Chrysostome sur Mt 42

42

HOMÉLIE XLII - «OU DITES QUE L’ARBRE EST BON ET QUE LE FRUIT AUSSI EN EST BON,


Mt 12,33-37

OU DITES QUE L’ARBRE EST MAUVAIS ET QUE LE FRUIT AUSSI EN EST MAUVAIS. CAR C’EST PAR LE FRUIT QUE L’ON CONNAÎT L’ARBRE. » (CHAP. 12,33, JUSQU’AU VERSET 38)

ANALYSE

1 et 2. Les méchants ne retirent aucun avantage de la vertu de leurs ancêtres.- la bouche parle de l’abondance du coeur soit en bien soit en mal.
3. Qu’il ne faut pas révéler les vices du prochain, même s’ils sont les nôtres.
4. Utilité de l’examen de conscience, du soin que l’on doit y apporter.- Exhortation à la pratique de la vertu qui n’est pas plus difficile que celle du vice.



1. Jésus-Christ se sert encore ici d’un autre raisonnement pour confondre ses adversaires, et il ne se contente pas des réfutations précédentes. Il est visible qu’il n’agissait pas ainsi pour se justifier devant eux du crime qu’ils lui imputaient, puisqu’il en avait déjà dit assez pour cela; mais pour tâcher de les convertir, et de les rappeler à Dieu. Il semble qu’il leur dise par ces paroles: Personne de vous ne s’en prend à ceux qui ont été guéris, comme ne l’ayant pas été véritablement: personne ne dit non plus que ce soit un mal de délivrer un homme du démon qui le possède. Car quelle que fût leur impudence, ils n’auraient cependant pas osé dire pareille chose. Puis donc que ne trouvant rien à dire dans ses actions, ils ne laissaient pas de décrier sa personne, il leur montre que leurs accusations étaient entièrement déraisonnables, et qu’elles combattaient l’ordre naturel des choses. Il leur laissait à conjecturer de là quelle impudence il fallait avoir pour dire des choses qui non-seulement étaient détestables, mais même sans aucune apparence de raison.

Mais considérez la modération du Sauveur. Il ne dit pas: Dites que l’arbre est bon, parce que le fruit en est bon; mais pour les confondre entièrement, et pour leur faire mieux comprendre quelle était sa douceur et leur audace, il leur dit: Si vous voulez reprendre mes actions, je ne vous en empêche pas: mais que vos accusations au moins paraissent un peu raisonnables, et qu’elles ne se contredisent point elles-mêmes. Car le moyen le plus propre pour les convaincre de leur malice était de leur faire voir qu’ils voulaient obscurcir les choses du monde les plus claires. En vain, leur dit-il, votre malignité s’aveugle elle-même et veut allier ce qui est incompatible. On reconnaît l’arbre par le fruit, et non pas le fruit par l’arbre. Mais vous faites le contraire. Quoi. que l’arbre soit le principe du fruit, c’est néanmoins le fruit qui fait juger quel est l’arbre. Il fallait donc, pour être conséquents, blâmer mes actions pour pouvoir m’accuser moi-même, ou bien ne pas m’accuser si vous approuviez mes actions. Pour vous, vous agissez d’une manière tout opposée. Sans rien blâmer dans mes actions qui sont les fruits, vans accusez ma personne qui est comme l’arbre, et vous allez jusqu’à m’appeler démoniaque.

Jésus-Christ confirme encore ici ce qu’il a dit précédemment: «Un bon arbre ne peut porter de mauvais fruits, ni un mauvais arbre en porter de bons.» (Mt 7,18) Ce qui fait voir que leurs accusations étaient tout à fait absurdes, et contre toute sorte de raison.

Et comme ce n’est plus lui qu’il justifie, mais le Saint-Esprit, il leur parle avec chaleur et (334) avec force. «Race de vipères, comment pourriez-vous dire de bonnes choses étant méchants comme vous êtes, puisque la bouche parle de la plénitude du coeur (Mt 12,34)?» Jésus-Christ, par ces paroles, accuse en même temps ses ennemis, et prouve par eux la vérité de ce qu’il vient de leur dire. Vous autres, leur dit-il, étant d’aussi mauvais arbres que vous êtes, vous ne pouvez porter de bons fruits. Je ne m’étonne donc pas que vous disiez ce que vous dites, puisqu’étant sortis de si mauvais pères, vous avez eu une éducation semblable à votre naissance, et que vous en retenez encore l’esprit et le coeur.

Mais remarquez avec quelle sévérité il les reprend, et combien ce qu’il leur objecte est sans réplique. Il ne leur dit point: «Comment pourriez-vous dire de bonnes choses, vous qui êtes une race de vipères? La conséquence serait moins frappante; mais comment pouvez-vous dire de bonnes choses, étant méchants comme vous êtes?» Il les appelle «Race de vipères,» parce que ces hommes se glorifiaient de leurs ancêtres. Et, pour leur montrer qu’ils n’en devaient attendre aucun avantage, il les retranche de la race d’Abraham; il leur ôte ce titre d’honneur, dont ils s’enorgueillissaient si insolemment, et, au lieu d’un ancêtre si illustre, il leur donne pour pères des serpents, extraction plus conforme à leur malice noire et envenimée. « Puisque la bouche,» ajoute-t-il, «parle de la plénitude du coeur.»

Il leur fait voir encore ici qu’il est Dieu, et qu’il connaît le fond des coeurs. Il nous apprend que nous rendrons compte un jour non-seulement de nos paroles, mais encore de nos mauvaises pensées, et qu’elles ne peuvent être cachées aux yeux de Dieu. Il montre même que les hommes peuvent aussi les connaître. Car il y a une si grande liaison et un si grand rapport du dedans avec le dehors, que lorsque le venin est au dedans, il faut nécessairement qu’il se répande et qu’il paraisse au dehors par les paroles. Lors donc que vous entendez dire à quelqu’un des paroles mauvaises et scandaleuses, vous devez croire qu’il a en lui beaucoup plus de mal qu’il n’en fait paraître. Car ce qu’il dit de mauvais a un principe et une source, et ce qui paraît au dehors n’est qu’une petite partie de cette plénitude de corruption qui est cachée au dedans. Cc reproche est sanglant, vous le comprenez; car si l’impiété de leurs paroles fait voir que c’est le démon qui les leur inspire, jugez quelle est la corruption de leur coeur, et combien cette source d’où elle coule est empoisonnée. Et cette conséquence est très-certaine, parce que la langue n’ose pas dire tout ce que le coeur lui dicte, et qu’elle ne laisse pas sortir toute la corruption intérieure; mais comme le coeur n’a aucun homme pour témoin, et qu’ayant perdu la crainte de Dieu, il n’appréhende point ses jugements, il produit hardiment dans ses pensées tout le mal qu’il a conçu en lui-même. Ainsi il arrive d’ordinaire qu’il y a encore plus de corruption dans notre volonté que dans nos paroles, parce que la crainte même de ceux qui nous écoutent nous retient dans ce que nous disons, au lieu que le coeur n’étant connu de personne, s’abandonne avec plus de liberté au dérèglement de ses pensées. Mais lorsqu’il y a au dedans une trop grande corruption, elle se répand enfin au dehors. Et comme ceux qui sont pressés de rejeter les mauvaises humeurs qui les incommodent, se contraignent d’abord, mais enfin ne les peuvent plus retenir; de même ceux qui ont de mauvaises pensées et de mauvais desseins dans le coeur, après s’être retenus quelque temps, rejettent enfin au dehors ce venin caché, qui se répand en injures et en calomnies.

2. «L’homme qui est bon tire du bon trésor de son coeur ce qui est bon, et l’homme qui est mauvais tire de son mauvais trésor ce qui est mauvais (Mt 12,35).» - Ne croyez pas, nous dit-il, que cette parole: «Que la bouche ne parle que de la plénitude du coeur,» ne soit vraie que dans le mal, elle l’est aussi dans le bien. Car il y a plus de vertu dans le fond du coeur des bons qu’il n’en paraît au dehors dans leurs paroles. Il concluait donc de la qu’on devait croire les Juifs plus malicieux qu’ils ne le paraissaient être par ce qu’ils disaient, et qu’on devait aussi supposer en lui plus de bonté qu’il n’en paraissait dans ses paroles.

