ce jour-là, qu'à trouver le moyen de le faire mourir (Jn 11,53)». Auparavant ils cherchaient, car l'évangéliste dit: «Les Juifs donc cherchaient à le faire mourir». (Jn 7,11) Et Jésus-Christ leur dit: «Pourquoi cherchez-vous à me faire mourir?» (Jn 7,20) Mais alors ils cherchaient seulement (Jn 5,18); et maintenant leur résolution est prise, et ils ont mis la main à l'oeuvre. «C'est pourquoi Jésus ne se montrait plus en public parmi les Juifs (Jn 11,54)». Ici encore Jésus pourvoit à sa sûreté d'une manière humaine, et souvent il fait de même.

2. J'ai déjà dit le sujet pour lequel Jésus-Christ s'est souvent enfui et s'est éloigné de ses ennemis. Maintenant il se retire à Ephrem, près du désert, et s'y tient avec ses disciples. Mais quel pensez-vous, mon cher auditeur, que fut le trouble des disciples, voyant leur Maître s'enfuir de la sorte, et pourvoir à sa sûreté d'une manière humaine? Personne alors ne l'accompagna; comme la Pâque était proche, tous les Juifs accouraient en foule à Jérusalem. Ainsi, lorsque tous étaient dans la joie, en fêtes et en réjouissances, alors les disciples se cachaient et se voyaient en péril; mais néanmoins ils demeuraient fermement attachés à leur Maître; pendant que les Juifs célébraient la Pâque et la scénopégie, ils restaient cachés dans la Galilée. Mais aussi c'est alors qu'étant seuls avec leur Maître, et obligés de fuir et de se cacher, ils avaient l'avantage de lui marquer tout leur attachement et leur amour. C'est pourquoi saint Luc rapporte que Jésus leur dit: «j'ai demeuré avec vous dans les tentations (1)» (Lc 22,28); voulant leur faire connaître que c'était sa grâce qui les fortifiait et les rendait si fermes.

1. On lit autrement ce passage, et dans le texte grec et dans le latin. Saint Chrysostome l'a apparemment lu de même dans son manuscrit, ou bien il l'a voulu accommoder à son sujet. Nos deux textes, le grec, et le latin disent: «C'est vous qui êtes toujours demeurés fermes avec moi dans mes tentations».

«Car plusieurs de ce quartier-là allèrent à Jérusalem pour se purifier. Et les princes des prêtres et les pharisiens avaient donné ordre de le prendre (Jn 11,55-56)». Belle manière de se purifier avec une volonté délibérée de faire mourir Jésus, et de tremper les mains dans son sang! «Et ils disaient «Que vous en semble-t-il? viendra-t-il à la fête?» (Lc 22,28) Au grand jour de Pâques, ils tendaient des pièges à Jésus: d'un temps de fête et de joie, ils faisaient un temps de meurtre et de carnage; c'est comme s'ils avaient dit: La fête l'appelle ici, il faut qu'il vienne tomber dans nos piéges. O quelle impiété! Lorsqu'il fallait donner des marques d'une plus grande piété, et délivrer les plus grands criminels, alors même ils tâchent de prendre l'innocent. Mais de plus, ayant tenté 429 d'autres fois de le prendre, non-seulement ils ne l'avaient pu, mais encore ils s'étaient fait moquer d'eux. S'il s'est souvent échappé de leurs mains, lorsqu'ils croyaient le tenir; s'il les a empêchés de le faire mourir, et les a laissés en doute et en suspens, c'était afin de les amener au repentir et à la componction, en leur faisant ainsi connaître sa vertu et sa puissance; afin qu'ils sussent, quand ils l'auraient pris, que ce n'était point par leur propre force qu'ils le tenaient, mais parce qu'il avait bien voulu se livrer volontairement à eux. En effet, il leur fut alors impossible de le prendre, quoiqu'il fût à Béthanie, proche de Jérusalem; et lors même qu'ils l'eurent pris, il les renversa tous et les fit tomber par terre. (Jn 18,6)

«Six jours avant la Pâque, Jésus vint à Béthanie, où était Lazare, qu'il avait ressuscité d'entre les morts. (Jn 12,1) Et il mangea chez eux, Marthe servait et Lazare mangeait avec lui (1) (Jn 12,2)». Que Lazare, beaucoup de jours après sa résurrection, fût en vie et mangeât, c'était là un signe et un témoignage bien sûr d'une véritable résurrection. Du texte qui précède il résulte clairement que le repas avait lieu dans la maison de Marthe; Lazare et ses soeurs accueillent Jésus comme des personnes qui l'aiment et en sont aimées. Quelques-uns disent pourtant que le souper fut préparé dans une autre maison; Marie ne servait point, uniquement occupée à écouter Jésus-Christ. Encore ici, elle montre des dispositions plus spirituelles. Elle s'abstient de servir, comme si elle n'était qu'invitée. Elle réserve pour Jésus-Christ seul son service et ses hommages, et ne se comporte point envers lui comme envers un homme, mais comme envers Dieu (Jn 12,3). Voilà pourquoi elle répandit des parfums sur ses pieds et elle les essuya de ses cheveux; ce qui faisait visiblement voir qu'elle n'avait pas la même opinion de Jésus-Christ que les autres.