Il donne au coeur le nom de «trésor» pour mieux exprimer la multitude des biens ou des maux qu’il renferme. Il tâche ensuite de les frapper de terreur. Ne croyez pas, leur dit-il, que le jugement que Dieu vous réserve se termine seulement à faire connaître à tout le monde la corruption de vos coeurs, mais votre malice sera de plus condamnée à des tourments éternels, Il ne leur adresse pas son discours (335) en leur parlant à eux-mêmes et se serrant du mot de «vous», pour instruire tout le monde en général, et pour rendre ce qu’il dit moins odieux.

«Aussi je vous déclare que les hommes rendront compte au jour du jugement de la moindre parole inutile qu’ils auront dite (Mt 12,36). » Une parole inutile est une parole qui n’a point de rapport avec les choses dont on parle, ou qui tient du mensonge et de la médisance. Quelques-uns disent aussi qu’une parole inutile est une parole vaine, comme celles qui font rire, qui ne sont pas assez réglées, qui sont trop libres, et qui blessent l’honnêteté et la pudeur.

«Car vous serez justifié par vos paroles et vous serez condamné par vos paroles (Mt 12,37).» Peut-on accuser ce jugement d’une trop grande sévérité; et ce compte que Dieu redemandera ne paraît-il pas être plein d’équité et de douceur? Le juge ne prononcera point l’arrêt contre vous sur le simple rapport des autres, mais sur ce que vous aurez dit vous-même; manière de juger de toutes la plus juste et la plus équitable, puisque vous êtes entièrement maître ou de dire ou de ne pas dire ce que vous voudrez.

Ce ne sont donc point, mes frères, ceux qui sont calomniés qui doivent trembler, mais bien les calomniateurs eux-mêmes. Car ceux qui auront été déchirés par les médisances ne seront pas contraints de justifier leur innocence, mais ceux qui les auront décriés seront obligés de rendre compte de toutes leurs paroles injurieuses. C’est sur eux que tout le péril tombera; c’est contre eux que le juge prononcera la sentence.

C’est pourquoi ceux qui sont calomniés doivent être dans une entière assurance, puisqu’ils ne seront point responsables des médisances des autres; mais leurs calomniateurs doivent frémir d’horreur et d’effroi aux approches de ce juge qui leur fera rendre compte de leurs impostures. Ce crime est un crime diabolique. C’est un péché qui n’apporte aucune satisfaction à celui qui le commet et qui ne lui cause que du mal. C’est une passion qui amasse dans l’âme un trésor funeste de malice et de péchés. Que si celui qui a le corps plein de mauvaises humeurs, tombe malade nécessairement, combien plus celui qui se remplit de cette humeur noire et maligne, infiniment plus nuisible à l’âme que la bile ne l’est au corps, ne s’expose-t-il à une maladie plus dangereuse, dont les douleurs seront infinies et éternelles ?

On en peut juger par les effets. Car si la médisance afflige de telle sorte celui qu’elle attaque, combien doit-elle plus tourmenter celui qui l’a dit? Le calomniateur se blesse toujours le premier avant que de blesser les autres. Celui qui marche sur les charbons ardents se brûle lui-même; et celui qui frappe sur un diamant sent que le coup retombe sur lui: celui qui regimbe contre l’aiguillon se pique et se blesse lui-même. Car le chrétien qui sait supporter généreusement l’injustice et la calomnie, est en vérité comme un diamant, comme un feu, et comme un aiguillon perçant: au lieu qui celui qui médit de ses frères est plus faible et plus méprisable que la boue.

Ce n’est donc pas un mal que d’être calomnié par les autres: mais c’est un très grand que d’être assez méchant pour publier des calomnies, ou de n’être pas assez ferme pour les souffrir. Avec quelle injustice Saül persécuta-t-il autrefois David? et combien David eut à souffrir de sa part? et cependant lequel des deux a été le plus fort ou le plus heureux? lequel des deux a été le plus misérable et le plus digne de compassion? n’est-ce pas celui qui a fait l’injure et non celui qui l’a soufferte? Considérez, je vous prie, la conduite de l’un et de l’autre. Saül avait promis à David que s’il tuait Goliath, il lui donnerait sa fille en mariage. Cependant David tue Goliath, et Saül manque à sa parole, et bien loin de le faire son gendre, il ne pense qu’à le tuer.

Lequel des deux s’est donc acquis le plus de gloire? l’un est en proie à une tristesse profonde, il est possédé d’un démon; l’autre par ses victoires et par sa piété envers Dieu devient plus éclatant que le soleil. Nous en voyons aussi que, à propos de cette danse fameuse des femmes israélites après la mort de Goliath, Saül sécha de dépit et d’envie contre David, et que David garda une modération et un silence qui lui attira le coeur et l’affection de tout le monde.

Quand ensuite David eut Saül entre ses mains, et qu’étant maître de sa vie, il lui pardonna; lequel des deux fut le lus fort ou le plus faible, le plus heureux ou le plus malheureux? n’est-il pas visible que c’est celui qui ne voulut point se venger d’un ennemi qui avait tant cherché à le perdre? l’un était (336) armé de soldats et d’un grand nombre de troupes; David, au contraire, n’était armé que de la justice qui le couvrait comme d’un bouclier qui lui tenait lieu de toute une armée. C’est pourquoi après avoir souffert tant d’injustices et de violences il ne voulut point tuer son persécuteur, quoiqu’il eût pu le faire sans blesser la justice, parce qu’il savait que le courage d’un homme doit paraître non à faire le mal, mais à le souffrir.

Jetez maintenant les yeux sur le patriarche Jacob. Ne fut-il pas traité, par Laban avec beaucoup d’injustice et de violence? cependant qui des deux fut le plus fort? ou Laban qui tenant Jacob en sa puissance n’osa jamais le toucher; ou Jacob qui étant sans armes et sans soldats ne laissa pas de lui être plus redoutable que n’auraient été dix mille rois?

3. Mais pour vous mieux prouver ce que je vous ai déjà dit, je retourne encore à David, pour le considérer, d’une manière toute contraire à celle dont nous l’avons envisagé. Car après avoir été si ferme et si courageux lorsqu’on lui faisait violence, n’a-t-il pas été ensuite le plus faible de tous les hommes lorsqu’il a fait violence aux autres? Ne vit-on pas dans l’injustice qu’il fit à une que l’auteur de l’injure devient le plus faible et l’offensé le plus fort? Une, tout mort qu’il était, mettait le désordre dans la famille de David et troublait tout son royaume; et David tout vivant et tout roi qu’il était, était trop faible pour lui résister. Il ne pouvait empêcher qu’un seul homme, et un homme mort, ne remplît tout son Etat de confusion et de trouble.

Voulez-vous que je vous fasse voir encore plus clairement ce que je vous dis? Examinons ce qui est arrivé à ceux qui se sont vengés même avec justice. Car nous avons déjà fait voir que ceux qui outragent injustement les autres, sont sans comparaison plus faibles que ceux qu’ils haïssent, puisqu’ils se perdent eux-mêmes en les voulant perdre. Joab, général de l’armée de David, peut me servir à prouver ce que je vous dis. Il voulut venger la mort de son frère et il excita pour cela une guerre civile, et s’engagea dans une longue suite d’afflictions et de maux, qu’il se serait épargnés, s’il eût eu assez de vertu et de sagesse pour souffrir constamment la perte d’une personne qui lui était chère.

Fuyons donc ce crime, mes frères, et n’offensons jamais nos frères, ni par nos actions, ni par nos paroles. Jésus-Christ n’a pas dit: Si vous accusez publiquement, si vous dénoncez au juge, mais simplement: «Si vous dites du mal,» quand ce ne serait qu’en vous-même, vous ne laisserez pas d’en être très-sévèrement puni. Quand ce que vous auriez dit se trouverait en effet véritable, et que vous en connaîtriez d’une manière certaine la vérité, vous ne laisserez pas d’être puni. Car Dieu vous jugera non point par ce qu’un autre aura fait, mais par ce que vous aurez dit vous-même: «Vous serez,» dit-il, «condamné par vos paroles.»