1. Autrement: Lazare était un de ceux qui furent à table avec lui.

Mais Judas, par un feint scrupule de piété, lui en fit des reproches. Que répondit donc Jésus-Christ? «Marie a fait une bonne oeuvre», lorsqu'elle a répandu des parfums sur mon corps, «elle l'a fait pour m'ensevelir (2) (Jn 12,7)». Pourquoi Jésus ne reprit-il pas son disciple 429 d'avoir désapprouvé l'action de cette femme, et ne dit-il point, comme l'évangéliste, qu'il l'avait blâmée pour voler l'argent? C'est parce qu'il voulut lui inspirer de la honte par sa patience. Mais Jésus connut Judas pour un traître, c'est de quoi on ne peut douter, puisqu'il l'avait déjà repris bien des fois, en disant: Tous ne croient pas, et «un de vous autres est un démon». (Jn 6,71) Jésus fit donc connaître qu'il savait que Judas était un traître, mais il ne le réprimanda pas ouvertement; il l'épargne et le traite avec douceur, parce qu'il voulait le détourner de son dessein. Mais pourquoi un autre évangéliste rapporte-t-il que tous les disciples avaient parlé de même? Il est vrai, les disciples et celui-ci se choquèrent tous de cette action, mais non point dans une même pensée.

2. Le mot: entaphtasmos, que je lis dans mon texte; ou le verbe tenphiazien, qui est dans de Nouveau Testament grec, signifient préparer un corps pour l'ensevelir: «Marie a fait cette action pour prévenir ma sépulture», pour préparer mon corps à la sépulture, pour lui rendre les derniers devoirs: ou encore, pour faire mes funérailles.

Que si quelqu'un demande pourquoi Jésus-Christ confia la bourse des pauvres à un voleur, et en commit la dispensation à un avare, nous répondrons que Dieu seul connaît les choses secrètes. Mais de plus, s'il m'est permis de dire mon sentiment et de hasarder une conjecture, je répondrai que le Sauveur en usait de la sorte pour ôter à Judas tout sujet d'excuse. En effet, il ne pouvait même pas prétexter que c'était l'amour de l'argent qui le poussait à trahir son Maître, puisqu'ayant la bourse en sa disposition, il lui était aisé de satisfaire sa malheureuse cupidité; mais il fallait qu'il confessât que son extrême méchanceté le portait à commettre ce crime, et c'est pour l'arrêter et le corriger que Jésus-Christ usait de tant d'indulgence à son égard. C'est encore pour cette raison qu'il ne le reprenait pas de ses larcins, quoiqu'il ne les ignorât point, et qu'il lui laissait les moyens d'assouvir sa misérable passion, pour lui ôter toute excuse.

«Laissez-la faire», dit Jésus, «elle a répandu ce parfum pour m'embaumer», elle prévient ma sépulture de quelques jours. Le Sauveur, parlant ainsi de sa sépulture, avertit et reprend de nouveau le traître de son dessein. Mais cet avertissement ne le toucha point, cette parole n'amollit pas son coeur, quoiqu'elle fût pourtant capable d'inspirer de la compassion et de la pitié; car Jésus semblait dire: Je vous suis à charge et incommode, mais patientez un (430) peu et je vais m'en aller. Car, c'est ce qu'il a en en vue lorsqu'il a dit: «Vous ne m'avez pas pour toujours» (Jn 12,8). Mais rien de tout cela n'a pu fléchir cet homme féroce, ni arrêter sa fureur; encore que Jésus eût dit et fait bien d'autres choses, qu'il eût lavé ses pieds dans cette nuit et qu'il l'eût fait asseoir à sa table, ce qui aurait pu amollir le coeur même des plus grands voleurs, et qu'il eût dit bien des paroles capables d'attendrir une pierre même; et de plus, ce ne fut pas longtemps avant sa mort que le Sauveur fit et dit toutes ces choses, mais le jour même qu'il allait mourir, de peur que le temps ne les lui fît oublier. Cependant ce traître résiste à tout et se rend inutiles tous les bienfaits du Seigneur.

3. C'est que l'avarice est un horrible, oui, un horrible fléau: elle ferme les yeux, elle bouche les oreilles de celui qui en est possédé et le rend plus cruel que les bêtes féroces: elle ne lui permet d'avoir nulle attention, nulle considération pour quoi que ce soit, ni pour la conscience, ni pour l'amitié, ni pour la société, ni pour son propre salut; elle le détache de tout pour l'asservir au joug pesant de sa propre autorité: Et ce qu'il y a de pire dans cet esclavage, c'est qu'elle persuade à ceux dont elle fait ses esclaves qu'ils sont ses obligés; c'est qu'on s'y complaît d'autant plus qu'on est plus asservi. Voilà par où l'avarice devient une maladie incurable: voilà par où cette bête sauvage est si difficile à prendre et à apprivoiser. Par elle, Giézi, de disciple et de prophète, devint lépreux; elle perdit Ananie, elle fit un traître de Judas. L'avarice a corrompu les princes des prêtres et les sénateurs, leur a fait recevoir des présents, et les a mis au rang des voleurs: elle a engendré une multitude de maux, inondé les chemins de sang, rempli les villes de pleurs et de gémissements: c'est elle qui souille les repas et y introduit des mets défendus. Voilà pourquoi saint Paul appelle l'avarice une idolâtrie (Ep 5,5): et encore, par cette qualification, il n'en a point détourné les hommes.

Mais pourquoi l'apôtre appelle-t-il l'avarice une idolâtrie? C'est parce que bien des riches n'osent se servir de leurs richesses, qu'ils les gardent précieusement et les remettent à leurs neveux et à leurs héritiers sans y avoir touché, qu'ils n'osent même pas y toucher, comme à des offrandes faites à Dieu. Et s'ils sont quelquefois obligés de s'en servir, ils le font avec réserve et avec respect, comme s'ils touchaient à des choses sacrées auxquelles il ne leur serait point permis de toucher. Mais encore comme un idolâtre garde et honore son idole, vous de même vous enfermez votre or sous de bonnes portes et de fortes serrures; votre coffre, vous vous en faites un temple, vous vous en faites un autel où vous déposez votre trésor et le mettez dans des vases d'or. Vous n'adorez pas l'idole comme lui, mais vous lui prodiguez les mêmes soins. Un homme ainsi préoccupé de la passion d'avarice, donnera plutôt ses yeux et sa vie que son idole. Voilà ce que font les avares qui sont passionnés pour l'or.

Mais, direz-vous, je n'adore point l'or. Le gentil non plus n'adore point l'idole, mais le démon qui demeure en elle. Vous, de même, vous n'adorez pas votre or; mais le démon qui, par vos yeux avidement fixés sur l'or et par votre cupidité, est entré dans votre âme, vous l'adorez. Car l'amour des richesses est pire que le démon: c'est un dieu à qui plusieurs obéissent avec plus de zèle que les gentils n'obéissent à leurs idoles. Ceux-ci n'obéissent pas aux leurs en bien des choses, mais les autres leur sont soumis en tout, et font aveuglément tout ce qu'elles leur prescrivent.

Que commande l'avarice? Soyez, dit-elle, ennemi de tout le monde, oubliez les devoirs de la nature, négligez le service de Dieu vous-même, sacrifiez-vous à moi: et ils lui obéissent en tout. On immole aux idoles des boeufs et des moutons; mais l'avarice veut un autre sacrifice; elle dit: immolez-moi votre âme, et l'avare lui immole son âme. Ne voyez-vous pas quels autels on élève à l'avarice, quels sacrifices elle reçoit? Les avares ne seront point héritiers du royaume de Dieu (1Co 6,10); et ils ne craignent et ils ne tremblent point. Mais toutefois cette passion est la plus faible de toutes: elle n'est point née avec nous, elle ne nous est point naturelle: si elle venait de la nature, elle aurait établi son règne dès le commencement du monde. Or, au commencement il n'y avait point d'or, personne n'aimait l'or.

Mais voulez-vous savoir d'où naît cette passion? comment elle a crû, comment elle s'est étendue? Le mal s'est propagé parce que les hommes ont porté envie aux riches qui avaient vécu avant eux, et le spectacle de la [431] prospérité d'autrui a stimulé jusqu'à l'indifférence. Voyant que d'autres ont eu de magnifiques maisons, de vastes domaines, des troupes de valets, des vases d'argent, des armoires pleines d'habits, on n'épargne rien pour les surpasser; de sorte que les premiers venus imitent la cupidité des seconds, et ainsi de suite. Mais, si les premiers avaient voulu vivre dans la modération et dans la frugalité, ils n'auraient pas servi de maîtres et de modèles à ceux qui sont venus après eux. Toutefois, ceux qui les suivent, et qui imitent leur luxe, ne sont pas pour cela excusables, ils ont d'autres modèles; il se trouve encore des gens qui méprisent les richesses. Et qui est-ce qui les méprise? direz-vous. Effectivement, ce qui est le plus fâcheux, c'est que ce vice a tant de force et d'empire qu'il semble invincible: on croit que tout est soumis à ses lois, et qu'il n'est personne qui suive la vertu contraire, je veux dire la modération, la tempérance. Je pourrais néanmoins en compter plusieurs, et dans les villes et sur les montagnes: mais de quoi cela vous servirait-il? Vous ne changeriez point, vous n'en deviendriez pas meilleurs. De plus je ne me suis pas proposé de traiter aujourd'hui cette matière, et je ne dis pas qu'il faille répandre ses richesses et s'en dépouiller. Je le voudrais pourtant bien, mais parce que cela paraît trop difficile, je ne vous y obligerai pas. Seulement je vous exhorte à ne point désirer le bien d'autrui, et à faire part aux pauvres des biens que vous possédez.

Au reste, quand nous voudrons faire cette recherche, nous trouverons bien des gens qui se contentent de ce qu'ils ont, qui ont soin de leur bien, et qui vivent d'un honnête travail. Pourquoi ne les imitons-nous pas, et ne suivons-nous pas leur exemple? Rappelons dans notre mémoire ceux qui ont été avant nous. Leurs terres, leurs héritages, ne subsistent-ils pas, seuls monuments qui rappellent encore leurs noms? Voilà, disons-nous, les bains d'un tel, voilà sa maison de campagne, son lieu de plaisance: aussitôt que nous voyons ces objets, ne poussons-nous pas quelques gémissements en nous représentant les soins et les peines qu'il s'est données, les rapines et les vols dont il s'est rendu coupable? Mais cet homme à disparu d'ici-bas; d'autres à qui il n'aurait jamais pensé, et peut-être même ses ennemis, jouissent de ses biens pendant qu'il souffre les plus cruels tourments. Un même sort nous attend: nous mourrons indubitablement, et nous aurons tous une même fin. Dites-moi, je vous prie, ces riches auxquels vous pensez maintenant; lorsqu'ils étaient sur la terre: quelles haines ne se sont-ils pas attirées, quelles dépenses n'ont-ils pas faites, combien de querelles et d'inimitiés n'ont-ils pas essuyées? Et quel fruit leur en revient-il? Un supplice éternel, nul espoir de consolation, des reproches de tout le monde, non-seulement pendant leur vie, mais maintenant encore après leur mort.