Ne vous souvenez-vous pas que le pharisien ne disait rien qui ne fût très-véritable et très-connu de tout le monde, et que néanmoins sans qu’il eût révélé des fautes secrètes et cachées, il fut condamné aux derniers supplices? S’il ne faut donc point accuser les autres de fautes qui sont connues et qui sont publiques, il faut encore bien moins leur reprocher celles qui sont incertaines et douteuses? Le pécheur n’a-t-il pas un juge qui le jugera? Pourquoi usurpez-vous l’autorité du Fils unique du Père? C’est à lui que le Père a donné tout le pouvoir de juger. C’est à lui qu’il réserve ce trône et ce tribunal.

Que si vous avez tant d’envie de juger, jugez-vous vous-même. Ce jugement ne vous exposera à aucun blâme et vous sera même très-avantageux. Elevez ce tribunal au milieu de vous et représentez-vous tous les dérèglements de votre vie. Redemandez-vous un compte exact de toutes vos actions. Dites à votre âme: Pourquoi avez-vous eu la hardiesse de faire telle ou telle action? Que si elle ne prend pas déplaisir à se juger ainsi elle-même et qu’elle aime mieux examiner les fautes des autres, dites-lui encore: Ce n’est pas sur les actions des autres que je vous juge; ce n’est pas de celles-là que vous avez à vous justifier. Que vous importe qu’un tel vive mal? Pourquoi vous-même osez-vous faire une telle faute? Défendez-vous vous-même et n’accusez pas les autres. Examinez-vous vous-même et n’examinez point votre frère.

Intimidez aussi votre âme. Tenez-la dans la crainte et dans la frayeur. Si elle n’a rien à répondre et qu’elle tâche de s’échapper à ce tribunal, contraignez-la d’y comparaître traitez-la comme une criminelle, frappez-la de verges comme une esclave orgueilleuse qui s’est laissée corrompre. Ne laissez passer aucun jour sans la juger de la sorte. (337) Représentez-lui ce fleuve de feu, ce ver qui la rongera sans cesse et tous ces supplices si effroyables de l’enfer.

Ne lui permettez point à l’avenir de se laisser souiller par le démon. Ne souffrez plus qu’elle se serve de ces vaines excuses: c’est le démon qui vient me chercher, c’est lui qui me tend des pièges, c’est lui qui m’assiège et qui me tente. Répondez-lui que si elle ne voulait point consentir, il ne lui ferait aucun mal et que tous ses artifices seraient inutiles à son égard.

Que si elle se défend d’une autre manière et qu’elle dise: Je suis liée avec mon corps, je suis environnée d’une chair faible, je demeure parmi des hommes et je suis encore sur la terre, répondez-lui que ce ne sont là que des prétextes pour entretenir ses désordres. Que tels et tels sont, aussi bien qu’elle, environnés d’une chair, qu’ils demeurent en ce monde et qu’ils sont encore sur la terre. Que néanmoins ils vivent dans une vertu admirable et que quand elle aura pris une ferme résolution de bien vivre, la chair ne l’en empêchera plus.

Que si ce discours l’afflige, ne cessez point de la blesser. Ces blessures salutaires que vous lui ferez, ne la tueront pas, mais la sauveront. Si elle répond encore: qu’un tel homme l’a irritée et l’a mise en colère, répondez-lui qu’il était en sa puissance de ne s’y pas mettre et que souvent elle s’en était abstenue. Si elle dit: la beauté de cette personne m’a surprise, répondez-lui qu’il était encore en son pouvoir d’étouffer cette passion. Rapportez-lui l’exemple de beaucoup d’autres personnes qui l’ont éteinte et faites-la souvenir des paroles de la première femme: «Le serpent m’a trompée «(Gn 3),» à qui néanmoins cette excuse ne servit de rien.

4. Lorsque vous jugerez ainsi votre âme, que personne ne soit présent et que personne ne vous trouble. Imitez les juges qui font tirer les rideaux pour être plus en repos et pour mieux former leurs jugements. Cherchez de même, au lieu de rideaux, un temps et un lieu de solitude et de paix. Quand vous avez soupé et que vous êtes près de vous mettre au lit, jugez-vous alors et examinez vos fautes. Tout y est très-favorable, le temps, le lieu, le lit, le repos. David l’a marqué, lorsqu’il a dit: «Dites dans vos coeurs ce que vous dites, et soyez touchés de componction, lorsque vous êtes sur vos lits. » (Ps 4,5) Punissez avec sévérité les moindres fautes, afin que vous soyez d’autant plus éloigné de tomber jamais dans les grandes.

Si vous êtes exact à faire cela tous les jours, vous paraîtrez avec confiance devant ce tribunal terrible qui fera trembler tout le monde. C’est ainsi que saint Paul s’est élevé à un si haut point de pureté et d’innocence, et c’est ce qui lui a fait dire: «Si nous nous jugions nous-mêmes, nous ne serions point jugés de Dieu.» (1Co 2,31) C’est ainsi que Job a purifié ses enfants, puisqu’il est bien croyable qu’offrant à Dieu des sacrifices pour leurs fautes secrètes, il les punissait sévèrement de celles qui paraissaient.

Pour nous autres nous sommes bien éloignés de cette vertu, et nous faisons le contraire de ces grands saints. Aussitôt que nous nous sommes mis au lit, nous repassons dans notre esprit nos affaires domestiques. Il y en a même qui s’entretiennent alors de choses qui blessent l’honnêteté. D’autres pensent à leurs biens et à leurs usures, et s’embarrassent dans mille sortes de soins. Si vous aviez une fille unique, vous veilleriez avec soin pour la conserver chaste et pure; et vous souffrez que votre âme qui vous devrait être plus précieuse que votre fille, s’abandonne à des fornications spirituelles, et vous lui suscitez vous-même une infinité de pensées mauvaises.

Si l’amour de l’argent, si le désir du gain, si un objet dangereux, si la haine ou la colère, ou quelque autre passion se présente à la porte de notre âme, nous la lui ouvrons aussitôt, nous l’invitons à entrer, nous l’attirons, et nous lui permettons sans rougir de la déshonorer et de la corrompre. Y a-t-il rien de plus cruel que cette mortelle négligence? Nous n’avons qu’une âme qui nous doit être plus chère que toutes choses; et nous la prostituons à ces pensées malheureuses et à ces fantômes, comme à des adultères qui ne la quittent qu’après lui avoir fait perdre la pureté, et lorsqu’ils en sont bannis par le sommeil; ou plutôt ces fantômes ne s’en retirent pas même alors. Les songes de la nuit lui représentent encore les images dont elle s’était remplie durant le jour. Elle se trouve encore occupée alors par ces représentations de la nuit, qui l’expose souvent à des chutes et à des crimes véritables.

Nous ne pouvons souffrir que la moindre poussière ou la moindre paille entre dans notre (339) oeil; et nous négligeons notre âme, lorsqu’elle est accablée de tant de maux. Quand la purgerons-nous de toutes ces 1m puretés dont nous la souillons chaque jour? Quand couperons-nous toutes ces ronces et ces épines? Quand y répandrons-nous la semence des vertus?

Ne savez-vous pas que le temps de la moisson approche? et cependant nous n’avons pas encore commencé à défricher la terre qui nous a été commise. Que si le maître du champ nous surprend dans cette paresse, que lui dirons-nous, que lui pourrons-nous répondre? Dirons-nous que personne ne nous a donné de semence? On a soin de le faire tous les jours. Dirons-nous que personne n’a arraché les épines qui couvraient toute la terre. Nous tâchons à tous moments d’y mettre cette faux» dont il est parlé dans l’Ecriture. Nous excuserons-nous sur les nécessités de la vie qui nous attachent et qui nous tiennent comme captifs? Pourquoi ne vous êtes-vous pas «crucifié au monde?» selon la parole de l’Apôtre.