Enfin, lorsque vous voyez dans les maisons les portraits de ces hommes opulents, quels sont vos sentiments et vos pensées? Admirons-nous, ou plutôt ne versons-nous pas des larmes? Le prophète a bien eu raison de le dire: «C'est en vain que se trouble et s'inquiète tout homme qui vit (Ps 39,9)» sur la terre: car le soin des choses de ce monde est véritablement un trouble et une inquiétude vaine et inutile, mais il en sera tout autrement dans les demeures et les tabernacles éternels. Ici l'un a travaillé, et l'autre jouit du fruit de son travail: mais là-haut chacun jouira de ses peines et de ses travaux, et en recevra une ample récompense. Faisons donc tous nos efforts, et n'épargnons rien pour acquérir cet héritage: préparons-nous-y des maisons, afin que nous nous reposions avec Jésus-Christ Notre-Seigneur, à qui appartient la gloire, et au Père et au Saint-Esprit, dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

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HOMÉLIE LXVI. UNE GRANDE MULTITUDE DE JUIFS AYANT SU QU'IL ÉTAIT LÀ, Y VINRENT, NON-SEULEMENT POUR JÉSUS,

MAIS AUSSI POUR VOIR LAZARE, QU'IL AVAIT RESSUSCITÉ D'ENTRE LES MORTS. (VERS. 9, JUSQU'AU VERS. 24)

Jn 12,9-24

ANALYSE.

1. Les pharisiens ont la pensée de faire mourir Lazare. - Jésus, entrant à Jérusalem monté sur un ânon, réalise une prophétie et préfigure la conversion des gentils. - Ignorance des disciples avant la mort de Jésus-Christ.
2. Des gentils venus pour assister à la fête demandent à voir Jésus. - Cette démarche cache un mystère.
3. Ceux qui ne croient point à la résurrection des corps, sont sans excuse. - Preuves de la résurrection. - Celui qui a tiré toutes choses du néant, peut, à plus forte raison, ressusciter le corps. - La résurrection est nécessaire pour rendre à chacun selon ses mérites.- Pourquoi n'y aurait-il pas une résurrection des corps? - Tout en prouve la nécessité. - Si la résurrection consiste dans la purification de l'âme, dans la rémission des péchés, dans l'impeccabilité, pourquoi Jésus-Christ est-il ressuscité? - Ne pas s'exposer au combat avec les hérétiques, si l'on ne s'est bien muni des armes que fournissent les saintes Ecritures. - Moeurs et coutumes des philosophes païens: leurs dogmes. - Un philosophe païen a écrit un livre sur la matière contre les chrétiens.

6601 1. Comme les richesses ont coutume de perdre les hommes sans qu'ils y pensent, les dignités de même compromettent leur salut; celles-là les rendent avares, celles-ci insolents. Chez les Juifs du moins, vous voyez le peuple obéissant et soumis à la foi, et les sénateurs rebelles et corrompus. Que le peuple crût en Jésus-Christ, c'est de quoi les évangélistes rendent témoignage à tout moment: «Plusieurs du peuple», disent-ils, «crurent en lui» (Jn 12,11). Les incrédules étaient des sénateurs. Aussi ce n'est pas le peuple, mais ce sont eux qui disent: «Y a-t-il quelqu'un des sénateurs qui ait cru en lui?» (Jn 7,48-49) Et que disent-ils encore? Pour cette populace qui ne connaît point Dieu, ce sont des gens maudits. Ceux qui croient, ils les appellent gens maudits, mais eux, qui veulent faire mourir Jésus-Christ, ils se disent prudents et sages. Ici encore, plusieurs du peuple qui avaient vu le miracle de la résurrection de Lazare, crurent en Jésus-Christ. Quant aux sénateurs, non-seulement ils ne se contentaient pas des maux qu'ils commettaient tous les jours, mais ils cherchaient aussi à faire mourir Lazare. Qu'à cause des Romains que vous craignez, ô Juifs, vous cherchiez à faire mourir Jésus-Christ qui ne gardait pas le sabbat, qui se faisait égal à Dieu, cela se conçoit encore: mais dans Lazare, que trouvez-vous à reprendre, pour vouloir le faire mourir? Quoi! est-ce un crime à lui imputer que d'avoir reçu un bienfait? Ne voyez-vous pas que ces âmes sanguinaires ne respirent que le carnage? Jésus avait fait beaucoup de prodiges et de miracles, il avait guéri le paralytique, il avait rendu la vue à l'aveugle-né; mais aucun de ces miracles ne les avait tant mis hors d'eux-mêmes, et transportés d'une si grande fureur que cette résurrection. En effet, elle était par sa nature beaucoup plus admirable, et Jésus l'avait opérée après plusieurs autres; disons-le encore: il était bien étonnant de voir parler et marcher un homme mort depuis quatre jours.

En vérité, en un jour solennel commettre des meurtres, répandre le sang humain, n'était-ce, pas là une belle manière de célébrer la fête et d'en remplir les obligations? De plus, ils accusaient Jésus-Christ d'avoir violé le sabbat, et sous ce prétexte ils excitaient le peuple contre lui; mais ici, qu'ont-ils à dire? Ils ne peuvent objecter aucun crime à Lazare, mais Jésus l'a ressuscité; cela leur suffit pour méditer sa mort. Du moins, dans cette [433] résurrection, ils ne pouvaient pas alléguer que Jésus avait été contraire à son Père, la prière qu'il avait faite les en empêchait. Ils n'ont donc plus ici ce sujet d'accusation qu'ils faisaient tant et si souvent valoir; mais le miracle éclate et fait grand bruit, c'est là une assez forte raison pour qu'ils se portent au meurtre: et ils auraient fait de même à l'égard de l'aveugle, s'ils n'avaient eu à reprendre la violation du sabbat. D'ailleurs, c'était un homme de rien, ils se contentèrent de le chasser du temple: mais Lazare était d'une famille distinguée, comme cela se voit par cette quantité de juifs qui étaient allés consoler ses soeurs, et le miracle de sa résurrection avait été fait aux yeux de tout le monde et d'une manière étonnante. Voilà pourquoi ils accouraient tous en foule. Ce qui les piquait et les irritait, c'est que la fête étant proche, tous quittassent la ville pour courir à Béthanie. Ils cherchèrent donc à le faire mourir, et ils ne croyaient faire aucun mal, tant ils étaient sanguinaires.

Voilà pourquoi la loi commence par ces paroles: «Vous ne tuerez point (Ex 20,13), et néanmoins c'est de quoi le prophète les accuse. «Leurs mains», dit-il, «sont pleines de sang». (Is 1,15) Comment donc Jésus, qui ne se montrait plus en public parmi les Juifs (Jn 11,54) et s'était retiré dans le désert, entre-t-il encore dans la ville avec assurance? Ayant apaisé leur colère par sa fuite, maintenant qu'ils sont tranquilles, il va les trouver. De plus, le peuple qui marchait devant et après lui, pouvait leur inspirer de la crainte: car rien ne l'avait tant touché et plus attiré auprès de Jésus, que la merveilleuse résurrection de Lazare. Enfin un autre évangéliste rapporte «qu'ils étendirent leurs vêtements sous ses pieds (Lc 19,36), et que toute la ville fut émue» (Mt 21,10), de le voir entrer dans Jérusalem avec tant d'éclat et de pompe. Au reste, le Sauveur agissait de la sorte pour prédire une chose et en accomplir une autre et la même action fut le commencement d'une prédiction et la réalisation d'une autre. Ces paroles: «Réjouissez-vous, voici votre roi qui vient à vous plein de douceur» (Is 62,11 Za 9,9), sont l'accomplissement d'une prophétie; mais le fait d'être monté sur un ânon (Mt 21,5), figurait et prédisait une chose qui devait arriver; savoir, que Jésus-Christ se soumettrait les gentils qui étaient une nation immonde.

Mais sur quoi les autres évangélistes rapportent-ils que Jésus avait envoyé ses disciples et leur avait dit: «Déliez l'ânesse et l'ânon» (Mt 21,2 Mc 11,5); lorsque saint Jean ne dit rien de semblable, qu'il dit seulement: «qu'ayant trouvé un ânon, il monta dessus (Jn 12,14)?» Il est à croire que l'un et l'autre arriva, et que les disciples amenant l'ânesse après l'avoir déliée, Jésus trouva un ânon sur lequel il monta. Ils prirent des branches de palmiers et d'oliviers, et ils étendirent leurs vêtements pour faire voir qu'ils avaient une plus grande et plus haute opinion de lui que d'un prophète. Et ils criaient: «Hosanna!» Salut et gloire! «Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur (Jn 12,13)!» Faites-vous bien attention que ce qui chagrinait surtout les chefs et les sénateurs, c'était de voir tout le peuple persuadé que Jésus n'était point contraire à Dieu? Et d'autre part, ce qui divisait le plus le peuple, c'était d'entendre dire à Jésus qu'il venait au nom de son Père.

Que signifient ces paroles: «Réjouissez-vous beaucoup, fille de Sion (Jn 12,15)?» C'est que pour l'ordinaire tous leurs rois étaient méchants et ambitieux, et les livraient à leurs ennemis, ruinaient le peuple et le mettaient sous le joug de la servitude. «Ayez confiance», dit le prophète, celui-ci n'est pas de même, il est doux et débonnaire: vous le voyez bien, puisqu'il monte simplement sur une ânesse. Jésus n'entre point dans Jérusalem accompagné d'une armée, mais simplement monté sur une ânesse. «Ses disciples ne savaient pas (1) que ces choses avaient été écrites de lui (Jn 12,16)». Remarquez-vous que les disciples ont ignoré bien des choses, parce que Jésus-Christ ne les leur avait pas encore découvertes? Lorsqu'il dit: «Détruisez ce temple, et je le rétablirai en trois jours» (Jn 2,19), les disciples ne comprirent point alors ce que cela voulait dire. Et un autre évangéliste rapporte que ce discours leur était caché (Lc 18,34), et qu'ils ne comprenaient point que Jésus devait ressusciter d'entre les morts. Mais il était juste que ces choses leur fussent cachées; c'est pourquoi saint Matthieu dit, qu'entendant parler de la passion du Sauveur et de tout ce qui lui devait arriver, ils en étaient tristes et extrêmement affligés (Mt 17,32); ce qui venait de l'ignorance où ils étaient de sa résurrection. Au reste, c'était avec raison que leur Maître ne leur révélait pas encore ces sublimes vérités, parce qu'elles étaient au-dessus de leur portée et de leur intelligence. Mais l'histoire de cette ânesse, pourquoi leur était-elle cachée? Parce qu'elle renfermait aussi un grand mystère.