Si celui qui n’a rendu que le talent qu’il avait reçu de son maître, est appelé «méchant serviteur», parce qu’il ne l’a pas rendu au double, comment appellera-t-on celui qui aura même dissipé ce qu’on lui aura donné? Si ce serviteur fut lié et précipité dans le lieu «des pleurs et des grincements de dents;» que souffrirons-nous, nous autres qui demeurons toujours lâches et paresseux, quoique tant de considérations nous portent à nous convertir?

Car qu’y a-t-il en ce monde qui ne vous dût aider à penser à Dieu? Ne voyez-vous pas combien la vie est fragile et incertaine, et de combien de maux et d’afflictions elle est traversée? Ne croyez pas, je vous supplie, qu’il n’y ait que la vertu qui soit pénible. Le vice a aussi ses épines et ses travaux. Puis donc que le travail est égal de part et d’autre, pourquoi n’embrassez-vous pas plutôt celui qui sera suivi d’une si grande récompense?

Il y a même des vertus qui s’exercent sans aucune peine. Car quelle peine y a-t-il à ne point médire, à ne point mentir, à ne point jurer, à ne se point mettre en colère contre son frère? S’il y a de la peine, ce n’est pas à fuir ces vices, mais à les commettre. Ne serons-nous donc pas inexcusables, et indignes de pardon, si nous ne nous appliquons pas à ces vertus mêmes qui sont si faciles? Et qui s’étonnera que nous n’arrivions jamais à ce qu’il y a de plus élevé et de plus pénible dans la vertu, puisqu’en négligeant les choses les plus aisées, nous nous rendons incapables des plus grandes?

Souvenons-nous, mes frères, de ces avis si importants; fuyons le mal, embrassons la vertu, afin de jouir et du vrai bonheur de cette vie, et dans l’autre des biens éternels que je vous souhaite, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Ainsi soit-il.


43

HOMÉLIE XLIII - «ALORS QUELQUES-UNS DES DOCTEURS DE LA LOI ET DES PHARISIENS LUI DIRENT: MAÎTRE,


Mt 12,38-45

NOUS VOUDRIONS BIEN QUE VOUS NOUS FISSIEZ VOIR QUELQUE PRODIGE. MAIS IL LEUR RÉPONDIT: CETTE RACE MÉCHANTE ET ADULTÈRE DEMANDE UN PRODIGE, ET ON NE LUI EN ACCORDERA POINT D’AUTRE QUE CELUI DU PROPHÈTE JONAS.» (CHAP. 12,38, 39, JUSQU’AU VERSET 46)

ANALYSE

1. Cette génération perverse et adultère demande un signe. - Cette génération est adultère parce qu’elle repousse son légitime maître; ainsi par cette parole qu’il adresse aux Juifs incrédules, Jésus-Christ montre qu’il est l’égal de Dieu le Père.
2. Que la passion et la mort de Jésus-Christ ont été réelles et non pas seulement apparentes comme le voulait l’hérésiarque Marcion. - Jonas, figure de Jésus-Christ.
3. Condamnation des Juifs déicides; leur punition dès cette vie.
4 et 5. Combien on doit craindre d’irriter Dieu, et de s’endurcir comme Pharaon.- Description du feu et des tourments effroyables de l’enfer. - Qu’on doit éviter ces peines par un véritable changement de vie. - Comment on peut se sauver au milieu des engagements et des soins du monde.



1. Peut-on trouver quelqu’un de plus déraisonnable et plus impie que les pharisiens, qui après tant de miracles que Jésus-Christ a faits devant eux, lui disent ici comme s’il n’en avait fait aucun: «Maître, nous voudrions bien que vous nous fissiez voir quelque prodige?» Mt 12,38) Pourquoi donc lui font-ils cette question? C’est encore dans le dessein de le surprendre. Après que Jésus-Christ leur a souvent fermé la bouche, après qu’il a réprimé leur audace par la force de ses paroles, ils lui demandent de nouveaux miracles. C’est ce que l’évangéliste admire, lorsqu’il dit: «Alors quelques-uns des docteurs de la loi et des pharisiens demandèrent un prodige.» Mt 12,38 Car quel temps marque-t-il en disant: «Alors?» un temps où les Juifs devaient le plus céder à Jésus-Christ, l’admirer, être épouvantés de ses raisons, s’éloigner de lui avec confusion? C’était au contraire alors que leur malice redoublait, et qu’ils étaient plus opiniâtres.

Mais remarquez combien leurs paroles sont pleines de flatteries et d’illusion tout ensemble. Car ils espéraient le gagner par là. Tantôt ils l’injurient, et tantôt ils le flattent. Ils l’appellent quelquefois «démoniaque»; et quelquefois ils l’appellent «maître.» L’un et l’autre de ces traitements si opposés venaient d’un même fond de malice. C’est aussi ce qui oblige Jésus-Christ à leur faire une sévère réprimande. Lorsqu’ils lui parlaient avec aigreur, et qu’ils l’interrogeaient fièrement, il leur répondait avec une douceur admirable; mais lorsqu’ils le flattaient, il leur parlait avec force. Il montrait ainsi qu’il était au-dessus de toutes ces passions, et que comme leur colère ne l’irritait pas, leurs flatteries aussi ne le touchaient point.

Mais remarquez que cette réprimande n’est pas une simple réprimande, mais qu’elle est encore une preuve et une conviction de leur malice. Car voici ce qu’il répond: «Cette race méchante et adultère demande un prodige (Mt 12,39).» Il semble qu’il leur dise par ces paroles: faut-il s’étonner que vous me traitiez de la sorte, lorsque vous ne me connaissez pas encore, puisque vous traitez aussi indignement mon Père, dont vous avez tant de fois éprouvé la puissance? Vous l’avez quitté néanmoins souvent pour courir aux idoles, et pour en attirer d’autres à ce culte impie. C’est le reproche continuel que leur faisait le prophète Ezéchiel. (Ez 15) Jésus-Christ leur parlait ainsi pour leur montrer qu’il était parfaitement d’accord avec son Père, et qu’ils ne faisaient, eux, que ce que leurs pères avaient (340) déjà fait. Il voulait leur montrer qu’il connaissait clairement le secret de leurs pensées et l’intention hypocrite et malveillante avec laquelle ces prodiges lui étaient demandés.

C’est pour ce sujet qu’il les appelle «une race méchante,» parce qu’ils avaient toujours été ingrats aux bienfaits de Dieu, devenant d’autant plus méchants qu’ils en recevaient plus de grâces, ce qui est le comble de la malice. Il les appelle encore une « race adultère, » pour marquer leur infidélité passée et leur incrédulité présente. Et il montre en cela-même qu’il est égal à son Père, puisque l’âme se rend également adultère ou en ne croyant pas au Fils, ou en ne croyant pas au Père.

Après cette forte réprimande il ajoute: «Mais on ne lui en accordera point d’autre que celui du prophète Jonas (Mt 12,39).» Il commence à marquer ici sa résurrection et à la prouver par l’exemple de ce prophète qui en fut une figure. Vous me direz peut-être: mais le Fils de Dieu n’a-t-il pas donné «un prodige à cette race méchante et adultère,» puisqu’il a fait depuis tant de miracles? Je vous réponds qu’il n’a point donné ici ses miracles à la demande de ces pharisiens, puisqu’il ne les a point faits pour les convertir, connaissant trop leur opiniâtreté et leur aveuglement, mais seulement pour servir aux autres. Nous pouvons dire encore qu’il ne devait point leur faire voir de miracle semblable à celui de Jonas.