1. «Ne savaient pas», ce sont les paroles de mon texte; pour dire selon le texte du Nouveau Testament, il faudrait: «Ils ne firent point d'abord attention: ils ne conçurent pas d'abord».

2. Pour vous, mon cher auditeur, admirez cette philosophie, cet esprit de force et de sagesse, que fait paraître ici l'évangéliste, en ne rougissant point d'avouer l'ignorance des disciples. Véritablement ils savaient que toutes ces choses étaient écrites; mais qu'elles étaient écrites de Jésus, ils l'ignoraient. Il n'y a nul doute que s'ils avaient su qu'étant roi, il devait souffrir tant d'outrages, être trahi et livré à ses ennemis, ils en auraient été choqués et scandalisés: mais alors même ils n'auraient pas aisément compris de quel royaume Jésus était roi. Un évangéliste confesse que les disciples avaient cru que Jésus parlait du royaume de ce monde. (Mt 20,21)

«Or, le peuple rendait témoignage que Jésus avait ressuscité Lazare (Jn 12,17)». Un si grand nombre de Juifs ne seraient pas aussi promptement accourus au-devant de lui, s'il n'avait cru au miracle. «De sorte que les pharisiens leur dirent: voyez-vous que vous ne gagnez rien? Voilà tout le monde qui court à lui (Jn 12,19)». Il me semble que ce sont ceux qui avaient l'esprit sain et de bons sentiments, et qui n'osaient pas se déclarer publiquement, qui dirent ces paroles, et que, par ce qui se passait, ils réfutaient ceux qui étaient contraires à Jésus, leur faisant voir que c'était en vain et inutilement qu'ils tentaient et s'efforçaient de le décrier. Au reste, ils appellent ici monde cette multitude de peuple qui suivait Jésus. C'est la coutume de l'Ecriture d'appeler monde et les créatures, et ceux qui vivent dans l'iniquité; elle l'entend dans le premier sens lorsqu'elle dit: «Qui fait marcher le monde dans un si grand ordre», (Is 40,26) Et dans le second, quand elle dit: «Le monde ne vous hait point, mais pour moi il me hait». (Jn 6,7) Il faut savoir exactement ces choses, de peur que les hérétiques, abusant de la signification des noms, ne s'en servent pour soutenir leurs erreurs.

1. «Leur», aux sénateurs. Le texte grec et celui de mon auteur l'insinue ainsi. Notre Vulgate dit: «Les pharisiens dirent entre eux: Vous voyez que nous ne gagnons rien».

«Or il y eut quelques gentils de ceux qui étaient venus pour adorer au jour de la fête (Jn 12,20)», Ces païens étaient venus à la fête pour se faire prosélytes, et étonnés de la grande réputation de Jésus, disaient: «Nous voudrions bien voir Jésus (Jn 12,21)». Philippe, alors, s'approche d'André, qui marchait devant, et lui apprend ce que demandaient ces gentils; mais il le fait avec beaucoup de circonspection et ne veut rien prendre sur lui, parce qu'il avait entendu dire à son Maître: «N'allez point vers les gentils». (Mt 20,5) Et c'est pour cela que, la chose une fois communiquée à André, André et Philippe en informèrent ensemble Jésus.

Mais que leur répondit-il? «L'heure est venue que le Fils de l'homme doit être glorifié (Jn 12,23). Si le grain de froment ne meurt après qu'on l'a jeté en terre, il demeure seul (Jn 12,24)». Que signifie cela: «L'heure est venue?» Jésus avait dit à ses disciples: «N'allez point vers les gentils», et il leur avait fait cette défense pour ôter aux Juifs tout sujet d'obstination. Mais, comme ils demeuraient et dans leur obstination et dans leur incrédulité, et qu'au contraire les gentils voulaient venir et s'approcher de lui, le temps, dit Jésus, est enfin venu qu'il faut que je me livre à la mort, puisque toutes choses sont accomplies. Si nous nous arrêtions à attendre toujours ces opiniâtres, et si nous refusions de recevoir ceux-ci, qui demandent de venir à nous, nous ferions une action indigne de notre bonté et de notre providence.

Comme donc Jésus, après sa passion, devait envoyer ses disciples vers les Gentils, les voyant déjà s'approcher eux-mêmes et venir à lui, il dit: Le temps est venu pour moi d'aller à la croix et de me livrer à la mort. Il n'avait pas permis auparavant à ses disciples d'aller vers les gentils, parce qu'il voulait que sa croix leur servît de témoignage. Avant que les Juifs l'eussent repoussé, avant qu'ils l'eussent attaché à la croix, il n'a point dit: «Allez et instruisez tous les peuples», mais: «N'allez point vers les gentils». (Mt 28,19) Et: «Je n'ai été envoyé qu'aux brebis de la maison d'Israël qui se sont perdues» (Mt 15,24); et: «Il n'est pas juste de prendre le pain des enfants et de le donner aux chiens». (Mt 15,26) Les Juifs haïssant donc Jésus, et le [435] haïssant jusqu'à se porter à le faire mourir, il eût été inutile de les attendre plus longtemps, eux qui le repoussaient avec tant d'opiniâtreté lorsqu'il se présentait à eux. En effet, ils le rejetèrent hautement, en disant: «Nous n'avons point d'autre roi que César». (Jn 19,15) Alors enfin le Sauveur les abandonna, parce qu'ils l'avaient abandonné les premiers. Voilà pourquoi il dit: «Combien de fois ai-je voulu rassembler tes enfants, et tu ne l'as pas voulu?» (Mt 23,37)

Que signifient ces paroles: «Si le grain de froment ne meurt après qu'on l'a jeté en terre?» (Jn 12,24) Le Sauveur parle de sa croix, de sa mort. Afin que ses disciples ne se troublassent point, voyant et pensant qu'on avait fait mourir leur Maître, lors même que les gentils venaient à lui, il leur dit: C'est ma mort même qui les attire et les fait plus promptement venir à moi. C'est ma mort qui va répandre ma prédication et mon Évangile. Ensuite, comme il ne les persuadait pas aussi bien par les paroles que par les exemples, il recourt à une image de ce qui se passe dans la nature: Le froment, dit-il, s'il meurt, porte plus de fruit; or, si cela arrive pour les semences, à plus forte raison la même chose arrivera-t-elle pour moi. Mais les disciples ne comprirent pas ces paroles. C'est pourquoi l'évangéliste répète souvent que les disciples n'avaient point compris ce que Jésus avait dit, afin d'excuser leur fuite au temps de la passion. Saint Paul, parlant de la résurrection des corps, produit le même exemple de la mort et de la résurrection des semences.

3. Quelle excuse auront donc ceux qui ne croient point à la résurrection, puisque nous pouvons tous les jours la voir et la contempler dans les semences, dans les plantes et même dans la propagation de notre espèce? Il faut premièrement que la semence se corrompe et pourrisse en terre, pour qu'ensuite elle s'élève et produise du fruit. Mais, en général, quand Dieu fait quelque chose, on n'a nullement besoin de la raison humaine, elle doit se taire; et en effet, comment le Seigneur nous a-t-il tirés du néant? C'est aux chrétiens que je parle maintenant, aux chrétiens qui font profession de croire aux Écritures. Mais je veux bien emprunter au raisonnement humain une autre preuve de la résurrection. Parmi les hommes il y en a de bons, il y en a de méchants; combien de ceux qui sont méchants ont vécu dans la prospérité jusqu'à l'extrême vieillesse; et au contraire, combien de justes ont passé leur vie dans la misère et dans l'affliction? Quand donc et en quel temps chacun recevra-t-il ce qui lui revient selon son mérite, selon ses oeuvres (1)? Cela est bon, dit-on, mais il n'y a point de résurrection des corps. Répondre de la sorte, ce n'est point écouter saint Paul, qui dit: «Il faut que ce corps corruptible soit revêtu de l'incorruptibilité». (1Co 15,53) L'apôtre ne le dit pas de l'âme, car l'âme ne se corrompt point et ne meurt point, et la résurrection n'est que pour ce qui est mort: or le corps seul meurt et se corrompt.

Pourquoi ne voulez-vous pas qu'il y ait une résurrection des corps? Est-ce que Dieu n'a pas le pouvoir de les ressusciter? Mais n'y aurait-il pas une folie extrême à le nier? Mais, direz-vous, cette résurrection ne convient point? Et pourquoi ne convient-il pas que ce corps corruptible, qui a essuyé tant de peines et de travaux, pendant sa vie, qui enfin a souffert la mort, participe un jour aux couronnes et aux récompenses de l'âme? Si cela n'était pas juste, Dieu ne l'aurait pas créé au commencement, et Jésus-Christ n'aurait pas pris une chair. Or, qu'il en ait pris une et qu'il l'ait ressuscitée, ces paroles le prouvent visiblement: «Portez ici vos doigts», dit-il à Thomas, «voyez et considérez qu'un esprit n'a ni chair ni os». (Lc 24,39 Jn 20,27) Pourquoi Jésus a-t-il ressuscité Lazare, s'il était mieux de ressusciter sans corps? Pourquoi opère-t-il cette résurrection comme un miracle et un bienfait? Pourquoi enfin nous a-t-il donné les moyens de nous nourrir? (Mc 5,43) Ne vous laissez donc pas séduire par les hérétiques, mes chers enfants; il y a une résurrection, il y a un jugement. Ce sont là des vérités que refusent d'avouer ceux qui ne veulent point rendre compte de leurs oeuvres. Il faut que notre résurrection soit semblable à celle de Jésus-Christ (1Co 15,20), car il est les prémices et le premier-né des morts. (Col 1,18)

1. Nous devons tous comparaître devant le Tribunal de Jésus-Christ, dit saint Paul, afin que chacun reçoive ce qui est dû aux bonnes ou aux mauvaises actions qu'il aura faites, pendant qu'il était revêtu de son corps.

Que si la résurrection consiste dans la purification de l'âme, dans la délivrance du péché, Jésus-Christ n'ayant point commis de péché, pourquoi est-il ressuscité? Et si lui-même a - 436 - péché, comment avons-nous été délivrés de la malédiction? (Ga 3,13) Comment dit-il «Le prince de ce monde va venir, et il n'a rien en moi» (Jn 14,30) qui lui appartienne (1)? car voilà ce qui marque son impeccabilité. Ainsi donc, selon ces hérétiques, ou Jésus-Christ n'a point ressuscité, ou, pour qu'il ait ressuscité, il faut qu'il ait péché avant sa résurrection; mais il a ressuscité et il n'a commis aucun péché; c'est donc une vérité constante que Jésus-Christ est ressuscité, et la mauvaise doctrine de ces hérétiques n'est qu'un fruit de leur vanité.