Dieu leur a donné un autre signe, lors par exemple que les afflictions qui les accablèrent leur firent sentir quelle était la puissance de Celui qu’ils avaient crucifié. C’est de quoi il les menace ici, quoiqu’assez obscurément, comme s’il disait: je vous ai comblé de bienfaits, sans que rien vous ait pu attirer à moi, et que vous ayez voulu reconnaître et adorer ma souveraine puissance. Mais vous la connaîtrez un jour non plus par la grandeur de mes dons, mais par les effets de ma justice, lorsque vous verrez votre ville prise et pillée, vos murs abattus, votre temple démoli, votre Etat ruiné, votre liberté perdue, vos cérémonies abolies, et que vous serez errants et fugitifs sur toute la ferre.

Tout ceci vous arrivera après que vous m’aurez crucifié, et c’est là le grand prodige que je vous réserve. Car n’est-ce pas en effet un prodige épouvantable, que le peuple juif soit toujours accablé des mêmes maux, et que malgré les efforts que plusieurs ont faits pour le soulager, il demeure néanmoins toujours misérable, depuis que la main de Dieu s’est une fois appesantie sur lui pour le châtier? Mais Jésus-Christ ne leur parle qu’obscurément de ces choses, qui ne devaient être éclaircies que par ce qui devait arriver un jour. Il se contente ici de leur parler de sa résurrection dont ils devaient être plus pleinement informés par ce qu’ils souffriraient dans la suite.

«Car comme Jonas fut trois jours et trois nuits dans le ventre de la baleine; ainsi le Fils de l’homme sera trois jours et trois nuits dans le coeur de la terre (Mt 12,40).» Il ne leur dit pas néanmoins qu’il ressusciterait, parce que ces impies s’en seraient moqués; il se contente de le leur marquer en énigme pour leur faire voir, quand cela serait arrivé, qu’il le leur avait prédit. Car pour se convaincre que les pharisiens comprenaient ce que Jésus leur disait par ces paroles, il ne faut que voir ce qu’ils dirent à Pilate. «Ce séducteur a dit, lorsqu’il était encore vivant: je ressusciterai après trois jours.» (Mt 27,43) Cependant ses disciples mêmes ignoraient cela parce qu’ils étaient bien plus grossiers et plus ignorants alors que les pharisiens. C’est pourquoi les Juifs ont été convaincus par leur propre lumière, et se sont condamnés eux-mêmes.

2. Mais remarquez avec quelle exactitude Jésus-Christ parle de sa résurrection, quoique en termes énigmatiques. Car il ne dit pas qu’il sera dans la terre, mais «dans le coeur de la terre,» pour mieux marquer son sépulcre, et pour empêcher qu’on ne crût que sa mort n’était qu’une feinte. C’est pour cette même raison qu’il a voulu demeurer mort durant trois jours, afin que personne n’en pût douter. Il a voulu confirmer la certitude de sa mort, non-seulement en mourant sur une croix devant tout le monde, mais encore en demeurant trois jours dans le sépulcre. Toute la suite des temps devait rendre témoignage à sa résurrection, mais on eût pu douter de sa mort, s’il ne l’eût établie par des preuves très-constantes et très-assurées. Que si l’on eût douté de sa mort, on eût douté aussi par une suite nécessaire de sa résurrection. C’est pourquoi il donne à sa mort le nom «de signe, » et il n’aurait point «donné ce signe» s’il n’eût point été crucifié.

Il rapporte aussi une figure de sa mort, afin qu’on en crût la vérité. Car je vous prie de me (341) dire si Jonas n’était qu’en figure «dans le ventre de la baleine?» Et si l’on ne peut dire cela avec quelque apparence de raison, pourquoi veut-on douter que Jésus-Christ n’ait été de même «dans le coeur de la terre?» Est-il croyable que la figure ait été réelle, et que la vérité n’ait été qu’une illusion? C’est pourquoi nous avons tant de soin d’annoncer partout la mort de Jésus-Christ, et dans les sacrés mystères, et dans le baptême, et généralement en toutes choses. De là vient encore que saint Paul crie si hautement: «A Dieu ne plaise que je mette ma gloire en autre chose que dans la croix de Notre-Seigneur Jésus-Christ!» (Ga 7,14)

C’est, mes frères, ce qui nous fait voir que ceux qui sont infectés de l’hérésie de Marcion sont les vrais enfants du diable, parce que, en soutenant, comme cet hérésiarque, que Jésus-Christ n’a point été crucifié et n’est point mort véritablement, ils se rendent les ministres du diable, s’efforçant comme lui d’effacer le souvenir de choses dont Dieu a voulu éterniser la mémoire, je veux dire la croix et la passion. C’est pourquoi Jésus-Christ dit dans un autre endroit de l’Evangile: «Détruisez ce temple et je le réédifierai en trois jours (Jn 2,17);» et ailleurs: «Les jours viendront qu’on leur ôtera l’époux.» Et ici: «On ne leur donnera point d’autre prodige que celui du prophète Jonas,» montrant qu’il souffrirait pour eux, mais que ce serait inutilement, et qu’ils ne tireraient aucun fruit de ses souffrances, ce qu’il témoigne clairement un peu après. Il le savait, et néanmoins, il n’a pas laissé de mourir, tant était grande sa charité !

Et ne croyez pas que le sort réservé aux Juifs ressemble à celui des Ninivites que Dieu, après avoir été sur le point de les perdre, sauva à cause de leur pénitence en faisant reculer les barbares qui les menaçaient; ne croyez pas, dis-je, que les Juifs doivent se convertir après la résurrection du Sauveur, écoutez plutôt comment Jésus-Christ assure le contraire. Car ce qu’il dit ensuite d’un démon qui rentre dans celui dont il avait été chassé, fait voir clairement que les Juifs n’éviteraient point la colère de Dieu comme les Ninivites, et que rien n’arrêterait les malheurs dont ils étaient menacés, et il déclare que leur punition sera très-juste.

Il suit en cela la même conduite qu’il avait suivie dans les siècles passés. Car sur le point de ruiner Sodome, il s’en justifie auparavant devant Abraham, et il fait voir que la vertu était si rare et si inconnue dans cette ville qu’il n’y avait pas seulement dix personnes justes. Il fait voir de même à Loth combien ce peuple qu’il allait ruiner était ennemi de l’hospitalité, et combien il était plongé dans des vices détestables, et après cela il les consume par le feu du ciel. Il en usa de même au temps du déluge, ayant voulu que toute sa conduite fit voir à Noé combien était juste une si effroyable punition. Il fit voir de même à Ezéchiel, lorsqu’il était à Babylone, les maux qui se commettaient dans Jérusalem. Il agit ainsi encore envers Jérémie, lorsqu’il lui disait comme pour se justifier: «Ne priez point pour eux, «car ne voyez-vous pas ce qu’ils font?» (Jr 33,10) Enfin on voit qu’il garde partout la conduite dont il use ici.

«Les Ninivites s’élèveront au jour du jugement contre ce peuple, et le condamneront, parce qu’ils ont fait pénitence à la prédication de Jonas, et cependant celui qui est ici est plus grand que Jonas (Mt 12,41).» Jonas était le serviteur, et moi le Maître. Il est sorti d’une baleine, et je sortirai vivant du tombeau. Il a annoncé à un peuple la ruine de sa ville, et moi je vous annonce le royaume des cieux. Les Ninivites ont cru sans aucun miracle. Et moi j’en ai fait un très-grand nombre. Ils n’avaient reçu aucune instruction avant la prédication de ce prophète, et moi je vous ai instruits de toutes choses, et je vous ai découvert les secrets de la plus haute sagesse. Jonas est venu aux Ninivites comme un serviteur qui leur parlait de la part de son maître, et moi je suis venu en Maître et en Dieu. Je n’ai point menacé comme lui, je ne suis point venu pour vous juger, mais pour vous offrir à tous le pardon de vos péchés.