1. Parce que le diable n'a droit que sur les pécheurs.

Evitons donc ces hommes empestés, car «les mauvais entretiens gâtent les bonnes moeurs (2)». (1Co 15,33) Ce ne sont point là les dogmes des apôtres. Marcion et Valentin, voilà les inventeurs de ces nouveautés impies. Fuyons donc ces erreurs, mes bien-aimés, la bonne vie ne sert de rien sans la bonne doctrine, comme la bonne doctrine est inutile sans la bonne vie. Les gentils ont inventé et semé les premiers ces erreurs; les hérétiques les ayant reçues des philosophes païens, les ont accrues et répandues, soutenant également avec eux que la matière est incréée, et bien d'autres semblables extravagances. Comme donc ayant enseigné que la matière était incréée, ils en ont conclu qu'il n'y avait point de créateur; de même, voyant la mort et la corruption des corps, ils ont dit qu'il n'y avait point de résurrection.

2. Selon la plupart des auteurs, ces paroles sont de Ménandre, quoique Socrate l'historien et Nicéphore les donnent à Euripide. Saint Paul a quelquefois cité les auteurs profanes. Saint Cyprien a dit de même: Les mauvais entretiens corrompent les bonnes inclinations». (De Testim. 53, chap. XCV)

Mais nous, mes frères, nous qui connaissons l'immense et souveraine puissance de Dieu, n'écoutons point leurs rêveries; gardons-nous de leurs entretiens, c'est pour vous que je le dis. Car pour moi je ne refuserai point d'entrer en lice avec eux. Mais un homme nu et sans armes, encore qu'il soit en soi plus fort que ceux qui l'attaquent, sera facilement vaincu et terrassé. Si vous faisiez votre étude et votre méditation des saintes Ecritures, si vous vous prépariez tous les jours au combat, je n'aurais garde de vous détourner de combattre contre eux; au contraire, je vous conseillerais de leur livrer bataille, parce que la vérité est forte et puissante. Mais comme vous ne savez pas vous servir des Ecritures, je crains le combat, je crains que, vous trouvant sans armes et sans défense, ils ne vous renversent. Rien, en effet, rien n'est plus faible que ceux qui sont dénués du secours de l'Esprit-Saint.

Que si ces faux sages affectent de faire paraître au dehors de la sagesse et de la gravité, vous ne devez point vous en étonner, mais plutôt vous devez rire de les voir suivre des docteurs fous et insensés; car leurs docteurs n'ont rien su penser de grand, de raisonnable, ni sur Dieu ni sur la créature; ce que chez nous la moindre femme sait, Pythagore l'a parfaitement ignoré (1). Mais ces philosophes débitent fastueusement que l'âme est changée en arbrisseau, en poisson, en chair. Ne leur prêtez point l'oreille, je vous prie, et serait-ce raisonnable? Ils sont ici de grands personnages, ils laissent croître leurs cheveux, les frisent, les ajustent et se parent d'un manteau; voilà en quoi consiste toute leur philosophie. Si vous les regardez de près, ils ne sont que cendre et que poussière, il n'y a rien de sain chez eux, mais «leur gosier est comme un sépulcre ouvert» (Ps 5,11); en eux tout est ordure et corruption, et leurs dogmes, tels qu'un bois pourri, fourmillent de vers. Le premier de leurs philosophes a enseigné que Dieu était l'eau, celui qui est venu après lui a dit que c'était le feu, un autre que c'était l'air, et tous n'ont eu de Dieu que des idées corporelles. N'admirez donc pas, je vous prie, ces docteurs qui n'ont pas pu s'élever à la connaissance d'un Dieu incorporel. Que si dans la suite ils en ont eu quelque connaissance, ils la doivent aux entretiens qu'ils ont eus dans l'Egypte avec les nôtres. Mais, pour ne pas causer ici trop de désordre, finissons ce discours. Si nous voulions bien nous donner la peine de vous exposer leur doctrine, ce qu'ils ont dit de Dieu, de la matière, de l'âme et du corps, vous ne pourriez vous empêcher d'éclater de rire. D'ailleurs ils ne méritent pas qu'on les réfute, car ils se détruisent réciproquement eux-mêmes.

1. Savoir: que l'âme est spirituelle et immortelle.

Le philosophe qui a écrit contre nous un livre sur la matière, se réfute lui-même. Ainsi donc, pour ne pas occuper inutilement votre temps, et ne nous pas embarquer dans un discours sans fin, laissons toutes ces choses, et disons qu'il faut s'appliquer à la lecture de l'Ecriture sainte, au lieu de se jeter dans des disputes de paroles dont on ne retire aucun - 437 - fruit. C'est l'avis que saint Paul donne à Timothée, à ce cher disciple qui était plein de sagesse, et qui avait reçu le don des miracles. Suivons donc le conseil du grand apôtre, fuyons, rejetons toutes ces fables et ces puérilités (1Tm 4,7 1Tm 6,20 2Tm 2,23); mettons la main à l'oeuvre: je veux dire, exerçons-nous aux oeuvres de charité envers nos frères, à l'hospitalité, et attachons-nous de toutes nos forces à faire l'aumône, afin que nous puissions acquérir les biens que Dieu nous a promis, par la grâce et la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui appartient la gloire, dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.



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HOMÉLIE LXVII. CELUI QUI AIME SA VIE, LA PERDRA; MAIS CELUI QUI HAIT SA VIE EN CE MONDE, LA CONSERVE POUR LA VIE ÉTERNELLE.


Chrysostome sur Jean 65