De plus ces Ninivites étaient un peuple barbare, au lieu que les Juifs avaient toujours entendu les prédications des prophètes. Personne n’avait prédit aux Ninivites la naissance de Jonas, et les prophètes avaient prédit de Jésus-Christ une infinité de choses, et les événements répondaient ponctuellement aux prophéties. Jonas prit la fuite, et voulut se dispenser de sa prédication, de peur d’être raillé des Ninivites; et moi qui savais devoir être attaché en croix et moqué, je suis néanmoins venu. Jonas ne put souffrir d’être méprisé de ceux qu’il devait convertir, et moi je souffre (342) pour eux la mort, et une mort honteuse, et je leur envoie encore après moi mes apôtres pour achever mon ouvrage. Enfin Jonas était un étranger inconnu aux Ninivites; et moi je suis de la même race que les Juifs, et j’ai selon la chair les mêmes aïeux qu’eux. On pourrait trouver ainsi d’autres avantages de la prédication de Jésus-Christ sur celle de Jonas, si on s’arrêtait à les bien considérer. Mais Jésus-Christ ne se contente pas de cet exemple. Il en joint aussitôt un autre.

3. «La reine du midi s’élèvera au jour du jugement contre ce peuple, et le condamnera, parce qu’elle est venue des extrémités de la terre, pour entendre la sagesse de Salomon, et cependant celui qui est ici est plus grand que Salomon (Mt 12,42).» Cet exemple est encore plus puissant que le premier. Car Jonas au moins alla trouver les Ninivites, mais la reine du midi n’attendit pas que Salomon la vînt trouver. Elle le prévint et le visita dans son royaume. Elle ne considéra ni son sexe, ni sa qualité d’étrangère, ni l’éloignement des lieux. Elle se résolut à ce long voyage, non par la terreur des menaces, ni par la crainte de la mort, mais par le seul amour de la sagesse: «Et cependant celui qui est ici est plus grand que Salomon.»

Là c’est une femme qui va trouver un roi; ici au contraire c’est un Dieu qui cherche des hommes. Elle vient trouver Salomon des extrémités de la terre; et moi, descendu du haut du ciel, je viens vous chercher dans vos bourgs et dans vos villes. Salomon discourait sur les arbres et sur les plantes, ce qui ne pouvait pas être fort utile à celle qui le venait chercher; et moi je vous annonce des choses également terribles et salutaires.

Après donc les avoir mis dans leur tort, et leur avoir prouvé par tant de raisons, qu’ils ne méritaient point le pardon de leurs péchés; après avoir montré et par l’exemple des Ninivites, et par celui de la reine du midi que leur désobéissance et leur incrédulité ne venait pas de la faiblesse du maître qui les instruisait, mais de leur opiniâtreté inflexible; il leur déclare enfin le châtiment qui devait fondre sur eux. Il ne le fait que par des énigmes obscures, mais qui ne laissent pas d’imprimer la crainte dans les esprits.

«Lorsque l’esprit impur est sorti d’un homme, il s’en va par des lieux arides cherchant du repos, et il n’en trouve point (Mt 12,43). Alors il dit: Je retournerai dans ma maison d’où je suis sorti, et venant il la trouve vide, nettoyée et bien parée (Mt 12,44). En même temps il s’en va prendre avec lui sept autres esprits plus méchants que lui, et entrant dans cette maison ils y habitent. Et le dernier état de cet homme devient pire que le premier. C’est ce qui arrivera à cette race (Mt 12,45).» Jésus-Christ montre clairement par ces paroles que les Juifs souffriraient d’étranges tourments, non-seulement dans l’autre monde, mais même dès celui-ci. Comme il leur avait dit que les Ninivites s’élèveraient contre eux au jour du jugement, et qu’ils les condamneraient, de peur que ces menaces si éloignées ne fissent pas une assez forte impression sur eux pour les tirer de leur négligence, il leur marque les maux qui devaient leur arriver dès cette vie.

Le prophète Osée leur avait prédit aussi ces malheurs, lorsqu’il leur dit: «Qu’ils seraient comme un prophète et comme un homme qui aurait perdu le sens et qui serait possédé d’un mauvais esprit.» (Os 8,7) C’est-à-dire, comme des furieux, comme des démoniaques, et comme des faux prophètes possédés du malin esprit. Car Osée, par ce mot de «prophète », entend ici les faux prophètes, comme sont les devins et autres semblables. C’est ce que Jésus-Christ montre ici, lorsqu’il dit que les Juifs souffriraient les dernières extrémités. Considérez comme il tente toutes sortes de voies pour forcer ce peuple à l’écouter. Il les presse de tous côtés. Il leur représente le présent et l’avenir; il les stimule par de beaux exemples comme ceux des Ninivites et de la reine du midi: il les effraie par l’exemple de ceux qui ont péché comme du peuple de Tyr et de Sodome.

C’est ce qu’ont fait tous les prophètes, lorsqu’ils ont proposé aux Juifs, tantôt l’exemple «des Réchabites (Jr 35,8)»; tantôt celui d’une «épouse» qui ne peut oublier ses ornements (Os 24); tantôt celui «du boeuf» qui connaît son maître, et «de l’âne» qui n’ignore pas l’étable de celui qui le nourrit. (Is 1) Jésus-Christ suit donc ici la coutume de ces hommes éclairés de Dieu; et après avoir fait connaître aux Juifs l’excès de leur ingratitude, en les comparant avec d’autres moins ingrats qu’eux, il leur déclare enfin quels seraient les tourments dont cette ingratitude sera punie. (343)

Mais examinons ce que veut dire l’exemple que Jésus-Christ leur rapporte d’un homme possédé du démon. Comme ceux, dit-il, qui sont délivrés d’un démon qui les possédait, et qui deviennent ensuite lâches et paresseux, attirent de nouveau le démon en eux, et en sont possédés encore plus dangereusement; ainsi vous arrivera-t-il. Vous étiez possédés du démon, lorsqu’autrefois vous adoriez les idoles, et que vous égorgiez vos enfants pour en faire des sacrifices au diable, avec une cruauté qui fait horreur. Cependant je ne vous ai pas abandonnés en cet état. J’ai chassé ce démon qui vous possédait, par la voix de mes prophètes, et je suis venu moi-même pour vous purifier et pour vous guérir entièrement. Mais puisque vous ne voulez pas m’écouter, et que vous vous plongez toujours dans de nouveaux crimes, puisqu’après avoir persécuté les prophètes, vous voulez couronner votre malice en me tuant moi-même aussi bien qu’eux; ne vous étonnez pas si vous souffrez des maux qui égalent vos offenses, et qui surpasseront tout ce que vous avez jamais souffert en Egypte, à Babylone et sous Antiochus. En effet, Vespasien et Titus ont fait plus de mal aux Juifs que leurs anciens ennemis. C’est pourquoi Jésus-Christ dit: «Il y aura alors une affliction telle que l’on n’en a jamais vue et qu’on n’en «verra jamais de pareille.» (Mt 24,31)

Mais cet exemple du possédé montre encore que les Juifs, alors destitués de toute vertu, seront d’autant plus susceptibles de toutes les impressions des démons. Quand ils péchaient autrefois, ils avaient des hommes de Dieu parmi eux qui les reprenaient. La providence de Dieu leur tendait la main pour les secourir. La grâce du Saint-Esprit veillait sur eux pour les redresser. Elle faisait tout pour les rappeler au bien. Mais quand le temps de la colère sera venu, ils seront entièrement privés de tous ces secours, ce qui rendra la vertu bien plus rare, le crime bien plus commun, et la tyrannie du démon bien plus violente.

Vous savez tous ce que nous avons vu de notre temps sous l’empire de ce Julien, qui a surpassé en impiété tous ceux qui avaient régné avant lui, et que lorsqu’il portait le fer et le feu contre l’Eglise, les Juifs se sont unis avec les païens, qu’ils ont pris leurs cérémonies, et qu’ils ont adoré comme eux les idoles. S’ils paraissent un peu plus sages maintenant, ce n’est que la crainte des empereurs qui les retient dans le devoir. Si leur malice n’avait ce frein qui l’arrête, ils seraient plus cruels que jamais, et ils se porteraient à des excès encore plus grands. Car on voit que dans les autres crimes, tels que les enchantements, la magie, et l’impudicité, ils vont plus loin que n’ont jamais été leurs pères. Et quoique retenus par un frein si fort, ils n’ont pas laissé de conspirer souvent, et de se soulever contre les empereurs, et de s’attirer ainsi d’effroyables maux.

4. Où sont donc ceux qui demandent des prodiges et des miracles? Qu’ils reconnaissent enfin que tout ce que nous devons désirer, c’est d’avoir un esprit sage et une volonté reconnaissante envers Dieu; et que lorsque cela nous manque tous les miracles sont inutiles. Les Ninivites ont cru sans avoir vu de miracles, et les Juifs, après tant de prodiges, sont devenus pires qu’auparavant. Ils ont été possédés de nouveau par des démons encore plus furieux, et ils se sont attiré un déluge de maux. Et certes c’est avec justice, puisque celui qui une fois délivré d’une affliction temporelle, n’en devient pas plus sage et plus retenu, mérite d’en souffrir une encore plus grande.

C’est pourquoi Jésus-Christ dit que ce démon, après qu’il est sorti, «ne trouve plus de repos,» c’est-à-dire, qu’il attaquera de nouveau l’homme où il était avec tarit d’adresse qu’il y rentrera une seconde fois. Ces deux choses les devaient faire rentrer en eux-mêmes: les maux qu’ils avaient soufferts et la délivrance qu’ils en avaient obtenue. Une troisième devait même encore leur faire plus d’impression, savoir, la crainte de tomber dans un état encore plus funeste que le premier.

Mais ce qui se passe aujourd’hui nous fait bien voir que ces paroles n’ont pas été seulement dites pour les Juifs. Elles nous regardent comme eux, puisqu’après avoir été éclairés de la lumière de Dieu, et avoir renoncé à nos anciens égarements, nous y retombons encore. Faut-il douter après cela que les péchés que nous commettons maintenant ne soient un jour plus sévèrement punis? C’est l’avis que Jésus-Christ donnait au paralytique: «Vous voilà maintenant guéri, ne péchez plus, de peur qu’il ne vous arrive pis.» (Jn 5,14)

Vous me demanderez peut-être ce qui pouvait arriver de pis à un homme qui était paralytique depuis trente-huit ans. Mais hélas! (344) qu’il était facile à Dieu de le faire souffrir davantage. Dieu nous garde d’éprouver tout ce qu’un homme est capable d’endurer de maux. Dieu a des trésors de supplices et de peines. Sa colère est aussi infinie que sa miséricorde. C’est le reproche qu’il fait par Ezéchiel à Jérusalem: «Je vous ai trouvée toute souillée de sang, je vous ai lavée, j’ai répandu sur vous mes parfums, on a admiré voire beauté. Et après cela vous vous êtes honteusement abandonnée à tous les peuples voisins de votre pays. C’est pourquoi je me prépare, dit le Seigneur, à me venger de votre crime avec plus de sévérité que jamais.» (Ez 17,7) Ne considérez pas seulement dans ces paroles quelle est la vengeance de Dieu, mais encore combien sa patience est infinie. Combien de fois l’avons-nous irrité par nos crimes, sans qu’il cesse pour cela de nous traiter avec douceur?

Cependant n’ayons pas trop confiance, mais craignons plutôt. Si Pharaon était rentré dans lui-même à la première plaie dont Dieu le frappa, il n’aurait point senti les suivantes, et il n’aurait point péri enfin dans la mer avec toute son armée. Je rapporte à dessein cet exemple, parce qu’il y a bien des personnes aujourd’hui qui disent comme Pharaon: «Je ne sais pas qui est Dieu, je ne le connais point (Ex 5,2),» et qui tiennent comme lui leurs sujets attachés à la boue et à l’argile. Combien, lorsque Dieu nous défend d’être durs même en paroles envers nos serviteurs, combien se montrent impitoyables dans les travaux qu’ils leur imposent. Ces imitateurs e Pharaon ne seront point abîmés dans la mer Rouge, mais ils seront précipités dans une mer dont les flots sont de feu, d’un feu étrange et horrible. Car c’est un abîme qui n’a point de fond, dont la flamme vive et subtile court de toutes parts, et cause une douleur si cuisante, qu’elle surpasse sans comparaison toutes les morsures des bêtes les plus cruelles. Que si le feu de la fournaise de Babylone, quoique sensible et matériel, se lança avec tant d’impétuosité sur ceux qui environnaient les trois jeunes hommes, que fera ce feu infernal sur ceux qui y seront précipités ?

Considérez comment les prophètes parlent de ce jour terrible: «Le jour du Seigneur est un jour inévitable et sans remède, un jour plein de colère et de fureur.» (Is 13,7) Il n’y aura personne alors pour nous secourir. Il n’y aura personne qui nous puisse tirer d’un si grand malheur, et ce visage si doux du Sauveur nous sera caché pour jamais. Tels que ceux qui sont condamnés aux mines sont livrés à des hommes sévères et impitoyables, et que sans pouvoir être vus d’aucun de leurs amis ou de leurs proches, ils ne voient que ceux qui sont établis pour les accabler de travail; tels ces malheureux. ne verront que les démons qui ne se lasseront jamais de les tourmenter. Mais je dis trop peu. Tout ce que nous voyons en ce monde n’a point de rapport avec cet état. Nous pouvons ici nous adresser à l’empereur. Nous pouvons lui demander et obtenir grâce pour les criminels; mais la condamnation de ceux qui vont en enfer est entièrement irrévocable. Ils ne sortent jamais de ces abîmes, de feu. Ils y demeureront accablés de douleurs et plongés, dans des maux qui sont au-dessus et de nos paroles et de nos pensées. Si nous ne pouvons concevoir ni exprimer la peine de ceux qui passent par ce feu sensible et matériel qui est sur la terre combien moins pourrait-on représenter les tourments de ceux qui brûlent dans ces flammes qui ne s’éteindront jamais? Un homme qu’on jette ici dans le feu y est consumé en un moment; mais ce feu-là brûle toujours, et il ne consume jamais.

Que ferons-nous donc, mes frères, dans ces lieux horribles? Car je me dis cela à moi-même aussi bien qu’à vous.

Vous me direz peut-être: Si vous, qui nous apprenez à connaître et à servir Dieu, vous dites ces choses pour vous-même, à quoi bon me donner une peine inutile? Car quelle merveille que je tombe dans ce malheur, si ceux qui me conduisent y peuvent tomber aussi? Ah! mes frères, ne vous consolez point d’une manière si malheureuse. Ce n’est point, là une consolation, c’est un désespoir. Car, dites-moi, je vous prie, le, démon n’est-il pas une, puissance incorporelle? N’est-il pas par sa nature élevé au-dessus des hommes? Cependant il est tombé dans ces abîmes de feu. Qui pourrait donc se consoler un jour de se trouver avec lui dans les enfers, et d’y souffrir les mêmes tourments que lui?

Lorsque Dieu frappait l’Egypte de tant de plaies, le peuple se consolait-il de ce qu’il voyait les plus grands et le roi même frappés aussi de la main de Dieu, et de ce que chaque maison pleurait son mort? Nullement, et les Egyptiens le montrèrent bien par ce (345) qu’ils firent, puisque, se sentant comme frappés par une verge de feu, ils coururent en foule à Pharaon et le contraignirent de faire sortir le peuple hébreu.

C’est une pensée bien dépourvue de toute raison, de croire que ce soit une grande consolation d’être puni avec beaucoup d’autres, et de dire: Il ne m’arrivera que ce qui arrive à tout le monde. Un tel raisonnement est si loin d’adoucir les maux de l’enfer, qu’il ne rend pas même plus supportables ceux de cette vie. Considérez, je vous prie, ceux qui sont tourmentés de la goutte. Je vous demande si, lorsqu’ils souffrent les douleurs les plus aiguës, ils seraient fort disposés à se consoler, lorsque vous leur représenteriez qu’il y en a mille qui souffrent autant ou même plus qu’eux? Il leur est impossible de tirer de là le moindre soulagement. Leur esprit est tout occupé par la violence de leur mal. Il est comme absorbé dans cette pensée, et il ne lui en reste plus pour faire aucune réflexion sur les maux des autres.

Ainsi ne nous flattons point d’une espérance si fausse et si malheureuse. La vue de ce que souffrent les autres peut nous consoler dans les petits maux; mais quand la douleur est vive et perçante, l’âme en est tellement possédée, que, bien loin de penser aux autres, elle ne se connaît plus elle-même. Loin donc ces consolations imaginaires! Loin ces raisonnements frivoles, ou plutôt ces contes fabuleux, qui ne sont bons à dire qu’aux petits enfants. Ce moyen de consolation, qui consiste à se dire que tel et tel sont dans le même cas que soi, produit tout au plus quelque effet dans les médiocres chagrins; que, s’il ne diminue pas toujours même les petits chagrins, comment adoucirait-il l’effroyable tourment que l’Evangile exprime par le grincement de dents?

5. Je sens que ce que je vous dis vous afflige, et que ce discours vous fait de la peine à entendre. Mais que voulez-vous que je fasse? Plût à Dieu que vous fussiez tous si vertueux, que je ne fusse point obligé de vous parler de l’enfer! Mais puisque nous sommes la plupart engagés dans le péché, je voudrais de tout mon coeur que mes paroles, entrant dans vos esprits, pussent y imprimer le sentiment d’une douleur véritable. Je cesserais alors de vous représenter ces objets funestes.

Mais jusques ici je n’ai que des sujets de craindre pour la plupart de vous, et d’appréhender que le mépris que vous faites de ce que je dis, ne vous attire un plus grand supplice. Vous savez que lorsqu’un serviteur est assez insolent pour mépriser les menaces de son maître, ce mépris même est une nouvelle faute dont on le punit encore plus sévèrement. C’est pourquoi je vous conjure, mes frères, d’entrer dans des sentiments de componction, lorsque nous vous parlons de l’enfer. Il doit être doux d’en entendre parler, parce qu’il n’y a rien de plus triste ni de plus effroyable que d’y tomber.

Vous me demanderez peut-être comment on peut trouver du plaisir à entendre parler de l’enfer. Il y en a sans doute, mes frères, car l’enfer est une chose si horrible, que les entretiens qui servent à nous en éloigner, quels que durs et insupportables qu’ils paraissent, doivent être doux. Nous en tirons de plus grands avantages. Car ils font rentrer notre âme en elle-même, ils la rendent plus innocente, ils élèvent ses pensées au ciel, ils la détachent de la terre et de toutes ses passions. Enfin ils lui servent comme d’un excellent remède qui prévient les maux et qui l’empêche d’y tomber.

Maintenant que j’ai parlé du supplice des damnés, permettez-moi de vous parler encore de leur honte. Car, comme les Ninivites condamneront les Juifs, de même beaucoup de ceux qui paraissent vils et méprisables parmi nous, s’élèveront contre nous alors pour nous condamner. Représentons-nous donc quelle sera cette confusion, afin que cette pensée nous jette dans quelque commencement de pénitence. Je vous déclare encore une fois que je me dis ceci à moi-même. Je m’exhorte le premier en vous exhortant. Ainsi que personne ne se fâche contre moi; que nul ne croie que je le méprise et que je le condamne. Entrons, mes frères, dans la voie étroite. Jusques à quand la mollesse? jusques à quand les délices? Ne nous lasserons-nous jamais de notre indifférence, de nos froides plaisanteries, de nos délais insensés? Ne changerons-nous jamais? Est-ce que nos pensées ne s’élèveront jamais au-dessus des objets exprimés par ces mots de table, de bonne chère, de luxe, d’argent, de propriétés, de bâtiments?

La fin de tout cela, quelle sera-t-elle? la mort. Quelle sera encore un coup cette fin? un peu de cendre et de poudre, les vers et la pourriture. (346)

Entrons donc enfin, mes frères, dans une vie toute nouvelle. Faisons de la terre un ciel. Apprenons aux païens, par notre conduite, combien est grand le bonheur dont ils sont privés. Lorsque nous vivrons d’une manière si chrétienne, ils verront en nous une image de ce qui se passe dans les cieux. Lorsqu’ils nous verront toujours dans la douceur et dans la modestie, exempts de colère, dégagés d’envie, éloignés de l’avarice, libres des passions, et réglés en toutes choses, ils s’écrieront dans un transport d’admiration: si les chrétiens sont des anges dès cette vie, que doivent-ils être après leur mort? Si leur vie est si éclatante dans un lieu où ils se considèrent comme étrangers, quelle sera leur gloire dans leur véritable patrie?

C’est ainsi que nous édifierons les infidèles, que nous les porterons à la foi, et que le bruit de notre vertu se répandra aussi vite que la foi se répandait du temps des apôtres. Puisque douze hommes purent alors convertir des villes et des provinces entières, si nous les imitions aujourd’hui, et si chacun de nous s’efforçait de faire de sa vie une prédication vivante, jugez jusqu’où s’étendrait la religion chrétienne. Car un païen sera moins touché de la résurrection d’un mort que de la vie sainte d’un chrétien véritable. Il est surpris de l’un, mais il est touché et édifié de l’autre. Le premier passe et s’oublie, l’autre demeure et subsiste et fait une impression profonde dans les esprits.

Travaillons donc à notre salut, afin de travailler ensuite à celui des autres. Je ne vous dis rien de trop austère. Je ne vous ordonne rien de trop rude. Je ne vous défends point de vous marier. Je ne vous commande point de vous retirer dans le désert, et de renoncer à toutes les affaires du monde; mais je vous exhorte à vivre dans le monde comme un chrétien y doit vivre.

Je souhaiterais que, tout en demeurant comme vous faites au milieu des villes, vous eussiez plus de piété que les solitaires qui habitent les montagnes. Et pourquoi désiré-je cela de vous, sinon parce que l’Eglise en retirerait un grand avantage? «Personne,» dit l’Evangile, «n’allume une lampe pour la mettre sous un boisseau.» (Mt 5,20) Soyons donc des lampes brillantes et élevées sur le chandelier, afin que notre lumière éclate de toutes parts. Allumons et entretenons en nous ce feu du ciel. Eclairons ceux qui sont assis dans les ténèbres, afin qu’ils sortent de leurs égarements et de leurs erreurs.

Ne me dites point: Je suis engagé avec une femme; j’ai des enfants; je suis embarrassé dans de grands soins, et il m’est impossible de faire ce que vous dites. Quand vous n’auriez aucun de tous ces empêchements, si vous demeuriez toujours dans la même apathie, vous n’en seriez pas plus vertueux; comme au contraire si vous étiez dans des engagements encore plus grands, et que vous eussiez de l’ardeur et du zèle, vous vous élèveriez enfin au-dessus de tout. Dieu ne vous demande qu’une chose: une âme fervente et généreuse. Et alors ni l’âge, ni la pauvreté, ni les richesses, ni quoi que ce soit, ne vous empêchera d’être vertueux.

On a vu dans tous les siècles des vieillards, des jeunes gens, des personnes mariées et occupées à élever leurs enfants, des artisans, et des soldats qui ont été très-fidèles à Dieu, et qui dans tous les temps ont accompli tous ses préceptes. Daniel était jeune, Joseph était esclave; Aquila était artisan; Lidie vendait de la pourpre; le geôlier de saint Paul gouvernait une prison; Corneille était centurion; Timothée était presque toujours malade; Onésime était non-seulement esclave, mais fugitif: et cependant toute cette différence d’états n’a point empêché que toutes ces personnes, hommes ou femmes, jeunes ou vieux, esclaves ou libres, officiers ou particuliers, n’aient brillé par la sainteté de leur vie.

Ne nous couvrons donc plus de ces vains prétextes. Ayons des pensées plus sages et plus chrétiennes. Quels que nous puissions être par notre condition dans le monde, soyons grands par notre vertu dans l’Eglise, et nous mériterons un jour les biens du ciel, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui est, avec le Père et le Saint-Esprit, la gloire et l’empire maintenant et toujours, et dans tous les siècles des siècles, Ainsi soit-il.



Chrysostome sur Mt 42